SCÈNE PREMIERE : La scène se passe entre le canal et l'église de San-Giovanni et San-Paolo, devant laquelle on voit une statue équestre. Une gondole est dans le canal, à quelque distance.

LE DOGE (entre déguisé) (seul)  : Me voici avant l'heure... l'heure dont le son fatal, retentissant dans la voûte de la nui, pourrait ébranler ces palais de marbre et interrompre le sommeil de ceux qui les habitent, au moment où un songe affreux les avertit peut-être, par un présage obscur, mais terrible, du sort qui les menace ! Oui, orgueilleuse cité ! tu as besoin d'être délivrée du sang corrompu qui fait de toi un réceptacle de tyrannie ! C'est une œuvre à laquelle je suis forcé et que je ne cherchais point. Aussi ai-je été puni de laisser accroître cette peste patricienne jusqu'à ce qu'enfin elle soit venue m'atteindre dans mon sommeil. Je suis souillé, moi aussi, et j'ai besoin de laver dans une onde salutaire les taches de la contagion... Superbe édifice, où reposent mes pères ! l'ombre de leurs statues s'étend sur le marbre qui nous sépare des morts. dans ces monuments, tous les cœurs magnanimes de notre race sont réduits en poussière. Ce qui n'est plus qu'une poignée de cendres a suffi pour ébranler la terre... Temple des saints protecteurs de notre maison ! Caveau où reposent deux doges mes ancêtres, qui moururent l'un épuisé par les soucis de l'État, et l'autre sur le champ de bataille !... Dernier asile d'une longue suite de sages et de chefs, dont les grands travaux, les blessures et le rang ont été mon héritage !... Que tous ces tombeaux s'ouvrent jusqu'à ce que cette enceinte sacrée soit peuplée de morts, et qu'ils viennent fixer leurs regards sur moi. J'en appelle à eux des motifs de ma vengeance ; je vais venger l'affront fait à leur noble sang, à leurs trophées de gloire, à leur nom illustre déshonoré en moi, non par « moi », mais par les ingrats patriciens... Nous avons combattu pour les rendre nos égaux, et non nos maîtres... Toi surtout, vaillant Ordelafo, qui péris à Zara, où j'ai vaincu depuis !… les hécatombes de tes ennemis et des ennemis de Venise, immolés par ton descendant, méritaient-elles une pareille récompense ? Ombres révérées, favorisez-moi de votre sourire : ma cause est la vôtre... si ceux qui ne sont plus peuvent encore tenir à la vie par leur postérité... Votre gloire, vos noms sont confondus avec le mien et associés à l'avenir de notre race ! Que je réussisse, je rendrai cette ville libre et immortelle, et le nom de notre maison plus digne de vous.

Entre Israël Bertuccio.

ISRAËL BERTUCCIO : Qui va là ?

LE DOGE : Un ami de Venise !

ISRAËL BERTUCCIO : C'est lui. Salut, seigneur... Vous avez devancé l'heure.

LE DOGE : Je suis prêt à me rendre dans votre assemblée.

ISRAËL BERTUCCIO : Je suis fier et ravi de vous voir tant d'ardeur et de confiance. Vous avez donc banni vos incertitudes depuis notre dernier entretien ?

LE DOGE : Pas encore... Mais j'ai résolu de risquer le peu de vie qui me reste : le dé était jeté quand j'écoutai la première fois ta trahison... Ne tressaille point, c'est le mot ; je ne puis instruire ma langue à qualifier ces projets par des noms hypocrites, quoique je puisse les exécuter. Dès que je me laissai tenter, moi, ton souverain, sans te faire conduire en prison, je devins ton complice le plus coupable ; tu peux maintenant à ton tour, si tu veux, en agir avec moi comme j'en agis avec toi.

ISRAËL BERTUCCIO : Ces paroles étranges, seigneur, sont peu méritées ; je ne suis point un espion ; nous ne sommes point des traîtres.

LE DOGE : Nous ! nous !... N'importe... tu as acquis le droit de dire "nous"... Mais je réponds à ta question... Si notre entreprise réussit, si Venise libre et florissante, quand nous ne serons plus, appelle les générations futures à nos tombeaux, et fait semer des fleurs par les mains de ses enfants sur les restes de ses libérateurs, alors le succès consacrera notre dévouement, et nous serons comme les deux Brutus dans les annales de l'avenir. Mais si nous échouons dans nos plans secrets et en employant des moyens sanglants pour un but louable, nous serons des traîtres, bon Israël... toi, comme celui qui était ton souverain il ya six heures, et à présent ton complice de rébellion.

ISRAËL BERTUCCIO : Ce n'est pas le moment de discuter cela, ou je pourrais vous répondre... Allons au rendez-vous, nous risquons d'être observés en demeurant trop longtemps ici.

LE DOGE : Nous sommes observés, nous l'avons été.

ISRAËL BERTUCCIO : Nous sommes observés ! Découvrons ceux qui nous observent... Et ce glaive...

LE DOGE : Remets-le dans le fourreau ; il n'y a point ici de témoins mortels... Regarde, que vois-tu ?

ISRAËL BERTUCCIO : Je ne vois, à l'obscure clarté de la lune, que la statue colossale d'un guerrier sur son coursier de marbre.

LE DOGE : Ce guerrier fut le père de mes aïeux, et cette statue lui fut décernée par la ville, qui, deux fois, lui dut sa délivrance : crois-tu qu'il nous observe, ou non ?

ISRAËL BERTUCCIO : Seigneur, ce sont là des illusions : le marbre n'est pas doué de la vue.

LE DOGE : Mais la mort a des yeux. Je te dis, Israël, qu'il y a dans ces monuments un esprit qui agit et voit, invisible lui-même, quoiqu'il se fasse sentir... S'il est un charme capable d'évoquer les morts, c'est une entreprise telle que la nôtre. Crois-tu que les âmes des héros de ma race peuvent goûter le repos, quand moi, leur dernier descendant, je m'abaisse à comploter, sur le bord de leur tombe, avec des plébéiens ?

ISRAËL BERTUCCIO : Il eût mieux valu réfléchir à cela avant de vous joindre à notre grande entreprise... Vous repentez-vous ?

LE DOGE : Non... mais je sens, et je sentirai jusqu'à la fin ; je ne puis sans quelque hésitation anéantir tout d'un coup une glorieuse vie, m'abaisser au rôle que je dois jouer, et immoler des hommes par surprise. Cependant ne doute pas de moi. Cette même sensibilité, et le souvenir de ce qui m'a réduit à cette position, sont vos meilleurs garants. Il n'est point parmi tes complices d'artisan plus outragé que moi, plus humilié, plus avide de vengeance ; celle que ces tyrans cruels me forcent d'adopter en retour de leur mépris est telle, que ma haine en est doublée.

ISRAËL BERTUCCIO : Partons... Écoutez... l'heure sonne.

LE DOGE : Allons ! allons ! c'est notre son de mort ou celui de Venise !... Allons.

ISRAËL BERTUCCIO : Dites plutôt que c'est le signal glorieux de sa liberté... Par ici... nous ne sommes pas loin du rendez-vous.

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