SCÈNE II : La maison où les conspirateurs se rassemblent. DAGOLINO, DORO, BERTRAM, FEDELE TREVISANO, CALENDARO, ANTONIO DELLE BENDE, etc.

CALENDARO (en entrant)  : Sont-ils tous ici ?

DAGOLINO : Tous, excepté les trois qui sont à leur poste, et notre chef Israël que nous attendons à chaque instant.

CALENDARO : Où est Bertram ?

BERTRAM : Me voici.

CALENDARO : Il ne vous a pas été possible de compléter votre compagnie ?

BERTRAM : J'avais jeté les yeux sur quelques hommes, mais je n'ai point osé leur confier le secret avant d'être sûr qu'ils en fussent dignes.

CALENDARO : Il n'est point besoin de confier de secret. Quel est celui, excepté nous-mêmes et nos principaux compagnons, qui soit pleinement instruit de nos desseins ? tous se croient secrètement engagés au sénat pour punir quelques jeunes nobles dissolus qui ont bravés les lois par leurs excès ; mais une fois qu'ils auront tiré l'épée et qu'ils l'auront enfoncée dans le cœur des sénateurs les plus odieux, ils n'hésiteront pas de frapper les autres, quand ils verront l'exemple de leurs chefs ; et, pour ma part, celui que je leur donnerai sera tel, qu'ils rougiront de ne pas l'imiter, et que pour leur propre salut, ils ne s'arrêteront que lorsque tous auront péri.

BERTRAM : Que dites-vous ? « Tous » ?

CALENDARO : Qui voudrais-tu épargner ?

BERTRAM : Moi, épargner ! je n'ai le pouvoir d'épargner personne. Je faisais seulement cette question, pensant que parmi ces méchants il pourrait y avoir quelques hommes dont l'âge et les vertus mériteraient la pitié.

CALENDARO : Oui, cette pitié que méritent les tronçons divisés de la vipère mise en pièces, qui s'agitent encore avec la dernière énergie du venin. Autant j'aimerais avoir pitié d'une des dents du reptile, que d'épargner un de ces patriciens. Ils sont tous les anneaux d'une longue chaîne. Ils ne forment qu'une masse, une vie, un corps. Ils mangent, ils boivent, ils vivent et s'unissent entre eux ; ils oppriment, ils égorgent de concert. Qu'ils meurent ensemble et du même coup.

DAGOLINO : Si un seul survivait, il serait aussi dangereux que tous les autres. ce n'est point leur nombre, qu'ils soient dix ou mille, qu'il s'agit de détruire, c'est l'esprit de l'aristocratie. S'il restait un seul rejeton du vieux arbre, il s'attacherait au sol, s'élèverait encore avec sa sombre verdure et ses fruits amers. Bertram, il faut de la fermeté.

CALENDARO : Prends-y bien garde, Bertram ; j'ai l'œil sur toi.

BERTRAM : Qui doute de Bertram ?

CALENDARO : Ce n'est pas moi ; car, si j'en doutais, tu ne serais pas maintenant ici à parler de ta sincérité. C'est ta faiblesse qui te rend douteux, et non ton manque de foi !

BERTRAM : Vous tous qui m'écoutez, vous devriez savoir qui je suis et ce que je suis : un homme armé comme vous-mêmes pour renverser l'oppression ; quelques uns, je peux le croire, ont éprouvé ma bonté : quant à ma bravoure, toi qui en as été témoin... Calendaro, tu peux prononcer ; ou, s'il te reste des doutes, je saurai te forcer à les éclaircir.

CALENDARO : J'accepterai ton défi après le succès de notre entreprise, dont une querelle particulière ne doit pas nous détourner.

BERTRAM : Je ne suis pas un querelleur ; mais je puis montrer autant de courage avec l'ennemi qu'aucun de tous ceux qui m'entendent : ou pourquoi m'aurait-on choisi pour être un de vos principaux conjurés ? mais je n'en conviens pas moins de ma faiblesse naturelle. Je n'ai pas encore appris à méditer un carnage général sans un frisson involontaire... La vue du sang qui souille des cheveux blanchis par l'âge n'est point pour moi un spectacle de triomphe ; ni des ennemis tués par surprise, un glorieux trophée... Je sais, je sais trop bien que nous devons frapper ceux dont les actes ont produit de tels vengeurs ; mais s'il en était parmi eux quelques uns qu'on pût arracher à cette destinée terrible ; si nous pouvions pour nous-mêmes, pour notre honneur, effacer quelques taches du massacre qui va le ternir entièrement... j'en aurais été ravi, et je ne vois là aucun motif de raillerie ou de soupçon.

DAGOLINO : Calme-toi, Bertram, car nous ne te soupçonnons pas : aie bon courage. C'est la cause que nous allons défendre, plutôt que notre volonté, qui nous commandent de telles actions. Nous laveront toutes les taches de sang qui souilleront nos mains dans la source de la liberté !... Salut, Israël.

Israël Bertuccio entre avec le Doge déguisé.

LES CONJURÉS : Sois le bienvenu !... Brave Bertuccio, tu t'es fait bien attendre... Quel est cet étranger ?

CALENDARO : Il est temps de le nommer. Informés par moi que tu devais nous donner un frère de plus dans notre cause, nos compagnons sont prêts à lui faire un accueil fraternel : ton choix est approuvé de tous ; telle est notre confiance en toi ! Qu'il se découvre.

ISRAËL BERTUCCIO : Étranger, avancez.

Le Doge se découvre.

LES CONJURÉS : Aux armes !... Nous sommes trahis !... C'est le Doge !... Immolons et notre perfide chef, et le tyran à qui il nous a vendus.

CALENDARO (tirant son épée)  : Arrêtez ! arrêtez ! celui qui fera un pas vers eux cessera de vivre. Arrêtez... écoutons Bertuccio... Quoi donc ! êtes-vous effrayés à la vue d'un homme seul, sans défense et sans armes au milieu de vous ? Israël, parle, explique-nous ce mystère.

ISRAËL BERTUCCIO : Qu'ils avancent, et qu'ils se frappent eux-mêmes au cœur en nous frappant ! homicides ingrats ! car de notre vie dépendent leur fortune et leurs espérances.

LE DOGE : Frappez !... Si je craignais la mort... une mort plus terrible que celle que peuvent me donner vos glaives, je ne serais point ici... Ô le noble courage enfanté par la peur, qui vous rend seule si braves contre cette tête en cheveux blancs ! Voilà donc les nobles chefs qui voudraient réformer une république, et renverser des sénats ! les voilà confondus de rage et de terreur à la vue d'un patricien ! Égorgez-moi, vous le pouvez, je m'en inquiète peu... Israël, sont-ce là ces cœurs vaillants dont tu me parlais ? regardez-les.

CALENDARO : En vérité, il nous a fait honte, et avec raison. Est-ce là votre confiance pour votre chef Bertuccio ? vous tournez vos épées contre lui et contre son hôte ! remettez-les dans le fourreau, et écoutez-le.

ISRAËL BERTUCCIO : Je dédaigne de leur parler. Ils auraient dû savoir qu'un cœur comme le mien est incapable de trahison. Jamais je n'ai abusé du pouvoir qu'ils m'ont donné d'avancer leur entreprise par tous les moyens que je jugerais convenable. Ils auraient pu être assurés que, quel que fût l'homme que j'amènerais au milieu d'eux, il n'aurait que le choix d'être notre frère ou notre victime.

LE DOGE : À quel choix me condamnez-vous ? car vos actions me font douter que je sois libre de choisir moi-même.

ISRAËL BERTUCCIO : Seigneur, nous aurions péri tous deux ensemble, si ces hommes imprudents ne s'étaient arrêtés ; mais voyez, ils sont honteux de la folle impulsion d'un moment, et ils baissent la tête ; croyez-moi, ils sont tels que je vous les ai peints... Adressez-leur la parole.

CALENDARO : Oui, parlez ! nous vous écoutons avec empressement.

ISRAËL BERTUCCIO (s'adressant aux conjurés)  : Vous êtes en sûreté ; bien plus, vous touchez à votre triomphe. Écoutez donc, et apprenez que je ne dis que la vérité.

LE DOGE : Vous voyez ici, comme l'a dit un de vous, un vieillard sans armes et sans défense : hier encore vous m'avez vu présider dans le palais ducal, souverain en apparence de plus de cent îles, revêtu de la pourpre, promulguant les décrets d'un pouvoir qui ne nous appartient pas ni à moi ni à vous, mais à nos maîtres les patriciens. Vous savez ou vous croyez savoir pourquoi j'étais dans le palais... Pourquoi suis-je ici ?... Celui qui parmi vous a été le plus insulté, ou foulé aux pieds comme un ver, celui-là seul peut répondre pour moi en demandant à son propre cœur ce qui l'a conduit ici... Vous connaissez l'histoire de mes derniers affronts ; tous les hommes la connaissent, et en jugent autrement que ceux qui ont rendu sentence pour accumuler contre moi mépris sur mépris... épargnez-m'en un récit nouveau... l'outrage est là, dans mon cœur ; le récit de mes inutiles plaintes ne ferait que montrer davantage ma faiblesse, et je viens ici pour donner de la force aux plus forts ; je viens les presser d'agir et de ne point frapper à demi. Mais ai-je besoin de vous exciter ? nos outrages particuliers viennent des vices de cette... je ne puis l'appeler république ni royaume, des vices de cet État, qui n'a ni prince ni peuple, mais qui réunit tous les défauts de l'antique Sparte, sans aucune de ses vertus, la tempérance et la valeur. Les seigneurs de Lacédémone étaient de vrais soldats ; les nôtres sont des sybarites, et nous sommes leurs ilotes, dont je fus le plus dépendant et le plus abaissé, quoique paré pour conduire une pompe publique, tel qu'un de ces esclaves que les Grecs enivraient jadis pour les donner en spectacle à leurs enfants. Vous êtes réunis pour renverser cet État monstrueux, ce gouvernement dérisoire, ce spectre qu'il faut exorciser avec du sang pour renouveler ensuite les siècles de justice et de vérité... Nous rétablirons une franche démocratie, non pas une incertaine égalité, mais des droits égaux, proportionnés comme les colonnes d'un temple qui se prêtent réciproquement leur force, et rendent l'ensemble de l'édifice solide, beau et gracieux, de sorte qu'aucune partie ne peut en être soustraite sans nuire à la symétrie générale. Dans l'œuvre de ce grand changement , je demande à être un de vous... si vous vous fiez à moi... sinon frappez-moi sans plus tarder... ma vie est compromise, et j'aime mieux mourir par les mains d'hommes libres que de vivre un jour de plus pour faire le tyran comme délégué d'un sénat tyrannique ; je ne suis point tyran, je n'en ai jamais mérité le nom... Lisez nos annales ; je puis en appeler à mon gouvernement antérieur dans plusieurs contrées... Qu'on vous dise si je fus un oppresseur, ou un homme touché des maux des autres. Peut-être si j'avais été ce que le Sénat cherchait en moi, un homme pompeusement paré pour figurer dans l'État comme l'image d'un souverain ; si j'avais été le fléau du peuple, un juge prêt à signer toutes les sentences, un partisan du Sénat et des Quarante, n'approuvant que ce qui recevait la sanction des Dix ; si j'avais été leur flatteur servile, leur instrument, un mannequin, ils n'auraient jamais encouragé le misérable qui m'a osé faire un affront. Ce que je souffre m'est suscité par ma pitié pour le peuple. Voilà ce que plusieurs savent, et ceux qui ne le savent pas encore l'apprendront un jour. Cependant, quelque chose qu'il arrive, je sacrifie à votre entreprise les derniers jours de ma vie... et mon pouvoir, non comme Doge, mais comme un homme qui fut grand avant dêtre dégradé par le titre de Doge, et qui possède encore son courage et ses moyens individuels. Je hasarde ma gloire (car l'heure approche pour moi), mes espérances et mon âme. Je m'offre à vous tel que je suis ; acceptez ou rejetez en moi un prince qui ne veut plus être qu'un citoyen, et qui abandonne son trône pour le devenir.

CALENDARO : Vive Faliero !... Venise sera libre !

LES CONJURÉS : Vive Faliero !

ISRAËL BERTUCCIO : Camarades, ai-je bien fait ?... Un tel homme ne vaut-il pas une armée dans notre cause ?

LE DOGE : Ce n'est pas le temps de donner des éloges, ni un lieu propre à des acclamations : m'acceptez- vous pour un de vos compagnons ?

CALENDARO : Oui, et le premier, comme tu fus le premier à Venise... Sois notre général et notre chef.

LE DOGE : Chef ! général !... Je fus général à Zara... chef à Rhodes et à Cypre... prince à Venise ; je ne puis descendre... je veux dire que je ne suis pas propre à conduire une troupe de ... patriotes. Quand j'ai déposé les dignités qui étaient mon partage, ce n'a pas été pour en revêtir d'autres, mais pour être l'égal de mes compagnons... Venons-en au point principal. Israël a développé devant moi tout votre projet... Il est hardi, mais exécutable si je vous seconde, et il faut le mettre en œuvre à l'instant.

CALENDARO : Dès que tu voudras !... J'ai tout disposé pour un coup soudain. Quand faudra-t-il frapper ?

LE DOGE : Au lever du soleil.

BERTRAM : Sitôt ?

LE DOGE : Sitôt !... Trop tard, peut-être... Chaque heure entasse périls sur périls, et encore plus maintenant que je fais partie de votre nombre... Ne connaissez-vous pas le Conseil et les Dix, les espions, les patriciens qui se méfient de leurs esclaves, et encore plus aujourd'hui du prince, qu'ils ont fait esclave aussi ? Je vous dis que vous devez frapper et sans retard, frapper au cœur de l'hydre... ses têtes tomberont alors.

CALENDARO : J'y consens de toute mon âme... Nos compagnies sont prêtes ; elles se composent de soixante hommes qui sont en ce moment sous les armes par les ordres d'Israël ; tous veillent à leurs rendez-vous particuliers, et s'attendent à un évènement. Que chacun de nous se rende à son poste... Seigneur, quel sera votre signal ?

LE DOGE : Quand vous entendrez la grande cloche de Saint-Marc, qui ne peut sonner sans un ordre spécial du Doge (dernier privilège qu'ils ont laissé à leur prince), marchez sur Saint-Marc.

ISRAËL BERTUCCIO : Et là ?...

LE DOGE : Dirigez votre marche par différentes routes ; que chaque compagnie survienne par une avenue ; répétez partout à grands cris que les Génois s'approchent et que leur flotte a été signalée au point du jour. Rangez-vous en bataille autour de la place, au milieu de laquelle je me rendrai avec mon neveu à la tête des clients de notre maison qui sont nombreux et déterminés. Quand la cloche sonnera, criez : "Saint-Marc ! l'ennemi est dans l'Adriatique. "

CALENDARO : Je vois maintenant... mais continuez, mon noble seigneur.

LE DOGE : Tous les patriciens accourront au conseil (ils n'oseront pas refuser d'obéir au signal terrible qui retentira du haut de la tour de leur saint patron). Ils seront réunis comme les épis mûrs dans un champ, et nous les moissonnerons avec l'épée au lieu de la faucille. Si quelques uns tardaient à se présenter ou étaient absents, nous les attaquerons avec avantage dans leur isolement, après nous être défaits de la majorité.

CALENDARO : Plût au ciel que cette heure fût venue !... nous ne frapperons pas à demi.

BERTRAM : Encore une fois, Calendaro, je répète la question que je vous ai adressée avant que Bertuccio réunit à notre cause ce puissant allié qui la rend plus assurée, et qui par conséquent nous permet de faire briller une lueur de pitié sur une partie de nos victime... Périront-elles toutes dans ce massacre ?

CALENDARO : Ceux qui se trouveront sous mon bras et sous celui des miens trouveront la pitié qu'ils nous ont montrée à nous-mêmes.

LES CONJURÉS : Qu'ils périssent tous ! tous !... Est-ce le moment de parler de pitié ! Quand nous en ont-ils témoigné ?... Ont-ils seulement feint d'en éprouver pour nous ?

ISRAËL BERTUCCIO : Bertram, ta fausse compassion est une folie et une injure pour tes compagnons et ta propre cause. Ne vois-tu pas que si nous épargnons quelques patriciens, ils ne survivront que pour venger les autres ? Comment distinguer l'innocent du coupable ? Leurs actes sont les actes de tous, une seule émanation d'un même corps. Ils sont réunis pour nous opprimer. C'est beaucoup que nous laissions la vie à leurs enfants ; je doute même que nous devions les épargner tous : le chasseur peut bien réserver un des petits du tigre ; mais qui pensa jamais à sauver le tigre lui-même, à moins de vouloir périr par ses griffes ? Cependant je me rangerai de l'avis du doge Faliero ; qu'il décide s'il en est qui méritent de vivre.

LE DOGE : Ne me demandez rien !... Ne me tentez pas avec une semblable question ; décidez vous-mêmes.

ISRAËL BERTUCCIO : Vous connaissez leurs vertus privées mieux que nous, qui ne sentons que leurs vices publics et la cruelle oppression qui appelle notre vengeance ; s'il en est un parmi eux qui mérite d'être respecté, nommez-le.

LE DOGE : Le père de Dolfino fut mon ami, et Lando combattit à mon côté ; et Marc Cornaro me fut adjoint dans mon ambassade à Gênes ; je sauvai la vie à Veniero... la lui sauverai-je encore ? Plût à Dieu que je pusse les sauver tous et Venise avec eux ! Tous ces hommes ou leurs pères furent mes amis avant de devenir mes sujets ; depuis lors ils m'ont abandonné comme des feuilles infidèles quittent la fleur qui va se faner ; ils m'ont délaissé dans ma solitude comme une tige flétrie qui ne peut elle-même servir de soutien... Qu'ils périssent !

CALENDARO : Ils ne sauraient exister avec Venise libre.

LE DOGE : Quoique vous connaissiez et sentiez comme moi la masse de nos communs outrages, vous ignorez pourtant quel poison est caché dans les institutions de Venise, poison fatal aux sources de la vie, aux liens de l'humanité, à tout ce qu'il y a de sacré parmi les hommes. Tous ces patriciens étaient mes amis : je les aimais, ils répondaient honorablement à mon amitié ; nous avions servi et combattu ensemble ; nous avions mêlé nos larmes et nos plaisirs ; nous nous étions alliés par des mariages ; nous croissions en âge et en honneurs, jusqu'à ce que leur propre désir, et non mon ambition, les porta à me choisir pour leur prince. Et alors adieu la mémoire de nos liaisons ; adieu notre concert de pensées ; adieu tous les nœuds de ces anciennes amitiés entre les hommes qui survivent à leur génération et à de nobles exploits appartenant à l'histoire ; adieu, consolation de nos vieux jours ; toi qui nous fais voir le tableau d'un demi-siècle sur le front d'un frère, toi qui évoques autour de nous une foule d'autres compagnons déjà dans la tombe, qui viennent nous entretenir tout bas du passé, et semblent encore appartenir à la vie aussi longtemps que de cette troupe jadis si gaie, si brave et si glorieuse, il existe deux vieillards pour soupirer au souvenir de ceux qui ne sont plus, et pour parler de ces actions, qui sans eux ne seraient plus rappelées que par le marbre silencieux... Hélas ! que vais-je faire ?

ISRAËL BERTUCCIO : Seigneur, vous êtes ému ; ce n'est pas le moment de penser à ces choses.

LE DOGE : Accordez-moi un moment de patience... Je ne recule pas. Observez avec moi les sombres vices de ce gouvernement : depuis l'heure qu'ils me proclamèrent Doge, Doge nommé par eux, adieu le passé ; je mourus pour tous ceux qui avaient été mes amis, ou plutôt ils furent morts pour moi : plus d'alliés, plus de famille, plus de vie privée ; tout me fut ravi. On ne s'approcha plus de moi, c'eût été me donner de l'ombrage ; on ne pouvait plus m'aimer, la loi ne le disait pas ; on me traversa dans tout, c'était la politique du Sénat... on se joua de moi, c'était un devoir pour un patricien ; on m'outragea, c'était le droit du Sénat : on ne pouvait me rendre justice, c'eût été donner des soupçons ; j'étais donc l'esclave de mes propres sujets, et l'ennemi de mes amis ; j'avais des espions pour gardes... le manteau ducal pour puissance... la pompe pour la liberté... des geôliers pour conseil... des inquisiteurs pour amis... et la vie était pour moi un enfer. Il me restait une source de repos, ils l'ont empoisonnée ! mes chastes dieux domestiques ont été brisés dans mes foyers, et sur leurs autels sont venus s'asseoir la licence hideuse et le mépris au rire insultant.

ISRAËL BERTUCCIO : Vous avez été outragé cruellement, et vous serez noblement vengé dans quelques heures.

LE DOGE : J'avais tout supporté... je souffrais... mais je supportai mon sort jusqu'à ce que la coupe amère a enfin débordé... jusqu'à ce dernier affront, non seulement toléré, mais encore sanctionné... je me suis enfin dépouillé de tout ce qu'il me restait de ces sentiments qu'ils avaient anéantis depuis longtemps pour moi-même dans le serment de leur fausse fidélité. Ce fut en le prononçant qu'ils abjurèrent leur ami, et créèrent un souverain, comme les enfants se créent un jouet pour le briser après en avoir amusé leurs caprices ! Depuis cette heure, je n'ai plus trouvé que des sénateurs soupçonneux en opposition avec le Doge, dissimulant une haine et une crainte mutuelles : eux, craignant qu'il n'arrachât la tyrannie de leurs mains ; et lui, abhorrant les tyrans. Pour moi donc ces hommes ne comptent plus dans la vie privée, et ne peuvent réclamer des liens qu'ils ont rompus eux-mêmes ; je les considère comme des sénateurs coupables d'actes arbitraires... Qu'ils soient condamnés comme tels !

CALENDARO : Et maintenant songeons à agir. Allons, compagnons, à nos postes, et que cette nuit soit la dernière employée en vains discours : je frémis d'impatience. La grande cloche de Saint-Marc me trouvera éveillé au retour de l'aurore.

ISRAËL BERTUCCIO : Rendez-vous tous à vos postes ; soyez fermes et vigilants ; pensez à l'oppression qui pèse sur nous et aux droits que nous défendons. Ce jour et cette nuit auront vu nos derniers périls. Écoutez le signal et mettez-vous aussitôt en marche. Je vais joindre ma bande , que chacun soit prêt à me bien seconder de son côté. Le Doge va retourner au palais ducal afin d'y préparer tout pour l'évènement, nous nous séparons pour nous réunir avec la liberté et la gloire.

CALENDARO : Doge, la première fois que je vous saluerai, mon hommage sera la tête de Steno au bout de mon épée.

LE DOGE : Non ; qu'il soit réservé pour le dernier ; ne vous détournez pour le frapper que lorsqu'une plus noble proie aura été immolée : son offense ne fut que le résultat de la corruption générale, qu'il faut attribuer à une coupable aristocratie. Dans des jours plus honorables il n'eût point osé la commettre ! j'ai noyé tout ressentiment particulier dans la pensée de notre grande entreprise. Un esclave m'insulte... je demande son châtiment à son maître orgueilleux ; s'il me refuse, l'insulte lui appartient, c'est à lui d'en répondre.

CALENDARO : Cependant, puisqu'il est la cause immédiate de l'alliance qui assure et ennoblit notre grand dessein, je lui dois tant de reconnaissance que je voudrais le récompenser comme il mérite... ne le puis-je ?

LE DOGE : Vous ne voudriez retrancher qu'un membre d'un corps dont je veux faire tomber la tête ; vous voudriez châtier l'écolier, et moi le maître ; vous ne voudriez punir que Steno, et moi le Sénat. Je ne puis songer à haïr un seul individu quand je suis absorbé par l'idée d'une immense vengeance qui doit tout ravager sans distinction, comme la pluie du ciel tomba jadis sur deux cités dont la Mer-Morte a éteint les cendres.

ISRAËL BERTUCCIO : Partez donc, rendez-vous à vos postes, je reste un moment pour accompagner le Doge jusqu'au lieu de notre rendez-vous, et voir si aucun espion n'a observé nos pas ; de là je cours me mettre à la tête de ma compagnie armée.

CALENDARO : Adieu donc jusqu'à l'aurore.

ISRAËL BERTUCCIO : Que le succès vous suive !

LES CONJURÉS : Nous serons heureux... Allons !... Monseigneur, adieu.

Les conjurés saluent le Doge et Israël Bertuccio ; ensuite ils se retirent conduits par Philippe Calendaro.

ISRAËL BERTUCCIO : Ils sont dans nos filets... Notre entreprise ne peut échouer !... Maintenant te voilà vraiment souverain , et ton nom, déjà immortel, sera le plus grand des noms? Avant nous, des citoyens libres ont frappé des rois ; des Césars ont péri, et même des mains patriciennes ont immolé des dictateurs comme le poignard plébéien a atteint les patriciens. Mais jusqu'à présent, quel prince a jamais conspiré pour la liberté de son peuple, ou risquer sa vie pour délivrer ses sujets ? Toujours et toujours les princes conspirent contre le peuple, afin de charger ses bras de chaînes dont on ne les affranchit que pour les armer contre des nations voisines ; de sorte que de joug en joug l'esclavage et la mort aiguisent la soif de la tyrannie insatiable. Maintenant, seigneur, achevons notre entreprise. Elle est grande ; plus grande encore est la récompense qui nous attend... Pourquoi demeurez-vous pensif ?... Il n'y a qu'un moment, vous étiez tout impatience.

LE DOGE : C'est donc décidé ? Doivent-ils tous périr ?

ISRAËL BERTUCCIO : Qui ?

LE DOGE : Ceux qu'unissaient à moi le sang, l'amitié, l'âge et nos communs exploits... les sénateurs.

ISRAËL BERTUCCIO : Vous avez prononcé leur arrêt... il est juste.

LE DOGE : Oui, il te semble juste... il est juste pour toi. Tu es un patriote, un Gracchus plébéien... l'oracle des rebelles... le tribun du peuple... Je ne te blâme pas, tu obéis à ta vocation ; ils t'ont frappé, opprimé, méprisé... J'ai été victime comme toi ; mais toi tu n'as jamais parlé avec eux ; tu n'as jamais partagé leur pain et leur sel . leur coupe n'a jamais effleuré tes lèvres ; tu n'as point été élevé avec eux ; tu n'as point mêlé tes larmes aux leurs ; tu n'étais point de leurs fêtes ; tu n'as jamais répondu à leur sourire par un sourire ; tu n'as point mis en eux ta confiance ; tu ne les as point portés dans ton cœur comme je l'ai fait. Vois mes cheveux... ils sont blanchis par l'âge comme ceux des anciens du Conseil ; je me souviens du temps où ils étaient noirs comme l'aile du corbeau, lorsque nous allions saisir notre proie autour des îles conquises sur le perfide musulman ; pourrai-je les voir souiller de sang ? Chaque coup de poignard me semblera un suicide.

ISRAËL BERTUCCIO : Doge, Doge, cette hésitation serait indigne d'un enfant ; si vous n'êtes pas retombé dans une seconde enfance, rappelez votre courage et ne vous couvrez pas de honte vous et moi. Par le Dieu du ciel ! J'aimerais mieux renoncer à notre entreprise ou y échouer, que de voir l'homme que j'honore reculer dans un si noble dessein par une timide faiblesse. Vous avez vu couler votre sang et celui de l'ennemi dans les combats, vous l'avez répandu vous-même ; pouvez-vous donc vous effrayer du sang que vont restituer de vieux vampires nourris du sang de tant de milliers d'hommes ?

LE DOGE : Suis-moi, j'irai aussi loin que toi-même, je frapperai autant de coups ; ne pense pas que je chancelle : oh non, c'est la certitude de tout ce que je dois exécuter qui me fait trembler ainsi ; mais laisse-moi épancher ces derniers regrets, dont la nuit et toi vous êtes seuls témoins, sois-y indifférent comme elle. Quand l'heure arrivera, ce sera moi qui donnerai le signal de mort, et qui frapperai le premier coup. Tu me verras dépeupler les palais et renverser les arbres généalogiques les plus élevés, écraser leurs fruits sanglants, et rendre leurs fleurs stériles... Voilà ce que je veux faire... Je le dois... je l'ai juré ! rien ne peut me détourner de ma destinée ; mais je tremble en considérant ce que je vais être et ce que je fus... Viens avec moi.

ISRAËL BERTUCCIO : Raffermissez votre courage ; je ne sens point de semblables remords, je ne les comprends pas... Pourquoi changeriez-vous d'avis ?... Vous avez agi et vous agissez librement.

LE DOGE : Oui... tu ne sens point de remords, ni moi, ou je te poignarderais ici même pour sauver un millier de vies par ce meurtre, qui n'en serait plus un. Tu ne sens point de remords... tu vas à cette boucherie comme si ces patriciens étaient des victimes désignées au couteau. Quand tout sera fini, tu seras libre et content, et tu laveras avec calme tes mains ensanglantées. Mais moi, qui irai plus loin que toi et tes compagnons dans ce massacre, je serai... je verrai... je sentirai... ô Dieu ! ô Dieu ! Tu dis vrai, et tu fais bien de répondre que j'agis librement, et cependant tu te trompes... j'agirai, n'en doute pas... ne crains rien ; je serai ton complice le plus impitoyable ; mais je n'agirai pas librement, ni d'après mes sentiments véritables, qui me crient de m'arrêter... Il y a un enfer dans moi et autour de moi... comme le démon qui croit et tremble, je suis forcé d'accomplir un acte qui me fait horreur... Quitte-moi, quitte-moi ! vas rejoindre tes compagnons, je vais à la hâte rassembler les vaisseaux de notre maison ; sois assuré que la grande cloche de Saint-Marc réveillera tous les citoyens de Venise, excepté son Sénat égorgé ; avant que le soleil soit au milieu de son cours, il s'élèvera sur l'Adriatique une voix de douleur et des cris de carnage, qui couvriront le mugissement des vagues... Je suis résolu... viens...

ISRAËL BERTUCCIO : De tout mon cœur. Faliero, mets un frein à ces transports ; souviens-toi de ce que tous ces hommes t'ont fait ; souviens-toi que ce sacrifice doit être suivi par des siècles de bonheur et de liberté pour Venise : un tyran aurait dépeuplé des empires, sans éprouver l'étrange pitié qui t'émeut au moment de punir quelques hommes traîtres au peuple ; crois-moi, une telle pitié serait plus mal placée que la clémence du Sénat envers Steno.

LE DOGE : Israël, tu viens de toucher la corde qui trouble dans mon cœur toute l'harmonie de la nature... Allons à notre tâche.

Ils sortent.

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