LIONI : Je vais me reposer, vraiment fatigué de cette fête, la plus brillante que nous ayons vu depuis plusieurs mois ; et pourtant je ne sais pourquoi elle n'a pu me distraire. je sentais sur mon cœur un poids douloureux ; au moment le plus gai de la danse, quoique mes regards se rencontrassent avec ceux de l'objet de mon amour, et que ma main pressât la sienne, j'en étais encore accablé ; mon sang se glaçait dans mes veines, et mon front était inondé d'une sueur semblable à celle de la mort. J'essayais vainement de bannir loin de moi cette pensée triste... Au milieu des accords d'une musique mélodieuse, un son funèbre parvenait à mon oreille, comme le murmure lointain que font entendre pendant la nuit les flots de l'Adriatique en luttant contre les bords du Lido. J'ai quitté la fête avant qu'elle fût terminée, et je viens demander à ma couche l'oubli, ou des idées plus tranquilles... Antonio, prends mon masque et mon manteau, et allume la lampe de ma chambre.
ANTONIO : Oui, monseigneur. Ne commandez-vous aucun rafraîchissement ?
LIONI : Non, je ne demande que le sommeil, qui ne peut se commander... Espérons-le du moins, quoique l'inquiétude agite mon sein (Antonio sort) : je vais essayer si l'air ne le calmera pas. C'est une belle nuit ! le vent orageux qui venait du Levant s'est retiré dans sa grotte humide, et la lune brille dans les cieux. (Lioni va se placer à un balcon ouvert.) Quelle tranquillité ! quel contraste avec le lieu que je viens de quitter, où de grandes torches et la lueur plus pâle des lampes répandent sur l'obscurité qui règne dans de vastes et sombres galeries une masse éblouissante de lumières artificielles qui dénaturent la forme de tous les objets qu'elles découvrent. C'est là qu'essayant de rappeler le passé irrévocable, après avoir tout fait pour emprunter à la toilette les couleurs de son printemps, devant la glace trop fidèle, le femme flétrie par les années arrive brillante de parure ; oubliant son âge, et se fiant à cette fausse clarté qui trompent ceux qu'elle éclaire, elle croient que les autres l'oublient, et n'est qu'un objet de dérision. C'est là que la jeunesse, qui n'a pas besoin de ces vains atours et qui n'y songe pas, vient sacrifier sa santé, sa fraîcheur et ses appas, orgueil de son époux, dans l'air malsain qu'on respire au milieu d'un groupe de joyeux conviés. Elle vient consumer les heures destinées au repos, croit que c'est là le plaisir, et attend que l'aurore brille sur ses joues pâles et ses yeux éteints qui ne devraient avoir cet aspect qu'après maintes années. La musique, le banquet et les coupes remplies de vin... les guirlandes, les fleurs, le parfum des roses... Les diamants des parures et les yeux plus brillants encore... les bras d'albâtre, les cheveux noirs comme le jais... les bracelets, les seins semblables au plumage du cygne, les colliers qui paraissaient formés de tous les trésors de l'Inde, mais qui éblouissaient moins que la gorge qu'ils ornaient de leurs cercles... les robes transparentes flottant comme les légers nuages qui parcourent l'azur du ciel ; les pieds agiles comme ceux des sylphes, et dont la forme gracieuse faisait deviner la symétrie secrète d'un corps qui se terminait si bien... toutes les illusions de cette fête splendide, ses enchantements réels et apparents... l'art, la nature, qui s'offraient à mes regards ravis de tant de beautés, comme le mirage trompeur des sables de l'Arabie, qui présente à la soif abusée du pèlerin l'aspect d'un lac limpide... tout a disparu. Je ne vois plus autour de moi que les ondes et les étoiles... des mondes lumineux réfléchis dans l'océan, spectacle préférable à celui des torches que reflète une glace fastueuse ! Le roi des éléments, qui est à l'espace ce que l'océan est à la terre, nous couvre de son vaste dais d'azur, parfumé des premières émanations du printemps. La lune parcourt sa route céleste et argente de sa molle clarté ces monuments superbes et ces palais entourés par la mer, dont les colonnes de porphyre et les riches frontons, ornés des marbres conquis à l'Orient, sont comme des autels placés le long du canal et sortent du sein des eaux, semblables à des trophées glorieux et non moins étranges que ces géants de l'architecture, les monuments mystérieux qui, dans les plaines de l'Égypte, rappellent des temps qui n'ont point d'autres annales. Tout est calme... On n'entend aucun son qui ne soit harmonieux ; et tout ce qui se meut, d'accord avec la nuit, glisse comme un esprit aérien... Je distingue le son d'une guitare, qu'un amant, oubliant le sommeil, va pincer sous le balcon de sa maîtresse ; non moins vigilante que lui, elle ouvre avec précaution sa croisée pour lui montrer qu'il est entendu ; son cœur frémit comme la corde harmonieuse à la vue de cette main délicate, belle comme un rayon de la lune dont elle semble faire partie ; elle tremble en violant la défense de sa mère. Plus loin la rame agite les flots, et en fait jaillir un éclair phosphorique, qui se confond avec la lumière rapide des gondoles qu'on voit glisser sur l'onde. Je reconnais le chant des gondoliers qui se répondent en chœur, en alternant vers par vers. Une ombre obscurcit par intervalles le Rialto, le faîte brillant d'un palais ou le sommet conique d'un obélisque. Tels sont les seuls objets qui dominent Venise ; tels sont les seuls bruits qui se font entendre dans cette cité, fille de l'Océan et reine de la terre. Qu'elle est douce cette heure de silence ! O nuit ! je te remercie ! tu as banni de mon cœur les affreux pressentiments que je n'avais pu dissiper au milieu d'une fête. Je vais m'étendre sur ma couche avec le bienfait de ta paisible influence... Cependant, je l'avoue, c'est faire injure au sublime spectacle que tu m'offres, que de l'oublier dans le sommeil. (On frappe en dehors.) Écoutons... quel est ce bruit ?... qui peut venir à cette heure ?
Antonio entre.
ANTONIO : Seigneur, un homme qui dit avoir une affaire pressée, vous conjure de le faire introduire devant vous.
LIONI : Est-ce un étranger ?
ANTONIO : Son visage est caché dans son manteau, mais il m'a semblé que sa démarche et sa voix m'étaient connues. Je lui ai demandé son nom ; mais il ne voudrait le dire qu'à vous. Il vous supplie instamment de lui permettre de vous parler.
LIONI : Cet homme, l'heure à laquelle il se présente, tout excite mes soupçons ! cependant le péril n'est pas grand. Ce n'est pas dans leurs maisons que les nobles vénitiens sont poignardés : toutefois, quoique je ne sache pas avoir d'ennemi à Venise, il sera prudent d'user de précaution. Fais-le entrer et retire-toi ; mais appelle aussitôt quelques uns de tes compagnons, qui se tiennent près d'ici... Quel peut être cet homme ?
Antonio sort, et rentre Bertram enveloppé de son manteau.
BERTRAM : Seigneur Lioni, nous n'avons pas de temps à perdre, ni vous ni moi !... Faites sortir ce domestique ; je veux vous entretenir en particulier.
LIONI : Il me semble que c'est la voix de Bertram... Sors, Antonio. (Antonio sort.) Maintenant, étranger, que voulez-vous de moi à une telle heure.
Bertram se découvre.
BERTRAM : Une faveur, mon noble patron ; vous en avez accordé beaucoup à votre pauvre client ; ajoutez-en encore une pour rendre Bertram heureux.
LIONI : Depuis l'enfance tu m'as connu toujours prêt à te servir pour ton avancement dans tous les emplois qui conviennent à un homme de ta classe ; je te promettrais d'accéder à ta demande avant de la connaître, si l'heure qu'il est, ta démarche et cet étrange préambule ne me faisaient soupçonner que ta visite a un but secret... Mais parle. Qu'est-il arrivé... quelque tumulte imprévu ? S'agit-il d'un excès de vin, d'une querelle ou d'un coup de stylet, choses qui arrivent tous les jours ?... Pourvu que tu n'aies pas versé de sang patricien, je te garantis ta sûreté ; mais alors il faut fuir, car les amis et les parents, dans les premiers emportements de la vengeance, sont plus à craindre à Venise que les lois.
BERTRAM : Seigneur, je vous remercie ; mais...
LIONI : Mais quoi donc ! aurais-tu levé une main téméraire sur un membre de notre ordre ? Si cela est, pars, fuis... et ne l'avoue pas. Je ne voudrais point ta mort... mais je ne pourrais plus te sauver... Celui qui a répandu le sang d'un patricien...
BERTRAM : Je viens pour sauver le sang d'un patricien et non pour le répandre. Et je dois me hâter... Chaque minute vaut la vie d'un homme ; car le temps a changé sa faux tardive pour une épée à deux tranchants, et au lieu de sable, il va prendre la poudre des tombeaux pour remplir son sablier !... Ne sors pas demain de ton palais.
LIONI : Pourquoi ? Que veut dire cette menace ?
BERTRAM : N'en cherche pas la signification, fais seulement ce que je te conjure de faire... Ne sors point, quelque bruit que tu entendes ; quand bien même le tumulte d'une foule rassemblée... les cris des femmes et les gémissements des enfants... la vois mourante des hommes... le choc des armes, le roulement du tambour, l'aigre trompette et l'airain sonore des cloches t'annonceraient une grande alarme ! ne sors point que le tocsin n'ait cessé, et même alors attends mon retour.
LIONI : Encore une fois, qu'est-ce que cela veut dire ?
BERTRAM : Je te répéterai de ne point le demander. Au nom de tout ce que tu as de cher dans le ciel et sur la terre... par les âmes de tes augustes ancêtres, par ton espoir de rivaliser avec eux et de laisser des descendants dignes de toi et de ta race, par tous tes plus heureux souvenirs... par tout ce que tu as à craindre dans la vie, par tous les bienfaits que je te dois, et que je voudrais reconnaître par des bienfaits plus grands... demeure dans ton palais... Si tu me crois, confie ton salut à tes dieux domestiques et à mon avis, sinon tu es perdu.
LIONI : Je suis déjà confondu de surprise... Sans doute tu es dans le délire ! Qu'ai-je à redouter ?... Quels sont mes ennemis ?... Ou si j'en ai, pourquoi es-tu ligué avec eux, toi ?... Ou si tu es ligué avec eux, pourquoi viens-tu m'avertir à cette heure, et pas plus tôt ?
BERTRAM : C'est à quoi je ne puis répondre... Veux-tu sortir malgré cet avis fidèle ?...
LIONI : Je ne suis pas né pour avoir peur d'une vaine menace dont j'ignore la cause. À l'heure du Conseil, je ne serai pas compté parmi les absents.
BERTRAM : Ne parle point ainsi... Pour la dernière fois, es-tu décidé à sortir ?
LIONI : Oui... Et il n'est rien qui puisse m'en empêcher.
BERTRAM : Que le ciel ait donc pitié de ton âme ! Adieu !
Il se prépare à s'en aller.
LIONI : Arrête... Quelque chose de plus que ma propre sûreté m'oblige à te rappeler... Nous ne devons pas nous séparer ainsi. Bertram, il y a longtemps que je te connais.
BERTRAM : Depuis mon âge le plus tendre, seigneur, vous avez été mon protecteur. Nous avons joué ensemble aux jours de l'enfance insouciante. Alors la noblesse oublie son rang, ou plutôt rien encore ne lui en a appris les froides prérogatives. Nous avons souvent mêlé nos jeux, nos sourires, nos larmes. Mon père était le client du vôtre, et moi le frère nourricier de son fils. Des années nous ont vu heureux et tendrement unis ! Ô Dieu ! quelle différence entre ce temps et le temps présent !
LIONI : Bertram, c'est toi qui l'as oublié.
BERTRAM : Ni aujourd'hui, ni jamais. Quelque chose qui fût arrivé, j'aurais voulu te sauver. Quand nous fûmes parvenus à l'âge viril, et que ta naissance t'eut dévoué aux soins de l'État, Bertram, né dans un rang plus humble, et condamné aux travaux plus humbles de son rang, Bertram ne fut point abandonné par toi. Si ma fortune n'a pas monté plus haut, ce n'est point la faute de celui qui plusieurs fois vint généreusement à mon secours, et fut mon appui lorsque j'eus à lutter contre le torrent des circonstances qui entraînent l'homme trop faible ; jamais un sang noble ne coula dans un cœur plus noble que le tien ; tu l'as prouvé au pauvre plébéien. Pourquoi tes collègues les sénateurs ne te ressemblent-ils pas ?
LIONI : Comment, qu'as-tu à dire contre le Sénat ?
BERTRAM : Rien.
LIONI : Je sais qu'il est des esprits chagrins et des agitateurs qui murmurent tout bas leurs phrases séditieuses, se tiennent cachés dans des lieux retirés, et ne sortent que la nuit, enveloppés de leurs manteaux pour nous maudire dans l'ombre ; ce sont des soldats déserteurs, des mécontents amis du désordre, et des débauchés sans espoir, qui clabaudent dans les tavernes. Toi, Bertram, tu ne fréquentes pas ces gens-là... Il est vrai que depuis quelque temps je t'ai perdu de vue ; mais tu étais habitué à une vie sobre, tu ne te liais qu'avec d'honnêtes amis, et ton visage avait toujours un air de gaieté. Que t-est-il arrivé ? tes yeux creux, tes joues pâles et des gestes d'inquiétude, tout annonce que la douleur, la honte et la conscience se disputent ton cœur.
BERTRAM : Que la honte et la douleur tombent sur la tyrannie maudite qui corrompt jusqu'à l'air de Venise et fait délirer les hommes, comme la peste trouble par des accès de fureur les dernières heures du moribond !
LIONI : Des traîtres ont essayé de te gagner, Bertram ; ce n'est pas là ton ancien langage ni tes propres pensées ; quelque misérable t'a communiqué ses mécontentements ; mais il ne faut pas que je te laisse égarer ainsi. Tu fus bon et tendre ; tu n'es pas fait pour les lâches actions auxquelles la trahison et le vice voudraient te pousser. Avoue-moi tout... fie-toi à moi... tu connais mon caractère... qu'avez-vous donc résolu, toi et tes associés, qui doive m'empêcher, moi ton ami, le seul fils de l'ami de ton père... Ah ! notre amitié est un héritage que nous sommes tenus de léguer à nos enfants, tel que nous l'avons reçu ou augmenté... qu'avez-vous donc résolu, te dis-je, qui puisse te rendre un homme dangereux pour moi, et me faire garder ma maison comme une femme malade ?
BERTRAM : Non, cesse de me questionner, il faut que je sorte...
LIONI : Et moi que je sois égorgé !... Parle, n'est-ce pas ce que tu disais, mon cher Bertram ?
BERTRAM : Qui parle de meurtre ?... Qu'ai-je dit qui pût vous faire croire au meurtre ?... C'est faux, je n'ai point dit cela.
LIONI : Tu ne l'as point dit ; mais ton œil farouche, que j'ai peine à reconnaître, tant il est changé, a le regard sinistre du meurtrier... Si c'est de ma vie qu'il s'agit, prends-la... je suis sans armes... et pars... je ne voudrais point devoir la vie à la capricieuse pitié d'un homme tel que toi et de ceux qui t'ont enrôlé parmi eux.
BERTRAM : Plutôt que de verser ton sang, je risque le mien ; plutôt que d'offenser un seul de tes cheveux, je mets en péril mille têtes dont quelques unes sont aussi nobles et plus nobles que la tienne.
LIONI : Oui ; en est-il ainsi ? excuse-moi, Bertram, je ne suis pas digne d'être seul mis à part dans des hécatombes aussi illustres... Qui sont-ils ceux qui sont en danger, et ceux qui nous en menacent ?
BERTRAM : Venise et tous ceux qu'elle renferme dans ses murs sont divisés comme les fils d'une même maison, et périront demain au lever du jour.
LIONI : Encore des mystères, et des mystères terribles ! mais maintenant, ou toi, ou moi, ou tous deux peut-être, nous sommes sur le bord de l'abîme... Parle franchement, et tu conserves la vie, et tu acquiers de la gloire ; car il est plus honorable de sauver que d'égorger dans les ténèbres... Fi donc, Bertram ! ce n'est point là une perfidie digne de toi ! Que ferais-tu en voyant porter au bout d'une lance, devant le peuple saisi d'horreur, la tête de celui dont le cœur te fut toujours ouvert ? Tel sera mon sort ; car je jure ici que de quelque péril que tu me menaces, je sortirai de mon palais, à moins que tu ne m'apprennes la cause et les conséquences de ce qui t'amène ici.
BERTRAM : N'est-il donc aucun moyen de te sauver ? Les heures volent et tu es perdu !... Toi, mon seul bienfaiteur ! le seul ami qui me fut fidèle dans toutes les circonstances ! Cependant ne fais pas un traître de moi ! laisse-moi te sauver... mais épargne mon honneur !
LIONI : L'honneur peut-il exister dans une ligue de meurtriers ? Qui sont les véritables traîtres ? ceux qui trahissent l'État.
BERTRAM : Une ligue est un contrat qui lie d'autant plus les cœurs sincères, que leurs paroles doivent tenir lieu de loi. Je sens qu'il n'est pas de traître comme celui dont la trahison domestique enfonce le poignard dans le cœur qui se reposait sur sa foi.
LIONI : Et qui enfoncera le poignard dans le mien ?
BERTRAM : Ce ne sera pas moi... J'aurais pu résoudre mon âme à tout, excepté à cela. Tu ne dois pas mourir. Vois combien ta vie m'est chère, puisque je risque la vie de tant d'hommes, et bien plus que la vie, la liberté des générations futures, pour n'être pas ton assassin, comme tu n'as pas craint de m'appeler... Encore une fois, je t'en conjure, ne passe pas le seuil de ta porte.
LIONI : Non, non... Je sors à l'instant même.
BERTRAM : Eh bien ! périsse Venise plutôt que mon ami ! Je vais révéler... faire tomber dans un piège... trahir... immoler... Oh ! quel homme infâme je vais devenir pour toi !
LIONI : Dis plutôt que tu vas être le sauveur de ton ami et de l'État !... Parle, n'hésite plus... Toutes les récompenses, tous les gages qui garantiront ta sûreté te sont offerts... Je te promets tous les trésors que la république accorde à ses plus dignes citoyens... bien plus, la noblesse même... Je ne te demande que d'être sincère et repentant.
BERTRAM : Je viens d'y réfléchir : cela ne peut être... Je t'aime, tu le sais... ma présence ici en est une preuve évidente, quoique ce soit la dernière ; mais ayant rempli mon devoir auprès de toi, je dois maintenant être tout entier à ma patrie ! Adieu !... Nous ne nous verrons plus dans ce monde... Adieu !
LIONI : Holà !... Antonio !... Pedro !... tenez-vous à la porte... que personne ne passe ; arrêtez cet homme. (Antonio et d'autres domestiques armés entrent et saisissent Bertram) ... (Lioni continue.) Prenez garde qu'on ne lui fasse aucun mal ; apportez-moi mon épée et mon manteau, mettez quatre rames à la gondole... qu'on se dépêche. (Antonio sort.) Nous irons chez Giovanni Gradenigo, et nous enverrons chercher Marc Cornaro... Ne crains rien, Bertram, cette violence nécessaire est pour ta sûreté autant que pour celle de l'État.
BERTRAM : Où veux-tu conduire ton prisonnier ?
LIONI : D'abord au conseil des Dix, et de là chez le Doge.
BERTRAM : Chez le Doge ?
LIONI : Sans doute... N'est-il pas le chef de l'État ?
BERTRAM : Demain peut-être.
LIONI : Que veux-tu dire ?... Mais nous le saurons tout à l'heure.
BERTRAM : En es-tu sûr ?
LIONI : Aussi sûr que je puis l'être en espérant que tous les moyens de douceur suffiront pour me l'apprendre ; mais s'ils échouent, tu connais les Dix et leur tribunal, et tu sais que Saint-Marc a des cachots, et ces cachots des tortures.
BERTRAM : Emploie-les avant l'aurore qui va luire... Encore quelques moments, et tu périras de la mort que tu me réserves.
Antonio entre.
ANTONIO : La gondole est prête, seigneur ; on vous attend.
LIONI : Faites attention au prisonnier... Bertram, nous raisonnerons ensemble en allant au palais du sage Gradenigo.
Ils sortent.