SCÈNE II : L'appartement du Doge. MARINO FALIERO (le Doge) ; et son neveu, BERTUCCIO FALIERO.

BERTUCCIO FALIERO : Il est impossible qu'ils ne vous rendent pas justice.

LE DOGE : Oui, comme me l'ont rendue les Avogadori, qui renvoyèrent ma plainte aux Quarante, afin que Steno fût jugé par ses pairs et par le tribunal dont il fait partie.

BERTUCCIO FALIERO : Ses pairs ne sauraient le protéger ; ils rendraient par là toute autorité digne de mépris.

LE DOGE : Ne connais-tu pas Venise ? Ne connais-tu pas les Quarante ? Mais nous allons bientôt voir.

Vincenzo entre.

BERTUCCIO FALIERO (à Vincenzo)  : Eh bien ! quelle nouvelle ?

VINCENZO : Je suis chargé de dire à son Altesse que la cour a prononcé, et qu'aussitôt que les formes par la loi auront été observées, la sentence sera envoyée au Doge. En attendant, les Quarante saluent le Prince de la République, et le prient d'accepter l'assurance de leur respect.

LE DOGE : Oui, ils sont singulièrement respectueux , et toujours humbles... La sentence est prononcée, dites-vous ?

VINCENZO :Oui, seigneur ; le président y apposait le sceau, lorsque j'ai été appelé, afin qu'aucun instant ne fût perdu pour vous donner l'avis d'usage, non seulement comme chef de la république, mais encore comme à la partie plaignante.

BERTUCCIO FALIERO : N'avez-vous rien aperçu qui pût vous faire deviner leur décision ?

VINCENZO : Non, monseigneur ; vous savez le secret dont s'entourent les tribunaux de Venise.

BERTUCCIO FALIERO : Il est vrai ; mais un observateur subtil et un regard perçant peuvent encore deviner quelque chose : c'est un mot dit à voix basse, un murmure, ou l'aspect plus ou moins solennel du tribunal. Les Quarante ne sont que des hommes... des hommes estimables, sages, justes et prudents, je l'accorde... ils sont discrets comme la tombe à laquelle ils condamnent les coupables... mais cependant sur leur visage, ou du moins sur celui des plus jeunes, un œil pénétrant, un œil comme le vôtre, Vincenzo, pourrait lire la sentence avant qu'elle fût prononcée.

VINCENZO : Monseigneur, je suis parti aussitôt, et je n'ai pas eu le loisir d'observer ce qui se passait parmi les juges, même sur leurs visages ; d'ailleurs j'étais auprès de l'accusé, Michel Steno, qui...

LE DOGE (l'interrompant)  : Et quel air avait-il, lui ? ... Parle.

VINCENZO : Calme, mais sans abattement ; il semblait résigné à subir l'arrêt, quel qu'il fût. Mais voyez, on vient le lire à votre Altesse.

Le secrétaire des Quarante entre.

LE SECRETAIRE : L'auguste tribunal des Quarante envoie ses saluts respectueux au Doge Faliero, premier magistrat de Venise, et prie son Altesse de lire et d'approuver la sentence prononcée contre Michel Steno, patricien et accusé des faits que contient cet écrit, où vous verrez aussi sa condamnation.

LE DOGE : Retirez-vous, et attendez hors de mon appartement. (Le secrétaire et Vincenzo sortent. À Bertuccio Faliero.) Toi, prends ce papier : un nuage en cache les lettres à mes yeux, je ne puis le regarder.

BERTUCCIO FALIERO : Patience, mon cher oncle ; pourquoi tremblez-vous ainsi ? N'en doutez pas, tout sera selon nos désirs.

LE DOGE : Lis.

BERTUCCIO FALIERO (lisant)  : « Il a été décrété par le Conseil, d'une voix unanime, que Michel Steno, s'avouant coupable d'avoir, la première nuit de carnaval, gravé sur le trône du Doge les paroles suivantes... »

LE DOGE : Voudrais-tu donc les répéter ?... Voudrais-tu les répéter, toi Faliero ? Voudrais-tu t'arrêter sur le déshonneur de notre maison, outragée dans son chef ? Et ce chef, le prince de Venise, la première des cités !... Passe à la sentence.

BERTUCCIO FALIERO : Pardonnez, monseigneur, j'obéis. (Il lit.) ... « Que Michel Steno soit tenu pendant un mois en réclusion. »

LE DOGE : Continue.

BERTUCCIO FALIERO : Monseigneur, c'est fini.

LE DOGE : Que dis-tu ? fini ! est-ce un rêve ?... C'est faux ; donne-moi le papier... (Il prend le papier et lit :) « Il est décidé par le Conseil que Michel Steno... » Mon neveu, soutiens-moi.

BERTUCCIO FALIERO : Rassurez-vous ; calmez-vous. Ce transport est sans motif... Je vais aller chercher du secours.

LE DOGE : Arrête, demeure, je n'en ai plus besoin.

BERTUCCIO FALIERO : Je ne puis m'empêcher de convenir avec vous que la punition n'est pas proportionnée à l'offense... Il n'est pas honorable pour les Quarante d'infliger une peine si légère à un homme qui vous a si cruellement outragé, vous et eux-mêmes comme vos sujets : mais ce n'est pas encore un mal sans remède ; vous pouvez en appeler à leur propre tribunal et aux Avogadori, qui, voyant que la justice est oubliée, se chargeront cette fois de la cause qu'ils ont d'abord refusée, et vous vengeront d'un coupable audacieux. Ne le pensez-vous pas, mon oncle ? Pourquoi restez-vous immobile ? vous ne m'écoutez pas !

Le Doge se dépouillant de sa toque ducale, la jette et veut la fouler aux pieds, mais son neveu l'arrête.

LE DOGE : Oh ! que le Sarrasin n'est-il dans la place Saint-Marc ! c'est ainsi que je lui rendrais hommage.

BERTUCCIO FALIERO : Au nom du ciel et de tous les saints ! seigneur...

LE DOGE : Laisse-moi ! Plût au ciel que les Génois fussent dans le port ! Plût au ciel que les Turcs, vaincus par moi à Zara, fussent rangés en bataille autour du palais !

BERTUCCIO FALIERO : Il n'est pas convenable que le duc de Venise parle ainsi.

LE DOGE : Le duc de Venise ! Qui est duc de Venise aujourd'hui ? que je le voie, afin qu'il me fasse droit.

BERTUCCIO FALIERO : Si vous oublié votre titre et votre dignité, souvenez-vous de votre devoir comme homme, et domptez cette colère. Le duc de Venise...

LE DOGE (l'interrompant)  : Il n'est point de duc de Venise ; ce n'est qu'un mot... c'est pire encore... c'est un indigne surnom. Le malheureux le plus outragé, le plus méprisé, obligé de mendier son pain, reçoit-il un refus, il peut être écouté par un cœur compatissant ; mais celui qui se voit repoussé dans son bon droit par ceux que leur charge oblige d'être justes, celui-là est plus pauvre que le mendiant dédaigné ; c'est un esclave, c'est ce que je suis, c'est ce que tu es toi- même avec toute notre maison à compter de cette heure. Le dernier des artisans peut nous montrer au doigt, et l'orgueilleux patricien nous cracher au visage... Quel sera notre recours ?

BERTUCCIO FALIERO : La loi, mon prince.

LE DOGE (l'interrompant)  : Tu vois ce qu'il en est. Je n'ai eu recours qu'à la loi ; je n'ai cherché d'autre vengeance que celle de la loi ; je n'ai demandé pour juges que ceux qui sont nommés par la loi. Comme souverain, je me suis adressé à mes sujets, à ces sujets qui m'ont créés souverain, et m'ont donné par là un double de droit de l'être. Les droits de ma dignité, de ma naissance et de mes services, mes honneurs et mes années, ces blessures, ces cheveux blancs, près de quatre-vingts ans de travaux, de périls, de fatigues, de sang et de sueurs, ont été mis dans la balance avec l'insulte grossière et le criminel mépris d'un lâche et audacieux patricien... Ils n'ont pas suffi pour l'emporter ! Dois-je le souffrir ?

BERTUCCIO FALIERO : Ce n'est point ce que je dis. Si votre appel était rejeté, nous trouverions des moyens de mettre tout de niveau.

LE DOGE : Un nouvel appel ! Es-tu le fils de mon frère ? un rejeton de la maison de Faliero ? le neveu du Doge ? issu d'un sang qui a déjà donné trois princes à Venise ? Mais tu as raison... nous devons être humbles à présent.

BERTUCCIO FALIERO : Mon prince, vous êtes trop irrité... Je vous accorde que l'outrage fut infâme , et que le coupable est indignement affranchi du châtiment qu'il mérite ; mais votre colère excède toute espèce de provocation. Si nous sommes offensés, nous demanderons justice ; si l'on nous la refuse, nous la prendrons ; mais procédons à tout cela avec calme. La plus terrible vengeance est la fille du silence. J'ai à peine le tiers de vos années ; j'aime notre maison ; j'honore en vous son chef, le protecteur, l'ami de ma jeunesse ; mais, quoique je comprenne votre douleur et partage votre indignation, je suis effrayé de voir votre colère, semblable aux vagues de l'Adriatique, qui dépasse toutes les bornes et se consume en écume.

LE DOGE : Je te dis... je dois te dire... ce que ton père eût compris sans le secours des paroles. N'as-tu donc que des sens ?... n'as-tu point d'âme... point d'orgueil... point de passion... nul sentiment d'honneur ?

BERTUCCIO FALIERO : C'est la première fois que mon honneur a été mis en doute ; tout autre que vous ne répéterait pas deux fois cette question.

LE DOGE : Tu connais l'offense de ce lâche qu'on vient d'acquitter, de ce vil reptile qui a distillé tout son venin dans son libelle contre l'honneur de... ô Dieu ! de mon épouse ! de celle sur qui repose l'honneur le plus précieux à l'homme ! le traître a fait circuler une vile calomnie de bouche en bouche, parmi les artisans oisifs, qui l’embellissaient encore de leurs grossiers commentaires et de leurs obscènes plaisanteries, pendant que les nobles, railleurs de meilleur ton, se répétaient le conte à l’oreille, et souriaient du mensonge qui m’assimilait à eux, dupes complaisantes, supportant le déshonneur avec patience et même avec orgueil.

BERTUCCIO FALIERO : Mais ce n’était qu’une calomnie : vous le saviez, chacun le savait comme vous.

LE DOGE : Mon neveu, le fier Romain disait : « La femme de César ne doit pas même être soupçonnée ; » et il la répudia.

BERTUCCIO FALIERO : Oui... mais dans ce temps-là...

LE DOGE : Et ce qu'un Romain ne pouvait souffrir, un prince de Venise le souffrirait ? Le vieux Dandolo refusa le diadème des Césars, et porta cette toque ducale, que moi je foule aux pieds, parce qu'elle est aujourd'hui avilie.

BERTUCCIO FALIERO : Elle l'est en effet.

LE DOGE : Elle l'est. oui elle l'est. Je ne punis point la femme innocente, victime d'une lâche calomnie, parce qu'elle avait accepté pour époux un vieillard qui fut longtemps l'ami de son père et le protecteur de sa maison... comme si le cœur de la femme ne connaissait d'autre amour que celui de la volupté et d'une jeunesse imberbe ! je ne la punis point de l'infamie du lâche, mais j'invoquai la justice de ma patrie sur la tête du coupable, la justice due au dernier des hommes qui a une compagne dont la foi fait son bonheur, une maison dont le foyer lui est cher, et un nom dont l'honneur est tout pour lui... la justice qui lui est due quand ces objets précieux sont souillés par le souffle contagieux de la calomnie.

BERTUCCIO FALIERO : Et quel châtiment attendiez-vous pour prix de son crime ?

LE DOGE : La mort. Ne suis-je point le souverain de l'État, insulté sur mon trône et devenu un objet de dérision pour ceux qui doivent m'obéir ? n'ai-je pas été outragé comme époux, méprisé comme homme, raillé, déshonoré comme prince ? Une offense comme celle de Steno n'est-elle pas une complication de trahison et d'insulte ? il vit !... Si, au lieu de souiller de son mensonge le trône du Doge, il avait voulu flétrir le toit d'un vassal, son sang en eût rougi le seuil, car le vassal l'eût aussitôt poignardé.

BERTUCCIO FALIERO : N'en doutez pas, avant le coucher du soleil il aura cessé de vivre ; laissez-moi m'en charger, et calmez-vous.

LE DOGE : Arrête, Bertuccio ; cette vengeance m'aurait suffi hier encore ; aujourd'hui, je n'ai plus de colère contre cet homme.

BERTUCCIO FALIERO : Que voulez-vous dire ? l'offense n'est-elle pas aggravée par cet infâme... je ne dirai pas absolution, car c'est pis encore, c'est un aveu de l'outrage qu'on laisse impuni ?

LE DOGE : L'offense est aggravée, mais non par lui : les Quarante ont prononcé une réclusion d'un mois, nous devons obéir aux Quarante.

BERTUCCIO FALIERO : Leur obéir ! à ceux qui ont oublié leur devoir envers le souverain !

LE DOGE : Comment donc ! tu t'en aperçois enfin ? Ils m'ont dépouillé de tous mes droits, et comme citoyen qui demande justice, et comme Doge qui la commande ; car le souverain est aussi citoyen. Mais cependant ne touche pas à un seul cheveu de la tête de Steno ; il ne la portera pas longtemps sur ses épaules.

BERTUCCIO FALIERO : Il ne l'eût pas conservée plus de douze heures encore, si vous m'en aviez laissé le soin. Si vous m'aviez écouté avec calme, vous auriez compris que je ne songeais pas à laisser échapper ce misérable ; mais je vous supplier de réprimer les transports de votre colère, pour nous concerter plus sûrement ensemble sur les moyens de nous en délivrer.

LE DOGE : Non, Bertuccio, il vivra : une vie telle que la sienne ne serait rien à cette heure : dans les temps anciens quelques sacrifices demandaient une seule victime, de grandes expiations exigeaient des hécatombes.

BERTUCCIO FALIERO : Vos désirs sont ma loi, et pourtant je vous prouverais volontiers que l'honneur de notre maison est cher à mon cœur.

LE DOGE : Ne crains rien, tu pourras le prouver en temps et lieu ; mais ne sois pas trop emporté comme je l'ai été ; je suis maintenant honteux de ma colère ; je t'en prie, pardonne-la-moi.

BERTUCCIO FALIERO : Ah ! je reconnais là mon oncle, l'homme d'État, le chef de la république et le maître de lui-même. Je m'étonnais de vous voir oublier la prudence à votre âge, quoique la cause...

LE DOGE : Oui, songe à la cause, n'en perds point le souvenir. Quand tu te livreras au sommeil, qu'elle prête ses sombres couleurs à tes songes ; et quand le matin reparaîtra, qu'elle demeure entre le soleil et toi comme un nuage de sinistre augure dans un jour de fête : elle sera telle pour moi ; mais ne dis rien, ne fais rien, laisse-moi le soin de tout : nous aurons beaucoup à faire, et tu jouera ton rôle : mais à présent retire-toi ; il convient que je sois seul.

BERTUCCIO FALIERO (Il relève la toque ducale, et la replace sur la table)  : Avant de vous quitter, je vous prie de reprendre cette toque, que vous avez rejetée ; gardez-la jusqu'à ce que vous la changiez pour une couronne. Je prends congé de vous, en vous suppliant de compter sur mon dévouement, comme votre parent fidèle et votre sujet non moins loyal.

Bertuccio Faliero sort.

LE DOGE : Adieu, mon fidèle neveu... (Il prend la toque ducale.) Vain jouet, tu es entouré de toutes les épines d'une couronne sans parer le front outragé que tu couvres, de la toute puissante majesté des rois : ornement inutile et dégradé, je te reprends comme je prendrais un masque. (Il place la toque sur sa tête.) Que tu pèses douloureusement sur mon front ! Mes tempes battent avec le mouvement de la fièvre sous ton poids honteux. Ne pourrais-je te changer en diadème ? ne pourrais-je briser le sceptre multiplié qui arme du pouvoir ce sénat aux cent bras, réduit le peuple à rien, et fait du prince un roi de théâtre ? J'ai achevé dans ma vie des entreprises non moins difficiles, et pour qui ? pour ceux qui me récompensent ainsi. Ne puis-je m'acquitter envers eux ? Je ne voudrais qu'une année, un seul jour de ma bouillante jeunesse, alors que ces membres affaiblis obéissaient à mon âme comme le généreux coursier à son maître : je n'aurais demandé que l'aide de quelques bras pour fondre sur ces patriciens gonflés d'orgueil, et les renverser ; aujourd'hui il me faut chercher d'autres auxiliaires pour secourir cette tête blanchie par l'âge. Ah ! du moins elle concertera ses plans de manière à ne point laisser la tâche au- dessus des forces humaines, quoique mes projets ne soient encore qu'un chaos de sombres pensées dont le germe n'est pas développé. Mon imagination est à son premier travail, et approche peu à peu de la lumière les images confuses, afin que le jugement plus calme fasse son choix... Les troupes sont peu nombreuses dans...

Vincenzo entre.

VINCENZO : Un homme demande audience à votre Altesse.

LE DOGE : Je suis malade... Je ne puis voir personne, même un patricien... Qu'il aille porter son affaire au Conseil.

VINCENZO : Seigneur, je vais lui rendre réponse. Il ne s'agit sans doute de rien d'important.... Cet homme est un plébéien, le patron d'une galère, je crois.

LE DOGE : Comment ? n'avez-vous pas dit le patron d'une galère ?... je veux dire un serviteur de l'État ; introduisez-le, il vient peut-être pour les affaires publiques.

Vincenzo s'en va.

LE DOGE (seul)  : Ce patron peut être sondé ; je veux le questionner? Je sais que le peuple est mécontent ; il a des motifs de l'être depuis la malheureuse journée de Sapienza, où Gênes fut victorieuse : il en a plus sujet encore depuis qu'il n'est rien dans l'État, moins que rien dans la cité, ou simple instrument condamné à servir les nobles plaisirs des patriciens. La paie des troupes est arriérée. Les soldats, amusés par de vaines promesses, murmurent avec aigreur... un espoir de changement les entraînera loin... Ils se paieront avec le pillage... Mais les prêtres ?... Je crains que le clergé ne soit pas pour nous ; il me hait depuis ce jour d'audace où, impatienté des lenteurs de l'évêque de Trévise, je le frappai pour hâter sa marche. Toutefois, on peut le gagner, ou, du moins, le pontife de Rome peut l'être par d'adroites concessions ; mais, avant tout, je dois agir avec célérité ; je suis au soir de ma vie. Si je délivrais Venise et vengeais mes outrages, j'aurais vécu trop longtemps, et j'irais volontiers reposer l'instant d'après avec mes pères. Si je ne puis contenter ce vœu, je préférerais que soixante années de ma vie octogénaire fussent déjà où elles doivent aller toutes se perdre... Peu m'importe si ce sera bientôt... Plût au ciel que je n'eusse jamais vécu, plutôt que d'être ce que mes tyrans voudraient faire de moi... Consultons-nous. Trois mille hommes de troupes sont postés à...

Vincenzo entre et introduit Israël Bertuccio.

VINCENZO : J'annonce à votre Altesse que le même patron dont je lui ai parlé attend votre bon plaisir pour une audience.

LE DOGE : Sortez, Vincenzo. (Vincenzo sort.) ... Avancez, que demandez-vous ?

ISRAËL BERTUCCIO : Justice?

LE DOGE : À qui ?

ISRAËL BERTUCCIO : À Dieu et au Doge.

LE DOGE : Hélas, mon ami, vous vous adressez à ceux qui reçoivent à Venise le moins de respect et d'amour... Vous devriez demander justice au Conseil.

ISRAËL BERTUCCIO : Ce serait vainement, car celui qui m'a insulté en fait partie.

LE DOGE : Le sang souille ton visage ; d'où vient ce sang ?

ISRAËL BERTUCCIO : C'est le mien ; ce n'est pas le premier que j'ai versé pour Venise, mais c'est la première fois qu'un Vénitien le fait couler : un noble m'a frappé.

LE DOGE : Vit-il encore ?

ISRAËL BERTUCCIO : Pour peu de temps... J'espérais, j'espère toujours que vous, mon prince, et soldat comme moi, vous vengerez celui à qui les lois de Venise et celle de la discipline ne permettent pas de se défendre... Si je me trompe... je n'en dis pas davantage.

LE DOGE : Mais tu ferais... n'est-ce pas ?

ISRAËL BERTUCCIO : Je suis homme, seigneur.

LE DOGE : Et celui qui t'a frappé l'est comme toi !

ISRAËL BERTUCCIO : Il en porte le nom ; bien plus, c'est un homme noble... à Venise du moins ; mais, puisqu'il a oublié que je suis homme comme lui...Le ver qu'on foule redresse la tête, et...

LE DOGE : Son nom et sa famille ?

ISRAËL BERTUCCIO : Barbaro.

LE DOGE : Quelle cause ? quel prétexte ?

ISRAËL BERTUCCIO : Je suis le chef de l'arsenal, employé pour le moment à réparer quelques galères maltraitées dans la campagne dernière par les Génois? Ce matin est venu le noble Barbaro, la bouche pleine de reproches parce que nos artisans avaient négligé quelques ordres frivoles de sa maison pour exécuter ceux de l'État. J'ai osé justifier mes hommes... Il a levé la main... Voyez mon sang, c'est la première fois qu'il coule avec déshonneur.

LE DOGE : Avez-vous longtemps servi ?

ISRAËL BERTUCCIO : Assez longtemps pour me rappeler le siège de Zara, et avoir combattu sous le chef qui vainquit les Huns ; celui qui fut mon général est aujourd'hui le doge Faliero.

LE DOGE : Comment ! nous sommes camarades !... Le manteau ducal ne me pare que depuis peu, et tu fus nommé chef de l'arsenal avant mon retour de Rome : voilà pourquoi je ne t'ai pas reconnu... À qui dois-tu ta place ?

ISRAËL BERTUCCIO : Au dernier doge ; je conserve mon ancien commandement comme patron d'une galère : mon nouvel emploi me fut donné en récompense de quelques cicatrices. (Ce fut ainsi que votre prédécesseur daigna s'exprimer.) Je pensais peu que son bienfait me conduirait en suppliant malheureux aux pieds de son successeur, du moins pour une telle cause.

LE DOGE : Es-tu grièvement blessé ?

ISRAËL BERTUCCIO : D'une manière irréparable dans ma propre estime.

LE DOGE : Parle ouvertement, ne crains rien... Outragé comme tu l'es, que ferais-tu pour ta vengeance ?

ISRAËL BERTUCCIO : Ce que je n'ose dire, et que je ferais pourtant.

LE DOGE : Qu'es-tu donc venu faire ici ?

ISRAËL BERTUCCIO : Je suis venu demander justice... parce que mon général est Doge, et ne souffrira point que son soldat soit foulé aux pieds. Si tout autre que Faliero eût été assis sur le trône ducal, ce sang eût été lavé dans d'autre sang.

LE DOGE : Tu es venu me demander justice... à moi, Doge de Venise, et je ne puis te la rendre : je ne puis même l'obtenir... elle m'a été solennellement refusée il n'y a qu'une heure.

ISRAËL BERTUCCIO : Que dit votre Altesse ?

LE DOGE : Steno est condamné à un mois de réclusion.

ISRAËL BERTUCCIO : Quoi ! le même qui osa souiller le trône ducal de ce noir mensonge qui a honteusement retenti à toutes les oreilles dans Venise !

LE DOGE : Ah ! sans doute, il a été répété par l'écho de l'arsenal et s'est mêlé au bruit de l'enclume comme une bonne plaisanterie pour les artisans ; il a été chanté en chœur par la voix des vils esclaves de nos galères, qui se félicitent gaiement de ne pas partager la honteuse confusion du Doge.

ISRAËL BERTUCCIO : Est-il possible ? Un mois d'emprisonnement ! Steno n'a pas été plus sévèrement puni ?

LE DOGE : Tu connais l'offense ; tu sais à cette heure quelle en est la punition, et tu me demandes justice !... Va trouver les Quarante qui ont jugé Michel Steno ; ils prononceront la même peine contre Barbaro, sans doute.

ISRAËL BERTUCCIO : Ah ! si j'osais dire ma pensée !...

LE DOGE : Parle sans feinte ; il n'est plus d'outrages pour mon cœur.

ISRAËL BERTUCCIO : Eh bien ! en un mot, il ne dépend que de vous de punir et d'obtenir vengeance. Je ne parle plus de mon faible outrage ; qu'est-ce qu'un coup, quelque honteux qu'il soit, qu'est-ce qu'un coup pour un homme tel que moi ? mais je parle de l'infâme insulte faite à votre rang et à votre personne.

LE DOGE : Tu t'exagères mon pouvoir, qui n'est qu'une vaine pompe. Cette toque n'est point la couronne d'un monarque ; ce manteau peut exciter la compassion autant que les haillons d'un mendiant ; bien plus, les haillons d'un mendiant lui appartiennent, et ces vêtements ne sont que prêtés au mannequin qui doit obéir à des ressorts étrangers.

ISRAËL BERTUCCIO : Voudrais-tu être roi ?

LE DOGE : Oui, d'un peuple heureux.

ISRAËL BERTUCCIO : Voudrais-tu être prince souverain de Venise ?

LE DOGE : Oui, si le peuple partageait cette souveraineté, de manière que, ni lui, ni moi, nous ne fussions plus les esclaves de cette hydre aristocratique dont les têtes venimeuses ont soufflé sur nous tous une véritable peste.

ISRAËL BERTUCCIO : Cependant tu naquis et tu as vécu patricien.

LE DOGE : Maudite sois l'heure où je naquis tel ! je dois à ma naissance d'être un Doge outragé ; mais j'ai vécu en soldat, en serviteur de Venise et du peuple, et non du sénat. Leur avantage et ma gloire furent ma récompense. J'ai combattu et versé mon sang ; j'ai combattu et j'ai triomphé ; j'ai fait la paix, ou attisé le feu de la guerre, dans mes ambassades, suivant que l'exigeait l'intérêt de notre patrie. J'ai traversé les terres et les mers pendant plus de soixante ans, toujours fidèle à mes devoirs envers Venise, qui fut mon berceau et celui de mes pères. Revoir encore une fois ces tours chéries s'élevant dans le lointain sur l'azur des lagunes, c'était assez pour prix de mes travaux. Mais ce n'est pour aucune secte, pour aucune faction, que j'ai prodigué mon sang et mes sueurs ! Veux-tu connaître quel était mon but ? demande au pélican pourquoi il s'est déchiré le sein. Si cet oiseau pouvait parler, il te répondrait que c'est pour « tous » ses enfants.

ISRAËL BERTUCCIO : Cependant les nobles t'ont fait Doge

LE DOGE : Oui, ils m'ont fait Doge. Je n'ai point cherché ces chaînes dorées : elles sont venues au-devant de moi à mon retour de Rome. N'ayant jamais refusé jusqu'alors aucuns travaux, aucune charge pour le bien de l'État, je ne refusai point, au déclin de mes jours, le titre le plus noble de tous en apparence, mais le plus vil par tout ce qu'il nous condamne à faire et à souffrir. Je t'en prends toi-même à témoin, toi mon sujet outragé, à qui je ne puis rendre justice, pas plus qu'à moi-même.

ISRAËL BERTUCCIO : Vous la rendrez à l'un et à l'autre si vous le voulez ; et, de plus, vous la rendrez encore à des milliers de citoyens non moins opprimés, qui n'attendent qu'un signal... Voulez-vous le donner ?

LE DOGE : Tu parles par énigmes.

ISRAËL BERTUCCIO : Je m'expliquerai bientôt au péril de ma vie si vous daignez me prêter une oreille attentive.

LE DOGE : Parle.

ISRAËL BERTUCCIO : Toi et moi ne sommes pas les seuls outragés, méprisés et foulés aux pieds ; mais le peuple entier gémit de l'oppression qui l'accable. Les soldats étrangers à la solde du sénat sont mécontents de leurs longs arrérages. Les marins et les soldats vénitiens partagent les sentiments de leurs amis. Quel est celui d'entre eux dont les frères, les enfants, le père , la femme ou la sœur n'ont pas été opprimés ou outragés par les patriciens ? La guerre désespérée contre les Génois qui se continue avec le sang du peuple, et un trésor rempli avec le prix de ses sueurs... la guerre augmente le mécontentement... aujourd'hui même... Mais j'oublie qu'en parlant ainsi je prononce peut-être la sentence de ma mort.

LE DOGE : Après avoir souffert comme tu l'as fait... crains-tu encore la mort ? garde donc le silence, et vis pour être maltraité par ceux mêmes pour qui tu as versé ton sang.

ISRAËL BERTUCCIO : Non, je parlerai à tout hasard ; et si le Doge de Venise se fait délateur, honte et malheur à lui ! car il y perdra plus que moi.

LE DOGE : Ne crains rien du Doge... achève.

ISRAËL BERTUCCIO : Sachez donc qu'il existe une réunion secrète d'hommes liés par un serment fraternel, cœurs fidèles et vaillants, qui ont passé par toutes les chances de la fortune, et qui depuis longtemps gémissent sur les destinées de Venise : ils ont quelque droit de le faire ; l'ayant servie dans tous les climats et délivrée de ses ennemis extérieurs, ils songent à l'affranchir de ceux qui sont dans ses murs ; leur nombre n'est ni trop considérable, ni au-dessous de leur grande entreprise... Ils ont des armes, de l'argent, l'espérance, la fidélité, la constance et le courage.

LE DOGE : Qu'attendent-ils donc ?

ISRAËL BERTUCCIO : L'heure de frapper.

LE DOGE (à part)  : La cloche de Saint-Marc la sonnera.

ISRAËL BERTUCCIO : J'ai maintenant mis à ta disposition ma vie, mon honneur, toutes mes espérances de ce monde ; mais dans la ferme confiance que des outrages comme les nôtres, qui ont la même cause, produiront une même vengeance. S'il en est ainsi, sois notre chef pour le moment... et plus tard notre souverain.

LE DOGE : Quel est votre nombre ?

ISRAËL BERTUCCIO : Je ne répondrai point à cette question que vous n'ayez répondu à la mienne.

LE DOGE : Comment ! me menaces-tu ?

ISRAËL BERTUCCIO : Non, j’affirme mon intention. Je me suis trahi moi-même ; mais il n’est point de torture dans les puits mystérieux creusés sous votre palais, ni dans les cellules non moins terribles appelées les « toits de plomb », qui puisse arracher de moi le nom d’un seul de mes compagnons. Les possi et les piombi seraient inutiles : ils pourraient faire couler tout mon sang… mais me forcer à la trahison envers les autres, jamais ! Je traverserais le redoutable « pont des Soupirs », joyeux du penser que le dernier des miens serait aussi le dernier que répéterait l'écho de l'onde maudite qui coule entre les meurtriers et les victimes, et qui baigne la prison et les murs du palais... Je laisserais après moi des âmes qui ne m'oublieraient pas et qui me vengeraient.

LE DOGE : Si tels sont tes projets et ton pouvoir... pourquoi es-tu venu demander ici justice, étant à la veille de te la rendre toi-même ?

ISRAËL BERTUCCIO : Parce que l'homme qui réclame la protection de l'autorité prouve sa confiance et sa soumission, et ne peut guère être soupçonné du projet de vouloir la détruire. Si j'étais resté trop résigné après le coup que j'ai reçu, mon front chagrin et des menaces à demi prononcées m'auraient désigné à l'inquisition des Quarante ; mais une plainte à haute voix, quelle que soit l'aigreur des paroles qui l'expriment, est peu à craindre et excite peu de soupçons ; d'ailleurs j'avais un autre motif.

LE DOGE : Quel était-il ?

ISRAËL BERTUCCIO : J'avais entendu dire que le Doge était irrité de l'acte des Avogadori qui renvoyaient aux Quarante le jugement de Michel Steno. Je vous avais servi et honoré ; je sentais que vous ne seriez point insulté impunément, étant de cette classe d'esprits qui rendent au décuple le bien et le mal. C'était mon désir de vous sonder et de vous pousser à la vengeance. Maintenant vous savez tout...Que mon danger vous prouve que je dis la vérité.

LE DOGE : Tu as beaucoup hasardé ; mais c'est ce que doivent faire tous ceux qui veulent obtenir beaucoup... Je ne puis te répondre qu'une chose... ton secret est en sûreté.

ISRAËL BERTUCCIO : Est-ce là votre unique réponse ?

LE DOGE : À moins que tu ne me confies tout, quelle autre réponse peux-tu exiger ?

ISRAËL BERTUCCIO : Je voudrais que vous eussiez confiance à celui qui vous livre sa vie.

LE DOGE : Il faut que je connaisse vos plans, vos noms ; on peut augmenter votre nombre et mûrir vos projets.

ISRAËL BERTUCCIO : Nous sommes assez nombreux, vous êtes le seul allié que nous souhaitions.

LE DOGE : Fais-moi connaître vos chefs.

ISRAËL BERTUCCIO : C'est ce que je ferai dès que vous me donnerez une garantie pour le secret que nous vous confierons.

LE DOGE : Où ? et quand ?

ISRAËL BERTUCCIO : Cette nuit je conduirai à votre appartement deux de nos principaux conjurés ; un plus grand nombre ne pourrait y venir sans risque.

LE DOGE : Arrête ! je dois penser à cela... Si j'allais me livrer à vous, et si je sortais du palais...

ISRAËL BERTUCCIO : Vous viendrez seul.

LE DOGE : Mon neveu avec moi.

ISRAËL BERTUCCIO : Non, quand ce serait votre fils...

LE DOGE : Malheureux ! oses-tu nommer mon fils ? Il périt à Sapienza les armes à la main pour cette république ingrate... Ah ! que ne vit-il encore, et que ne suis-je dans la tombe ! ou que n'a-t-il vécu jusqu'à ce que j'y descende ! je n'aurais pas besoin du secours douteux des étrangers.

ISRAËL BERTUCCIO : Il n'est aucun de ces étrangers dont tu doutes qui ne te considère avec les sentiments d'un fils, pourvu que tu leur gardes la foi d'un père.

LE DOGE : Le sort en est jeté ! Où sera le rendez-vous ?

ISRAËL BERTUCCIO : À minuit je serai seul et masqué au lieu qu'il plaira à votre Altesse de me désigner ; je vous y attendrai pour vous conduire à celui où vous recevrez notre hommage et jugerez de nos plans.

LE DOGE : À quelle heure se lève la lune ?

ISRAËL BERTUCCIO : Tard ; mais l'atmosphère est sombre et brumeuse ; le siroco règne.

LE DOGE : À minuit donc, près de l'église où dorment mes pères, et qui porte le double nom des apôtre Jean et Paul, dans l'étroit canal qui est près de ces murs se glissera une gondole armée d'une seule rame : c'est là que tu seras.

ISRAËL BERTUCCIO : Je n'y manquerai pas.

LE DOGE : Maintenant retire-toi.

ISRAËL BERTUCCIO : J'emporte l'espérance que votre Altesse sera constante dans son grand projet. Prince, je prends congé de vous.

Israël Bertuccio sort.

LE DOGE (seul)  : À minuit, près l'église de Saint-Jean et Saint-Paul, où dorment mes nobles aïeux, c'est là que je me rends... Pourquoi ?... afin de tenir conseil, dans les ténèbres, avec de vulgaires conjurés, ligués entre eux pour la ruine de l'État... Et mes pères ne s'élanceront-ils pas des caveaux où furent déposés deux doges qui m'ont précédé, pour m'entraîner avec eux dans la tombe ?... Plût aux cieux qu'ils pussent le faire ! je reposerais, non sans honneur, avec d'honorables ancêtres. Hélas ! je ne dois plus penser à eux, mais à ceux qui m'ont rendu indigne d'un nom aussi glorieux qu'aucun de ceux des consulaires que nous ont laissés les marbres de Rome. Mais je rétablirai ce nom dans son ancien lustre par ma vengeance sur tout ce que Venise renferme de vils citoyens, et par la liberté que je donnerai aux autres ; ou bien je le livrerai à toutes les noires calomnies du temps, qui n'épargne jamais celui qui échoue, mais qui juge les Césars et les Catilina par la véritable pierre de touche du mérite... le succès.

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