SCÈNE PREMIERE : Salle du conseil des Dix, avec les sénateurs qu'ils se sont adjoints pour composer le tribunal qu'on appelait la Junte (Giunta), et qui sont convoqués pour juger Marino Faliero et les autres conjurés accusés de trahison. Gardes, Officiers, etc. , etc. ISRAËL BERTUCCIO et PHILIPPE CALENDARO (enchaînés) ; BERTRAM, LIONI (témoins) etc. , etc. ; le chef des Dix, BENINTENDE.

BENINTENDE : Après la conviction manifeste de leurs attentats multipliés, il ne reste plus qu'à prononcer la sentence de ces hommes endurcis : tâche pénible pour ceux qui interprètent la loi et pour ceux qui les écoutent. Hélas ! pourquoi cette tâche m'est-elle réservée ?... Pourquoi faut-il que le temps de ma charge soit souillé, dans les annales des âges à venir, pour cette noire trahison, ourdie pour la ruine d'un État libre et juste, connu de toute la terre comme le rempart des chrétiens contre les Sarrasins et le Grec schismatique, le sauvage Hun, et le Franc moins barbare ? C'est pour saper le trône d'une ville qui a ouvert à l'Europe les trésors de l'Inde, le dernier refuge des Romains poursuivis par Attila, la reine de l'Océan, la fière rivale de l'orgueilleuse Gênes ; c'est contre une telle cité que des hommes perdus ont risqué leur misérable vie... Qu'ils soient donc puni de mort !

ISRAËL BERTUCCIO : Nous sommes prêts, grâces à vos tortures. Qu'on nous fasse périr.

BENINTENDE : Si vous avez quelque chose à dire qui puisse vous obtenir une diminution de peine, la Junte consent à vous entendre... Si vous avez quelque aveu à faire, voici le moment : peut-être en recueillerez-vous le fruit.

ISRAËL BERTUCCIO : Nous sommes ici pour écouter, et non pour parler.

BENINTENDE : Vos crimes sont suffisamment prouvés par vos complices, et toutes les circonstances qui viennent à l'appui de leur témoignage . Cependant nous voudrions entendre de votre bouche l'aveu de votre trahison sur les bords de ce noir abîme qu'aucun mortel ne doit repasser ; la vérité seule peut vous être utile sur la terre ou dans le ciel : dites-nous donc quel était votre motif.

ISRAËL BERTUCCIO : La justice.

BENINTENDE : Et votre but ?

ISRAËL BERTUCCIO : La liberté.

BENINTENDE : Vous êtes bref, Israël.

ISRAËL BERTUCCIO : Telle est mon habitude ; je fus élevé en soldat, et non en sénateur.

BENINTENDE : Peut-être pensez-vous, par cette brièveté, braver vos juges et retarder la sentence.

ISRAËL BERTUCCIO : Soyez aussi bref que moi, et croyez que je préférerai cette grâce à votre pardon.

BENINTENDE : Est-ce là votre seule réponse au tribunal ?

ISRAËL BERTUCCIO : Allez demander à vos chevalets ce qu'ils ont pu arracher de nous, ou placez-nous-y de nouveau : nous avons encore quelques gouttes de sang ; il reste quelque faible sensibilité dans ces membres déchirés par la torture ; mais vous n'oseriez plus le faire ; car si nous y succombions... et vous ne nous avez laissé que peu de vie pour supporter de nouveaux tourments... si nous y succombions, vous perdriez le spectacle public par lequel vous voulez inspirer la terreur à vos esclaves et confirmer leur servitude ! Mais, quelle que soit notre constance ou notre faiblesse, des gémissements ne sont pas des mots, ni l'agonie un assentiment ; une affirmation n'est pas la vérité, si la nature trop faible force l'âme au mensonge pour obtenir un court répit...

BENINTENDE : Déclarez-nous vos complices ?

ISRAËL BERTUCCIO : Le Sénat.

BENINTENDE : Que voulez-vous dire ?

ISRAËL BERTUCCIO : Demandez-le au peuple souffrant, que les crimes des patriciens ont poussé au crime.

BENINTENDE : Vous connaissez le Doge ?

ISRAËL BERTUCCIO : J'ai servi avec lui à Zara ; dans les champs de bataille ; pendant que vous vous exerciez ici à votre office actuel, nous exposions nos vies, et vous ne hasardiez que la vie des autres par vos accusations ou vos défenses. Du reste, Venise connaît son Doge par ses grandes actions et les insultes du Sénat.

BENINTENDE : Vous avez eu des conférences avec lui ?

ISRAËL BERTUCCIO : Je suis fatigué, plus fatigué de vos questions que de vos tortures : je vous prie d'ordonner notre jugement.

BENINTENDE : Il ne tardera pas... Et vous, Philippe Calendaro, qu'avez-vous à dire pour éviter le dernier supplice ?

CALENDARO : Je ne fus jamais un grand parleur, et il ne me reste rien à dire qui en vaille la peine.

BENINTENDE : Le chevalet pourrait changer encore votre ton.

CALENDARO : Oui, sans doute, il pourrait le changer, et l'a déjà fait ; mais il ne changera pas mes paroles, ou s'il le faisait...

BENINTENDE : Eh bien ?

CALENDARO : Mon aveu dans les tortures sera-t-il admis par la loi ?

BENINTENDE : Assurément.

CALENDARO : Quel que soit celui que j'accuserai de trahison ?

BENINTENDE : Sans doute, il sera mis en jugement.

CALENDARO : Mon témoignage le fera-t-il périr ?

BENINTENDE : Que votre confession soit détaillée et positive, il sera en danger de perdre la vie.

CALENDARO : Prends donc bien garde à toi, orgueilleux président ! Par l'éternité qui s'ouvre devant moi, je jure que toi, toi seul, tu seras dénoncé comme traître sur le chevalet, si l'on m'y étend une seconde fois.

UN MEMBRE DE LA JUNTE : Seigneur président, il vaudrait mieux procéder au jugement ; il n'y a plus rien à tirer de ces hommes.

BENINTENDE : Malheureux coupables, préparez-vous à une prompte mort : la nature de votre crime... la loi... et le péril imminent de l'État, ne vous accordent pas une heure de délai... Gardes, qu'on les emmène ; qu'ils soient exécutés sur le balcon où, le jour de la fête du grand Jeudi, le Doge est placé pour voir le combat des taureaux... que leurs membres palpitants y demeurent exposés à la vue du peuple... et que le ciel ait pitié de leurs âmes !

LA JUNTE : Ainsi soit-il.

ISRAËL BERTUCCIO : Seigneur, adieu ! un même lieu ne nous verra plus ensemble.

BENINTENDE : Et de peur qu'ils ne tentent de soulever la multitude égarée... gardes, que leurs bouches soient bâillonnées même pendant l'exécution. Qu'on les emmène.

CALENDARO : Quoi donc ! ne pourrons-nous même pas dire adieu à un ami affectueux, ni avoir un moment d'entretien avec notre confesseur ?

BENINTENDE : Un prêtre vous attend dans le vestibule ; mais, quant à vos amis, de tels adieux leur seraient pénibles et sans utilité pour vous.

CALENDARO : Je savais que nous étions bâillonnés pendant notre vie, du moins ceux qui n'avaient pas le courage de braver la mort pour exprimer librement leurs pensées ; mais je croyais que, dans le peu d'instants qu'il nous reste, la liberté de discours qu'on accorde aux moribonds ne nous serait refusée... Puisque...

ISRAËL BERTUCCIO : Laisse-les faire, brave Calendaro ! qu'importe quelques paroles de plus ou de moins ? Mourons sans recevoir d'eux la moindre faveur. Notre sang ne s'en élèvera que plus tôt contre eux vers le ciel. Il témoignera contre leurs atrocités bien mieux que ne pourrait le faire un volume composé de nos dernières paroles. Le son de notre voix les fait trembler... Ils redoutent jusqu'à notre silence... Qu'ils vivent dans leurs terreurs !... Laissons-les livrés à leurs pensées, et tournons les nôtres vers le ciel ! Conduisez-nous, gardes, nous sommes prêts.

CALENDARO : Israël, si tu m'avais écouté, il n'en eût point été ainsi, et ce lâche Bertram que je vois pâlir serait...

ISRAËL BERTUCCIO : Silence, Calendaro ! À quoi bon de penser maintenant à cela ?

BERTRAM : Hélas ! je voudrais que vous puissiez mourir en paix avec moi. Je n'ai point cherché à jouer le rôle que je joue, j'y ai été forcé... Dites que vous me pardonnez, quoique je ne puisse jamais trouver mon pardon. Ne me regardez pas avec cet air de courroux.

ISRAËL BERTUCCIO : Je meurs et je te pardonne.

CALENDARO : Je meurs et je te méprise.

Israël Bertuccio et Philippe Calendaro sortent avec les gardes, etc.

BENINTENDE : Maintenant que ces criminels sont jugés, il est temps de prononcer notre sentence contre le plus grand de tous les traîtres connus dans les annales du monde, le doge Faliero ! Les preuves sont suffisantes. Le temps et le crime demandent une prompte procédure : sera-t-il appelé ici pour entendre la lecture de son arrêt ?

LA JUNTE : Oui, oui.

BENINTENDE : Avogadori, ordonnez que le Doge soit introduit dans le conseil.

UN MEMBRE DE LA JUNTE : Et quand se fera le procès des autres conspirateurs ?

BENINTENDE : Quand tous les chefs seront exécutés. Quelques uns ont fui à Chiozza, mais il y a plus de mille soldats à leur poursuite, et nous avons pris sur la terre ferme et dans les îles de telles précautions, que nous espérons qu'aucun de ces coupables ne s'échappera pour aller répéter dans les royaumes étrangers ses perfides accusations contre le Sénat. (Le Doge entre accompagné de gardes, etc.) Doge !... car vous êtes toujours Doge, et la loi vous considère encore comme tel, jusqu'à ce que l'heure soit venue de dépouiller de la toque ducale cette tête qui n'a pu se contenter de l'honneur de porter une couronne plus noble que celle des rois... vous avez conspiré pour renverser vos pairs qui vous ont fait ce que vous êtes, et pour éteindre dans le sang la gloire d'une cité... Mais nous avons déjà mis devant vos yeux dans votre appartement, par l'entremise des Avogadori, toutes les preuves qui témoignent contre vous ; jamais preuves plus terribles ne se sont élevées pour confondre un traître. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?

LE DOGE : Que vous dirais-je, puisque ma défense serait votre condamnation ? Vous êtes en même temps les coupables et les accusateurs, les juges et les bourreaux !... faites ce que vous avez le pouvoir de faire.

BENINTENDE : Vos principaux complices ayant tout avoué, il n'est plus d'espoir pour vous.

LE DOGE : Et qui sont-ils ?

BENINTENDE : Le nombre en est grand, mais le premier est devant vous, Bertram de Bergame... Voulez-vous le questionner ?

Le Doge regarde Bertram avec un air de mépris.

LE DOGE : Non.

BENINTENDE : Deux autres encore, Israël Bertuccio et Philippe Calendaro ont avoué leur complicité avec le Doge.

LE DOGE : Et où sont-ils ?

BENINTENDE : Au lieu du supplice, et maintenant ils répondent au ciel de ce qu'ils ont fait sur la terre.

LE DOGE : Ah ! le Brutus plébéien est-il donc mort, et avec lui l'ardent Cassius de l'arsenal ?... Comment ont-ils supporté leur arrêt ?

BENINTENDE : Pensez au vôtre... il va être prononcé. Vous refusez donc de plaider votre cause ?

LE DOGE : Je ne puis plaider devant mes inférieurs, ni reconnaître que vous ayez le droit légal de me juger... Montrez-moi la loi.

BENINTENDE : Dans les grandes circonstances imprévues, la loi doit être refaite ou amendée. Nos pères n'avaient point fixé de peine pour un crime comme le vôtre, de même que sur les antiques tables de Rome, la sentence contre le parricide avait été oubliée. pouvaient-ils déterminer un supplice pour une chose dont le nom et la pensée n'existaient pas dans leurs nobles cœurs ? Qui aurait pu prévoir que la nature serait assez corrompue pour permettre un attentat comme celui des fils contre leurs pères, et des princes contre leurs royaumes ? Votre forfait nous a fait décréter une nouvelle loi ; elle servira d'exemple aux traîtres d'un rang élevé qui, mécontents de leur sceptre tant qu'il n'est pas converti en glaive à deux tranchants, conspireraient pour parvenir à la tyrannie ! La dignité de Doge ne vous suffisait-elle pas ? Qu'y a-t-il de plus noble que la seigneurie de Venise ?

LE DOGE : La seigneurie de Venise ! Vous m'avez trahi... vous... oui, vous... traître que vous êtes !... J'étais votre égal par la naissance et supérieur à vous par mes actions. Vous m'enlevâtes à mes honorables travaux dans des terres lointaines... à mes travaux sur mer... sur le champ de bataille... et dans les cités... Vous me désignâtes comme une victime à couronner ; mais une victime chargée de liens et traînée à l'autel que seul vous pouviez desservir. Je ne connaissais pas... je ne cherchais pas... je ne désirais pas... je ne songeais pas à mon élection quand elle me parvint à Rome, et j'obéis ; mais à mon arrivée je trouvai qu'outre la vigilance jalouse qui vous faisait traverser les meilleures intentions de votre souverain, vous aviez profité de l'interrègne de mon voyage pour mutiler encore le peu de privilèges laissés au Doge de Venise. Je supportai tout cela, et je l'aurais toujours supporté, si mes foyers domestiques n'avaient été souillés par la flétrissure de votre licence ; et je vois parmi vous le lâche débauché... juge digne d'un tel tribunal.

BENINTENDE (l'interrompant)  : Michel Steno est ici en vertu de sa charge, comme membre des Quarante ; les Dix ayant demandé au Sénat une Junte de patriciens pour nous aider dans un procès difficile et nouveau jusqu'à présent, il a été absous de la peine prononcée contre lui, parce que le Doge, qui devait protéger les lois, cherchant à les abolir, ne peut exiger qu'on punisse les autres par les statuts qu'il nie et viole lui-même !

LE DOGE : Lui puni !... j'aime mieux le voir là sur son siège, se rassasier de ma mort, que soumis à cette peine dérisoire que votre perfide apparence de justice avait prononcée contre lui. Quelque lâche que fût son crime, il est innocent, comparé à ses protecteurs.

BENINTENDE : Comment se peut-il que l'auguste Doge de Venise, chargé du poids d'une vie octogénaire et de tant d'honneurs, ait laissé sa fureur, comme celle d'un enfant, dompter tout sentiment, toute sagesse et toute crainte, parce qu'il a été provoqué par l'offense d'un jeune homme ?

LE DOGE : Une étincelle produit la flamme ; c'est la dernière goutte qui fait déborder la coupe, et la mienne était déjà pleine. Vous opprimiez le prince et le peuple. J'ai voulu délivrer l'un et l'autre et j'ai échoué. Le prix du succès aurait été la gloire, la vengeance, la victoire. Venise aurait rivalisé dans l'histoire avec la Grèce et Syracuse, quand elles furent délivrées et florissantes pendant des siècles, et mon nom eût été mis à côté de ceux de Gélon et de Thrasibule. Déçu dans mon espoir, je sais que la peine du vaincu est l'infamie et la mort pour le présent ; l'avenir nous jugera, quand Venise ne sera plus, ou qu'elle sera libre : jusqu'alors le vérité restera muette. N'hésitez pas : je n'aurais point eu de pitié ; je n'en demande aucune. Ma vie a été jouée contre un hasard dangereux : j'ai perdu ; satisfaites-vous. Je serais resté seul au milieu de vos tombeaux ; vous pouvez accourir au mien et le fouler aux pieds, comme vous avez foulé mon cœur pendant que j'ai vécu.

BENINTENDE : Vous avouez donc et vous reconnaissez la justice de notre tribunal ?

LE DOGE : J'avoue que je n'ai pas réussi. La fortune est femme : depuis ma jeunesse elle m'avait comblé de ses faveurs ; ma faute a été d'espérer qu'elle daignerait encore sourire à mes cheveux blancs.

BENINTENDE : Vous ne réclamez donc en rien contre notre équité ?

LE DOGE : Nobles vénitiens, ne m'irritez pas par vos questions. Je suis résigné à tout ce qu'il y a de pire ; mais il y a encore dans mes veines quelques gouttes du sang de ma jeunesse, et je ne suis pas d'une patience à l'épreuve. Je vous prie de m'épargner un interrogatoire qui ne sert qu'à changer un procès en débats. Tout ce que je répondrais ne pourrait que vous offenser et plaire à vos ennemis... nombreux déjà comme une armée. Il est vrai que ces sombres murailles n'ont point d'écho... mais les murailles ont des oreilles... bien plus, elles ont des langues ; et si la vérité n'a pas d'autre moyen de franchir cette enceinte, vous-mêmes, vous qui me condamnez, vous qui ne craignez et m'immolez, vous ne pourriez conserver en silence jusqu'au tombeau ce que vous entendriez de moi. Le secret, quel qu'il fût, serait trop fort pour vos âmes : laissez-le donc dormir dans la mienne, à moins que vous ne vouliez aller au-devant d'un danger qui serait le double de celui auquel vous échappez. Telle serait ma défense, si j'avais le projet et le temps de la rendre fameuse ; car les paroles de la vérité sont des choses, et celles des hommes mourants leur survivent et les vengent souvent. Laissez les miennes ensevelies dans mon sein, si vous désirez me survivre. Acceptez cet avis salutaire, et, quoique trop souvent vous ayez troublé ma vie en excitant ma fureur, laissez-moi mourir en paix... vous pouvez m'accorder cette faveur... Je ne nie rien... Je ne me défends en rien... je ne vous demande rien que mon silence et l'arrêt de la cour.

BENINTENDE : Cet aveu nous épargne la dure nécessité d'employer la torture pour arracher de vous toute la vérité.

LE DOGE : La torture ? vous m'y avez déjà mis journellement depuis que je suis Doge ; mais si vous voulez ajouter la torture corporelle, vous le pouvez ; ces membres affaiblis par l'âge céderont à l'impression déchirante du fer : mais il y a quelque chose dans mon cœur qui sera plus fort que vos chevalets.

Un officier entre.

L'OFFICIER: Nobles vénitiens, la dogaresse Faliero demande à être introduite en présence de la Junte.

BENINTENDE : Parlez, pères conscrits, sera-t-elle admise ?

UN MEMBRE DE LA JUNTE : Elle peut faire des révélations importantes pour l'État ; ce motif doit nous faire écouter favorablement sa requête.

BENINTENDE : Est-ce la volonté unanime ?

TOUS : Oui.

LE DOGE : Ô lois admirables de Venise, qui font comparaître la femme, dans l'espoir qu'elle pourra témoigner contre son époux ! Quelle gloire pour les chastes dames de Venise ! Mais des hommes habitués à blasphémer contre toute espèce d'honneur, des hommes comme ceux qui siègent dans cette cour, font bien de suivre leur vocation. Maintenant, lâche Steno, si cette femme montre de la faiblesse, je te pardonne ton imposture, ma vengeance déçue, ma mort violente, et ta méprisable vie.

La dogaresse entre.

BENINTENDE : Madame, ce tribunal équitable a résolu de vous accorder votre demande, quelque étrange qu'elle soit, et de vous prêter une oreille attentive, avec le respect dû à vos aïeux, à votre rang et à vos vertus. Mais vous pâlissez... Soutenez la dogaresse ; qu'on avance un siège.

ANGIOLINA : Ce n'est qu'un moment de faiblesse... il est passé... Pardonnez-moi ; je ne m'assieds point en présence de mon époux et de mon prince, quand lui-même est debout.

BENINTENDE : Que désirez-vous, madame ?

ANGIOLINA : Des bruits étranges, mais véritables, si mes yeux et mes oreilles ne me trompent point, sont venus à mon oreille ; je viens pour connaître la vérité, fût-elle pire encore. Excusez la précipitation de ma démarche. Est-il... Je ne puis parler... je ne sais comment exprimer ma question... Mais vous y répondez d'avance en détournant les yeux et par l'air sinistre de vos visages... O Dieu ! c'est le silence de la tombe.

BENINTENDE (après un moment de silence)  : Épargnez-nous, épargnez-vous à vous-même la répétition de ce qui a été un devoir pour nous envers le ciel et les hommes... un devoir terrible, mais inexorable.

ANGIOLINA : Parlez toujours : je ne puis... je ne puis... non, je ne puis le croire, même à présent... Est-il condamné ?

BENINTENDE :Hélas !

ANGIOLINA : Était-il coupable ?

BENINTENDE : Madame, le trouble naturel de vos idées dans un moment semblable doit vous faire pardonner cette question ; en toute autre circonstance, un doute pareil élevé contre un tribunal juste et souverain serait un crime. Mais interrogez le Doge lui-même, et s'il peut nier les preuves qui l'accablent, croyez-le innocent comme votre propre cœur.

ANGIOLINA : Est-il vrai ?... mon seigneur ... mon souverain... l'amide mon pauvre père... O toi, si grand dans le champ de bataille, si sage dans le conseil, donne un démenti à cet homme !...Tu gardes le silence ?

BENINTENDE : Il a déjà fait l'aveu de son crime ; et, comme vous voyez, il ne le nie pas maintenant.

ANGIOLINA : Oui... mais il ne doit pas mourir ! Épargnez le peu d'années qui lui restent ; la douleur et la honte les auront bientôt abrégées. Un jour de crime sans succès ne saurait effacer six lustres de glorieux exploits.

BENINTENDE : Son arrêt doit être exécuté sans délai et sans rémission... c'est un décret prononcé.

ANGIOLINA : Il a été coupable ; mais il y a encore la clémence.

BENINTENDE : La clémence ici blesserait la justice.

ANGIOLINA : Hélas ! seigneur, celui qui n'est que juste est cruel : qui vivrait sur la terre, si tous les hommes étaient jugés avec justice ?

BENINTENDE : Son supplice fait le salut de l'État.

ANGIOLINA : Pendant qu'il fut sujet de l'État, il l'a servi avec honneur : il fut général, et il sauva Venise ; il est votre souverain, il a gouverné la république.

UN MEMBRE DU CONSEIL : Il est un traître, et il a trahi l'État.

ANGIOLINA : Oui, et sans lui il n'y aurait plus d'État à sauver ou à détruire ; et vous qui siégez ici pour prononcer la sentence de mort de votre libérateur, vous gémiriez en ramant dans une galère turque, ou, chargés de chaînes, vous exploiteriez les mines des Huns.

UN MEMBRE DU CONSEIL : Non, madame ; il est d'autres citoyens qui périraient plutôt que de vivre esclaves.

ANGIOLINA : S'il en est dans cette enceinte, tu n'es pas du nombre ; les vrais braves sont généreux pour les vaincus... N'est-il plus d'espoir ?

BENINTENDE : Madame, il ne peut plus y en avoir.

ANGIOLINA (se retournant vers le Doge)  : Meurs donc, Faliero, puisque cela doit être ! meurs avec le courage de l'ami de mon père. Tu as été coupable d'une grande faute, à demi effacée par la dureté de ces hommes. Je les aurais implorés... je les aurais suppliés comme fait le pauvre affamé pour mendier son pain... j'aurais pleuré comme ils pleureront pour obtenir la clémence du ciel, qui leur fera la réponse qu'ils me font... Mais ces prières et ces larmes eussent été indignes de ton nom et du mien, et la cruauté qui respire dans leurs yeux glacés m'annonce qu'une fureur inexorable consume leurs cœurs. Brave donc ta destinée comme un prince doit le faire.

LE DOGE : J'ai vécu trop longtemps pour ne pas savoir mourir : tes prières adressées à de tels hommes seraient écoutées comme les plaintes de l'agneau par le boucher, ou le cri des matelots par le gouffre qui va les engloutir. Je ne voudrais pas être redevable, même d'une vie éternelle, à ces misérables dont j'ai tenté d'affranchir le peuple opprimé.

MICHEL STENO : Doge, je désire te parler un moment, ainsi qu'à cette noble dame que j'ai cruellement offensée. Plût au ciel que la douleur, la honte ou le repentir que j'éprouve fussent capables d'anéantir le passé inexorable. Mais puisque cela ne se peut, disons-nous du moins adieu en chrétiens, et séparons-nous en paix. C'est avec un cœur contrit que j'implore non votre pardon, mais votre pitié, et que j'offre pour vous à Dieu mes prières, quelque faibles qu'elles soient.

ANGIOLINA : Sage Benintende, aujourd'hui premier juge de Venise, c'est à toi que je m'adresse pour répondre à ce seigneur. Apprends au débauché Steno que jamais les infâmes paroles d'un homme tel que lui n'ont excité dans le cœur de la fille de Loredano d'autre sentiment que la pitié d'un moment. Plût au ciel que d'autres n'eussent eu pour lui que le mépris ! Je préfère mon honneur à un milliers de vies qu'on ajouterait au nombre de mes jours ; mais je ne voudrais pas qu'un seul homme perdît la sienne pour avoir attaqué ce qui est au-dessus de toute puissance humaine... la conscience de la vertu, qui ne demande sa récompense qu'à elle-même et non à ce qu'on appelle une bonne renommée. Les mensonges de Steno firent sur moi l'effet du vent sur un rocher. Mais hélas ! il est des esprits plus irritables sur qui de tels outrages tombent comme l'ouragan sur les flots... Il est des âmes à qui l'ombre du déshonneur paraît plus terrible que la mort dans ce monde et l'éternité dans l'autre... des hommes dont le seul défaut est de tressaillir aux railleries du vice ; des hommes qui, à l'épreuve des séductions des plaisirs et des tortures de la douleur, deviennent faibles quand le nom sur lequel ils élevaient leurs espérances est exposé à un souffle impur, et qui sont jaloux comme l'aigle sur son aire. Puisse ce que nous voyons aujourd'hui être une leçon pour les misérables qui dans leur dépit se jouent à des êtres d'un ordre supérieur ! Des insectes ont excité la rage du lion ; une flèche au talon renversa le plus brave des héros ; le déshonneur d'une femme fut la ruine de Troie; le déshonneur d'une femme expulsa pour jamais les rois de Rome ; un époux outragé introduisit les Gaulois à Clusium, et de là à Rome, qui périt pour un temps ; un geste obscène coûta la vie à Caligula, dont l'univers avait jusqu'alors supporté les cruautés ; l'injure d'une vierge fit de L'Espagne une province maure, et la calomnie de Steno, contenue en deux lignes infâmes, a décimé Venise, mis en péril un sénat qui a huit siècles d'antiquité, détrôné un prince, tranchée sa tête dépouillée du diadème, et forgé de nouveaux fers à un peuple malheureux. Que le misérable, tel que la courtisane qui livra Persépolis aux flammes, soit fier de ce qu'il a causé, si cela lui plaît... c'est un orgueil digne de lui. Mais qu'il n'insulte point par ses prières la dernière heure de celui qui fut un héros, quelque chose qu'il soit aujourd'hui ; rien de bon ne peut venir d'une pareille source ; nous ne voulons rien avoir de commun avec lui, ni à présent, ni jamais. Nous le laissons à lui-même, à son cœur, abîme de lâcheté. On pardonne aux hommes, et non aux reptiles... Nous n'avons pour Steno ni pardon ni ressentiment : des êtres comme lui doivent blesser de leur langue venimeuse, et les hommes vertueux en souffrir; c'est la loi de la vie. L'homme qui meurt par la morsure de la vipère peut bien écraser le reptile, mais il ne ressent aucune colère. Le ver obéit à son instinct ; et il est des hommes qui méritent ce nom mieux que ceux qui vivent des dépouilles de la tombe.

LE DOGE (à Benintende)  : Seigneur, achevez de remplir ce que vous croyez votre devoir.

BENINTENDE : Avant de remplir ce devoir, nous voudrions prier la princesse de se retirer. Il lui serait trop douloureux d'en être témoin.

ANGIOLINA : Je le sais, et cependant je dois le souffrir, car c'est aussi une partie de mon devoir à moi... Je ne quitterai que par la force le côté de mon époux... Poursuivez ! ne craignez ni soupirs, ni cris, ni larmes : mon cœur peut se briser, mais il sera muet... Parlez, j'ai dans moi le courage de tout surmonter.

BENINTENDE : Marino Faliero, Doge de Venise, comte de Val-di-Marino, sénateur, et pendant quelque temps général de la flotte et de l'armée, noble vénitien, plusieurs fois chargé par l'État d'emplois importants jusqu'au plus élevé de tous, écoute ta sentence... Convaincu par les preuves, les témoins et tes propres aveux, d'un crime de haute trahison inouï jusqu'à ce jour... tu subiras la peine de mort. Tes biens sont confisqués au profit du trésor ; ton nom est rayé des annales de l'État, excepté le jour où nous célébrerons notre délivrance miraculeuse. Tu seras placé dans nos calendriers avec les tremblements de terre, la peste, les guerres étrangères, le grand ennemi des hommes, enfin tous les fléaux, et comme l'objet d'un sacrifice de reconnaissance pour remercier le ciel d'avoir préservé de tes projets sacrilèges notre vie et notre patrie. La place où, en ta qualité de Doge, tu devrais avoir ton image avec celles de tes illustres prédécesseurs, restera vacante, et sera couverte d'un voile noir sous lequel seront gravés ces mots : « C'est ici la place de Marino Faliero, décapité pour ses crimes. »

LE DOGE : Quels crimes ? Ne serait-il pas mieux d'y retracer les faits, afin que celui qui les lirait pût approuver ou du moins apprendre le motif de ces crimes. Quand un étranger verra qu'un Doge a conspiré, qu'il sache pourquoi... C'est là votre histoire.

BENINTENDE : Le temps y répondra : nos fils jugeront le jugement de leurs pères que je viens de prononcer... Revêtu comme Doge du manteau ducal, tu seras conduit au palier de l'escalier du Géant, où nos princes sont investis de leur dignité ; et là, après avoir été dépouillé de la couronne ducale au lieu où elle te fut donnée jadis, tu auras la tête tranchée... Que le ciel ait pitié de ton âme !

LE DOGE : Est-ce la sentence de la Junte ?

BENINTENDE : Oui.

LE DOGE : Je l'accepte... Et quand sera-t-elle exécutée ?

BENINTENDE : Sans aucun délai... Fais ta paix avec Dieu ; dans une heure tu seras en sa présence.

LE DOGE : J'y suis déjà ; et mon sang montera vers son trône avant les âmes de ceux qui l'auront répandu... Toutes mes terres sont-elles confisquées ?

BENINTENDE : Oui... ainsi que tes trésors et tes joyaux, excepté deux mille ducats dont tu peux disposer.

LE DOGE : Cette clause est dure... J'aurais voulu réserver mes terres près de Trévise, dont je fus investi par Laurence, comte-évêque de Ceneda, comme d'un fief perpétuel transmissible à mes héritiers. J'aurais voulu, dis-je, les partager entre mon épouse et mes parents, et j'aurais fair à Venise l'abandon de mes palais et de mes trésors.

BENINTENDE : Tes parents sont sous l'interdiction de l'État ; leur chef, ton neveu, risque de perdre la vie ; mais pour le moment le Conseil diffère son procès. Si tu veux faire une donation à ta veuve, ne crains rien, nous lui rendrons justice.

ANGIOLINA : Seigneur, je ne partage point ses dépouilles avec vous. Sachez que dès ce jour j'appartiens à Dieu seul, et je vais chercher un refuge dans le cloître.

LE DOGE : Allons ! cette heure qui me reste peut être pénible, mais elle finira... Ai-je encore quelque chose à souffrir avant la mort ?

BENINTENDE : Vous n'avez plus qu'à vous confesser et à mourir. Le prêtre est revêtu de ses habits sacerdotaux, la hache est nue, l'un et l'autre vous attendent... Mais surtout ne songez pas à haranguer le peuple ; il accourt en foule aux portes, mais elles sont fermées. Les Dix, les Avogadori, la Junte, et les chefs des Quarante seront seuls spectateurs de votre mort, et ils sont prêts à escorter le Doge.

LE DOGE : Le Doge ?

BENINTENDE : Oui, Faliero, le Doge ; tu as vécu et tu mourras souverain ; jusqu'au moment qui précédera le coup de la hache, ta tête et ta couronne ducale resteront unis. Tu as oublié ta dignité en daignant conspirer avec des traîtres vulgaires ; nous ne voulons pas l'oublier, nous qui reconnaissons le prince, même en le punissant. Tes vils complices ont péri de la mort des dogues et des loups ; mais toi, tu succomberas comme succombe le lion au milieu des chasseurs assez fiers pour le plaindre et pour gémir sur sa mort inévitable qu'a provoquée sa fureur sauvage et royale. Nous te laissons maintenant le loisir de te préparer. Hâte-toi, car bientôt nous viendrons nous-mêmes te conduire au lieu où nous te fûmes naguère unis comme tes sujets et ton sénat... et où nous te dirons adieu sans cesser de l'être... Gardes, escortez le Doge jusqu'à son appartement.

Ils sortent.

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