LE DOGE : Maintenant que le prêtre est parti, il serait inutile de vouloir prolonger de quelques minutes l'heure qui m'a été accordée... Encore une douleur cruelle, celle de te dire adieu, et j'aurai tout terminé avec le temps.
ANGIOLINA : Hélas ! et c'est moi qui en suis la cause innocente ; ce funeste mariage, cette union de deuil que ta complaisance pour la volonté de mon père te fit promettre sur son lit de mort, voilà ce qui te coûte la vie.
LE DOGE : Cesse de le croire. Il y a toujours eu dans mon âme le pressentiment de quelque grand revers ; ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'il ne se soit réalisé qu'aujourd'hui... Cependant mon sort m'avait été prédit.
ANGIOLINA : Comment ! prédit ?
LE DOGE : Il y a longtemps... si longtemps que l'époque en est douteuse dans ma mémoire ; mais elle est conservée dans nos annales ! Lorsque, jeune encore, je servais le sénat et la république comme podestat et capitaine de la ville de Trévise, le jour d'une solennité, le prélat qui portait la sainte hostie excita mon imprudente colère par un retard prolongé et par la réponse insolente qu'il fit à mes reproches. Je levai le bras, et, le frappant, je le fis chanceler sous son saint fardeau. En se relevant il porta vers le ciel sa main tremblante d'une pieuse colère, puis me montrant du doigt l'hostie tombée par terre, il se tourna vers moi et me dit : « L'heure viendra où celui que tu as renversé te renversera ; la gloire abandonnera ta maison, la sagesse chancellera dans ton âme, et, alors que ton esprit sera dans toute sa maturité, une folie du cœur s'emparera de toi. Les passions te déchireront lorsqu'elles cessent d'exister chez les hommes ou se changent en vertus. La dignité qui couronne les autres têtes n'ornera la tienne que pour te la faire trancher ; les honneurs ne seront pour toi que les hérauts de la destruction ; tes cheveux blancs t'annonceront la honte et la mort, mais une autre mort que celle qui convient à un vieillard... » Il dit, et poursuivit sa marche... L'heure est venue.
ANGIOLINA : Ne pouviez-vous pas, après cet avis, chercher à éloigner le moment fatal, et réparer votre faute par le repentir ?
LE DOGE : J'avoue que ces paroles pénétrèrent mon cœur si vivement que je me les rappelais au milieu du tumulte de la vie comme si elles m'étaient répétées par la voix d'un spectre dans un songe surnaturel. Je me repentis, mais je ne sus point prendre une résolution déterminée : je ne pouvais empêcher ce qui devait être, et je n'aurais pas voulu en avoir peur... Bien plus, tu n'as pas oublié ce dont chacun se souvient, que le jour où je débarquai ici comme doge, à mon retour de Rome, un nuage d'une épaisseur inusitée précéda le Bucentaure comme la colonne de vapeur qui guida Israël hors de l'Égypte ; le pilote s'égara, et, au lieu de toucher à la rive della Paglia, il nous fit aborder entre les piliers de Saint-Marc, où, selon un antique usage, on met à mort les criminels d'État... Tous les citoyens de Venise frissonnèrent à ce présage.
ANGIOLINA : Ah ! que sert-il de rappeler maintenant de telles choses ?
LE DOGE : Je trouve un sorte de consolation à penser que tout ce qui m'arrive est l'œuvre du destin ; car j'aimerais mieux céder à des dieux qu'à des hommes ; j'aimerais mieux me réfugier dans la fatalité que de croire que ces patriciens soient autre chose que les aveugles instruments d'un pouvoir tout-puissant. Eux qui pour la plupart sont aussi méprisables que la poussière... Par eux-mêmes pourraient-ils vaincre celui qui a si souvent vaincu pour eux ?
ANGIOLINA : Employez les minutes qui vous restent à des pensées plus consolantes, et soyez en paix avec ces misérables pour prendre votre essor vers le ciel.
LE DOGE : J'ai fait ma paix avec eux ; je le dois à la certitude qu'un jour viendra où les enfants de leurs enfants, cette superbe cité, ces flots d'azur et tout ce qu'il y a ici de grand et de splendide ne sera plus que ruines, l'objet des malédictions et des railleries des peuples de la terre, une Carthage , une Tyr, une Babel de l'océan.
ANGIOLINA : Cessez de parler ainsi ; le flot des passions vous couvre jusqu'à vos derniers instants ; vous vous abusez vous-même, et vous ne pouvez nuire à vos ennemis... Soyez plus calme.
LE DOGE : Je suis déjà dans l'éternité, je vois dans l'éternité, oui, aussi certainement que je vois ton doux visage que bientôt je ne verrai plus ; je distingue dans l'avenir les jours dont je menace ces murs ceints par les flots et ceux qui les habitent.
Un garde s'avance.
LE GARDE : Doge de Venise, les Dix attendent votre Altesse.
LE DOGE : Adieu donc, Angiolina ! Un dernier baiser... Pardonne au vieillard qui a été pour toi un époux tendre, mai fatal... Chéris ma mémoire... je n'en demanderais pas tant si je vivais encore ; mais tu peux me juger plus favorablement, en voyant que toutes mes mauvaises pensées sont calmées... De mes longues années, de ma gloire, de mes trésors, de ma puissance et de mon nom, choses qui généralement laissent quelques fleurs même sur la tombe, il ne me reste rien, par même un peu d'amour, d'amitié ou d'estime... pour composer une épitaphe, monument de la vanité de ma famille. Dans une heure j'ai détruit toute ma vie passée ; j'ai survécu à tout, excepté à ton cœur si pur, si généreux, si tendre ; à ton cœur qui gémira souvent encore dans sa douleur inconsolable, mais sans vaines clameurs... Tu pâlis !... Hélas ! elle s'évanouit, elle ne respire plus ; son cœur cesse de battre... Gardes ! venez à son secours... Je ne puis la quitter ainsi ; et cependant quittons-la, puisque chaque moment de cette mort passagère lui épargne une angoisse déchirante... Avant qu'elle soit revenue à la vie, je serai avec l'Eternel... Appelez ses femmes... Regardons-la encore une fois... Que sa main est froide ! La mienne sera glacée ainsi avant qu'elle revienne à elle... Oh ! prenez d'elle un tendre soin, et recevez mes dernières actions de grâces... Je suis prêt.
Les suivantes d'Angiolina entrent et entourent leur maîtresse évanouie. Le Doge sort accompagné de gardes.