I Cinq ans après

Depuis une heure qu’elle guettait derrière la porte afin d’ouvrir, Hélène ne savait plus que croire. La nuit entière s’était passée dans cette attente. La malheureuse n’avait pas fermé l’œil un instant et maintenant, chaussée, tout habillée, elle tournait entre les murs du vestibule orné de masques, de faïences chinoises, de sabres à fourreau et à poignée d’ivoire ou bien, gagnée par une angoisse trop forte, elle sentait le plancher se dérober sous ses pas et devait tristement alors s’asseoir sur le coffre à panneaux Renaissance autrefois ramené de Bretagne et que tout le monde dans la famille savait faux. Le dessus de ce coffre était garni d’un velours rouge râpé, retenu au bois noir par des clous oxydés à tête ronde. Il ressemblait à ces meubles qu’on trouve chez certains dentistes ou docteurs de quartier qui pensent produire sur leur clientèle une puissante impression. Or Maurice Marrières n’exerçait aucune de ces deux professions. Tandis que sa femme s’occupait de courtages d’assurances dans la compagnie que dirigeait André Sorbier, il négociait des autos, neuves ou d’occasion, mais son goût le portait à s’entourer d’objets rares, surprenants, grimaçants – presque étranges – ainsi qu’en témoignaient les deux vitrines de la salle à manger et, dans son cabinet, les étagères de la bibliothèque encombrées de poteries, d’animaux et de personnages archaïques, en terre brute, de la dynastie Han. Ces pièces constituaient la partie de ce que ses beaux-frères, Jacques et Adrien Bazanges, appelaient avec une nuance d’ironie, la « collection ». On avait relégué, dans l’entrée, les achats du début, alors que, sans grande compétence, Maurice s’était maintes fois laissé tenter par le prix modique d’un bibelot plus que par sa valeur. Ce temps remontait aux années d’avant guerre qui précédaient l’époque de son mariage avec Hélène. Celle-ci était alors presque une enfant. Puis la guerre avait pris fin et M. Bazanges père avait un beau jour invité à dîner Marrières qui venait de lui faire acheter une voiture américaine dans de telles conditions que le vendeur méritait de ne plus être exclusivement traité comme un marchand.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit Hélène.

Elle évoqua sa première rencontre avec Maurice, se rappela l’effet qu’il avait instantanément produit sur elle et se demanda s’il rentrerait bientôt. La peur qu’il eût décidé de descendre à l’hôtel l’affola. Hélène crut que ses forces allaient la trahir. Elle appuya la tête contre la cloison, ferma les yeux et demeura ainsi plusieurs minutes. Pourtant André Sorbier, l’ami qui était allé le chercher en voiture, aurait téléphoné si Maurice au dernier moment s’était refusé à regagner son domicile. Sorbier était un garçon sûr, honnête, de bon conseil ; il avait jadis bien essayé de devenir l’amant d’Hélène mais celle-ci avait manœuvré assez habilement pour conserver son amitié.

« … Non, se dit-elle. En admettant que Maurice ait eu cette idée, André ne l’aurait pas laissé faire. Pauvre André ! »

Entre elle et lui, rien ne subsistait des tentatives qu’il avait multipliées pour la séduire. Cependant il savait que Maurice possédait une maîtresse mais, par délicatesse, il ne s’était jamais permis la plus vague allusion. La liaison de Maurice était pourtant connue : elle avait duré près d’un an. Puis il en avait eu une seconde jusqu’à ce que la jeune femme se fût consolée de cet abandon, en sortant à peu près chaque soir avec une ancienne amie de pension que son mari menait partout. Hélène avait d’abord pensé, naïvement, qu’elle donnerait à réfléchir à Maurice par cette nouvelle manière de vivre, mais il ne s’en était point soucié. Au fond, c’était sa faute si tout ce qui avait ensuite eu lieu s’était produit. Ils n’avaient pas d’enfants. Ils menaient, aussitôt réunis, une existence banale, hostile, abominable qui leur pesait comme un fardeau. Hélène n’en voulait point à Maurice de la tromper : elle avait beaucoup plus souffert dans sa vanité de femme que dans ses sens.

Longtemps, elle avait cru ne rien avoir d’une amoureuse. Elle pensait être plutôt une mère manquée, une créature qui attendait de la vie des joies paisibles, bourgeoises. Mais un beau jour, sans même s’en rendre compte, elle avait subi une brusque transformation. Car Hélène pouvait plaire : elle ne l’ignorait point. Dans les boîtes où le mari de son amie la conduisait après le spectacle, des voisins de table l’invitaient à danser. Elle ne dansait pas mal et s’animait parfois soudain entre les bras d’un homme qui croyant l’avoir troublée lui demandait pour le lendemain rendez-vous.

Blonde, tirant sur le roux, les yeux à la fois clairs et profonds, timide, hésitante, elle se parait d’un charme discret dont la réserve cédait d’ailleurs assez vite pour laisser apparaître sa véritable nature. Alors Hélène n’eût pas été loin de perdre la tête, mais la peur qu’elle avait de se trouver si différente de la femme qu’elle pensait être, l’aidait à se ressaisir. À trente-deux ans, elle n’avait encore été la maîtresse de personne et lorsque son amie Fabienne l’interrogeait sur certains de ces détails précis, qui forment le fond de la plupart des confidences féminines, elle rougissait sottement puis avouait son ignorance.

– Pourquoi danses-tu ? ripostait Fabienne. Moi, je devine toujours quand un homme va me plaire.

– Et ensuite ?

Fabienne la regardait d’un air d’écrasante supériorité, laissait entendre un petit rire et changeait de conversation.

Néanmoins, c’est un soir qu’elles étaient ensemble que Roger, le mari de Fabienne, leur présenta un jeune peintre et, littéralement, Fabienne l’accapara. Il habitait rue de Vaugirard, au fond de l’impasse Ronsin, un atelier dans une vague cité d’artistes. Grand, blond, musclé, hâlé, sportif, Georges Bardou n’était point un sentimental. Son art lui ressemblait : il respirait la hâte physique, brutale, la vigueur, la fougue.

– Georges ! prononça rêveusement Hélène.

En entendant sa propre voix, elle eut comme la sensation d’un vide qui se creusait au-dessous d’elle et se tut, effrayée, se passa douloureusement la main sur le visage. Qu’est-ce qui l’avait prise d’articuler ce nom ? C’était horrible. Elle voulut se lever du coffre et fut obligée avant d’y parvenir de s’appuyer longuement au mur. Mais l’impression du vide ne se dissipait pas : elle s’aggravait d’un morne et grandissant vertige.

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! répéta-t-elle… il ne faut pas… Je ne veux pas. Non. Plus jamais. Jamais. Si Maurice me voit ainsi… S’il comprend que…

À cet instant, en bas, le bruit sourd de la grille de l’ascenseur que quelqu’un venait de rabattre, avant de mettre le mécanisme en marche, l’atteignit tel un coup dans le ventre. Elle porta les mains à son ventre, cessa de respirer. Le glissement, sur les montants huilés, de la cage de fer, s’éleva comme une voix prisonnière et emplit la jeune femme d’un atroce, d’un monstrueux effroi. Cette voix gagnait l’immeuble, le pénétrait de sa vibration chantante et prolongée que des craquements, à chaque étage, rendaient plus redoutable. Hélène alla jusqu’à la porte et se tint prête. Une sueur d’angoisse la couvrait tout entière. Comment ouvrirait-elle ? Comment accueillerait-elle Maurice ? Dans quel état le verrait-elle apparaître ? Mais l’ascenseur passa le palier. Hélène l’entendit s’arrêter au quatrième puis redescendre. Hébétée, les genoux se dérobant sous elle, la malheureuse rassembla comme elle put ses forces et se dirigea vers l’office.

Yvonne ! appela-t-elle très haut ainsi qu’on crie au secours la nuit, veux-tu me dire l’heure ?

Yvonne surgit dans le couloir ; elle aussi était habillée et chaussée. Elle avait même cet air digne, légèrement revêche qu’elle arborait quelques années auparavant, à l’époque où la situation de fortune des Marrières, que n’avait point encore touchée le krach des valeurs bancaires, leur permettait de donner des réceptions, de grands dîners. Petite, robuste, active, elle correspondait en tous points au type de la vieille servante, bougon mais économe, tyrannique mais dévouée qu’on trouve encore dans certaines familles qu’elles gouvernent à leur gré. Yvonne néanmoins offrait une particularité qui consistait en un duvet très apparent dont sa lèvre supérieure et son menton étaient ombrés. Aussi les frères d’Hélène qu’elle avait élevés l’appelaient-ils Moustache sans que l’excellente femme se fût jamais plainte, une fois, de ce sobriquet.

– Eh bien ! quelle heure ? répéta sèchement Hélène.

– Mais c’est la demie.

– Comment ?

– Passée de cinq, oui, Madame, précisa Moustache. Monsieur n’est pas là ? Dites donc, il se fait désirer.

– Garde tes réflexions pour toi.

– Bah ! c’est comme tous les hommes ! Pourtant, continua la domestique avec un fort accent aveyronnais, j’admets que Madame s’énerve. À sa place, je ne sais pas si… Mais tout de même, Madame n’a qu’à penser que Monsieur est sûrement trop heureux de retrouver son chez soi pour se mettre en retard. C’est là-bas qu’on l’aura retenu ! Madame est bien sûre que c’était aujourd’hui ?

Dédaignant de répondre, Hélène rebroussa chemin et Moustache, enhardie par le désarroi de sa maîtresse, s’apprêtait à la suivre.

– Non, reste chez toi et n’en sors pas surtout ! intima cette dernière. Je tiens à être seule.

– Ah ! bon.

– Cela vaut mieux, expliqua posément Hélène qui voulut corriger par une intonation moins dure ce que son refus pouvait offrir de désobligeant. Allons !… tu m’as comprise ?

Moustache, en bougonnant, regagna la cuisine et s’y enferma d’un double tour de clef pour montrer sa mauvaise humeur.

– Cette fille ! soupira Hélène découragée. La ficher une bonne fois dehors. C’est tout ce qu’elle mérite ! Je suis trop bonne… trop faible… A-t-on idée !…

Mais elle n’y songeait plus déjà. L’image de Maurice dans l’ascenseur, d’un Maurice qu’elle reconnaîtrait à peine, hautain, crispé, désagréable, s’empara violemment de son esprit et elle prêta l’oreille de crainte de n’avoir point perçu, durant les propos échangés avec Yvonne, le heurt massif de la grille de fer et l’ébranlement de l’appareil… Non… Tout demeurait calme dans la maison. Tout reposait encore. À pareille heure, le concierge ne procédait pas encore au nettoyage de l’escalier. Il ne commençait guère son travail avant sept heures et demie. Mais, peut-être, ce matin, prévenu par Yvonne du retour de « Monsieur », le guettait-il derrière la glace de sa loge, en feignant de lire un journal.

– Dehors ! dehors !… La ficher dehors… la renvoyer, se promit intérieurement Hélène pour écarter toute espèce de pensée qui aurait pu la détourner de Maurice.

Sa résolution était prise et, cependant, à mesure que l’heure avançait, le repos escompté ne se manifestait pas. Elle avait beau se dire que l’instant approchait où son mari franchirait le seuil de l’appartement, elle n’était sûre de rien. La dernière fois qu’elle l’avait vu, Maurice s’était engagé à revenir : il l’avait juré et, franchement, on ne pouvait douter qu’il fût sincère. Hélène conservait de ce récent entretien un sentiment d’espoir, de sécurité et elle s’y était raccrochée jusqu’à présent avec une ferveur croissante, une exaltation à quoi elle ne voulait point renoncer.

– Oui, s’il ne rentre pas, plutôt mourir, se disait-elle debout près de la porte. Plutôt en finir tout à fait.

Elle s’était forgé de la mort une conception puérile et dogmatique. Le mot l’avait autrefois effrayée et elle en gardait toujours un peu de peur, mais elle était passée depuis par un tel drame qu’elle ne voyait plus dans l’au-delà qu’une certitude profonde, absolue, de repos. Il s’associait aussi, à l’image de ce repos obscur, souterrain, sans limites, l’image de Georges. Or Georges avait été le contraire de cela : Il aimait la vie, il la faisait tellement chérir qu’Hélène en se le rappelant, éprouvait une tristesse, une détresse affreuses. Il ne fallait point qu’elle pensât à Georges. Ce n’était ni le jour, ni l’endroit. Et pourtant, en dépit d’elle-même, de l’effort qu’elle accomplissait et dans lequel il entrait une sorte de désaveu, de trahison posthume, la malheureuse ne pouvait séparer la pensée de la mort en général de la disparition de ce grand garçon blond, hardi, plein de lumière et de jeunesse, qu’elle avait adoré.

– Madame, dit alors en entre-bâillant la porte de l’office la voix rude de Moustache. Le téléphone !… Madame n’entend pas ?

– Ah ! si… j’y vais ! répondit aussitôt Hélène qui se hâta de décrocher le récepteur de la salle à manger. Allô !… Eh bien !… Allô !… J’écoute… Qui demandez-vous ? s’informa-t-elle en refoulant une subite envie de pleurer. Quoi ?… Galvani 10-45 ? Mais ce n’est pas ici !

Elle raccrocha et s’essuya les yeux puis, se laissant tomber sur une chaise, près de la desserte, tenta de découvrir la raison de ces larmes. Redoutait-elle qu’André l’eût appelée afin de l’entretenir des intentions de Maurice ? Elle admit le motif pour éviter de s’y arrêter davantage, mais ce subterfuge ne la calma point et, de nouveau, elle fondit en pleurs. Les sanglots l’étouffaient. En même temps, la malheureuse se demandait comment elle n’avait point entendu la sonnerie du téléphone et, portant machinalement son regard sur la glace, vit ses paupières gonflées, ses traits défaits, sa bouche tirée, tordue, flétrie. C’était elle, cette lamentable créature ? Hélène eut honte ; elle courut jusqu’à son cabinet de toilette, se passa de l’eau froide sur le visage, se mit un soupçon de rouge, un peu de poudre, revint sur ses pas avec des allures d’automate, traversa la salle à manger… Tout à coup, au moment d’arriver au vestibule, elle perçut le bruit d’une clef que l’on tournait dans la serrure et, se sentant saisie d’un horrible tremblement, voulut se précipiter vers la porte. Hélène n’en eut pas le temps. Maurice, poussant le battant, parut, son chapeau légèrement en arrière, tenant à la main la petite valise de cuir qu’il emportait d’habitude en voyage et qui contenait du linge, divers papiers. Il aperçut sa femme qui s’avançait à sa rencontre et, soudain, avant d’avoir pu s’expliquer la cause de sa pâleur et de sa démarche chancelante, il comprit qu’elle allait tomber.

– Hélène ! Eh bien ! cria Maurice, qu’est-ce que tu as ?

Elle n’eut pas la force de répondre, mais voulut cependant le rassurer en tentant de sourire et s’évanouit. Au bruit que fit sa chute et à l’exclamation de Maurice, Yvonne accourut.

– Tiens ! constata Maurice d’une voix brève, toujours là, Moustache ?

– Bien sûr que je suis là ! Parfaitement ! Plaignez-vous !… répliqua la vieille, flattée. (Elle aimait qu’on lui parlât familièrement, ce qui lui permettait de répondre sur le même ton.) Oui, toujours… Dans l’état que se trouvait Madame, je n’allais pas l’abandonner… peut-être ?

Maurice haussa les épaules, déposa sa valise.

– La pauvre ! s’exclama Moustache en empoignant sa patronne. Espérez voir. On va la porter nous deux sur son lit… C’est le mauvais sang qu’elle s’est fait à attendre… Elle dormait plus… Elle vivait plus… Aussi, ça devait arriver… Ben… allons-y ! Monsieur n’a qu’à l’attraper par les jambes ! Monsieur la tient ?

– Oui.

– Alors… Bon !… Dans sa chambre.

– Doucement, recommanda Maurice qui écarta du pied la chaise sur laquelle un instant plus tôt Hélène s’était assise.

– Ça va ! grogna Moustache. Ne vous inquiétez pas… Allez toujours… Heureusement, elle ne pèse guère !

– Hélène ! appela Maurice lorsque la jeune femme eût été, avec précaution, étendue sur la couverture. Comment te sens-tu ? Réponds !

Yvonne, qui était passée dans le cabinet de toilette, reparut, munie d’un flacon d’eau de Cologne et d’un gant de crin.

– Minute ! décréta-t-elle en repoussant Maurice. Laissez que je lui fasse une friction. C’est préférable à vos paroles… Vous entendez ?… Le mieux à faire est d’y tenir sous le nez la bouteille… qu’elle respire ! Là, comme ça…

Et, retroussant la jupe de la malade, elle se mit à lui masser les jambes énergiquement, après les avoir aspergées d’alcool.

Debout contre le lit, obéissant machinalement aux injonctions de Moustache, Maurice réfléchissait. Il n’éprouvait pas une trop grosse surprise de l’incident. Néanmoins, à se retrouver dans cette pièce, parmi les meubles qui occupaient la place qu’Hélène leur avait, dès les premières années de son mariage, irrévocablement assignée, il se sentait troublé, un peu gêné. Son portrait encadré sur la table de nuit, près d’une petite lampe voilée, d’un abat-jour de soie, lui parut même jouir d’un privilège immérité. Qu’est-ce que sa photo faisait là ? Maurice était sur le point de l’enlever ou de la reculer légèrement derrière la lampe, quand Hélène, soulevant les paupières, soupira :

– Merci.

– Chérie, dit aussitôt Maurice qui se pencha sur elle, tu n’as pas mal ?

Elle attacha son regard sur le sien, sans avoir l’air de comprendre puis, lui saisissant la main, elle murmura plaintivement :

– Si… j’ai mal.

– Ne parle pas… Ne pense à rien, supplia-t-il. Maintenant, je suis avec toi… près de toi…

– Maurice !

Un sourire douloureux éclaira le doux visage pâli, mais disparut avant de se fixer. Hélène ferma les yeux.

– Elle va dormir, crut devoir annoncer Moustache en adressant à son maître un signe d’intelligence.

Hélène secoua la tête négativement.

– Que si ! lui enjoignit, comme à une enfant, la domestique. Y a pas à ne pas vouloir… Vous avez besoin de repos.

– Écoute, ajouta Maurice d’un ton conciliant. Yvonne a raison. Tu es brisée de fatigue… Sois sage… Il faut que tu dormes… D’ailleurs, je resterai dans la chambre, à te veiller… Ne crains rien… Tu m’entends ?

Elle ouvrit largement les yeux et les garda fixés sur lui. Une expression d’angoisse, d’horreur, d’égarement y brillait avec une telle intensité qu’après un instant de silence, Maurice demanda :

– Pourquoi ne veux-tu pas dormir ?

– Non, non, dit-elle en frissonnant. C’est impossible… Je ne pourrais pas…

Sa main pressa la main de son mari et, soudain, de même que tout à l’heure au téléphone, elle fondit en larmes. Les pleurs ruisselaient sur sa figure mais elle n’avait plus, cette fois, la force de les essuyer ; elle en sentait le sel et la brûlure lui dessécher la bouche.

Elle gémit humblement :

– Je suis affreuse, n’est-ce pas ?

Maurice lui tamponna les yeux à l’aide de son mouchoir et répondit :

– Que vas-tu donc chercher !… Affreuse ?… Tu me causes de la peine, voilà tout.

– Si ! si !… affreuse ! s’obstina-t-elle à geindre. Je me suis vue… je suis horrible !

– La contrariez pas, conclut Moustache. Quand elle a son idée…

Maurice essaya de lui faire comprendre par un geste de s’éloigner, mais la vieille servante n’en tint aucun compte et resta près du lit.

– Si tu savais, continua Hélène, comme j’ai lutté… comme il a fallu que je lutte… contre tous… Ils m’ont…

– Je sais, interrompit Maurice. Mais, je t’en prie, ne parle pas… ne te fatigue pas davantage.

Elle eut un mouvement de tout son être vers lui. Ses larmes redoublèrent et elle s’efforça de détourner la tête.

– Veux-tu ne plus pleurer ! insista son mari. Voyons…

Moustache renchérit, l’air fâché :

– Vous vous gâtez les yeux !

– Tu entends ? fit Maurice.

Il l’aida à se soulever, lui glissa gauchement un oreiller dans le dos, s’assit à côté d’elle.

– Yvonne, dit alors Hélène d’une voix entrecoupée. Yvonne, tu vas mener Monsieur dans sa chambre… tu lui serviras son… café.

– Je n’ai pas faim, repartit tendrement Maurice en la pressant contre lui. Chérie, que veux-tu que j’aille faire dans ma chambre ?

Hélène lui coupa la parole.

– Prépare un bain, poursuivit-elle en s’adressant à la domestique. Tout est prêt… J’ai garni les flacons.

– Tu es folle ! s’écria Maurice qui se leva et ordonna d’un geste à Moustache de se retirer. Je m’occuperai de mon bain plus tard, lorsque tu dormiras. Tu ne vas pas te tourmenter pour des détails pareils… C’est stupide.

– Oh ! Monsieur, proféra Yvonne bouleversée. Voyez… vous la chagrinez à plaisir.

– Mais non ! riposta-t-il en montrant la porte. Ça va comme ça… Filez !

Hélène dit tout à coup :

– Maurice, que tu es dur !

– Qui, moi ?

Il s’arrêta, fronça les sourcils. Ce reproche l’étonnait. Il n’admettait d’ailleurs jamais aucun reproche.

« Dur ? se demanda-t-il. En quoi suis-je dur ? C’est un peu fort ! Moi ?… Décidément elle exagère, elle déraisonne. »

Les yeux fixement arrêtés sur les dessins bruns, bleus et rouges d’un tapis de Boukhara qui servait de descente de lit, Maurice se sentit ulcéré par ce qu’il considérait comme une injustice de la part d’Hélène. Il luttait intérieurement pour n’en rien laisser paraître ; cependant, sa colère et sa déconvenue étaient si grandes qu’elles se lisaient sur sa physionomie.

– Mon ami, murmura craintivement Hélène. Tu es fâché ?

Il dressa la tête et regarda sa femme. Son expression le trahissait. Il eut un geste las, accablé, revint lentement sur ses pas, en silence.

– Tu ne veux pas me confier ta pensée ? reprit avec la même intonation la malheureuse.

– Bah ! fit-il.

Elle s’empara une nouvelle fois de sa main et la serra entre les siennes mais il feignit de ne point s’en apercevoir, se dégagea, puis étouffant un bâillement :

– Tu me poses des questions auxquelles je préfère ne pas répondre.

– Pourquoi ?

– Oui… oui. Enfin, dit Maurice qui demeura pensif et immobile.

Hélène se garda d’insister. Elle savait que c’était le reproche qu’elle venait de lui signifier, qui avait provoqué chez Maurice ce subit revirement. Toutefois au lieu de reconnaître la maladresse dont elle avait fait preuve en lui parlant de sa dureté, elle découvrait dans l’attitude de son mari qu’il était incroyablement cruel envers elle et qu’il paraissait goûter un tortueux et malsain plaisir à la mortifier. Méritait-elle, un jour pareil, qu’il se comportât de la sorte ! C’était à peine croyable. En admettant à la rigueur qu’elle eût eu le tort de ne pas refouler sa malencontreuse réflexion, Maurice aurait dû comprendre qu’elle n’était pas fautive. Elle avait tant souffert par lui que s’il n’avait point eu, précisément, le cœur si insensible, il aurait aussitôt admis que cette pauvre phrase lui avait échappé comme une plainte de bête meurtrie. Mais non. Il restait là, buté, le front barré d’une ride méchante, muet, lourd de rancune. Rien n’avait de pouvoir sur un pareil caractère. Son extrême susceptibilité, sa manie de toujours pousser hors des limites normales, les moindres sentiments, de les analyser, de les rendre méconnaissables, en faisaient un être odieux, impossible. On pouvait au premier abord le juger sympathique, capable d’un mouvement spontané, généreux ; on se trompait. Il avait beau passer, dans les affaires, pour un garçon plein de ressources, d’allant et d’habileté, c’était en définitive un homme tout différent. Grand, élégant, soigné, l’œil vif et le teint clair, il laissait, à quarante-neuf ans, l’impression d’avoir à peine atteint la quarantaine en dépit de ses tempes blanchissantes et du léger empâtement que présentait le bas de son visage. Oui, quarante ou quarante-deux ans tout au plus ; même à présent, il ne paraissait pas avoir davantage… Néanmoins, son humeur s’était aigrie ou plutôt accusée. Cela se voyait. Il n’en était pas maître. Déjà, lorsqu’on lui tenait tête, pour une vétille, avant les événements qui l’avaient éloigné d’Hélène, il changeait de ton, s’emportait, et toisait son contradicteur avec mépris. Sa femme ne le savait que trop. Seulement, elle avait toujours imputé au surmenage dû aux difficultés de la vie, ces brusques sautes d’humeur, ces attitudes blessantes, désagréables, ces airs supérieurs ou narquois et même, elle en était venue, à force de s’effacer, à lui donner raison. Maurice, naturellement, avait profité de cette indulgence mais à présent il passait les bornes.

– Écoute, dit-il soudain, daignant laisser tomber un regard sur sa femme. Peut-être as-tu besoin d’Yvonne ?

Hélène porta tristement la main droite à sa tempe afin de faire comprendre qu’elle se refusait à une scène ; il n’en demanda pas moins :

– Veux-tu que je la sonne ?

– Ça m’est égal, finit par répondre Hélène, résignée. Sonne-la si tu en as envie.

– À moi aussi, ça m’est égal.

Elle n’eut pas l’air d’entendre.

– Pardon ! rectifia Maurice d’une voix gouailleuse. C’est à cause de cette fille que tu t’es mise en cet état. Tu avoueras que c’est idiot… Et tu pleures… Naturellement ! constata-t-il avec un accent de triomphe. Tu pleures… Toujours tes larmes, ta veulerie !

– Je t’en conjure, gémit Hélène en se cachant la figure dans ses mains. Aie pitié ! Tout à l’heure… quand tu m’as transportée sur le lit… tu as eu… j’ai pu le croire… une minute de compassion… Sois honnête… Ne t’acharne plus… Ne me fais plus souffrir.

– Ah ! par exemple ! Et toi, tu t’es gênée, n’est-ce pas ? rétorqua-t-il férocement. Tu m’as épargné, toi ? Hein ? Tu te rappelles ?… mais rappelle-toi… Tu oublies vite.

– Non, soupira Hélène. Je n’ai pas oublié… rien !

– J’aime mieux ça…

Elle chercha son mouchoir à tâtons sur la couverture, le découvrit en boule contre elle et le pétrit d’une main nerveuse.

– Maurice, déclara-t-elle ensuite avec un sursaut d’énergie dont il ne l’aurait point jugée capable, nous n’allons pas parler de ça ! Crois-moi. Ce serait trop horrible.

– En effet.

– Seulement, si c’est à… ça qu’un jour ou l’autre tu désires que nous en venions, explique-toi, en toute franchise. Je m’en irais.

– C’est là ce que tu trouves ? s’exclama-t-il en se mettant soudain à marcher à travers la chambre. Parfait… mes compliments !

Hélène demeura silencieuse. Un rictus de colère et d’angoisse tordait la bouche de Maurice.

– Réponds ! cria-t-il en s’arrêtant. Allons ! Parle. Raconte… Cette idée de partir, tu l’as depuis longtemps ?

– Je partirai si tu m’y forces.

– Et après ? Où irais-tu ? Chez ta mère ? Mais ta mère ne veut pas de toi, tu le sais bien. Quant à te réfugier dans le pavillon de ton frère à Enghien… Ne débite pas de sottises… Tu n’y resterais pas huit jours.

– C’est possible.

Elle préféra ne pas l’irriter davantage et se sécha les yeux.

– Maurice, dit-elle cependant comme il l’examinait sans essayer de dissimuler son insupportable ironie, comprends-moi… mon intention n’est pas, elle n’a jamais été de quitter la maison. J’aurais pu réclamer le divorce… mais je ne l’ai pas fait. Ceci t’éclaire sur mes projets. Néanmoins, si nous devions nous heurter constamment l’un et l’autre, à ce… cette… chose… que…

Elle baissa la voix, subitement effrayée à la pensée que ses paroles prenaient un sens et une portée contre lesquels elle n’aurait plus ensuite à revenir et murmura, très vite :

– Dans ce cas seulement, je te prierais de me rendre ma liberté.

Il y eut un silence.

– Je suppose, acheva-t-elle, que tu ne me la refuserais pas.

– Non, dit Maurice qui devint grave. Tu as raison. S’il fallait nous déchirer à chaque instant, pour ce… cette chose, comme tu la nommes, mieux vaudrait rompre. Mais, reprit-il après une seconde de réflexion, pourquoi ne pas envisager l’avenir sous un jour moins pénible ? N’en as-tu pas envie autant que moi ? Tu vas… tu parles… À t’écouter, on pourrait croire…

– Je n’ai pas commencé, allégua simplement Hélène.

Maurice demeura court et, se rapprochant lentement de sa femme, hocha la tête d’un air contrit. Hélène n’y prit pas garde et se leva du lit puis lorsqu’ils furent enfin tous les deux face à face, elle déclara :

– Quoi qu’il arrive, Maurice… tu me connais, je suis trop fière pour te…

– Mais tais-toi ! Tais-toi donc ! commanda-t-il. Nous n’en sommes pas là, j’espère. Si réellement je t’ai peinée…

– Non, c’est moi, j’ai eu tort ! protesta violemment Hélène dont les yeux étincelèrent. J’ai eu tort. Je n’aurais pas dû te parler si sèchement, si maladroitement… D’ailleurs, continua-t-elle en s’exaltant, Maurice, je te demande pardon… Pardon pour tout. C’est ma faute. Tout est ma faute. C’est moi qu’on aurait dû punir à ta place… moi seule… Ce qui a eu lieu est terrible… Tu m’entends ? Laisse-moi tout te dire, tout t’expliquer… J’ai honte. Je veux que tu comprennes…

Elle tenta de l’attirer entre ses bras, de l’enlacer, mais il la repoussa, gagna rapidement sa chambre dont il ouvrit la porte pour la refermer, brutalement, derrière lui.

Il y avait près de cinq ans que Maurice n’était rentré dans cette chambre et l’impression qu’il ressentit fut que ces cinq années ne comptaient pas, qu’elles n’avaient laissé aucune trace nulle part et qu’il se retrouvait chez lui, sans que rien eût en quoi que ce fût modifié ses habitudes. Il s’était avancé au milieu de la pièce. Il en prenait lentement possession du regard. La vue des meubles, des sièges, des dessins suspendus au mur, des tapis et des bibelots de Chine auxquels il tenait le plus, renforçait l’illusion. Un bouquet de roses était placé sur la cheminée contre un ancien portrait d’Hélène jeune fille, encadré d’une baguette plate de métal et, dans un second vase qui décorait, à droite de la fenêtre, une table basse encombrée de livres, des dahlias de couleur pourpre épanouissaient leurs pétales tuyautés non loin de la photographie de son frère Jean, mort à la guerre. Jean était le cadet de Maurice. Cette photo représentait le jeune soldat, debout, au milieu d’une tranchée, parmi ses camarades : l’épreuve avait été prise quelques semaines avant qu’il eût été tué dans cette même et boueuse tranchée d’Artois, à peu près à la place qu’il occupait. Maurice respectait la mémoire de son frère. Toutefois, tandis qu’il promenait les yeux sur chacun des objets situés autour de lui, il ne s’attarda pas d’une façon particulière à cette image. Il suffisait qu’elle fût là, qu’elle fît partie d’un décor et que ce décor, en tous points, correspondît exactement au souvenir qu’il en avait gardé.

« Cinq ans ! songea-t-il malgré lui. C’est vrai. Il y aura cinq ans le 16 novembre… un mercredi ! »

Maurice essaya d’effacer cette date de sa mémoire et pour y parvenir, il roula dans un angle un fauteuil puis il en approcha un autre de la fenêtre, rectifia l’alignement d’un des dessins qui avait toujours eu tendance à pencher du côté gauche et se reculant pour juger de l’ensemble se demanda d’où émanait l’apparence de froideur et presque d’hostilité qu’il découvrait à sa chambre. Il avait beau s’interroger, cette apparence ne se dissipait pas. Comme tous les lieux longtemps inhabités, la pièce conservait un aspect d’abandon que Maurice ne pouvait lui enlever. La première impression passée, la froideur, l’abandon qui régnaient entre les murs subsistaient, Maurice dut en convenir.

– Naturellement ! grommela-t-il.

Mais il pensait à autre chose. Il pensait à ce mercredi 16 novembre dont il se rappelait les moindres événements. L’avant-veille de ce jour il était resté dans sa chambre, jusqu’au soir, en proie aux plus pénibles hésitations. Il avait lutté, résisté. Une sorte de folie, de fureur froide l’assaillait sans répit. Vers cinq heures, n’y tenant plus, il avait empoigné son pardessus et son chapeau, était descendu dans la rue, avait pris sa voiture. Hélène, dont il surveillait les sorties depuis leur retour de vacances, lui avait dit qu’elle était invitée au Ritz par Fabienne. Hélène mentait. Maurice savait qu’elle n’allait pas au Ritz : cependant, il l’avait laissée partir, persuadé qu’elle se rendait impasse Ronsin dans l’atelier de Georges. Comment ne se doutait-elle pas des soupçons que pouvait éveiller son attitude ? Il fallait qu’elle fût aveuglée pas son peintre. Or lui, le mari, n’avait-il pas remarqué ses absences répétées, son air distrait, ses éternelles rêvasseries depuis qu’il avait eu l’inconcevable faiblesse de permettre que Georges Bardou fît le portrait d’Hélène ? Quelques jours avant le Grand Prix, l’artiste avait terminé cette toile que Maurice avait été voir à une exposition. Et pour comble de sottise, il avait même signé au peintre un chèque de cinq mille francs. Prix de faveur. Oui, réellement, de faveur ! C’était bien le moins. Ah ! il s’était montré en vérité le plus accommodant et le plus stupide des hommes ! Pourtant, le 16 novembre, il avait suivi sa femme en taxi jusqu’à la place Vendôme et l’avait vue entrer, bien entendu, au Ritz, mais pour en ressortir par la porte de la rue Cambon où, toujours en taxi, Maurice l’avait guettée. Il était sûr qu’Hélène se ferait conduire chez le peintre. En effet, peu après, elle descendait de voiture rue de Vaugirard, à l’angle de l’impasse célèbre où, quelque temps avant la guerre, les gens se rendaient en curieux afin de contempler la villa de Mme Steinheil.

C’était à gauche, au fond de l’impasse, en face de cette villa tragique. Une venelle aux arceaux recouverts de vigne menait à une petite cité composée d’ateliers, de chalets, d’appentis, de pavillons construits avec des matériaux de l’Exposition de 1900. On poussait une grille rouillée et disloquée dont la fermeture consistait en un crochet de fil de fer qui pendait aux barreaux. Il y avait des arbres, du gravier, des moineaux, des pigeons, une horrible grosse chienne poussive et le long d’anciennes palissades, des bustes de plâtre aux nez et aux mentons cassés. Des moulages Renaissance ou égyptiens, un cadre gigantesque orné de têtes de morts, étaient fixés contre une façade où des bris de caisses et des rondins avaient servi à confectionner un banc. Au seuil de certains ateliers, des blocs de marbre, noircis par les intempéries, attendaient en plein air la morsure du ciseau ou plutôt la commande hypothétique en prévision de laquelle ils étaient là, depuis des mois, gisant dans un désordre de ruines ou de carrière abandonnée. L’ensemble tenait de Robinson et des fortifs au temps de leur démolition : partout régnait sur cette cité baroque une étrange torpeur qui contrastait avec l’animation de la rue proche et d’un immense garage dont on apercevait, entre les branches, la carcasse banale, symétrique, aux toits plats.

Il ne faisait plus assez jour pour que Maurice pût distinguer les détails du décor, mais peu lui importait. Écartant rapidement la grille, il s’approcha de la loge du concierge, demanda son chemin. « Suivez l’allée… puis là-bas à main droite… tout au fond ! » répondit le gardien qui, passant le bras par le guichet, désigna vaguement la direction. Il pouvait être cinq heures et demie. La nuit était tombée : une nuit d’automne qui sentait presque la campagne, le bois mouillé, la feuille morte, en plein Paris. Il pleuvait. Maurice fit d’abord plusieurs pas à tâtons, mais il s’habitua vite à l’obscurité que les feux du garage perçaient. Le crissement du gravier sous ses semelles lui révulsait les nerfs. Il avançait lentement. Çà et là, dans le silence et la pénombre, la présence furtive d’un chat qui s’enfuyait à son approche ou d’un rais de lumière filtrant sous une porte, peuplait la nuit d’une vie bizarre, confuse, presque irréelle. Maurice en subissait, malgré lui, l’angoissante impression, mais se conformant finalement à l’avis du concierge, il tourna sur sa droite et s’engagea dans une nouvelle allée, où il aperçut, tout, au fond, à travers des carreaux, une lumière.

« Cette fois… J’y suis », se dit-il en pensant à Hélène et à Georges.

Il prit alors cent précautions pour étouffer le bruit de ses pas, le rendre presque imperceptible et, comme un fantôme, il s’approcha de l’atelier. À cet instant, un air de phonographe s’éleva de derrière les carreaux. Maurice eut un mouvement de colère : c’était un air que sa femme faisait jouer à la maison et il le connaissait, il le reconnaissait : il aurait pu en répéter les paroles… Le malheureux se domina, mais des gouttes de sueur lui baignaient le front. Tirant de sa poche un briquet, il l’alluma pour vérifier, dans un suprême espoir peut-être de se tromper, que le nom inscrit sur une carte de visite clouée contre la porte, était celui du peintre.

– Oh ! chéri, change le disque ! protesta la voix tendre d’Hélène.

Maurice n’hésita plus. Il entra brusquement.

– Tiens ! mais c’est ton mari ! s’exclama d’un ton cynique le jeune homme.

Hélène jeta un cri et se recula au fond du lit en remontant le drap.

– Vous auriez dû prévenir ! dit Georges avec le même accent d’impertinence.

Il était à moitié nu et tenait à la main une pelle de charbon dont il versait le contenu à l’intérieur du poêle. L’irruption de Maurice ne sembla point l’émouvoir. Il bourra tranquillement le foyer, replaça le couvercle de fonte sur l’appareil puis, se redressant, cueillit une cigarette dans une poche de son veston accroché à un clou contre le mur.

– Permettez ? s’informa-t-il en grattant une allumette.

Maurice pâlit, serra les poings sans répondre.

– Eh bien ! prenez le fauteuil ! fit l’autre qui remonta son caleçon court à la manière d’un short. Et ne dramatisons pas les choses : c’est la vie.

Confiant en sa force et visiblement fier d’exhiber ses longues jambes, son torse, ses bras musclés, Georges affectait de ne point accorder d’importance à l’arrivée de l’intrus. Néanmoins l’attitude de ce dernier l’étonnait et il finit par dire afin de provoquer une discussion :

– Comment, vous ne voulez pas vous asseoir ? Vous avez tort. Vous paraissez fatigué !

– Grotesque !

– Quoi ?

– Je répète : grotesque ! déclara lentement Maurice.

Sa colère l’avait quitté. Il fixait son regard dans celui de ce grand garçon et très calme, se tenant prêt à la riposte, attendait. De taille équivalente, les deux hommes se mesuraient des yeux sans que ni l’un ni l’autre ébauchât un mouvement. Le poêle ronflait. On entendait la pluie crépiter sur le toit.

– Mon Dieu ! gémit peureusement Hélène.

Elle était épouvantée par la tournure que prenait la scène et avait écarté le drap. En même temps, elle adressait un signe à Georges. Mais Maurice l’aperçut.

– Vous n’allez pas jouer les croque-mitaines, hein ? fit alors observer le jeune homme. Ce serait le comble… du ridicule.

– Peut-être !

– En tout cas, moi vivant…

– Assez ! hurla Maurice. Comprenez-vous ? Assez ! cette femme va se lever, s’habiller et me suivre. Je lui donne cinq minutes.

Georges se contenta de sourire, certain qu’Hélène n’obéirait point. Et, soudain, comme Maurice s’approchait du lit :

– Je reconnais, déclara-t-il, narquois, que vous n’avez aucune raison d’être satisfait. Pourtant…

Maurice se retourna.

– Vous êtes ignoble ! constata-t-il avec dégoût. N’oubliez pas le chèque. Allons ! ordonna-t-il ensuite en s’adressant à sa femme.

Elle saisit sa chemise qui se trouvait à portée de la main sur une petite table, près du divan et se couvrit pudiquement.

Maurice détourna les yeux ; il eut honte. Il sentit qu’il allait pleurer.

– Des larmes ! dit alors Georges, grossièrement. Non, je vous en prie. C’est vieux jeu.

Il n’avait pas prononcé ces paroles que Maurice lui portait un coup à l’estomac. Le jeune homme eut beau parer, il demeura quelques secondes privé de souffle et dut cependant faire front au mari qui, brutalement, le frappa de nouveau. Si vigoureux que fût Georges, il n’avait pas l’avantage. Une lutte sauvage s’engagea et, bientôt, tous deux roulèrent à même le sol, sous les yeux d’Hélène atterrée.

– Georges, cria-t-elle… je t’en supplie… Arrête ! Et toi aussi Maurice… vous êtes fous !

De l’atelier voisin quelqu’un heurta du poing la mince cloison et s’informa :

– C’est pas fini là dedans, la ménagerie ?

Mais aucun des adversaires ne s’inquiéta de cette intervention. Ils continuaient à se gourmer. Maurice, quoique saignant d’une oreille, cognait toujours et Georges, qui avait la lèvre inférieure fendue, se relevait parfois sur les genoux afin d’asséner à son ennemi un coup en pleine figure et parfois il rampait en tâchant de l’atteindre au flanc. Comme il était plus jeune et nettement plus vigoureux, les chances du combat penchaient de son côté mais soudain il poussa un cri en même temps que sa maîtresse, car tous deux avaient vu Maurice arracher de sa poche-revolver un browning.

– Non ! Non ! cria Hélène. Ne tire pas ! Ne tire…

Une détonation ébranla la toiture vitrée dont un des carreaux brusquement se détacha et se brisa. Dans la stupeur qui suivit, la voix d’Hélène s’éleva, désespérément :

– Maurice ! Qu’est-ce que tu as fait !

C’est cette plainte lugubre de sa femme qu’à présent, dans sa chambre, le malheureux crut soudain percevoir. Il tressaillit comme un homme qui s’éveille au milieu d’un cauchemar et se retourna découragé. Il était seul, chez lui, cinq ans après le drame. Mais, loin de sembler s’être volatilisées, ces cinq années se dressaient, maintenant vivantes, dans toute leur morne, inexprimable horreur. On avait libéré Maurice le matin même ; néanmoins – chose étrange – il n’éprouvait en aucune manière le changement qui s’était opéré dans sa vie. Le meurtre de Georges ne lui causait point de remords : il n’en avait du reste jamais eu. À peine, peut-être, le jour des assises avait-il ressenti un vague regret uniquement dû à la pensée des inévitables conséquences résultant de son acte, à l’incertitude de ses rapports futurs avec Hélène et surtout à l’éclosion soudaine au fond de sa conscience d’un mystérieux élément qu’il lui eût été impossible d’analyser mais qui lui apparaissait comme définitif, écrasant et fait pour assombrir le reste de son existence. Le souvenir de sa femme l’avait, seul, au cours de son emprisonnement, soutenu. Il s’était alors promis de reprendre la vie avec elle à peu près comme par le passé. Or il venait de revoir Hélène et il avait compris à mille détails qu’entre eux aucune intimité n’était possible. L’aimait-il autant qu’il l’avait cru ? Demeurait-elle pour lui l’unique créature capable de l’aider à se ressaisir, à recouvrer sa force, son équilibre ? La sortie qu’il lui avait faite l’obligeait à répondre non. Il avait suffi d’une réflexion pourtant bien anodine de cette malheureuse pour qu’aussitôt Maurice se révoltât. Sa réaction avait été si prompte qu’il n’avait pas eu le temps d’en atténuer la violence. Saurait-il la prochaine fois maîtriser ses nerfs ? Il en doutait. Cependant, s’il avait tué Georges, c’était à cause d’Hélène et celle-ci en éprouvait autant de haine et de consternation qu’à la minute même du meurtre. Bien plus, elle avait parlé de divorce et, quoiqu’elle eût ensuite imploré le pardon, Maurice ne se dissimulait pas que de nouvelles scènes étaient inévitables, qu’elles les sépareraient tout à fait.

« Ah ! songea-t-il, le temps n’efface rien. »

Autrefois quand il appréhendait, au contraire, de constater qu’en raison de la fuite des jours certains événements se transformaient trop vite dans son esprit, il prenait le portrait de son frère et le contemplait. Selon les jours, au gré de son humeur, il était alors plus ou moins rapidement ému par l’humble photographie. Elle ravivait en lui l’affreuse épouvante qui l’avait envahi à la lecture de la lettre où sa mère l’informait de la tragique nouvelle. Maurice conservait cette lettre, comme une relique, parmi ses papiers ; elle portait l’adresse de l’escadrille à laquelle il appartenait. Puis, cinq ans après la guerre, la vieille dame était morte, mais il avait pu lui procurer une suprême consolation, en ramenant d’un cimetière du front le corps du malheureux enfant qu’elle n’avait jamais cessé de pleurer. C’était pour Maurice une grande douceur de se dire que Mme Marrières lui devait la dernière et réconfortante émotion de sa vie. Cependant il professait pour la mémoire de Jean un culte plus particulier, plus vivace que pour celle de la chère femme et, soudain, s’approchant de la table sur laquelle Hélène avait placé des fleurs devant l’image du disparu, Maurice saisit le portrait de son frère et se mit à l’examiner.

– Oui, répéta-t-il enfin, mais animé d’un sentiment tout différent de celui qu’il venait d’éprouver, le temps n’efface…

Brusquement il dressa l’oreille. Quelqu’un frappait à la porte de la chambre ; il cria :

– Entrez !

C’était Hélène ; elle avait un air naturel. Maurice reposa la photo.

– Je ne voudrais pas te gêner, commença d’une voix neutre Hélène.

– Tu ne me gênes pas.

– Bien sûr ?

– Puisque je te l’affirme. Allons… Ne reste pas ainsi sur le seuil. Approche. Tu as quelque chose à me dire ?

Hélène répliqua posément :

– En effet. Mais je crains de t’avoir dérangé. Tu as beau, par gentillesse, m’assurer du contraire, je préférerais revenir un peu plus tard.

– Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea Maurice d’un ton brusque.

– Oh ! fit-elle. Tout à l’heure, à la suite de notre dispute, j’ai réfléchi.

– Tiens-tu toujours à t’en aller ?

– Voyons, dit la jeune femme en tentant de sourire. Je n’y ai jamais pensé sérieusement. Loin de là !

– Eh bien ?

– Je suis venue te demander ta décision. Tu as dû, toi aussi, réfléchir… J’agirai comme tu le désireras.

Maurice s’attendait si peu à cette réponse qu’il inclina la tête, légèrement, du côté gauche et demeura les yeux fixés dans le vide. Un léger picotement lui agaçait l’extrémité des doigts et l’obligeait – c’était l’indice chez lui d’une grande perplexité – à fermer et à ouvrir les mains comme pour dissiper une crampe. Il s’informa :

– Que signifient ces paroles ?

– C’est très simple. Si tu juges préférable que nous vivions séparés, je me conformerai à ton…

Maurice leva la tête.

– Non, riposta-t-il sans cesser de fermer et d’ouvrir les mains. Pas question !

Elle reprit alors avec une expression presque joyeuse :

– Vraiment… tu es sincère ?

– On ne peut l’être davantage. La preuve est justement que je m’interrogeais sur ce point lorsque tu as frappé. Tu dois me croire, ajouta Maurice en désignant, pour donner plus de force à son affirmation, le portrait de son frère. Seulement…

– Seulement quoi ? s’enquit Hélène, la voix altérée… Va jusqu’au bout de ta pensée.

Maurice n’écoutait plus. Il s’était de nouveau tourné vers la photo de Jean. Hélène touchant le coude de son mari, répéta sa demande, mais il ne parut point comprendre et se passa la main sur le front comme pour rassembler ses esprits.

– N’aie pas peur de me peiner, insista tristement Hélène. J’accepte ce qui te plaira. Mais ne me laisse pas ainsi dans le doute. Parle. Que décides-tu ?

Maurice sembla hésiter, puis se décidant tout à coup :

– Je ne sais pas… non, rien… répliqua-t-il tout bas. Je n’ai rien arrêté… pas encore… Tout dépendra de toi…

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