II Le 16 novembre…

Comme chaque soir, quand il pleuvait, Marius Mallepate était couché depuis cinq heures de l’après-midi et, tout en considérant du coin de l’œil les dernières lueurs du poêle, il écoutait mélancoliquement l’eau d’une chanlatte percée se déverser d’un toit voisin sur le sien. Il gardait pour dormir ses chaussettes et son caleçon. C’était un personnage absurde, brouillon, pusillanime et spontané. Il avait dans des temps déjà lointains été marié à une Américaine, mais ils n’habitaient point ensemble et ne se voyaient que dans les grandes occasions lorsque sa femme, qui se plaisait à recevoir, le priait d’assister chez elle à certaines de ses soirées. Mallepate revêtait alors un ancien complet noir à ganses, chaussait son unique paire de vernis et, le chapeau de feutre à grands bords fiché sur un côté du crâne, il hélait un taxi et se faisait conduire avenue Mozart. Ce petit homme ventru portait la barbiche d’avant guerre et savait, mieux que quiconque, nouer sur le faux plastron empesé de sa chemise le mince cordonnet de soie qui lui servait de cravate. Il passait, dans les riches salons de l’Américaine, pour un illuminé qui, ne voulant point vivre aux crochets de sa femme, préférait habiter une cabane en planches, au fin fond de Paris. Quelques intimes de l’avenue Mozart affirmaient que Mallepate avait été prix de Rome mais que, depuis son mariage, il s’était converti à une secte religieuse des plus fermées qui le retenait loin du monde, au sein d’une constante contemplation. La vérité était tout autre. Marius Mallepate recevait de sa femme une pension mensuelle de cinq mille francs qu’elle versait par chèque au compte qu’il possédait en banque, rue de Rennes, au bureau du Mont-de-Piété. Il aurait pu mener une existence moins chiche avec cette somme. Mais le bonhomme aimait l’argent. Sa plus grande jouissance était d’avoir l’air besogneux, alors qu’il disposait, sur une simple signature, d’environ un million. Il n’était pas, il n’avait jamais été prix de Rome. Son seul titre officiel consistait en une première médaille d’or au Salon de la Nationale pour un buste de sa femme précisément, qu’il avait envoyé au début de leur union. Cela remontait à 1913. Quant à la secte religieuse, ses assises se tenaient au bistro de la rue voisine où, régulièrement, Mallepate offrait une fois par jour l’apéritif à son concierge.

– On y va ? disait-il en frappant au carreau de la loge.

Aussitôt, suivi de sa chienne qui avançait, la langue pendante, et s’arrêtait tous les quinze ou vingt pas pour souffler et jeter à son maître un regard expirant, M. Lagasse appelait sa fille et lui criait :

– Antoinette, je reviens !

Les deux hommes prenaient la direction du bar où, sans qu’il eût besoin de s’informer de leur commande, le patron empoignait la bouteille de pernod. Jamais, de mémoire d’habitué on n’avait vu M. Lagasse rendre à Mallepate sa politesse ; cet individu toussotant et d’apparence débile se contentait, avant de boire, de heurter silencieusement son verre contre celui du faux prix de Rome et lorsque ce dernier, dans ses bons jours, offrait une seconde tournée, Lagasse n’élevait pas un instant la voix en signe de protestation, au moment de la « douloureuse ». C’est que le concierge avait une manière à lui de reconnaître les invitations de Mallepate. Rusé, cupide, tenace et, au demeurant, fort brave homme, il lui servait d’acheteur interposé quand un artiste ou la veuve d’un artiste désirait, à l’approche du terme, se débarrasser d’éditions rares, de tableaux de maître ou d’objets de collection plus ou moins disparates. Mallepate était preneur de tout. Il avait ainsi amassé dans sa bicoque des statues nègres, plusieurs bronzes de Barye, des dessins d’Ingres, de Daumier, un Corot d’Italie, une cire perdue de Rodin, trois paravents japonais et, pêle-mêle, tel un marchand de porcelaine, des céladons, des clairs de lune, des poils de lièvre entassés l’un dans l’autre, selon leurs dimensions, sans compter nombre de figurines de terre et des chameaux, des chevaux chinois de l’époque Tang dont la patine et les traces de vernis disparaissaient sous une épaisse couche de poussière. On pouvait découvrir chez l’étrange maniaque, sans qu’il fît rien pour les protéger contre l’humidité et la malpropreté envahissante, un très bel exemplaire desFleurs du mal avec envoi de l’auteur à Poulet-Malassis, des épreuvesd’Alcools, sans les virgules, un manuscrit de Mallarmé, Sagesse, en édition originale, les plaquettes de Laforgue et toute espèce de « grands papiers » de l’école symboliste qu’il feuilletait souvent le soir, pour son plaisir, à la clarté d’une vieille lampe à pétrole, au verre ébréché et fumeux.

Pour compléter la description, on n’exagérerait guère en affirmant que les draps dans lesquels se coulait frileusement Mallepate, étaient aussi crasseux que certaines couvertures poisseuses de ses bouquins. Mais il ne s’en préoccupait pas. Il avait déjà trop de mal à lutter contre son toit de zinc qui laissait l’eau couler, pour se soucier d’autre chose. Le misérable prix du loyer l’empêchait en bonne justice de se plaindre au propriétaire. Mallepate se gardait donc de formuler la moindre réclamation et, en fin de compte, il avait découvert le moyen de tirer parti des inconvénients qui rendaient le local proprement inhabitable en plaçant sous la fuite principale du plafond une énorme jarre chinoise qui lui servait ainsi de réservoir et lui permettait de puiser sans qu’il allât dehors s’exposer aux intempéries quand, par hasard, il jugeait bon de se débarbouiller.

Mallepate était donc au lit. Il écoutait tristement la chanlatte du voisin se dégorger sur sa toiture, lorsqu’un bruit hésitant de pas requit son attention. Les rares visiteurs qui s’aventuraient quelquefois dans la cité connaissaient le chemin et s’y dirigeaient hardiment. Ce n’était pas non plus l’heure que M. Lagasse, porteur d’un café au lait refroidi, apportât à son locataire la collation. M. Lagasse n’avait point cette démarche incertaine. Si peu qu’il écrasât de son poids d’homme fluet et maladif le gravier de l’allée, il s’annonçait d’une façon différente. Mallepate dressa l’oreille. À cinquante-sept ans, il avait des frayeurs de gamin qui s’amuse à se faire peur. La présence, non loin de lui, d’un invisible promeneur nocturne lui coupait la respiration. Il ne savait que penser. Tout à coup, l’idée qu’il avait laissé la clef dans la serrure, afin de n’être point forcé de se lever pour ouvrir au concierge, le glaça. Que voulait donc cet inconnu ? Mallepate en suait d’angoisse entre ses draps sales mais, incapable articuler une syllabe, il éprouvait autant de crainte que de plaisir à écouter les pas se rapprocher.

– Ah ! fit-il ahuri, entendant qu’on frappait à la porte. Qui est là ?

Personne ne répondit, mais les coups reprirent plus distinctement et Mallepate s’assit en tremblant sur son lit.

– Qui demandez-vous ? cria-t-il sur un ton d’effroi.

– M. Antonin Mallepate ! dit alors de dehors une voix mâle.

– Oui. C’est ici… c’est moi ! balbutia le sculpteur au comble de l’effarement… Une minute !… Je me lève…

Il chercha ses pantoufles, les chaussa, déchira un morceau de papier qu’il transforma en torche puis, l’approcha de la mèche de sa lampe, l’alluma.

– Minute… minute ! grommelait-il toujours en se hâtant. Attendez…

Et, soudain, sans prendre même le temps d’enfiler son pantalon, il ajouta :

– Pouvez entrer… Allons ! vous n’avez qu’à tourner la clef… Tournez-la, voyons, bougre !

Déférant à cette injonction, le visiteur fit jouer le pêne de la serrure, poussa le battant et se présenta sur le seuil de la cahute. Mallepate avait saisi sa lampe et, piteux, la tenait au-dessus de sa tête.

– Tiens, grogna-t-il en apercevant un homme correctement vêtu, vigoureux, encore jeune mais aux tempes grisonnantes… Qui êtes-vous ?

– Vous ne me reconnaissez pas ? répliqua l’étranger.

– Ma foi, non.

– Laissez-moi simplement vous demander quel jour nous sommes. La date, peut-être, vous aidera…

– Le 16 novembre.

– Eh bien ?

– Vous ! Non ? C’est vous ! fit avec stupeur Mallepate.

Il dut poser sa lampe sur la table où il l’avait prise puis, inconscient de son geste, il se gratta le dos, un grand moment. Devant lui, l’homme aux cheveux gris attendait, silencieux.

– Par exemple ! répéta Mallepate. Vous, chez moi. Maurice Marrières ! Avouez qu’il y a de quoi s’étonner.

– Recouchez-vous, dit alors gravement le nouveau venu qui chercha, sans la trouver, une place pour se débarrasser de son chapeau. Il est tout à fait inutile que vous vous enrhumiez.

Le bohème parut hésiter.

– Je vous en prie, insista l’autre. La température est humide.

– Monsieur, tenta de protester Mallepate à qui les mots ne venaient point, je n’ai d’ordre à… recevoir… de…

– Ce n’est pas un ordre, c’est un conseil.

– Mais…

– Et un conseil désintéressé. Voyons… ne vous défendez plus… cédez-moi, continua le visiteur sur un ton qui n’admettait cette fois aucune réplique. Je ne vous importunerai d’ailleurs que quelques minutes.

Mallepate eut un haut-le-corps et maugréa :

– C’est bien ainsi que je l’entends.

Néanmoins, il se remit au lit et, très digne, les bras croisés, concentrant son regard dans celui de Marrières, il s’informa :

– Vous avez à me parler ?

Maurice inclina la tête affirmativement et fit mine de chercher un piton où accrocher son couvre-chef. Ce fut en vain. Tous les clous étaient occupés par des objets hétéroclites.

– Oui, j’ai à vous parler, répondit Marrières qui avisant enfin une idole noire la coiffa froidement de son chapeau mouillé. Ma démarche n’a pas d’autre objet. Vous comprendrez que j’aie choisi ce jour…

– Et… cette heure ?

– Précisément.

– Monsieur, reprit de haut Mallepate, permettez-moi de ne point partager votre avis. Je ne saisis pas le motif de cette démarche ou plutôt il m’a l’air singulièrement déplacé.

– Non, dit Marrières.

– Expliquez-vous.

– Monsieur Mallepate, vous êtes un honnête homme, déclara tout de go son interlocuteur. Il y a cinq ans aujourd’hui, vous avez frappé contre ce mur (il désigna la place exacte de la cloison que Mallepate avait heurtée du poing). C’était un avertissement. Le malheur a voulu que je n’entende pas.

– Un grand malheur !

– Donc aujourd’hui, reprit Marrières, je me suis rappelé cette circonstance et votre déposition, lors du procès, m’est également revenue à l’esprit. Vous vous êtes présenté spontanément.

– En effet. Rien ne m’y contraignait. Votre femme…

– Laissons ma femme.

– Soit, concéda Mallepate, bougon.

Maurice s’approcha du mur, y colla son oreille et demeura songeur un moment.

– C’est étrange, murmura-t-il ensuite comme s’adressant à lui-même. Si cet homme ne m’avait point bravé, le drame ne se serait peut-être pas produit.

– Vous parlez de votre victime ?

– Oui.

L’artiste écarquilla les yeux et se tut. Les intentions et les manières de Maurice l’ahurissaient. Il ne saisissait point ce que cet énigmatique personnage faisait chez lui mais, un instant après, il désigna le mur et dit :

– Vous savez, l’atelier est loué.

– Ah ! répondit Marrières sans paraître attacher d’importance à ce détail.

– Il a même été loué plusieurs fois. À présent, c’est un fabricant d’abat-jour qui l’occupe.

Maurice considéra le sculpteur en silence puis, apercevant tout à coup la jarre chinoise dans laquelle s’égouttait l’eau du toit, il se dirigea lentement vers elle et se mit à l’examiner.

– Elle est ancienne, crut devoir signaler Mallepate. Époque Soung.

– Je vois, approuva Maurice qui caressa la jarre de ses deux mains. Une très belle pièce.

– Moi, je vous le dis, renchérit l’autre. C’est une pièce de musée. Quelle matière ! Hein ? Quel volume !

Maurice se redressa ; il n’était pas venu pour admirer une jarre, si précieuse fût-elle, et soudain, légèrement agressif :

– Monsieur Mallepate, commença-t-il, je voudrais vous poser une question. Cet homme que j’ai tué était de vos amis ? L’estimiez-vous ? Lui portiez-vous un intérêt quelconque ?

– Il avait du talent.

– Il ne s’agit point de talent, riposta sèchement Marrières. Je vous demande si vous ressentiez de la sympathie pour ce Bardou. Oui ou non ?

– Oui.

Maurice regarda Mallepate.

– Je ne m’explique pas alors, dit-il, qu’au cours de votre déposition vous n’en ayez point tenu compte. D’habitude, on défend un ami. On ne lui prête pas tous les torts.

– Il les avait.

– C’est entendu. Pourtant, il suffisait de ne point les énumérer, comme vous l’avez fait, pour qu’au lieu de me condamner au minimum, on m’infligeât dix, quinze ans…

– Et après ? ronchonna Mallepate.

Maurice tenta sans succès de pénétrer le sens de cette interrogation. Le vieil artiste voulait-il laisser entendre que la peine prononcée lui paraissait satisfaire amplement au principe de justice ? Ou bien estimait-il qu’une sanction plus sévère n’eût rien changé à la marche des événements ? Marrières hésitait entre cette double interprétation. Il finit par demander :

– Après quoi ?

Mallepate eut un sourire mitigé d’amertume.

– Croyez-vous, émit-il, qu’un châtiment plus ou moins rude puisse effacer jamais la mort d’un homme ?

– Cela dépend.

– Si vous l’admettez, répliqua le sculpteur, je vous plains.

– Eh ! N’intervertissons pas les rôles, protesta sincèrement Marrières. Cet homme m’a provoqué. Il m’a adressé les plus grossières insultes. Vous-même en avez fait état…

– Et… c’est tout ?

– Sans doute, répondit Maurice désireux de corriger ce que ses paroles pouvaient avoir d’inattendu, j’ai regretté… je regrette encore mon geste. Il ne faudrait cependant pas exagérer. Le jury l’a compris : il m’a même accordé le bénéfice de la provocation. Mon tort uniquement a été de me servir d’un revolver…

– Votre tort, trancha Mallepate, est aujourd’hui d’opposer au meurtre que vous avez sciemment commis, des raisons… misérables.

Maurice eut l’intuition qu’il valait mieux ne point pousser le débat sur ce point et songea au départ. D’ailleurs, dans l’allée sombre, quelqu’un foulait le gravier et le bruit des pas se discernait en dépit du crépitement de la pluie sur les vitres. Le poêle s’était éteint.

– Quel temps ! constata Mallepate. Vous serez trempé.

– Ça n’a pas d’importance.

La porte de l’atelier s’ouvrit.

– Je vais partir, dit Maurice.

– Oh ! ce n’est rien… c’est le concierge, expliqua le sculpteur. Le soir, je ne dîne pas… Je me contente d’un simple café au lait que M. Lagasse veut bien me préparer.

– Vous allez le boire tout de suite tant qu’il est chaud ! annonça d’une voix plaintive le nouveau venu.

Mallepate grogna :

– Merci…

– Et je me sauve, conclut le concierge. Pensez… y a personne dans ma loge. Bonsoir !

– Bonsoir, prononcèrent à la fois Mallepate et Marrières.

Ce dernier s’était arrêté devant la jarre chinoise et, machinalement, il en palpait les formes.

– Évidemment, jugea-t-il… c’est une pièce remarquable.

– Oui. Elle n’est pas à vendre, grogna Mallepate.

Maurice rentra chez lui mélancoliquement et dîna seul. Hélène, prétextant un malaise, s’était fait excuser par Yvonne. Incommodée par le froid, elle avait dû regagner, vers six heures, la maison avec un violent mal de tête et s’était mise au lit.

– Très bien ! avait répondu Maurice. Prévenez cependant Madame que j’irai la voir dans sa chambre avant qu’elle dorme.

Il s’était ensuite attablé sous le lustre de la salle à manger, devant la place inoccupée d’Hélène. Maurice manquait d’appétit. Il songeait à Mallepate, aux paroles prononcées par cet homme et à la façon cavalière avec laquelle il avait terminé l’entretien. De tout autre que de ce falot personnage, il se fût certainement formalisé du procédé, mais – et cela l’étonnait secrètement et lui donnait à réfléchir – au lieu de se fâcher, Maurice s’était retiré sans sourciller. Mallepate lui laissait l’impression d’un déséquilibré. C’était un être à part et, de toute évidence, sa manière de vivre ne pouvait que confirmer pareille opinion. Comme tous les fous, cet individu s’exprimait quelquefois à l’aide de tels sous-entendus qu’on en demeurait obsédé.

– Il a pourtant du goût, de la compétence, se dit Maurice qui se rappela soudain la jarre chinoise.

La sonnerie du téléphone retentit. Maurice porta machinalement le récepteur à son oreille, écouta.

– Mais oui, répondit-il, tandis que son visage s’éclairait. C’est moi. Bonsoir, vieux !… Ça va… Comment non ? Je t’affirme que ça va !… Qu’est-ce que tu vas chercher ! Ma voix ?… Mais j’ai ma voix de tous les jours… Je t’assure.

Il écouta, souriant, le coude contre l’appareil, sans interrompre, et fit signe à Yvonne d’être moins bruyante. Elle demeura, près de la desserte, une assiette à la main.

– Ah ! s’exclama-t-il tout à coup. Pas ce soir, je regrette. D’ailleurs Hélène est fatiguée, au lit. Ce n’est pas de chance. Quel théâtre ? Nous irions ensemble ? Non, vieux… Une autre fois si tu veux bien… ou alors passe ici. Viens plutôt prendre un verre de fine… C’est d’accord ? Quand ? Dans un quart d’heure ? Oui, sans faute. Viens sans faute. Parole ! tu me feras plaisir.

Il raccrocha, puis, s’adressant à Moustache :

– Voulez-vous avertir Madame que j’attends M. André et lui demander si elle pourra nous recevoir ? N’oubliez pas de préparer du café… plusieurs tasses. J’ai fini.

Yvonne quitta la salle et Maurice, rejetant sa serviette, se leva. Il s’approcha d’une des vitrines qui contenaient des statuettes de terre, l’ouvrit, saisit au hasard une danseuse. Il aimait toucher ces objets. C’était une figurine ancienne, à la coiffure dressée sur le haut de la tête, à la taille étroite et cambrée. Maurice l’examina en connaisseur. De ses longs doigts dont la dernière phalange était légèrement renflée, comme chez beaucoup d’êtres voluptueux, il caressa presque amoureusement la statuette et, la replaçant parmi les autres, referma la vitrine en soupirant. Il venait de penser à ses tracas d’argent qui se faisaient de plus en plus lancinants, aux affaires devenues si rares, au train de maison resté encore trop lourd, malgré les pauvres économies, les chiches réductions, la suppression de la femme de chambre.

« Combien de temps, songea-t-il, pourrai-je conserver ces belle choses. Me faudra-t-il donc arriver à m’en défaire ? »

Mais, d’un sursaut de volonté, il balaya ses inquiétudes. Bah ! il aviserait. Ses épaules, son cerveau étaient solides : il serait beau lutteur. Et, comme Yvonne reparaissait :

– Vous avez vu Madame ?

– Oui, Monsieur, mais Madame dormait… Je n’ai pas osé la réveiller.

– Bien, j’irai plus tard moi-même, dit-il en passant dans son cabinet de travail.

C’était une pièce meublée de confortables fauteuils en cuir, d’une bibliothèque à trois corps, d’un bureau, d’un divan. Maurice allumait autrefois du feu dans une cheminée de briques rouges semblable à celles qu’on trouve dans les cottages des environs de Londres. Il n’avait qu’à presser le déclic de son briquet, qu’à l’approcher du papier disposé sous un fagot de bois sec. Comme jadis, le foyer était prêt. Maurice fit un geste et le sarment crépita. Alors la pensée de sa femme lui traversa de nouveau l’esprit. Pour elle aussi, le 16 novembre constituait un anniversaire et c’était sans doute cette raison qui l’avait obligée à ne point paraître devant lui. Il ne la croyait pas souffrante et fut sur le point d’aller vérifier si elle dormait, mais il se ravisa.

« À quoi bon ! » se dit-il.

La vue des flammes, leur chaleur bienfaisante l’engourdissaient. Il consulta l’heure à sa montre, se laissa choir dans un fauteuil, saisit, à portée de la main, sur une table basse, un cigare, le pétrit en silence. Au fond, il était préférable qu’Hélène demeurât dans sa chambre. Maurice ne se serait point senti le courage de passer, tête à tête, la soirée avec elle. C’eût été au-dessus de ses forces. Il n’y aurait pas pu tenir, serait sorti… tandis que, maintenant, grâce au coup de téléphone d’André, tout s’annonçait le mieux du monde.

André Sorbier avait quarante-sept ans. C’était un robuste garçon, chauve, au teint coloré, qui s’occupait d’assurances et que le marasme actuel n’affligeait pas outre mesure. Il venait toutefois de perdre des sommes considérables, mais il était de ces rares hommes d’affaires pour qui l’argent représente uniquement un levier et il avait plus confiance dans les ressources de son intelligence que dans le bon plaisir du sort ou la prudence routinière. Maurice et lui s’étaient connus, vers la fin de la guerre, à l’escadrille de bombardement où le mari d’Hélène venait d’être affecté, et les deux jeunes gens s’étaient liés très vite d’une de ces amitiés qu’on croit durables. Celle-ci, vraiment, l’avait été. La guerre finie, ils s’étaient retrouvés au Fouquet’s. Maurice avait vendu sa première voiture d’occasion à Sorbier et, depuis, André n’avait jamais fait l’acquisition d’une auto, quelle qu’en fût la marque, sans passer par son camarade. Il s’était même intéressé pécuniairement à un garage que Maurice avait monté. L’affaire avait produit d’assez beaux dividendes au début, puis Maurice était devenu un autre homme. Il s’ennuyait chez lui, ne rentrait que très tard, s’affichait avec une maîtresse. André les avait rencontrés ensemble et le coupable s’était vaguement attendu que son ami en parlât à sa femme. Mais non. Si amoureux qu’il eût été alors d’Hélène, André ne lui avait jamais fait la moindre révélation.

– Voilà M. Sorbier, annonça Moustache avec une aimable familiarité. J’apporte le café tout de suite.

Les deux hommes se serrèrent la main.

– C’est rudement chic, André, d’avoir consenti à partager ma solitude… Laissez, Yvonne. Nous nous servirons nous-mêmes.

Moustache se retira très digne.

– Tiens, vieux. Fauteuil, cahoua, cigare. Tu es chez toi.

Quelques instants passèrent.

– Sais-tu, Maurice, dit lentement André, après avoir avalé une gorgée de café, ce qu’évoque, pour moi, cette soirée près du feu ?

Il regardait la flamme lécher les briques. Maurice devina aussitôt.

– C’est vrai, prononça-t-il d’une voix lointaine. Nous étions cantonnés au château. On y brûlait des arbres.

– Le bon temps !

– Euh ! fit Maurice en souriant. Pourquoi pas ? Nous avions quinze ans de moins.

Et soudain, le visage empreint d’une gravité inattendue :

– Tu te souviens du petit sous-lieutenant Berge ? C’était l’hiver, en 1917… Il se tenait debout près de la cheminée ; il venait d’allumer une cigarette…

André inclina doucement la tête pour montrer qu’il se rappelait.

– Je ne vois pas pourquoi je pense à Berge, dit alors Maurice en remontant une bûche qui s’était écroulée. Ça n’a rien de commun avec ce qui nous entoure ce soir. Le vent sifflait au dehors et, au moment précis où Berge a porté sa « camels » à la bouche… un bruit de moteur…

– Le commandant est entré, continua d’un air songeur André. Il a fait signe à Berge, qui était de service…

– Pauvre petit !

– Berge a posé sa cigarette au bord d’un cendrier ; il a sauté dans sa carlingue…

Maurice ferma les yeux et tandis que son camarade poursuivait le récit de cette nuit, le bruit de l’avion qui décollait lui ronfla aux oreilles avec une telle netteté qu’il tressaillit. Au même instant, le bois dans l’âtre se mit à crépiter et Maurice crut aussitôt entendre les coups de mitrailleuse du combat aérien engagé au-dessus d’eux. Il avait l’habitude de ces duels rapides, mais celui-ci s’était déroulé si vite qu’à peine une minute plus tard, l’avion du groupe s’était brutalement écrasé au sol tandis que l’autre prenait la fuite.

– Le commandant est revenu, murmura Maurice. Il nous a dit :

« Messieurs… sous-lieutenant Berge, mort pour la France. » Nous avons salué.

– Oui, fit André, mais tu te rappelles ? Sa cigarette brûlait encore.

Tous deux restèrent plongés dans leurs souvenirs ; ils contemplaient les braises rougeoyantes qui s’amoncelaient parmi les cendres. Enfin Maurice se ressaisit. Il se hissa sur ses jambes, se dirigea vers le guéridon à liqueurs, s’empara de plusieurs bouteilles et demanda :

– Fine… Armagnac ?

– Armagnac.

Maurice tendit à son compagnon un verre après l’avoir empli, puis il se servit à son tour.

– Qu’est-il donc arrivé à Hélène ? s’enquit alors André. Ce matin, au bureau, elle ne semblait pas souffrante. Je lui ai dicté plusieurs lettres ; elle devait, cet après-midi, procéder à un constat.

– Un peu de grippe, peut-être. Elle a dû prendre froid.

– Avec ce temps, c’est assez naturel.

– Oui et non.

La mine soudain rembrunie, André se mit à examiner Maurice.

– Sois franc, dit-il sans le quitter des yeux. Vous vous êtes disputés ?

– Ce n’était pas le jour.

– Non, certes, fit André.

Maurice tenta de détourner la conversation. Il désigna la bouteille d’armagnac et déclara :

– Je l’avais achetée dans le Gers, en revenant de Biarritz, par la route. La bouteille était là. Personne n’y a touché… Écoute, enchaîna-t-il, car son ami ne paraissait pas s’intéresser à cette digression, tu as pensé à ce que t’ai demandé dernièrement ? Je suis retourné au garage… on ne m’a pas retenu. C’est difficile. Avec la crise, les places sont rares.

– Qu’est-ce qu’il y a ? répéta du même air grave André.

– Je te parle d’une place.

– Non. Je n’ai rien encore trouvé. Tu as raison. Les temps sont durs. Néanmoins, nous aboutirons. Sois tranquille. Maintenant, réponds. Cette indisposition d’Hélène…

Il n’acheva pas sa phrase et se mit debout en regardant son camarade, mais celui-ci baissa les paupières et soupira.

– Maurice, exposa chaleureusement André, le matin que je t’ai ramené de la prison de Poissy en voiture, tu m’as promis de ne jamais faire de peine à Hélène. Elle a beaucoup souffert durant ta détention. Rappelle-toi qu’elle n’a point exigé le divorce alors qu’elle pouvait l’obtenir automatiquement.

– Eh bien ? rétorqua Marrières, les yeux toujours baissés. Moi non plus, je n’ai pas réclamé le divorce.

– Ne compare pas !

– Tu crois ?

– Non, mon vieux.

Il y eut un silence.

– D’ailleurs, reprit André, si tu n’as pas éprouvé le besoin de rompre avec ta femme, c’est que tu tiens à elle. Toi-même tu me l’as avoué. Est-ce exact ?

– Je ne sais plus, balbutia Maurice.

Il eut la tentation de raconter sa visite chez Mallepate et y renonça par crainte d’être désapprouvé. Cette démarche lui paraissait à présent totalement inexplicable. Qu’était-il allé faire là-bas ? À quels secrets mobiles avait-il obéi ? Brusquement, il se remémora une des théories les plus courantes en matière de police criminelle : cette invincible attraction qu’exercent sur un assassin les lieux où il a perpétré son meurtre. Mais cette théorie ne le concernait point. Ce n’était pas pour savourer une seconde fois l’horrible sensation d’avoir tué que Maurice s’était rendu impasse Ronsin. C’était afin de remercier Mallepate de sa déposition. Du moins, il le croyait et la preuve qu’il ne se trompait pas, il pensait la trouver dans sa complète indifférence au sujet de l’atelier où s’était déroulé le drame. Il n’avait pas cherché à revoir ce décor et lorsque, au cours de sa visite au vieux bohème, il s’était approché du mur pour y appuyer l’oreille, il n’avait rien éprouvé. Cependant, une gêne singulière empêchait Maurice de mettre son ami au courant de ce retour bizarre qu’il avait accompli sur lui-même. Car c’était bien cela. Qu’il le voulût ou non, il s’agissait d’un mystérieux retour dans le champ de sa propre conscience. Sinon, qu’aurait-il été faire chez Mallepate ? Mallepate ne l’intéressait pas à un tel degré. Que Maurice tînt à le remercier… soit, mais ces remerciements ne constituaient qu’un subterfuge, un prétexte à céder, sans se l’avouer, à un sentiment plus obscur, plus complexe… Pouvait-il en douter encore ? Maurice n’osait se répondre. Il essayait de refouler au plus secret repli de son être moral cet indéfinissable sentiment, mais il n’y parvenait qu’avec peine et on lisait sur son visage l’effort auquel il se livrait.

– Comment, tu ne sais plus ? dit André qui posa la main sur l’épaule de son ami. Allons, mon vieux, ressaisis-toi. Tu n’as pas le droit de te dérober. Quant à Hélène…

– Mais c’est sa faute ! riposta Maurice. À qui fera-t-elle croire qu’elle est malade ? Elle ne l’est pas.

– Qu’en sais-tu ?

– Pourquoi ce malaise aujourd’hui précisément ? Je suis sorti, comme elle… Il pleuvait… j’en conviens… cependant…

– Ne discute pas toujours…, ne te cabre donc pas éternellement, interrompit André. Allons ! tu as raison. Je ne crois pas non plus qu’Hélène ait pris froid… D’ailleurs, cela ne change rien. Fais semblant d’accepter l’excuse. De ton côté, n’as-tu pas également pensé davantage aujourd’hui, 16 novembre, à certain événement ?

Marrières haussa les épaules.

– Là ! Tu vois ! C’est normal. Moi-même, en te téléphonant, je me suis dit que ce n’était pas une date à vous laisser seuls… Je pensais vous mener au théâtre…

– Vraiment ?

– Au théâtre ou ailleurs… Enfin, il m’a semblé que mon rôle devait se justifier d’une façon quelconque… Tu m’as prié de venir…, je suis venu…

– André ! s’écria Maurice, dominé par l’émotion, comment te remercier ? Tu es l’ami le plus…

– Mais non, mon vieux. Ça aussi, c’est normal…, voyons… Reconnais-le.

Les deux hommes échangèrent un regard qui leur permit de lire en eux intensément, puis, sans un mot, ils s’étreignirent. Sorbier se ressaisit le premier. On lui aurait alors rappelé qu’il avait convoité la femme de Maurice, il se fût indigné de cette allégation. Néanmoins, c’était peut-être à cause du désir qu’Hélène lui avait, autrefois, inspiré qu’il s’était laissé aller une minute à cet attendrissement. Seule, Hélène eût pu le savoir. Or, cet amour s’était transformé, modifié. Il n’en était resté qu’une sympathie profonde, un attachement fait de tendresse et d’habitude, qui n’avaient pas empêché son amitié pour Maurice de s’être par la suite resserrée. Naturellement, ce dernier ne se doutait de rien et, pourtant, s’il s’était tant soit peu inquiété des confidences qu’Hélène avait faites à André et dont celui-ci avait parlé, il aurait dû comprendre qu’entre un homme et une femme, la camaraderie a presque toujours pour origine un sentiment plus trouble que celui qui les a finalement rapprochés.

André ne tarda pas, d’ailleurs, à se trahir, mais Maurice n’y prit pas garde.

– Je désirerais voir Hélène, précisa-t-il. Je voudrais m’informer de ses nouvelles. Veux-tu lui demander si je ne l’ennuie pas trop ?

– Va toi-même, lui conseilla Maurice. Tu auras plus de chance d’être accueilli. Tout à l’heure, elle feignait de dormir.

– Tu es entré chez elle ?

– J’ai envoyé notre vieille bonne.

– Eh bien ! décida tout à coup André, j’y vais. Reste dans le couloir. Je te ferai signe.

Hélène ne dormait pas. Dès qu’elle eut aperçu le visiteur, elle éclaira le lustre, poussa une exclamation :

– Comment ! Vous étiez là ?

– Maurice, appela André, puis, s’approchant du lit, il répondit, après avoir baisé la main de la malade :

– Mais certainement !

Maurice entra dans la chambre.

– Te sens-tu un peu mieux ? demanda-t-il gentiment à sa femme.

– Oui, un peu. J’étais allée en passant prendre des nouvelles de maman… Il n’y avait pas de feu, comme toujours, et elle m’a retenue. J’ai senti un frisson, une brusque fatigue. Je suis rentrée. Toi non plus, ajouta-t-elle en examinant son mari, tu n’as pas bonne mine.

– Oh ! moi, ce n’est rien.

André pouffa de rire.

– Vous n’allez pas, fit-il, vous alarmer réciproquement ?

– Mais… tâtez, j’ai la fièvre, déclara Hélène en tendant son poignet.

Et s’adressant encore à Maurice, tandis qu’André lui vérifiait le pouls :

– Je n’aime pas te voir cette figure, prononça-t-elle plus bas. Yvonne m’a rapporté que tu es revenu trempé.

– Chère amie, proclama fort à propos André… Je dois le reconnaître, vous avez quatre-vingt-quinze à la minute.

Hélène retira doucement sa main, la glissa sous les couvertures.

– Où étais-tu, Maurice ? s’enquit-elle.

Il expliqua :

– J’ai relancé plusieurs anciens clients.

– Et alors ?

– Autant y renoncer. Personne n’achète plus de voiture : on se contente de celle qu’on a… La crise. Ah ! parbleu ! si, comme tant d’autres, j’acceptais des affaires véreuses ! Si je m’ingéniais à placer des tacots maquillés, ou à négocier des autos volées, ce serait différent ! Je roulerais sur l’or. Mais, voilà, je ne peux pas.

– Allons, vieux, ne te dégonfle pas ! dit André. Tout finira par s’arranger.

– Quand ? soupira tristement Hélène.

– Il y a autre chose, expliqua Maurice qui sentait le regard de sa femme posé sur lui. Dès que j’arrive et que je passe ma carte, les gens ont l’air surpris que je ne sois plus en prison. S’ils ne se tenaient pas…

– Le pauvre ! gémit Hélène. Ce n’est que trop vrai. Nous sommes allés l’autre soir au théâtre. Eh bien ! vous n’avez pas idée, André, de la bêtise et de la cruauté du monde. J’en avais mal aux nerfs. Pour un rien on serait venu nous regarder sous le nez…, même les ouvreuses.

– Oui, approuva Maurice pensivement.

– Vous vous occupez des ouvreuses !

– Les clients sont comme elles…, peut-être pires. Certains me reconnaissent d’un coup et leur physionomie change… Les autres tournent et retournent ma carte entre leurs doigts, en répétant intérieurement : Marrières ? Marrières ? jusqu’à ce qu’ils se soient rappelé… Et quand ils ont trouvé, tu sais, conclut Maurice en considérant son camarade…, c’est fini. Quelle existence !

– Est-ce que tu n’exagères pas ?

– Voyons, mon cher, protesta Hélène, vous accorderez que Maurice a des raisons d’être découragé comme ce soir. Se donner tant de peine et pas une commande !

Un silence régna que Marrières rompit brusquement.

– Vieux, dit-il à Sorbier, il faut pourtant que je me débrouille. Je te parlais, il y a un moment, d’une place. Est-ce que (il hésita quelques secondes), est-ce que tu ne pourrais pas m’employer chez toi comme tu emploies Hélène ?

La proposition sembla prendre André au dépourvu. Il toussota, se frotta les mains, puis, secouant la tête :

– Tu aurais sans doute des déceptions. Ce métier, si nouveau pour toi…

– Je m’y mettrais. J’ai du courage…

– Oh ! je sais.

– Eh bien ?

– Eh bien !… Ce n’est pas impossible. Nous verrons. Je vais y penser.

– Quand tu voudras, conclut Maurice d’une voix brève. Essaye toujours de me caser. Donne-moi ma chance.

Il n’avait pas pu ne pas remarquer le peu d’enthousiasme avec lequel Sorbier avait accueilli sa demande. En réalité, celui-ci, malgré l’intérêt réel qu’il portait à Marrières, ne se souciait pas d’introduire dans ses bureaux le mari de la femme qu’il avait désirée. Peut-être redoutait-il de la part de son personnel – et bien que rien ne les justifiât – des ragots dont n’aurait pu que souffrir la bonne réputation d’Hélène.

Maurice, mal à son aise, réfléchissait. Il ne songeait pas au refus déguisé de son ami. Ce qui le troublait était la manière crâne dont Hélène venait affectueusement de prendre son parti.

« Si elle se doutait, pensa-t-il, qu’en fait d’anciens clients, je suis allé… là-bas ! Mais elle ne le saura pas… jamais… Qui pourrait le lui raconter ?… Mallepate ? Elle ne voit pas Mallepate, j’imagine. Heureusement que tout à l’heure je ne me suis pas confié à André. Sinon…

Une phrase de sa femme interrompit sa rêverie.

– Eh bien ! émit-elle, étonnée… Où es-tu ? Tu ne vois pas qu’André s’en va ?

Maurice sursauta et, cherchant une contenance, répondit :

– Mais si… je vois… parfaitement. Du reste, je l’accompagne… À tout de suite, chérie ! Le temps d’aller et de revenir… Couvre-toi, je t’en supplie… Non…, couvre-toi, fit-il avec insistance, en remontant lui-même le drap sur les épaules d’Hélène… Tu m’entends ?

– Et tâchez de dormir…, bonne nuit ! dit André.

Maurice le suivit hors de la chambre, puis, arrivé dans le vestibule, déclencha la lumière des deux appliques modernes qui encadraient une glace.

André l’empoigna par les revers de son veston.

– Écoute-moi bien, affirma-t-il. Tu as pour femme un être unique… As-tu senti comme elle partage tes ennuis, tes soucis ?

Maurice parvint à se libérer. Il décrocha du portemanteau le pardessus de son ami, le lui tendit, l’aida à en passer les manches, et comme l’autre, tout en se boutonnant, entamait un panégyrique d’Hélène :

– Hé ! oui, concéda-t-il avec un léger mouvement d’impatience. Tu ne m’apprends rien…, c’est une femme…

– Admirable ! conclut André sur un ton d’absolue conviction… Et… veux-tu mon avis ? Tu ne lui vas pas à la cheville…

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