VII Le double

Le lendemain soir, impasse Ronsin, Mallepate était assis sur le grabat qui lui servait de lit et, totalement ivre, attendait le concierge dans l’espoir que le cher homme l’aiderait à se déshabiller. Des rafales de pluie et de vent ébranlaient la toiture, fouettant à toute volée les arbres, qu’elles dépouillaient comme un poulet qu’on plume et projetaient les feuilles contre les vitres de l’atelier où elles s’écrasaient d’un bruit flasque. Le vent soufflait si convulsivement qu’il donnait parfois l’impression au bohème de le soulever de terre, ainsi que sa bicoque, sans rien renverser – ô miracle ! – ni même troubler l’équilibre des statues qui s’y trouvaient placées au petit bonheur parmi les vases, les bronzes, les terres cuites, les poteries et les chevaux chinois empilés jusque dans les coins. Effet de l’ivresse ou du rêve, Mallepate se sentant de la sorte transporté à travers les airs, s’épanouissait de plaisir. À chaque nouvelle rafale, il fermait un peu plus les yeux, pour les écarquiller ensuite et regarder autour de lui en murmurant les vers de Baudelaire :

Là, tout est ordre, beauté,

Luxe, calme et volupté…

Ces vers lui semblaient convenir on ne peut mieux au cadre sordide qui l’entourait.

– Ah ! Mais moi je vous le dis, balbutiait-il à un invisible confident qui ne pouvait être que le reflet de son propre individu… Moi, je vous le dis… C’est…

Il éclatait de rire ou bien, exalté par les secousses du vent, se mettait brusquement à scander à tue-tête une de ces scies aux innombrables couplets que l’on chantait aux temps de sa lointaine jeunesse :

M’sieur Boug’reau allait peignant,

Cahin-caha hue dia hop là !

M’sieur Bougreau allait peignant,

Pass’ moi ton tub’ de blanc.

Mais v’là qu’survint M’sieur Bonnat,

Cahin-caha hue dia hop là !

Mais v’là qu’survint M’sieur Bonnat,

Pass’ moi l’tube au…

La cause de cette anormale euphorie était que, le matin même, Mallepate avait appris, en vérifiant une liasse de tirages financiers, qu’un bon de l’Exposition de 1900 auquel il n’attachait plus la moindre importance, venait d’être remboursé dix mille francs. Quelques heures plus tard – un bonheur n’arrive jamais seul – le sculpteur avait dépisté dans un bric-à-brac de l’avenue du Maine une toile qui, sous une couche de crasse, risquait assez bien d’être un Jérôme Bosch. Le sculpteur l’avait achetée sur-le-champ et, comme cette double fortune de capitaliste et de collectionneur méritait d’être célébrée de façon mémorable, Mallepate s’était cru obligé de convier l’ami Lagasse à des réjouissances chez le bistro. L’heure de l’apéritif avait donc vu couler l’absinthe à flots et le nombre des tournées s’était élevé à un chiffre inconnu jusqu’à ce jour. Le concierge lui-même, négligeant ses principes de stricte économie, avait, cédant à l’enthousiasme, proposé de « remettre ça » et, aux quatre pernods, s’étaient ajoutés un byrrh, une suze-cassis, un turin-bitter et plusieurs picon-citron. Quelle cuite, Seigneur ! Mais quelle journée ! Et quelle découverte ! Quelle trouvaille ! Le bonhomme ne regrettait point d’être saoul. Pour la première fois, depuis longtemps, la chance le favorisait au delà de ce qu’il s’était cru pouvoir en attendre. Où qu’il posât les yeux, il ne voyait que richesses et trésors accumulés dans lesquels il n’avait qu’à puiser à pleines mains.

Cahin-caha ! Hue dia ! Hop là…

Attention ; il allait tomber.

Mallepate se retint au rebord de sa table à livres et tenta, sans y parvenir, de rassembler ses esprits. Ses yeux hébétés par l’alcool contemplaient la flamme de la lampe contre laquelle il avait presque le nez posé. La lampe fumait. Le sculpteur sentit la chaleur lui cuire le visage : il se recula et se retrouva brusquement étalé sur le dos, au milieu des draps et des couvertures jonchant en désordre le lit Cette position ne surprit en rien l’ivrogne : il s’en accommoda même le plus gaîment du monde et reprit sa chanson d’une voix forte, tandis que l’eau coulait par une fente du plafond et s’égouttait dans une vieille cuvette placée sur une pile de bouquins.

Il était environ huit heures du soir. Accrochée à un clou par une ficelle, la dernière acquisition de Mallepate se balançait au gré des courants d’air qui passaient sous la porte et, menaçant quelquefois d’éteindre le quinquet, en faisaient remonter la flamme à l’intérieur du verre avec des borborygmes, des hoquets d’homme saoul. Le sculpteur n’y prenait pas garde. Le tableau qu’il attribuait à Bosch pouvait osciller tant et plus : le vent ne réussirait point à l’enlever du piton. Ni le vent, ni personne. Pas même l’un des innombrables petits diables qui, vaguement, apparaissaient par endroits sur la toile, parmi les rousseurs du vernis, les embus, le jus des bitumes. Non, aucune force de la terre ou d’ailleurs ne pourrait empêcher désormais que cette œuvre eût changé de propriétaire. Elle appartenait à Mallepate. Elle lui revenait de droit puisque, entre tant d’acheteurs, il avait été le seul à en flairer la qualité et l’origine. Un Bosch ! Comment le brocanteur ne s’était-il pas douté qu’il possédait un Bosch ! Il n’en avait donc jamais vu ? Le vieux bohème s’arrêta de chanter.

– Oui, moi, je vous le dis, je vous le dis, affirma-t-il ensuite en se hissant au prix d’un laborieux effort sur les coudes, une toile pareille !… Mais je la revendrai, quand je voudrai, cent mille francs… deux cent mille… Quoi ? fit-il comme si un invisible contradicteur eût été présent. Quoi ?… Comment ? Qu’est-ce que c’est ?

Une poussée du vent ébranlant de toutes parts les frêles cloisons de l’atelier répondit à Mallepate ; puis de longs gémissements lui parvinrent en même temps qu’un mystérieux tremblement secouait sur ses gonds la porte dont la clef se mit presque à grelotter dans la serrure. Le sculpteur se garda d’insister. Mais il conserva les yeux fixés sur le tableau et il lui sembla, tout à coup, que les diablotins armés de fourches, de pieux, d’épées et des instruments de torture les plus baroques, cessaient d’obéir aux lois des personnages peints pour s’animer sournoisement et dérouler au hasard de la pièce leur ronde grimaçante, grotesque, redoutable qui, peu à peu, se rapprochait du lit.

– Ah ! Mais pardon ! grogna le sculpteur.

Il se mit, lourdement, sur son séant et se frotta les yeux. La vision s’évanouît. Mallepate poussa un soupir.

« Qu’est-ce que j’ai ? se demanda-t-il. Je rêve. C’est absurde : avoir peur d’un tableau ?… »

Or, le tableau se balançait toujours au bout de sa ficelle et, par instants, il avait l’air saisi d’une singulière palpitation. Comme la porte qui, elle aussi, paraissait secouée de dehors par un indiscernable visiteur qui cherchait à l’ouvrir, la surface de la toile se tendait tout à coup, puis se plissait et de grandes ondes bizarres la parcouraient d’un spasmodique tressaillement. L’artiste en restait béant. D’autre part, sans qu’il pût comprendre par quelles fentes ils se glissaient, de brusques souffles froids erraient entre les murs et Mallepate, en les sentant passer, frissonnait malgré lui. Il n’osait plus penser à rien. À leur tour, maintenant, les fibres de raphia ceignant le torse d’une idole noire se soulevèrent d’une inquiétante façon pour retomber le long des cuisses de la statue avec un froissement léger, furtif, voleter encore, tourbillonner, s’agiter en tous sens. Les mouvements de ces longues fibres bruissantes contrastaient singulièrement avec la sombre rigidité du bois. Enfin, comme à dessein d’accentuer ce contraste, le masque de l’idole aux orbites entourées de chaux blanchâtre, au nez trop long, à la bouche peinte en rouge, était surmonté d’une couronne de plumes dont quelques-unes s’inclinaient et se redressaient, cependant que les autres demeuraient immobiles et funèbres, à la stupeur croissante du faux prix de Rome qui les contemplait sans mot dire et parfois se frottait les yeux afin d’échapper à l’illusion.

Ce n’était point une illusion. En effet, à l’extrémité supérieure d’une planche qu’il avait lui-même fixée à l’aide de taquets, le malheureux aperçut plusieurs coupes de jade, auxquelles il attachait une grande valeur, s’entre-choquer. L’une d’elles tintait à petits coups. C’était la plus précieuse. Un moment, elle faillit glisser de l’étagère. Mallepate jeta un cri et voulut se précipiter mais, avant qu’il eût accompli le moindre geste la coupe cessa, comme par enchantement, de résonner, au heurt d’on ne savait quelle baguette magique : un accablant silence régna sur l’atelier.

– Ça, grommela le vieil homme. Cette fois… C’est un peu fort… J’ai vu la coupe bouger. Je l’ai vue… de mes yeux.

Il porta la main au gousset droit de son gilet, y prit sa montre, regarda l’heure, et dit :

– Allons bon ! Et ce sacré Lagasse qui ne m’apporte pas mon café au lait ! Qu’est-ce qu’il fout ?

À cet instant, dans le silence qui paraissait avoir non seulement envahi la bicoque mais la cité entière, l’oreille du sculpteur perçut un pas qui faisait crisser les feuilles mortes. Le vent ne soufflait plus. La pluie s’était calmée. À peine, de loin en loin, sur la toiture de zinc, quelques lourdes gouttes d’eau tombaient des branches. Le bohème contint sa respiration : il transpirait, il était blême ; une angoisse qu’il ne parvenait pas à dissiper lui comprimait le cœur. Sans aucun doute, Lagasse avait oublié l’heure. Beau résultat ! Par bonheur, Mallepate n’avait pas faim. On lui aurait porté sa collation qu’il s’en serait moqué. Ce n’était point la mangeaille qui comptait : c’était le principe. Et pendant que le falot personnage se donnait à ces méditations, une sorte de dépit, d’amertume, s’emparait de lui et le mettait dans une disposition d’esprit si pessimiste qu’il se voyait abandonné de tous et relégué au fond de sa cahute sans que personne daignât s’occuper de son sort.

– Voilà ! maugréa-t-il d’une voix pâteuse, je pourrais crever seul, ici, tel un chien…

À peine avait-il prononcé ces mots que la chienne du concierge fit entendre, dans la nuit, un jappement plaintif et prolongé.

Mallepate prêta l’oreille, mais n’entendant plus rien, il admit que la fille du gardien avait ouvert la porte de la loge à l’horrible bête poussive ou que celle-ci, en désespoir de cause, s’était résignée à dormir dehors sur le paillasson. Pourtant quelqu’un marchait parmi les feuilles mortes. Mallepate en était certain. À deux ou trois reprises, il reconnut, au froissement suspect qui lui frappait l’ouïe, qu’un promeneur nocturne se trouvait dans l’allée. Ce n’était pas le vent qui remuait ainsi les feuilles. Il n’y avait plus de vent. Le silence, un silence étrange, était tombé sur la cité et l’écrasait, ainsi que dans les songes, d’un poids funèbre qu’on aurait pu presque toucher du doigt. Le vieil artiste en était oppressé. Ce poids pesait également sur lui et l’étouffait, sans qu’il eût la force de réagir. Après les sifflements rageurs de tout à l’heure, les poussées, les ébranlements, accompagnés du crépitement de la pluie, cette paix extraordinaire annonçait, croyait Mallepate, on ne savait quel sombre, quel inéluctable événement.

– Lagasse ! cria-t-il. C’est vous ? Qu’est-ce que vous fichez dehors, mon vieux ? Entrez !

Il attendit une longue minute et se dit :

« Non. Ce n’est pas Lagasse. Il ne s’amuserait pas à m’effrayer… Non… Non… Non. Impossible, ce n’est pas lui… »

Soudain le souvenir de Marrières, quand il était venu la première fois, impasse Ronsin, lui traversa l’esprit. Mallepate en fut réconforté. Il considéra la poignée de la porte comme si cette poignée allait tourner sur elle-même et, partagé entre l’appréhension de voir quelqu’un pousser le battant et l’angoisse que personne peut-être n’accomplît ce geste, il frissonna. Toutefois, l’idée de Maurice lui était agréable et corrigeait jusqu’à un certain point la peur qui, maintenant, prenait progressivement possession de son être. Sans chercher à deviner ce que Marrières pouvait bien faire, ce soir, en pareil lieu, il admettait qu’il était là et qu’après une hésitation plus ou moins longue il finirait par se décider à entrer. Mais cette supposition ne se justifiait en rien. Si réellement Maurice avait été une fois de plus attiré dans la cité, il connaissait assez l’endroit pour se diriger vers l’atelier de Mallepate et frapper à l’huis au lieu de s’attarder, comme l’inconnu qui déambulait sur les feuilles, et de tourner, eût-on dit, à tâtons. Qui est-ce que cet individu pouvait attendre ? Pourquoi se promenait-il de la sorte ? Pourquoi s’arrêtait-il quelques secondes et recommençait-il ses allées et venues saugrenues, en pleine nuit ? Par la pensée, le bonhomme le suivait pas à pas, intrigué certes, mais loin d’être effrayé ainsi qu’il l’était d’habitude par la moindre présence. Celle-ci lui apportait plutôt une espèce d’assurance qu’aucun motif n’aurait pu expliquer.

– Bah ! songea-t-il. C’est un drôle de type. Je le connais…

S’appuyant au mur pour s’asseoir plus commodément sur son lit, il cueillit un livre, au hasard, baissa la mèche de la lampe qui fumait, puis se croisa les bras et se laissa aller au fil de sa rêverie.

« Maurice Marrières ! » soupira-t-il alors avec une tendre jubilation d’ivrogne.

Il répéta le nom, en détachant les syllabes et les jugea dotées d’une profonde résonance. Chose étrange, les deux hommes ne s’étaient rencontrés qu’en trois ou quatre occasions, tout au plus, y compris celle du procès, mais elles suffisaient à Mallepate pour créer entre Marrières et lui une quasi-intimité. Si opposés – par le milieu social auquel appartenaient l’ancien manieur de glaise et le courtier d’automobiles – leur goût de collectionneurs les avait rapprochés. D’autre part, le hasard qui mène tout ici-bas s’était complu à désigner le même cadre à leur double infortune amoureuse. Oui, l’un et l’autre avaient été trompés dans des ateliers contigus, et plus Mallepate réfléchissait à cette bizarre coïncidence, plus il admettait que c’était là que résidait la véritable raison de sa sympathie.

Poursuivant ses réflexions, il en arrivait à échafauder une théorie philosophique qu’il jugeait originale, mais où il mêlait inconsciemment Kant et Platon et même les occultistes. Le monde extérieur n’existait pas : le temps et l’espace ne représentaient que des concepts de notre esprit… Cela, on le lui avait appris jadis. Au sein d’un cosmos peut-être immobile les événements n’étaient donc constitués que par les mouvements de notre propre conscience. Chaque homme se créait un univers particulier : les phénomènes de sa vie psychique s’adaptaient à son âme, à la manière de l’eau qui épouse la forme du vase dans lequel on la verse. La conclusion s’imposait et le sculpteur la tirait non sans orgueil. Elle prenait, au milieu des vapeurs de l’ivresse, la force d’un dogme : si la même aventure était arrivée à Maurice Marrières et à Antonin Mallepate, au même endroit, dans des conditions analogues, c’est qu’ils l’avaient tous deux provoquée, sans le vouloir et, qui plus est, rendue nécessaire par la similitude de leurs deux consciences et l’identité de leur moi.

Une telle constatation qu’il faisait pour la première fois éblouit Mallepate. Il se sentit emporté par une vague inattendue d’optimisme. Désormais, le vieil homme n’était plus seul sur la terre… Quelqu’un pensait comme lui : un être qui, en dépit des contingences purement extérieures, était son frère spirituel, un autre lui-même, sondouble. Il n’en doutait plus, au contraire. Des détails qu’il n’avait pas encore retenus lui venaient maintenant à l’esprit, l’enchantaient, le touchaient aux larmes. Le bohème s’exaltait. Tout ce qu’il conservait, au fond de son vieux cœur flétri, de tendresse inemployée, de dévouement sans cause, Mallepate l’offrait, dans un élan, à celui qu’il estimait son ami et ne songeait seulement pas à se demander si ce dernier aurait envie d’accueillir une si grande affection.

– Ah ! clama-t-il au comble de l’extase. Moi, je vous le dis… Posséder un ami sur terre ! Lire en lui comme en soi-même…

Il lâcha son bouquin et voulut le rattraper mais, se penchant trop vite, il se cogna la tête à l’angle de la table et poussa un juron. Sans ce choc qui le rappela brutalement à la réalité, le sculpteur aurait roulé, lui aussi, sur le sol : cela le consterna. Il se frotta le front en pestant puis, se rendant enfin compte du lamentable état d’ébriété dans lequel il stagnait, geignit d’une voix enfantine :

– Marrières ! Répondez-moi… Est-ce vous ? Par pitié ! Oh ! par pitié… Marrières… dites quelque chose… un mot ! Je n’en peux plus… Je ne sais plus…

Mallepate tendit l’oreille et il lui parut, à la longue, que celui qu’il appelait parlait, mais de si loin, derrière un voile si épais, un brouillard si dense, que ses paroles se perdaient en route. Le sculpteur n’en pouvait percevoir que l’accent : un accent morne, désespéré. Il regarda autour de lui avec circonspection et tenta de rechercher la cause de cette détresse. Était-ce vraiment Marrières qui se plaignait ainsi ? Le bohème en suait d’angoisse et de terreur. Il écouta de tout son être, ferma les yeux mais, cette fois, n’entendant rien, il pensa qu’il avait été le jouet d’une hallucination, et un abattement sans bornes l’envahit.

– Hé ! marmonna-t-il. Je rêve tout éveillé. Il n’y a personne dehors… Peut-être, était-ce la vieille chienne de Lagasse qui, tout à l’heure, se traînait sur les feuilles… Peut-être un chat ou, qui sait même… rien…

Il se serra le front dans les paumes, entr’ouvrit lentement les paupières et contempla la toile accrochée à un clou, juste en face du lit. Sa fièvre était tombée. La toile ne l’intéressait plus. Était-elle réellement de Bosch ou n’avait-il pas acheté une copie vulgaire, adroitement maquillée ? Mallepate haussa les épaules. Qu’importait ce tableau ! Il s’en moquait aussi bien que du reste et, durant un moment, incapable d’analyser les sentiments qui se succédaient en lui, promena sur les objets et les bibelots qui l’entouraient un regard désabusé. Pour peu qu’on l’eût mis en demeure d’énoncer une opinion, il n’aurait vu, partout dans l’atelier, que des faux, de banales imitations et même, aux pièces les plus précieuses qui, d’habitude, le plongeaient en de secrètes jouissances, n’aurait plus attaché aucune sorte de valeur.

– À quoi bon me leurrer ! proféra-t-il la tête toujours entre les mains. J’ai vécu jusqu’ici pour des chimères, seul… loin de tout compagnon…

Il prononça pieusement :

– Marrières !

Personne ne répondit. Alors Mallepate se sentit devenir un autre homme. Pourquoi ? Comment ? Il l’ignorait. C’est ainsi dans la vie, surtout quand l’âge arrive. On est joyeux, on boit, on chante, on forme mille projets… et soudain, sans cause apparente, on n’a plus envie de bouger… Une tristesse amère vous envahit qui vous met au fond de la bouche un goût de cendres, de terre froide. Quelle horreur ! Pourtant il ne s’est rien passé. Du moins on n’y a pas pris garde. Et voilà ! Que c’est étrange, ce mystère dans lequel nous nous agitons !

Le pauvre diable remâchait sa rancœur. Il n’était même plus ivre : les miasmes de l’alcool se dissipaient dans son cerveau et une sensation d’ennui, de vide, de platitude, d’inutilité absolue les remplaçait et l’accablait. Il était comme un voyageur à qui la brume cache le paysage et qui, la voyant tout à coup se déchirer, n’aperçoit jusqu’à l’horizon que des steppes désolées. Jamais encore la solitude ne l’avait à ce point assailli. Et il avait beau faire, il avait beau se raccrocher à un souvenir moins banal que les autres, à une émotion d’autrefois, si rare, si neuve qu’elle eût été, il n’en recevait nul secours. Aussi loin qu’il fouillât sa vie, elle lui apparaissait quelconque, d’une désespérante monotonie. Pas une femme, pas un amour. L’Américaine qu’il avait épousée ? Une folle, une créature dénuée de charme, riche et stupide. Quant à Louise, c’était uniquement par besoin, par cupidité qu’elle avait feint de s’attacher à lui. Mallepate eut une grimace. Il repoussa l’image de cette coquine dans la crainte de ressentir la douleur toujours fraîche qu’il éprouvait, chaque fois qu’il évoquait son absurde liaison. Or, l’image s’imposait et, bien qu’il s’efforçât de la chasser, elle demeurait, ce soir, devant ses yeux et le narguait effrontément. Mais Mallepate n’en souffrait plus. Il ne souffrait ni de Louise ni de l’Américaine. Une sombre tristesse l’accablait, et cette tristesse provenait moins des déceptions que ces deux femmes lui avaient apportées que du manque, au cours de sa vie, d’une amitié virile, sincère, spontanée, chaleureuse. La seule qu’il eût souhaitée, en ce moment, était celle de Marrières. Hélas ! Marrières ne s’en souciait peut-être pas. La vie l’avait repris et entraîné vers une destinée différente. C’était un homme autrement fait que l’ermite de l’impasse Ronsin, autrement sûr de lui, résolu, énergique. Le vieil homme évoqua la silhouette élégante et sportive de Maurice. Il se rappela leur dernière entrevue et les paroles cyniques et méprisantes que Marrières avait prononcées au moment d’emporter la jarre chinoise, alors que Mallepate lui faisait observer qu’elle était lourde.

– Oui, lourde, avait-il dit, aussi lourde que l’homme que vous n’avez pas osé tuer !

La plupart du temps, quand il se rappelait Louise entre les bras de Fernand et l’expression qu’il avait lue dans leurs regards à tous les deux, il ressentait une âpre satisfaction. C’était une des rares circonstances de sa médiocre vie qui lui donnaient de sa personne un sentiment d’exceptionnelle dignité, de grandeur, de noblesse. Or Marrières s’était écarté de Mallepate après sa confidence et, par une simple phrase, lui avait signifié son dégoût. Était-ce possible ! Fallait-il donc renoncer à l’extravagante théorie du rapprochement que le songe-creux venait d’établir sous l’influence de l’alcool et qu’il jugeait irréfutable ? Le malheureux ne savait que conclure. Il secoua la tête avec résignation et un flot de tristesse le submergea. Ainsi tout le fuyait, l’abandonnait. Tout lui était hostile. Femmes, maîtresse, ami n’avaient jamais été, pour lui, que des fantômes, de trompeuses illusions. Et il ne pouvait s’en prendre qu’à sa nature égoïste et sournoise, à son amour du gain, de l’argent. Mais à quoi bon se lamenter ! À quoi bon regarder en arrière ? Il était trop tard à présent pour tenter quoi que ce fût. Marrières, en dépit des événements, n’avait pas compris, ou plutôt pas voulu comprendre les raisons qui avaient incité le vieil homme à l’entretenir de Louise. Il s’était écarté rapidement et, depuis, malgré l’espoir grandissant que caressait Mallepate de le voir revenir, aucune nouvelle visite n’avait eu lieu.

Même ce soir, si désireux qu’il eût été de voir Marrières ouvrir la porte de l’atelier, le faux prix de Rome en était, finalement, arrivé à se demander s’il ne divaguait pas. Et pourtant, la présence dans l’allée de ce personnage invisible qui marchait sur les feuilles mortes et les faisait craquer, cette présence, Mallepate la reconnaissait. Un sombre pressentiment l’avertissait, à défaut de preuves, que c’était bien Marrières qui se trouvait là, que ce ne pouvait être un autre et qu’il attendait, sans vouloir se montrer, que l’on vînt à son aide. La démarche qu’il tentait, au sein de l’ombre, le bohème avait l’intime conviction qu’elle était la dernière que Marrières opérerait et que, pour peu qu’on ne devinât pas à quel point elle était pressante, il serait, ensuite, inutile de revenir sur le passé. Dans les ténèbres, le seul ami que le sculpteur eût jamais jusqu’ici souhaité d’avoir, se tenait près de lui, n’osant l’avertir, sinon par l’affreux malaise que sa présence à la fois si proche et si lointaine dégageait, de la détresse où il se débattait. C’était la même que lui, Mallepate, éprouvait maintenant : elle s’était emparée de son âme sans raison, s’y était infiltrée jusqu’aux replis les plus secrets, les plus obscurs et depuis, quelque effort qu’il eût entrepris pour échapper à cette morne influence, il avait dû finir par s’avouer vaincu.

« Ah ! oui… trop tard… se disait-il après avoir longtemps pesé les chances qui lui restaient et reconnu qu’elles équivalaient à zéro… Trop tard ! Quel secours pourrais-je lui porter ? C’est impossible… Je ne peux rien. »

À cet instant, le malheureux crut réellement entendre que Marrières l’appelait, et ce fut alors lui qui ne répondit pas. Quelques minutes s’écoulèrent. Les yeux fiévreusement attachés à la poignée de la porte, il tressaillit, se sentit près de défaillir à la pensée que la porte, cette fois, allait s’ouvrir tout de bon et Marrières apparaître… Mais la poignée demeura immobile et de l’extérieur nul ne fit mine de vouloir entrer. De loin en loin, sur la toiture de l’atelier une goutte d’eau tombait qui troublait le silence… Une seule goutte, pesante et lourde comme une larme et, soudain, sans que Mallepate eût pu rien y comprendre, une détonation ébranla l’air, brutalement.

– Ah ! nom de D… ! clama le vieil homme, sautant du lit.

Il s’élança, perdit son équilibre et roula sur le sol. Cependant, à travers l’allée obscure, les voisins accouraient et l’un d’eux, pénétrant dans l’atelier, se dirigea rapidement vers la lampe, la saisit, la dressa au-dessus de sa tête, tandis que plusieurs autres, portant un corps ensanglanté, le déposaient sur le grabat.

Mallepate s’était relevé : il contemplait Marrières, sans pouvoir prononcer un mot.

FIN

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