VI Les deux amis

André Sorbier s’était levé pour accueillir Maurice et tenait à la main la carte que son ami lui avait fait remettre. Il estimait que cette visite avait pour objet la situation qu’il s’était fait fort de trouver à son ancien compagnon de guerre, mais, dès la première minute, il comprit qu’il s’agissait d’une affaire grave et les deux hommes restèrent debout s’examinant.

– Assieds-toi, dit enfin André qui désigna près de la fenêtre un fauteuil aux bords affaissés, et dont le cuir était gaufré de longs plis flasques ainsi qu’une peau d’éléphant.

Maurice s’effondra dans le fauteuil plutôt qu’il ne s’assit. Il avait un visage terreux, défait, des yeux cernés, un regard trouble. À peine eut-il cédé à l’invite affectueuse d’André, il appuya les coudes sur ses genoux et se prit le front entre les paumes.

– J’ai un renseignement à te demander, commença-t-il sans laisser André revenir de sa surprise. Un renseignement important.

– Ah !

– Un renseignement se rapportant à ma femme.

Il insista sur les deux derniers mots.

– À ta disposition, mon vieux, répondit d’une voix calme André qui s’était ressaisi. Que désires-tu savoir ?

– Ce qu’elle gagne.

L’autre parut tomber des nues.

– Eh bien… j’attends !

– Tu as l’air un peu énervé, constata l’homme d’affaires tranquillement. Mais ta question n’est que trop naturelle… Un instant, ajouta-t-il en pressant le bouton d’une sonnerie, qu’il avait devant lui sur sa table, je vais satisfaire ta curiosité.

Maurice dirigea les yeux vers la porte matelassée : l’un des battants s’ouvrit et une jeune fille se montra.

– Mademoiselle Raymonde, lui ordonna Sorbier, veuillez m’apporter le dossier n° 14.

L’employée disparut.

– Je n’ai rien à te cacher, reprit André qui atteignit de la main droite une boîte à cigarettes en cristal, l’ouvrit et la tendit à son ami.

– Non, merci, fit Maurice. Je ne fume plus.

Il promena les yeux autour de lui comme s’il voyait pour la première fois le bureau d’André et se mit à en examiner les meubles, l’un après l’autre. Un coffre-fort occupait, à gauche de la porte, le milieu d’un panneau et un classeur vaste, sombre, à fermeture américaine, se trouvait vis-à-vis. Au milieu de la pièce, un guéridon d’acajou, de la même teinte que le classeur, supportait des journaux, des revues de bourse. Un lustre de métal pendait du plafond au centre d’une rosace de stuc, dont on voyait le crochet noir. Une corniche Louis XV l’encadrait et des moulures, des rocailles compliquées s’épanouissaient le long des murs recouverts d’un papier marron à ramages bleus et or. Les sièges étaient de cuir de nuance tabac, comme le tapis. Seuls les rideaux, de velours rouge, tranchaient par leur note criarde sur la teinte générale, mais les deux fenêtres qu’ils entouraient, rappelaient fâcheusement la hideuse, banale et morne couleur chocolat de l’ensemble. Elles donnaient sur une cour où l’on apercevait, abritant la toiture de verre du rez-de-chaussée, les mailles grisâtres et poussiéreuses d’un vieux treillis de fil de fer. Une clarté fanée tombait par les carreaux à l’intérieur du cabinet et elle n’en éclairait qu’une faible partie. Le reste stagnait dans la pénombre ; seuls les boutons et les poignées de métal du coffre-fort luisaient.

– Cette Raymonde, grommela tout à coup André, qui alluma sur sa table une lampe à réflecteur de porcelaine verte… Enfin, qu’est-ce qu’elle fabrique ?

Il allait sonner de nouveau quand la jeune fille entra et tendit à son directeur le dossier.

– Bon… merci ! fit-il. Laissez-nous.

L’employée se retira.

– Allons, viens voir, dit André en étalant sous la lampe des papiers. Prends toi-même connaissance.

Marrières s’approcha.

– Exercice 1933, signala son ami en indiquant de l’ongle un chiffre inscrit au bas d’une colonne… note la somme, si tu y tiens.

– Oui, prononça Maurice en tirant un crayon et un calepin de sa poche. Et en 32 ?

André désigna, sans répondre, une autre feuille, puis il tourna les pages du dossier en s’arrêtant chaque fois pour que Maurice pût relever le total, par année, des gains de sa femme.

– Ce sont les chiffres, mentionna Sorbier, que j’ai déclarés au fisc. Hélène doit en avoir le double. Elle aurait pu te les communiquer.

L’autre n’eut pas l’air d’entendre.

– Maintenant, poursuivit sèchement André, permets-moi une question. Que signifie cette enquête ? Tu n’as pas confiance ?

– Je voulais simplement constater, qu’en cinq ans ma femme a touché chez toi près de cent cinquante mille francs. De treize mille au début, elle est arrivée à trente, l’année dernière.

– Exact. Alors ?

– Elle pourrait donc vivre de son travail ?

– Modestement certes, mais elle vivrait, admit André qui saisissait de moins en moins les intentions de son ami. Hélène a le sens des affaires. Ces cent cinquante mille francs représentent principalement sa commission sur le chiffre des polices qu’elle a fait contracter. Je dis principalement parce que je lui octroie en outre une rémunération mensuelle de cinq cents francs pour les services qu’elle me rend, parfois, comme secrétaire. Es-tu satisfait de ces précisions ?

– C’est ce que je pensais, murmura Maurice, après un instant de silence, elle pourrait se débrouiller seule.

– Explique-toi.

– Oh ! je me comprends.

– C’est curieux. Cependant, s’informa Sorbier en rassemblant les pièces du dossier dans leur chemise, pourquoi prétendre qu’Hélène saurait se passer de ton aide ? Est-ce pour me reprocher de ne pas avoir encore pu te découvrir un emploi alors que je me suis intéressé à Hélène ? Tu sais bien que…

– Il s’agit d’autre chose, interrompit Maurice.

– Ah ! oui ?

– J’accorde que, grâce à toi, ma femme (il évitait de l’appeler par son prénom comme s’il voulait engager André à l’imiter), ma femme soit à même de gagner sa vie. Sur ce point, nous sommes d’accord, n’est-ce pas ? Mais voilà, justement, où je veux en venir. Quelles raisons t’ont incité à t’intéresser à elle ?

André faillit riposter par une grossièreté, mais il s’assit sur le bord de sa table, mit un pied sur son siège, alluma posément une cigarette et, considérant son interlocuteur :

– Soutiens tout de suite qu’en m’occupant d’Hélène j’avais en vue de…

– Précisément. Nous en parlions hier soir ensemble.

– Qu’est-ce que tu dis ?

– Regarde-moi.

– Tu es malade, parole ! grogna André. Qu’est-ce qui te prend ?

Maurice alla jusqu’à la porte et vérifia si elle était fermée, puis il revint vers André.

– Tout autre que toi, fit alors celui-ci, aurait pensé qu’en agissant comme je l’ai fait, j’avais au moins droit à certaine gratitude.

– Non, répondit Maurice.

Et il eut un geste découragé.

– Cependant tu me connais. Tu sais quel homme je suis.

– J’ai pu te croire, en effet, un homme, au sens noble du mot. Tu n’es pas cet homme-là.

– Quoi ? s’écria Sorbier dont les traits se crispèrent.

– Oh ! ça va… dis ! ça va !

– Tu as vraiment communiqué tes doutes à Hélène ? Elle les a trouvés fondés ?

Maurice inclina la tête douloureusement. Il avait enfoncé les mains dans les poches de son pantalon et contemplait André avec une expression de détresse qui pouvait laisser croire qu’il possédait sur les rapports de sa femme et de son ami des preuves indiscutables. Pourtant il se taisait.

– Allons ! s’exclama Sorbier que ce silence plongeait dans la stupeur, Hélène n’a jamais pu te donner raison. Ou alors vous êtes fous, elle et toi. Vous traversez une crise.

– Les mots ne changent rien aux choses.

– Voyons, fit André. Réfléchis avant de m’accuser. Comment peux-tu admettre que, profitant de ton séjour en prison, j’aie convoité ta femme ? Si j’avais eu pareil projet, ce n’est pas au moment précis où Hélène ne vivait que pour toi, que j’aurais risqué mes chances. Ne sois pas bête. Tu négligeais assez cette petite pour que…

– Pardon ! protesta Marrières. Soyons nets. Je sais parfaitement quels ont été mes torts. Je vais plus loin. J’avoue que lorsque j’ai trouvé ma femme, impasse Ronsin, dans le lit de son amant, je n’aurais pas dû tirer sur ce dernier…

– Admirable ! Tu es admirable ! commenta railleusement André. Il t’a fallu cinq ans de prison pour en arriver là.

– Pourquoi pas ?

– Eh bien ! si tu persistes dans cette voie, tu dérailleras tout à fait… D’ailleurs tu es en train de dérailler. Tu m’inquiètes.

– Oui, proféra Maurice, mieux vaudrait la folie que mon existence présente. Mais tant pis ! En prison, puisque prison il y a, mon gardien s’estimait plus à plaindre qu’un détenu : il me confiait parfois que des mouchards le surveillaient et rapportaient au directeur ses moindres faits et gestes… Tu vois : les choses ne sont nulle part les mêmes aux yeux des gens. J’avais un ami, j’avais placé en lui toute ma confiance, il l’a trompée : c’est dur !

– Maurice, dit André qui écrasa sa cigarette au fond d’un cendrier, ne débite pas d’idioties. Jamais Hélène n’a pu te raconter que j’ai couché, une seule fois, avec elle.

– Qu’est-ce que cela prouve ?

– Enfin, veux-tu mon opinion ? Toute cette histoire ne tend qu’à te fournir une occasion d’abandonner ta femme. Oui ou non ? Ce n’est pas ça ?

Il empoigna Maurice par le rebord de son veston et sur un ton pressant :

– Voyons… avoue ! avoue donc… D’homme à homme. Jamais, je te le certifie sur l’honneur, nul ne saura rien.

Maurice, d’un coup sur les poignets, fit lâcher prise à son ami.

– Sur l’honneur ! Sur l’honneur ! Est-ce que tu connais la valeur de ce mot ?

– Alors, c’est une affaire que tu désires ? interrogea Sorbier d’une voix sourde.

– Je ne désire qu’une chose : que tu répondes à la question que je t’ai posée tout à l’heure.

– Bien.

– Tu sais laquelle ?

– Je sais. Tu veux que je t’éclaire sur mes relations avec Hélène. Elles sont simples. Ta femme n’a jamais été ma maîtresse. Que souhaites-tu de plus ?…

– Va ! mais va jusqu’au fond de toi-même !

André sourit.

– Eh bien ?

– C’est tout.

Leurs regards s’étaient croisés. Soudain celui d’André se déroba.

– Considères-tu comme une offense que j’aie pu jadis être amoureux de ta femme ?

– Quand ?

– Quand tu t’es mis à la tromper. Puisque tu exiges la vérité tout entière, je n’ai point à te la refuser. Hélène ne méritait pas que tu la traites aussi négligemment. J’ai eu pitié d’elle. J’allais la voir. Pas une fois il n’a été question de toi ni des femmes en compagnie desquelles tu t’affichais. J’éprouvais pour la délaissée un sentiment profond et vrai. Elle n’en a pas voulu…

– Et depuis ?

André haussa tristement les épaules.

– Oh ! depuis, répliqua-t-il avec un mélange d’ironie et de franchise, non… rien… pas ça ! J’ai procuré du travail à Hélène chez moi, c’est entendu, mais il n’entrait nullement dans mes calculs de revenir sur le passé.

Maurice écoutait, immobile, les yeux rivés à ceux de Sorbier.

– Me crois-tu ? fit alors ce dernier en s’asseyant devant sa table et en puisant une nouvelle cigarette dans la boîte en cristal.

– Oui, soupira Maurice.

André pétrit nerveusement ta cigarette, puis l’émietta en silence tandis que l’autre, toujours debout au milieu de la pièce, ne cessait de l’examiner. Il songeait aux paroles qu’il venait de prononcer et se les reprochait. Mais le désarroi, l’entêtement, la détresse de son ami avaient agi sur lui et c’était afin de se disculper qu’il avait finalement cédé à un véritable besoin de confidences. Est-ce que Maurice, maintenant, n’en profiterait pas pour rompre avec Hélène ? André ne savait que penser. Et, se retournant vers Marrières, il demanda :

– Que vas-tu faire ?

Il ne reçut pas de réponse.

– Je t’affirme, reprit André, qu’Hélène a toujours repoussé mes avances. Tu ne peux rien lui reprocher.

– L’aimes-tu encore ?

André se dressa, s’appuya contre son siège, les prunelles perdues dans le vague.

– J’ai pour elle une grande amitié, se décida-t-il lentement à déclarer… une amitié plus forte que l’amour.

– Dommage !

– Comment ? dit André stupéfait.

– Oui. Dommage, répéta Maurice. Tu aimerais encore Hélène, j’éprouverais moins de regrets.

Ne sachant quelle interprétation donner à cette repartie, Sorbier se tourna vers la table, y ramassa le dossier d’Hélène, et tout en serrant machinalement la courroie :

– Tu veux donc quitter ta femme ? s’informa-t-il sans lever les yeux.

– Je le voudrais. Mais c’est difficile. Je ne peux pas.

– Tu aurais tort de te séparer d’elle.

– Oh !

– Si. Tu le sais.

– Bonsoir, fit alors Maurice.

André saisit le dossier, le mit sous son bras.

– J’ai à rapporter ceci aux archives, dit-il.

Marrières prit son chapeau sur un fauteuil et se dirigea vers la porte, précédé de Sorbier. Tous deux sortirent. Sur le palier, les amis se tendirent gauchement la main.

Il pleuvait. Dans le soir, les lumières des magasins, les lanternes des taxis et des voitures, les phares des autos faisaient miroiter les trottoirs. Ils étaient tantôt bleus, tantôt roses ou verts selon les éclairages, et de longues chenilles pâles qui tremblaient au pied des globes électriques ponctuaient la chaussée comme autant de poulpes phosphorescents pris aux mailles d’un immense filet. L’activité de la rue exerçait sur Marrières une indicible fascination. Il allait seul parmi la foule des piétons fuyant des deux côtés de la chaussée, pareille à l’écume d’un canal que le cheminement ininterrompu des véhicules renvoyait sur les bords. Cette impression de solitude que certains êtres meurtris ressentent si puissamment dans les villes, à la tombée du soir, et qui les chasse, au hasard, le poignait, l’accablait. Il ne savait où le menaient ses pas : il ne cherchait même pas à le savoir. Lorsqu’il avait tout à l’heure pris congé d’André, c’était comme s’il eût tranché la dernière amarre qui le retenait à la vie. Maintenant rien n’offrait plus de signification ni d’objet à ses yeux. La conscience de son isolement au milieu de tant d’inconnus, l’emplissait d’amères délices et à mesure que ce sentiment se développait il en éprouvait une ivresse, une jouissance obscures qui contrastaient avec les lumières et le grouillement de la rue.

Par instants, Maurice pensait à André et se rappelait les émotions violentes qu’ils avaient partagées, à l’escadrille, pendant la guerre, puis les douces joies de leur amitié. Ces souvenirs étaient à peu près ceux que l’on conserve d’un mort. Maurice n’avait pas néanmoins d’attendrissement à maîtriser. Sorbier, pour lui, ne comptait plus en tant que camarade. Il se confondait avec ces piétons anonymes qui le croisaient ou le dépassaient et dont certains lui jetaient rapidement un coup d’œil au passage. S’il avait souffert durant l’explication qui concernait Hélène, cette souffrance s’était dissipée. Maurice n’éprouvait plus qu’une sorte de stupeur, d’hébétude à quoi il se laissait aller avec une passivité qu’il n’avait même pas le désir de secouer.

Qu’importait André désormais ? Qu’importait également Hélène ? Ce n’était point d’eux que Maurice se souciait. Ces deux êtres avaient pour ainsi dire cessé d’exister et, s’il les évoquait encore, de loin en loin, c’était pour revenir finalement à lui-même et savourer avec une âpre délectation la secrète et mystérieuse ivresse que distillait la solitude.

Si on lui avait fait observer, tandis qu’il se dirigeait du carrefour Drouot vers Saint-Augustin, qu’il prenait le chemin de son domicile, Marrières se fût peut-être refusé à le croire. Mais personne n’était là pour attirer son attention sur la force des habitudes et il marchait à pas lents, ressentant pour la première fois, depuis sa sortie de prison, l’impression qu’il était libre, qu’il ne tenait à rien ni à personne, enfin qu’il avait rompu avec le passé. Cette impression le dominait de telle sorte qu’il oubliait l’isolement volontaire dans lequel il s’était retranché. Son isolement ne lui pesait pas. Au contraire, il ajoutait à son âpre jouissance de se sentir un homme nouveau, qu’aucune attache ne paralysait plus et lorsqu’il s’arrêta pour acheter les journaux à un kiosque il aspira profondément, à pleine poitrine, une bouffée d’air qui acheva de le griser.

C’était l’heure où, quelques mois plus tôt, Maurice parmi la foule des détenus se dirigeait vers le dortoir. Il y possédait sa cage. Oui. C’était réellement une cage que la cellule, garnie de barreaux. Elle mesurait à peine les quelques mètres nécessités pour l’emplacement de l’étroit lit de sangle, de l’escabeau, de la cuvette et de la cruche réglementaires. L’hiver, le prisonnier y claquait des dents et, l’été, l’atmosphère en était tellement surchauffée qu’il ne pouvait, avant l’aube, goûter un instant de repos. Maurice pensa aux infortunés qu’il avait laissés à Poissy et se dit que peut-être, dans le nombre, il en était un ou deux qui, à cette minute même, pensaient à lui. Néanmoins, il chassa cette image. C’était fini tout ça… Longeant les devantures, il força légèrement le pas, tandis qu’une autre image se formait progressivement devant ses yeux.

– Bah ! maugréa-t-il. Nous verrons… Ça aussi, c’est fini…

Il s’agissait d’Hélène qui devait, comme à l’ordinaire, l’attendre pour le dîner. Marrières consulta sa montre et il eut alors la notion que, depuis le temps qu’il marchait, il n’avait fait que se rapprocher de sa femme. Mais celle-ci n’éveillait en lui que des pensées trop familières dont il avait à la longue cessé d’apprécier le charme. Il allait fatalement la retrouver assise dans sa chambre en train de lire un livre ou un magazine de modes. Elle se lèverait du fauteuil en entendant son mari rentrer ; elle irait même à sa rencontre, le visage éclairé d’un sourire hésitant, presque anxieux. Maurice demeura insensible à cette perspective. La veille, il avait eu beau se réconcilier avec Hélène, après l’avoir battue, il ne voyait là qu’une circonstance négligeable : cela n’existait plus… Trop tard ! Oui. Trop tard ! Puisqu’il jouissait de sa liberté, maintenant, ce n’était point Hélène qui le reprendrait. Elle pouvait le croire, peut-être, et guetter son retour en se flattant de l’avoir reconquis, Maurice n’en tenait aucun compte.

En effet, aussitôt qu’il eut tourné la clef dans la serrure, poussé la porte et franchi le seuil du vestibule, il entendit sa femme qui sonnait Moustache afin de l’informer que « Monsieur était là ». Hélène parut ensuite, une publication à la main. Elle s’approcha timidement de Maurice, l’aida sans un mot à se débarrasser de son chapeau et de son pardessus puis, comme il ne protestait pas, elle l’attira contre elle pour l’embrasser.

– Si nous dînions dehors ? proposa-t-il en effleurant des lèvres le front qui s’offrait.

Hélène eut un imperceptible mouvement d’épaules qui signifiait qu’elle acceptait à l’avance tout ce qu’il voulait et revint vers sa chambre docilement.

– Ne te presse pas, dit Maurice, nous avons le temps.

Il déposa négligemment l’Intransigeant etParis-soir sur la table de chevet, regarda sa compagne qui ramenait autour d’elle, en s’asseyant, les plis d’une robe d’intérieur, et s’informa :

– Contente de ta journée ?

– Oui. J’ai décroché deux polices. Mais il m’a fallu discuter des heures. Ma tête éclate.

– Raison de plus pour te distraire, affirma-t-il rondement. Ce sera plus gai.

Hélène leva sur lui des yeux pleins de méfiance. Il ne put supporter son regard, saisit l’un des deux journaux qu’il avait achetés, le déplia comme pour y chercher l’annonce d’un spectacle susceptible de faire achever la soirée. Mais il observait, à l’abri du journal, sa femme, dont l’attitude se reflétait sans qu’elle s’en doutât dans une glace.

– Allons, fit-il. Prépare-toi. Pendant ce temps, je vais changer de complet, de chaussures.

Il passa dans sa chambre, heureux d’avoir eu l’idée de ne pas dîner face à face avec Hélène à la maison. Peu importait l’endroit qu’ils choisiraient. L’essentiel était d’échapper au morne tête-à-tête dont il supputait, à juste titre, l’issue. Qu’Hélène en éprouvât une déception, ne l’étonnait, ne le troublait en rien. Il ressentait au domicile conjugal une gêne de plus en plus insupportable. Aussi, lorsque la jeune femme fut prête et qu’elle l’en eut avisé par Yvonne, il acheva rapidement sa toilette et rejoignit Hélène qui avait repris la lecture de son livre et feignait de s’y intéresser.

– Excuse-moi, murmura-t-il… mais je ne pensais guère que tu…

– Je craignais de te mettre en retard.

– Eh bien ! en route !

Au restaurant, la bonne humeur de Marrières, son empressement et le manifeste plaisir qu’il affectait de prendre à cette sortie en compagnie de sa femme inspirèrent à celle-ci l’idée qu’il cherchait à se faire pardonner quelque tort. La pauvre créature ne pouvait en douter, mais elle essayait vainement de percer les intentions de Maurice. Il buvait. Il l’obligeait à boire… et ce n’était qu’à de rares intervalles que, tout à coup, il changeait de manières et tombait malgré lui dans d’obscures songeries.

– Qu’a-t-il donc ? se demandait alors Hélène. On croirait qu’il veut s’étourdir et, brusquement, il oublie tout… il a l’air triste.

Un vague pressentiment la tourmentait. Ses yeux ne quittaient pas Maurice une seconde et quand il revenait à lui et rencontrait le regard attentif de sa femme, il faisait visiblement un effort pour dépister cette méfiance en éveil, emplissait son verre, le vidait, appelait la servante et s’efforçait à paraître naturel.

Le restaurant, dont il avait jeté l’adresse au chauffeur de taxi, se trouvait à Montmartre, rue Notre-Dame-de-Lorette, et se composait d’une assez vaste salle carrée qu’un bar massif, en acajou, décorait à main gauche, en entrant. Une artiste de music-hall avait tenté jadis d’y faire fortune en s’exhibant, le soir, dans un maillot suggestif de naïade aux yeux de ses admirateurs. Comme ceux-ci n’étaient point très nombreux, la boîte avait périclité et on n’y avait guère rencontré durant un hiver, après minuit, qu’une douteuse clientèle de gentlemen trop bien vêtus, de danseuses sans emploi, de rabatteurs de maisons de jeux et de petites femmes suavement maquillées. Avec ses somptueuses tentures de velours cramoisi, ses fleurs, ses plantes artificielles, son tapis rouge et ses banquettes profondes comme des divans, l’établissement serait assez vite devenu le lieu de réunion des plus louches trafiquants du quartier mais, au moment que ces « messieurs-dames » s’y attendaient le moins, le bistro changea de propriétaire et ses habitués durent se rendre compte qu’ils n’étaient plus chez eux.

L’acquéreur de la boîte se nommait Alexis. C’était un Corse de vieille souche, haut et solide comme un coffre et qui, sous des airs endormis, avait à l’occasion la prompte, agile et vigoureuse détente d’un fauve trompeusement apprivoisé. Son premier soin fut d’informer la clientèle qu’elle cédât gentiment la place, puis de transformer, sans lui ôter pourtant son caractère, l’atmosphère de l’endroit. Aux photographies polissonnes, succédèrent sur les murs des images du « pays ». L’admirable baie d’Ajaccio, quelques portraits d’amis, d’écrivains, des vues de l’île et, pieusement distribués un peu partout, des souvenirs deL’Artilleur, prêtèrent alors au restaurant une apparence de bon aloi.

Sorbier avait un soir conduit Hélène et son mari chez Alexis et, comme ils s’étaient bien trouvés de la cuisine locale – si savoureuse – des vins et du service, Maurice avait rendu son invitation à Sorbier, puis il était retourné plusieurs fois avec sa femme rue Notre-Dame-de-Lorette. Alexis lui plaisait. Il avait une façon d’accueillir les clients qui n’était ni distante ni servile, mais naturellement courtoise et pleine de dignité. Que Marrières eût « fait » de la prison n’étonnait en rien le patron. En véritable Corse, il éprouvait au contraire une instinctive sympathie pour un homme « qui a eu des malheurs » et, sans toutefois manifester trop d’empressement, il lui donnait une table où Maurice pouvait dîner près de sa femme et ne se point sentir un objet de curiosité.

– Eh ! dis donc, Alexis ! s’informait pourtant quelquefois un habitué qui désignait le couple d’un imperceptible clignement de paupières… Ton type, là-bas, avec la petite blonde… je connais ça. Qui est-ce ?

Alexis répondait en tournant le dos à Marrières, afin de ne point le gêner. Mais ce soir, par suite d’une involontaire circonstance, la question fut posée à haute voix par une femme élégante qui, durant le repas, ne cessa de tenir obstinément les yeux attachés sur Maurice avec une sorte d’éblouissement.

Hélène ne broncha point. Elle qui ne souffrait jamais que l’on regardât son mari comme une bête rare, feignit de ne rien remarquer. Cependant la dîneuse montrait une telle indiscrétion, elle suivait les gestes de Marrières avec une insistance si marquée que lui-même en fut irrité. C’était une étrangère : une blonde sur le retour, un peu trop grasse, encore appétissante. Elle avait dû lire dans les journaux le compte rendu du procès et, comme la belle-mère de Maurice, elle estimait que ce dernier était physiquement plus séduisant que sa victime. Les feuilles publiaient alors les deux photographies : le meurtrier était en costume de sport, coiffé d’un béret basque, tandis que le peintre offrait le type classique de l’École des Beaux-Arts : barbe, cheveux trop longs, vareuse de velours. Cinq années n’avaient point, aux yeux de l’étrangère, vieilli en quoi que ce fût Maurice ni diminué son prestige. Aussi le lorgnait-elle de façon si hardie qu’il finit par se tourner du côté de sa femme en ricanant.

– Ma pauvre Hélène, énonça-t-il, agacé et flatté en même temps, nous n’avons pas de chance. Je ferai toujours sensation. C’est stupide !

– Oh ! j’en ai pris mon parti.

Maurice eut une moue.

– Je vois bien, ajouta sa femme ; ce n’est pas ta faute.

Et, à son tour, elle se mit à rire, d’un rire forcé qui augmenta l’irritation de Marrières.

– Je t’en prie, lui dit-il doucement, ne provoque pas davantage l’attention de cette folle.

– Bah !

Maurice héla discrètement Alexis afin de consulter la carte mais, se méprenant sur son geste :

– Vous pouvez prévenir votre cliente, déclara d’un ton sec Hélène, que je suis avec mon mari.

– C’est toi qui es stupide, maugréa ce dernier.

Alexis esquissa un sourire et, s’inclinant, il chuchota :

– Un fruit ?

– Du raisin, dit Maurice.

Hélène attendit qu’Alexis se fût retiré. Alors elle s’informa :

– En quoi, stupide ?

– Non. Laisse, ordonna-t-il. N’exagère pas.

Il regarda d’un air agressif l’étrangère, puis sa femme et ne desserra plus les dents.

– Tu es injuste, articula Hélène. J’aurais mieux fait de ne…

– Encore ?

– C’est bon. Je me tairai.

Et, de la pointe du couteau, elle traça sur la nappe un vague dessin.

Marrières se contenta, pour ne point envenimer les choses, d’allumer une cigarette, puis il s’abrita, silencieux, derrière un nuage de fumée. Hélène l’impatientait. Il l’épiait du coin de l’œil, se demandant combien de temps encore il aurait à la supporter. Tout en elle finissait par l’exaspérer. Elle avait beau d’abord se montrer douce, compréhensive, sa véritable nature reprenait le dessus à la première observation et cette nature était par trop acariâtre.

– Ah ! songea-t-il, avoir tué… pour elle, avoir gâché ma vie…

Dans un éclair, il comprit que, non seulement, il était las de subir ses écarts de caractère, mais encore qu’il la détestait. Car il la détestait. Le contact et même l’aspect de celle qui avait partagé jusqu’ici sa vie lui devenaient odieux. Sa femme !…

Maurice pourtant se ressaisit. Il acheva de dîner, réclama l’addition, la régla et, bientôt escortant Hélène, se retrouva sur le trottoir et appela :

– Chauffeur !

– J’aimerais mieux rentrer, dit Hélène.

– Soit. Rentre.

– Tu ne me déposes pas à la maison ?

– Non. Je ferai le trajet à pied.

La voiture démarra. Maurice ne la suivit pas un instant des yeux, mais, boutonnant son pardessus, il aspira l’air humide de la nuit avec délices. Alors s’adressant au boy d’un établissement, il lui tendit sa carte au dos de laquelle il inscrivit un nom et une adresse.

– Porte ce mot, fit-il, rue de Chazelles… Il est dix heures. Tu monteras au troisième étage et prieras la personne qui viendra l’ouvrir de me rejoindre au café de la Paix… Compris ?

Et, tranquillement, il descendit la rue, après avoir glissé une pièce au jeune garçon.

Au fond, Maurice n’avait jamais effacé de sa mémoire le souvenir d’Arlette Bressois : elle était sa maîtresse au moment du drame. Vingt-deux ans. Modéliste chez Lanvin, elle logeait dans ses meubles et tirait toutes ses ressources de son travail. C’était une jolie fille, un peu bohème, qu’on prétendait légèrement « braque », mais désintéressée. Elle avait suivi le procès aux Assises, écrit à son amant quatre ou cinq fois, puis s’était consolée de son absence en fréquentant des gigolos qu’elle ne payait pas et qui s’en allaient un beau jour comme ils étaient venus. Maurice avait pris discrètement chez la concierge des nouvelles d’Arlette et s’était gardé de lui écrire ou même de lui téléphoner par scrupule à l’égard d’Hélène. Il avait fallu l’explication de la veille, puis sa démarche auprès d’André et la scène ridicule qui venait de se produire au restaurant pour que Maurice, enfin, proposât un rendez-vous à son ancienne amie.

« Avec elle, songeait-il, c’est l’affaire de chance. Il se peut qu’elle soit mal lunée et elle ne se dérangera pas. D’ailleurs, sa concierge a dû l’informer de ma visite… »

Le taxi qu’il avait pris, un peu plus bas, déboucha sur la place de la Concorde et s’arrêta. Marrières descendit de voiture et, pour se dégourdir les jambes, alla jusqu’à la Seine où il fit demi-tour. Les blancs rayons des réflecteurs frappaient de bas en haut les colonnes du ministère de la Marine et de l’hôtel Crillon, l’obélisque, les statues, les deux fontaines circulaires. Maurice admira les eaux jaillissantes qui scintillaient comme des aigrettes de pierreries. La présence dans la nuit d’un spectacle si magnifiquement irréel l’inclina tout à coup à l’optimisme. Il contourna la place, remonta la rue Royale. À cette heure, la rue était vide. Des taxis en station en occupaient le centre et, sur les boulevards, observaient en ligne droite le même et strict alignement.

Entre la bouche tiède du métro et les feux roses d’un cinéma, sous les platanes, des femmes rôdaient. Maurice ne se laissa point détourner de son chemin et bientôt, pénétrant dans le café, il s’installa près de la première porte, à une petite table.

– Je lui donne une demi-heure, se dit-il en pensant à la modéliste. Passé ce délai, c’est que mon avis ne l’a pas jointe ou qu’elle néglige de se déranger.

Or la demi-heure s’écoula sans que Maurice quittât sa place. Il jeta un coup d’œil à sa montre, prit une seconde consommation.

– Dans dix minutes, estima-t-il, si je ne le vois pas…

Les dix minutes s’engloutirent, ainsi que les trente autres, dans le néant des âges. Maurice appela le garçon et il se préparait à solder la dépense quand Arlette entra et s’approcha vivement de lui.

– Ah ! Mau-mau, s’écria-t-elle, comme s’ils s’étaient quittés la veille… Dis ! ça va ?

Elle l’embrassa sur la bouche, avec un absolu dédain des contingences et commanda un verre de fine.

– Tu sais, expliqua-t-elle, j’étais au lit tremblante de fièvre quand ton chasseur s’est amené… Le temps de passer des bas et un manteau… et me voilà. Tu penses ! T’allais partir ?

– Naturellement !

– Alors t’es vache, Mau-mau ! T’as pas changé.

Maurice sourit et lui prit la main. Arlette constata :

– Ça fait tout de même une paye qu’on ne s’était vus.

– Bedame : cinq ans !

– T’as façonné des éventails, en taule ? des petits vents du Nord ? Non ? Des lanternes chinoises ? du papier gaufré ?

– Et toi ?

– Moi ? Toujours le boulot.

– Mais à part ça ?

– Sans blague, répondit-elle, tu n’aurais pas voulu que je reste sage ? Tu me connais. J’aurais pas pu !

Maurice ne trouva rien à répliquer, il pressa néanmoins un peu plus fort la main d’Arlette et se promit : « Une nuit. Une seule nuit… Ce sera tout. Demain…

Son visage prit une expression soucieuse, mais il se domina.

– Bah ! songea-t-il… Demain… j’ai jusqu’à demain… Pourquoi me frapper ?

Arlette lui demanda :

– T’as des contrariétés ?… Avec ta femme ?

– Fiche-moi la paix avec ma femme !

– Bon… motus ! Je ne t’en parlerai plus. Ça m’apprendra !

– Quoi ?

Arlette saisit son verre, le porta à sa bouche.

– Comprends-moi, confia Maurice. Ma femme et moi c’est fini.

– Et alors tu m’épouses ?

Il lui lâcha la main et répondit :

– Certainement.

– Rigole pas, fit Arlette. T’en trouveras pas besef qu’accepteraient de se marier avec un ancien détenu. Qu’est-ce que tu crois ? Moi… Ça m’excite.

Elle le pinça sournoisement sous la table et soupira :

– Mau-mau !

– Oui, grogna-t-il. Attends. Je vais payer.

La belle-fille enleva son chapeau, renversa la tête en arrière et secoua ses noirs cheveux bouclés. Elle avait aux prunelles une lueur prometteuse. Sa langue agile passa voluptueusement sur ses lèvres. Ses narines se dilatèrent. Maurice articula sourdement :

– On va chez toi ?

La jeune femme remit sa coiffure et s’examinant dans une glace, se poudra.

– Non. Pas chez moi, prononça-t-elle enfin.

– Tu as quelqu’un ?

– Oh ! ce quelqu’un n’est guère gênant. Un copain. Raide, sans un : je l’héberge et en échange il m’aide pour mes modèles. Je pourrais t’emmener rue de Chazelles, mais le lit serait, pour trois, un peu trop juste.

– Garçon ! appela Marrières.

– Ça t’embête ? dit Arlette. Tiens ! Tu me plais trop comme ça. Et ton accent : Garçon ! Brrr ! Sincèrement, tu préférerais qu’on aille…

– Moi ? pas du tout…

– D’ailleurs, il n’y a pas que le copain qui dort à l’heure qu’il est… il y a tous mes modèles par terre, sur la commode, accrochés dans la salle de bain, dans l’entrée… T’as pas idée. Tout est sens dessus dessous.

Le garçon s’approcha. Maurice lui tendit un billet, ramassa la monnaie en laissant un pourboire, puis il se dressa, d’un seul coup, sur ses jambes et rejoignit Arlette qui s’était avancée vers la porte.

– Filons ! ordonna-t-il.

Mais bientôt, elle ralentit le pas, barrant la route, offrant sa bouche. Maurice l’embrassa goulûment.

– Ah ! chouette ! déclara la jeune femme. Tu mords toujours ?

– Toujours !

– Et tu pinces ? Tu fais mal ?

– Quoi ? dit-il avec feu… tu n’aimes plus ça ?

Sans se préoccuper de la réponse, il empoigna sa compagne par un bras, l’entraîna vers un taxi et donna l’adresse d’un hôtel qu’Arlette connaissait.

– Mau-mau ! soupira-t-elle quelques instants plus tard quand le taxi stoppa devant une maison meublée aux brise-bise roses.

Marrières entra le premier et, tandis que la jeune femme attendait près de la cage de l’ascenseur, il songeait que c’était, dans le même hôtel, qu’ils avaient autrefois passé leur première nuit.

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