CHAPITRE VI LES BIJOUX DISPARUS

Le récit de Maximilien Heller m’avait vivement frappé.

J’admirais cette merveilleuse lucidité, cette observation pénétrante et sûre, et cette passion du vrai qui avait conduit mon étrange ami à s’attacher ainsi aux flancs de l’assassin, pour épier tous ses gestes, tous ses regards, et surprendre jusqu’à ses pensées ! J’exprimai en termes très vifs mon enthousiasme à Maximilien.

« Oh ! me répondit-il avec un sourire un peu mélancolique, ne vous hâtez pas de me féliciter… Je n’ai pas encore atteint le but. Je connais l’assassin, je connais l’instrument du crime. Restent encore trois points obscurs : Comment le meurtrier a-t-il pénétré chez la victime ? Quels rapports existe-t-il entre M. Bréhat-Kerguen et Boulet-Rouge ? Quel intérêt le docteur Wickson a-t-il dans le crime ? L’avenir me donnera, j’espère, la solution des deux premières questions. Quant à la troisième, je veux la résoudre le plus tôt possible. Le temps me presse, et il faut que ce point soit éclairci avant que je m’éloigne de Paris.

« Comment ! vous partez ?

– Évidemment : j’accompagne mon… maître en Bretagne.

– Et quel jour nous quittez-vous ?

– Je ne sais pas trop encore ; mais je crois que M. Bréhat-Kerguen a de bonnes raisons pour désirer partir dans le plus bref délai… peut-être demain, ou après-demain… Vous voyez que je n’ai pas de temps à perdre. Je suis donc venu vous trouver, car vous pouvez m’aider à lever un coin du voile qui me dérobe encore la vérité.

– Moi ? fis-je surpris.

– Oui ; aussi n’ai-je pas hésité à vous demander un petit service, et ce préambule, qui vous a peut-être paru bien long, n’était qu’une introduction à ma requête.

– Parlez, mon cher ami ; je serai trop heureux de vous être utile, et de concourir, dans la mesure de mes moyens, au succès de votre courageuse entreprise.

– Vous êtes, je crois, un peu parent de Mme la comtesse de Bréant ?

– Oui, c’est ma cousine, une femme charmante… J’espère bien, ajoutai-je en riant, que vous ne la soupçonnez pas d’avoir trempé dans le crime ?

– Eh ! eh ! dit Maximilien avec un sourire, elle est peut-être un peu complice.

– Vraiment ? vous m’effrayez.

– Dites-moi… ne donne-t-elle pas un bal ce soir ?

– Oui, elle a même eu l’aimable attention de m’inviter. Mais je n’irai pas.

– Je vous demande pardon, vous irez à ce bal et, de plus, vous m’y introduirez.

– Quoi ! vous voulez…

– Cela vous étonne, n’est-ce pas ? Eh bien, vous comprendrez mon désir lorsque vous saurez que le docteur Wickson est au nombre des invités.

– Et vous désirez continuer ce soir vos observations ?

– Précisément. Puisque, pour arriver à mon but, je n’ai pas hésité à endosser la veste d’un domestique, je ne reculerai pas davantage devant la nécessité de revêtir l’habit d’un danseur…

– Vous danserez ?

– Parbleu, comme un jeune homme à marier ! Ainsi, c’est convenu, n’est-ce pas ?

– Parfaitement. Venez me prendre ce soir à dix heures. Je me charge de vous présenter à ma jolie cousine.

– Merci mille fois ! dit Maximilien en se levant et en me serrant la main.

– Mais comment vous absenterez-vous ce soir ?

– M. Bréhat-Kerguen se couche tous les jours à neuf heures. J’ai la clef du jardin et celle de la ruelle ; je puis sortir et rentrer sans être vu.

– À ce soir donc ! »

Vers dix heures, je vis arriver le philosophe. Je ne le reconnus pas tout d’abord, car le costume dont il était alors revêtu était un déguisement non moins parfait que celui sous lequel il m’était apparu dans la journée.

Il était mis avec une grande recherche. Un habit noir dessinait sa taille élégante. Ses cheveux étaient soigneusement bouclés ; une fine moustache ornait sa lèvre. Son visage austère avait pris cette expression souriante et pleine de fatuité qu’affectent les hommes qui passent leur vie dans les réunions du monde. Un gros camélia s’épanouissait sur sa poitrine.

« Eh bien, me dit-il en me tendant la main, que dites-vous de mon nouveau costume ?

– Vous êtes l’homme le plus extraordinaire que je connaisse… et je vous sais gré à l’avance de tous les remerciements que va m’adresser ma cousine, pour lui avoir amené un si parfait cavalier.

– N’est-ce pas ? J’ai tout à fait bonne mine… et vous reconnaissez difficilement en moi, en ce moment, le malheureux fiévreux que vous avez vu, il y a quinze jours, entre son chat et sa bouillotte… Hélas ! ajouta-t-il avec un soupir, je ne suis pas moins faible ni moins malade que l’autre jour… L’énergie qui m’anime est toute factice, je le sens bien, et la réaction sera terrible. Mon seul vœu, mon seul désir est de pouvoir aller jusqu’au bout de ma tâche. Et après… advienne que pourra !… j’irai mourir dans ma mansarde… Mais je vois que vous êtes prêt. Partons, n’est-ce pas ? Je suis comme le lévrier en chasse et je ne veux pas perdre un seul instant mon gibier de vue ! »

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Ma petite cousine, madame la comtesse de Bréant était le type le plus accompli de la Parisienne fine, élégante, délicate et mondaine.

Elle était mariée depuis dix-huit mois ; elle n’avait pas encore vingt ans.

Le comte de Bréant était un gentilhomme fort riche, d’excellente famille, qui avait jeté sa jeunesse au vent de tous les plaisirs, et qui, arrivé à l’âge mûr, avait réuni les lambeaux un peu épars de son cœur pour les offrir à la plus ravissante petite femme qu’il fût possible de voir.

C’était un charmant ménage. Édile aimait son mari parce qu’il était élégant, distingué, qu’il l’avait fait comtesse, qu’il lui donnait les plus riches parures et les plus jolis bijoux ; qu’en un mot il satisfaisait à tous ses caprices avec l’inépuisable tendresse d’un père qui gâte son enfant adorée.

Le comte de Bréant aimait sa chère Édile parce que cette vie nouvelle, commencée à la moitié de sa carrière, le remplissait de joies ineffables et pures et qu’il lui devait un bonheur inconnu jusqu’à ce jour. Quand elle passait, brillante, éblouissante, à travers ces salons dorés qu’elle animait de sa gaieté et de sa jeunesse, il se plaisait à la contempler avec cette joie mélancolique et douce qu’éprouve le voyageur, revenu las et désabusé d’excursions lointaines, à la vue du clocher de son village et de cette terre natale qu’il n’aurait jamais dû quitter.

Elle aimait le monde à la folie, car elle y régnait en souveraine adulée. Le comte, qui n’avait plus d’autre volonté que celle de sa femme, d’autres plaisirs que les siens, ouvrait ses salons à deux battants, et pourvu que sa petite reine fût la plus belle, la plus admirée, la plus fêtée, il était heureux !

Cela faisait hausser les épaules aux autres hommes.

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« Oh ! mon cousin ! me dit Édile en venant s’asseoir à côté de moi et en me prenant les deux mains, que vous êtes aimable de nous avoir amené ce merveilleux danseur ! Je viens de faire un tour de valse avec lui : jamais je ne me suis sentie si légère ; il me semblait que j’avais des ailes aux épaules !… Dites-moi… doit-il rester longtemps ?

– Non, ma chère Édile, il part dans quelques jours et je suis sûre que son regret sera vif, lorsqu’il saura l’excellente opinion que vous avez de lui. »

Elle me fit une petite moue et disparut dans un nuage de mousseline.

Maximilien vint me trouver cinq minutes après. Il sourit lorsque je lui dis l’enthousiasme qu’il avait inspiré à la reine de céans ; puis, baissant la voix tout à coup :

« Le voici, me dit-il ; attention ! »

En effet, le docteur Wickson venait de faire son entrée dans un des salons.

Le comte de Bréant se précipita à sa rencontre et lui serra la main avec effusion. Le docteur avait sauvé dix ans auparavant les jours d’une des sœurs du comte, et celui-ci lui en avait gardé la plus vive reconnaissance.

Lorsque le bruit se fut répandu dans le bal que le docteur Wickson venait d’arriver, chacun voulut voir de près cet homme autrefois si célèbre. Ses cures merveilleuses avaient fait tant de bruit à Paris, que, même après dix ans, le souvenir n’en était pas encore effacé.

Les danses cessèrent, on se pressa sur son passage.

Il sourit légèrement et s’avança au milieu de cette foule brillante avec l’air hautain d’un triomphateur. Le comte lui présenta Édile à laquelle il fit un salut d’une courtoisie affectée, puis il se dirigea vers le salon où l’on jouait.

On avait dressé les tables de jeu dans une serre élégante qui s’ouvrait sur les salons et que le comte avait fait construire pour sa chère Édile.

Les joueurs étaient installés derrière des massifs de rhododendrons, de camélias et d’azalées. L’autre partie de la serre avait été réservée aux danseurs, et de temps en temps on voyait passer, à travers le feuillage inondé de lumière, un couple élégant qui venait chercher au milieu de ce printemps factice un peu de repos et de fraîcheur.

M. Wickson se mit à une table de jeu. En se penchant pour s’asseoir, il ne put retenir un léger cri de douleur.

« Vous souffrez, docteur ? lui demanda son partenaire, qui n’était autre que notre ancienne connaissance, le procureur du roi, M. de Ribeyrac.

– Mon Dieu ! oui, répondit l’Anglais en secouant la tête, j’ai de vives douleurs de reins. Ah ! Monsieur, nous autres médecins, nous guérissons notre prochain ; mais, lorsqu’il s’agit de nous guérir nous-mêmes, nous sommes les derniers des ignorants ! »

Je vis les feuilles d’un massif de rhododendrons placé derrière le docteur frémir légèrement. Maximilien était à son poste.

Je rentrai au salon.

Mon ami, M. Robert Cernay, venait d’arriver. Il formait le centre d’un groupe de mamans qui paraissait fort animé. Quelques jeunes filles s’étaient mêlées à ce groupe et on entendait de tous côtés ces exclamations :

« Une histoire de brigands !… Oh ! c’est charmant !… Racontez-nous cela !

– Non, disait gaiement Robert en se défendant, cela troublerait votre repos pendant au moins dix nuits de suite.

– Mais, Monsieur, reprit une belle jeune fille aux cheveux blonds, puisque maman vous le demande !

– Oui ! oui ! Monsieur, racontez, fit ma cousine en accourant… Ces demoiselles sont un peu fatiguées, ce sera un charmant intermède.

– Vos moindres désirs sont des ordres pour moi, Madame, répondit Robert à la petite souveraine, et je commence mon récit sans plus tarder.

– Ah ! » s’écria le chœur joyeux.

Et tous ces jolis yeux brillèrent de plaisir, tant les histoires de brigands ont de succès auprès des dames.

« Mais au moins, Mesdemoiselles, commença Robert, ne vous attendez pas à des brigands d’opéra-comique, avec des chapeaux pointus ornés de plumes, des bottes molles et des moustaches cirées. Mon homme – car la bande se composait d’un homme – n’avait pas, je vous le jure, la moindre poésie.

« C’était un lourd personnage, très vulgaire, une sorte d’ours mal léché enveloppé d’une grande houppelande garnie de fourrures. Sa figure était cachée par un gros foulard et par une casquette rabattue sur ses yeux.

« Jeudi dernier, je passais rue de l’Université ; il pouvait être dix heures du soir. J’entendais depuis quelque temps derrière moi un pas lourd et inégal, quand tout à coup je me sentis saisir le bras.

« – Ne bougez pas, ne criez pas au secours, me dit-on rapidement à voix basse ; ce serait inutile ; d’ailleurs je ne veux pas vous faire de mal. »

« J’essayai de me dégager, mais la main puissante de l’inconnu serrait mon bras comme un étau.

« – J’ai un petit service à vous demander ! continua l’étrange personnage. Je sais qui vous êtes, je sais que vous avez une grande fortune, vous ne me refuserez pas de me prêter cinq cents francs.

« – Peste ! comme vous y allez ! répondis-je à mon brigand, que je prenais pour quelque échappé de Bicêtre ; croyez-vous donc que j’aie cette somme sur moi ?

« – Et cette montre de cinq cents francs que vous avez achetée avant-hier au Palais-Royal ; et cette épingle en diamants de mille francs que votre tante Ursule vous a donnée au jour de l’an ? »

« Je fus stupéfait.

« C’est quelque mauvais plaisant, me dis-je, qui s’amuse à mes dépens.

« – Vous n’avez pas une minute à perdre ! reprit-il vivement. Je ne voulais que cinq cents francs d’abord. Mais puisque vous vous montrez récalcitrant, il faut me donner la montre ou l’épingle. »

« J’entendis le roulement d’une voiture qui s’approchait.

« – Je ne vous donnerai pas un centime ! dis-je résolument, et si vous ne disparaissez pas à l’instant même, j’appelle la police.

« – Oh ! la police ! me répondit-il avec un gros rire, il y a longtemps que je la connais, et avant qu’elle réponde à votre cri, je vous aurai couché sur le pavé. Vous voyez que je ne plaisante pas. Obéissez. »

« La voiture arrivait au grand trot. Mon voleur jeta derrière lui un regard inquiet. Il lâcha mon bras ; je vis luire la lame d’un poignard ; mais, avant qu’il eût le temps de le lever sur moi, je lui donnai dans la poitrine un coup d’épaule tellement violent, que le colosse alla rouler sur un tas de pavés qui bordait la chaussée. Il poussa un épouvantable juron. Je crois que je lui ai cassé les reins.

« À ce moment, la voiture passa en brûlant le pavé et fit une heureuse diversion qui me permit de m’éloigner à grands pas du lieu du combat. »

Un joyeux éclat de rire suivit le récit de mon ami. On le félicita de toutes parts du courage et de la présence d’esprit qu’il avait montrés dans cette difficile circonstance.

Au milieu de ce concert de louanges retentit tout à coup la voix aigre et discordante d’une vieille fille couverte de bijoux sur laquelle ce récit avait paru faire une impression extraordinaire.

« C’est épouvantable ! cria-t-elle en portant un flacon de sels à son long nez. On assassine dans les rues de Paris !… rue de l’Université, Monsieur, c’est là que je demeure !… Ô mon Dieu ! je n’oserai jamais sortir de chez moi !… »

On parvint à calmer la vieille demoiselle qui paraissait être sur le point d’avoir une attaque de nerfs. Les danses reprirent leur cours un instant interrompu et le bal recommença avec un nouvel entrain.

Je me dirigeai du côté de la serre. Sur le seuil du dernier salon, je rencontrai Maximilien Heller.

« Eh bien ! lui demandai-je.

– Il triche horriblement », me répondit-il à voix basse.

Puis il se hâta d’aller inviter madame de Bréant, afin qu’elle ne remarquât pas son absence d’une heure.

J’entrai dans la serre. J’aperçus autour d’une table de jeu trois ou quatre hommes debout, immobiles, les yeux ardemment fixés sur le tapis vert.

Je me joignis aux curieux. Au bout de dix minutes, l’Anglais allongeait sa large main vers le tas d’or placé à sa gauche et le faisait glisser dans sa poche avec un flegme imperturbable. Son partenaire se leva. Il était d’une pâleur effrayante. Je l’entendis murmurer à l’oreille du docteur Wickson :

« J’aurai l’honneur de vous faire remettre le surplus demain avant midi, Monsieur. »

Les spectateurs s’entre-regardèrent stupéfaits.

L’un d’eux me dit :

« Voilà la cinquième partie qu’il perd. Ce diable de docteur a jusqu’à présent gagné contre tout le monde. »

Cependant Wickson promenait sur les hommes qui l’entouraient ses petits yeux gris qui brillaient comme des escarboucles ; et d’une voix où perçait l’orgueil du triomphe :

« Allons, Messieurs, dit-il, qui prend la place ? J’espère que vous ne me laisserez pas gagner ainsi pendant toute la soirée et qu’un de vous me donnera sa revanche ! »

Il y eut un moment d’hésitation dans ce groupe.

« Voyons ! répéta le docteur, qui s’assied en face de moi ?

– Moi ! » fit une voix sourde.

Tous s’écartèrent et Maximilien Heller parut.

Il était très pâle, son front était contracté, ses yeux lançaient un feu sombre. Je retrouvai en lui, en ce moment, l’homme fiévreux et farouche tel qu’il m’était apparu le jour où j’avais fait sa connaissance.

L’élégant danseur avait fait place au vengeur de Louis Guérin.

L’Anglais fronça légèrement ses gros sourcils rouges et dissimula, derrière un sourire qu’il s’efforça de rendre aimable, la surprise et le dépit qu’il éprouvait.

« J’espère, Monsieur, lui dit-il, que vous serez assez heureux pour vaincre la mauvaise chance qui a jusqu’à présent poursuivi ces messieurs. »

Maximilien garda le silence et lança à son adversaire un regard froid et perçant auquel celui-ci répondit par un clignement d’yeux où se lisait une certaine inquiétude.

Puis le philosophe prit les cartes entre ses mains effilées, les battit, les examina avec attention et les compta tranquillement une à une.

Un nuage passa sur le front du docteur Wickson.

Les spectateurs s’entre-regardèrent non sans une certaine surprise.

« C’est à vous de donner, Monsieur ! » dit Maximilien de sa voix brève en tendant les cartes à son adversaire.

Certes, les témoins de cette scène étrange étaient des joueurs consommés ; leurs cœurs s’étaient depuis longtemps bronzés et étaient devenus presque insensibles aux émotions poignantes du jeu. Cependant la vue de ces deux hommes, luttant froidement et en silence, les regards croisés comme deux lames brillantes, s’étudiant et s’observant avec l’attention et le sang-froid de deux athlètes qui vont en venir aux prises, présentait un tableau singulièrement émouvant.

Cette lutte dura un quart d’heure qui nous parut un siècle. Les adversaires paraissaient de force égale. Chacun d’eux avait marqué quatre points. Enfin Maximilien dit avec un sourire et sans quitter des yeux l’Anglais :

« Le roi ! j’ai gagné ! »

Le docteur Wickson fit un soubresaut sur sa chaise. Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine de tous les assistants, et ceux qui avaient parié reprirent leurs gains, non sans féliciter vivement Maximilien Heller.

Le philosophe s’inclina, et se tournant vers son adversaire :

« Voulez-vous une revanche, Monsieur ? demanda-t-il.

– Non, merci, répondit le médecin indien en se levant ; j’avais dit que je jouerais jusqu’à ce que je perdisse. Je puis me retirer maintenant. »

Au même instant nous vîmes arriver le comte de Bréant, qui avait l’air fort soucieux :

« Ah ! nous dit-il en voyant que nous nous éloignions de la table de jeu, je suis bien aise que vous renonciez à vos maudites cartes, mes chers amis. J’ai appris que M. L… a perdu une somme considérable, et je venais vous prier de mettre un frein à une ardeur dont je craignais un peu, je l’avoue, les suites funestes. »

Le docteur Wickson se pencha à l’oreille du maître du logis.

« Rassurez-vous, lui dit-il à voix basse, c’est moi qui ai gagné cette somme. Mais fiez-vous à ma délicatesse : cela n’aura pas de suites. » Le comte de Bréant serra avec effusion les mains de l’honnête Anglais…

« Dites-moi, continua celui-ci, quel est donc ce monsieur grand et pâle qui se dirige vers le salon ?

– C’est un charmant garçon, paraît-il. Il nous a été présenté par le cousin de ma femme.

– Ah ! et il s’appelle ?…

– Il s’appelle… ma foi ! je ne sais plus son nom… »

Le docteur Wickson suivit Maximilien des yeux ; son expression était effrayante.

On soupa.

Il était fort tard, aussi grand nombre de danseurs et de danseuses avaient-ils déjà disparu. Il ne restait que les intrépides, ceux qui aiment à voir lever l’aurore.

Pendant le souper, le docteur Wickson gagna tous les suffrages par sa vive et éblouissante causerie.

Il raconta d’abord une chasse au tigre sur les bords du Gange, puis les aventures extraordinaires qui lui étaient arrivées dans un voyage entrepris par lui dans les déserts de l’Australie.

Ensuite il passionna l’auditoire par des récits de Peaux-Rouges. Fenimore Cooper était alors en grande vogue, tout le monde s’intéressait aux Sioux, aux Pawnies et aux Delawares ; aussi le docteur fut-il écouté avec une telle attention, que toutes les conversations particulières cessèrent brusquement.

Au milieu d’un silence solennel, on n’entendait plus que la voix de l’Anglais.

Ensuite, et par une série de transitions qu’il serait trop long d’énumérer, il arriva à raconter ces mille historiettes qui font le bonheur des Parisiens… sur M. Un Tel, mademoiselle Trois-Étoiles, mademoiselle Chose, etc… Ce diable d’homme paraissait tout connaître, et on voyait, à ses réticences habiles, qu’il en savait plus encore qu’il ne voulait en dire.

Il me fit l’effet d’une sorte de comte de Saint-Germain. Il avait vu tous les pays, tous les hommes célèbres des cinq parties du monde, et paraissait même – chose encore plus extraordinaire – avoir habité plusieurs pays à la fois !

Comme il aimait par-dessus tout à parler de lui et de ses hauts faits, il ne tarda pas à dire quelques mots des guérisons célèbres qu’il avait opérées.

L’attention des auditeurs redoubla.

« Oui, Messieurs, oui, Mesdames, fit-il en élevant la voix, je suis sûr qu’en tenant seulement la main de l’un de vous pendant une minute dans les miennes, je pourrai lui dire quelle est sa maladie et, en même temps, lui indiquer le remède.

– C’est incroyable !… c’est étonnant !… » s’écriait-on de toutes parts.

On allait demander au docteur de vouloir bien en faire l’expérience, lorsque Édile, qui préférait les accents de l’orchestre à la voix du docteur et le cotillon à une conférence de médecine, se leva pour passer aux salons, et tout le monde suivit.

Pendant que les danses recommençaient, un cercle nombreux s’était formé autour du docteur indien.

Chacun voulait connaître le mal qui devait l’emporter, et recueillir un peu de ces poudres impalpables qui avaient des effets si merveilleux.

L’Anglais se prêta avec beaucoup de bonne grâce au désir qu’on lui exprimait.

« Oh ! Monsieur, dit d’un ton dolent la vieille fille aux bijoux, si vous arrivez à connaître le mal que j’éprouve, je vous proclamerai le premier médecin du monde.

– La récompense est trop précieuse, Mademoiselle, répondit galamment le docteur, pour que je n’essaie pas de la mériter. »

La grande demoiselle rougit et tendit sa main maigre à l’Anglais.

Celui-ci parut réfléchir pendant quelques secondes.

« Oui, vous êtes bien souffrante, en effet.

– N’est-ce pas, Monsieur ?

– Oui, répéta le docteur… vous devez ressentir un malaise général, sans que le siège de la maladie soit bien positivement déterminé.

– C’est cela, Monsieur, c’est cela.

– Des palpitations de cœur.

– Oh ! oui !

– Eh bien ! je vais vous guérir », reprit l’Anglais avec un aplomb imperturbable.

Il porta la main à la poche de son habit et en tira un petit paquet de papier blanc.

« Vous prendrez cette poudre deux fois par jour, lui dit-il, et au bout d’une semaine votre mal aura disparu. »

Édile s’approcha du groupe.

« Allons, Mesdemoiselles, dit-elle de sa voix joyeuse en frappant dans ses petites mains, ces messieurs vous réclament ! Ce n’est pas au bal qu’on doit faire dire sa bonne aventure ! »

Le comte de Bréant adressa à sa femme un regard des plus tendres qui avait l’intention d’être un reproche pour la manière irrévérencieuse dont elle parlait de la science du médecin son hôte. Mais Édile feignit de ne pas le voir et lui tourna le dos si gentiment, que cet heureux mari ne put s’empêcher de penser qu’il avait la plus charmante petite femme du monde.

« Veuillez m’excuser, Madame, dit le docteur Wickson en s’approchant d’elle avec un sourire prétentieux ; mon humble science vient troubler bien mal à propos votre délicieuse fête. J’espère que vous m’accorderez votre pardon afin que je n’emporte pas, dans mes courses lointaines, le pénible regret de vous avoir déplu. »

Il lui tendit la main.

« Voyez, me dit Maximilien à voix basse, quelle superbe bague de diamants madame de Bréant a au doigt et de quels yeux le docteur Wickson la regarde… Elle refuse de lui donner la main… Bien ! c’est sage. »

Je ne pus m’empêcher de rire de l’idée du philosophe, et je crus qu’en ce moment ses préventions l’aveuglaient un peu.

« Voici trois heures du matin, lui dis-je ; ne serait-il pas temps de songer à la retraite ?

– Attendons encore quelques minutes, me répondit-il, sans perdre des yeux le médecin indien. Il y aura sans doute un dénouement à tout ceci, et je désire y assister. »

La prédiction de Maximilien Heller ne tarda pas à s’accomplir.

On entendit tout à coup un cri perçant ; tout le monde se retourna du côté d’où venait ce cri, et on vit la vieille demoiselle aux bijoux qui agitait ses longs bras maigres et roulait des yeux effarés.

« Qu’avez-vous donc ? lui demanda-t-on de toutes parts.

– Ce que j’ai ?… Ah ! Madame, mon bracelet… perdu !… perdu !… Il s’est détaché de mon bras, il est tombé sous une banquette !… Ah ! mon Dieu ! je l’avais encore il y a une demi-heure !…

– Calmez-vous, dit Édile qui était accourue au bruit ; les domestiques le retrouveront demain et vous le rendront.

– Oh ! ce n’est pas pour sa valeur que j’y tenais ! C’était un souvenir !

– Il était faux ! » me dit tout bas ma malicieuse cousine en passant près de moi.

Une belle dame, aux épaules opulentes, aux bras d’une éblouissante blancheur, s’approcha en ce moment d’Édile. Elle avait l’air fort inquiet.

« Vous me voyez toute tourmentée, ma chérie, lui dit-elle à demi-voix. Vous savez bien, cette bague en brillants que mon mari m’a donnée il y a trois jours… je crois que je l’ai perdue en retirant mon gant. Vous seriez aimable de recommander à vos gens de la chercher demain et de me la faire remettre…

– Ah mon Dieu ! s’écria une jeune dame, j’ai aussi perdu mon bracelet !

– Ma broche ! s’exclama une jeune fille.

– Ma montre ! » cria un gros monsieur qui avait passé la nuit au buffet.

Ma pauvre petite cousine était devenue toute pâle de saisissement.

« Voilà le dénouement, me dit le philosophe en me prenant par le bras ; retirons-nous sans perdre une minute. »

Le docteur Wickson venait de s’éclipser.

Dans l’antichambre, nous rencontrâmes le comte de Bréant qui gourmandait son maître d’hôtel.

« Figurez-vous, me dit-il en me serrant la main, que cinq couverts d’argent ont disparu sans qu’on puisse les retrouver ! »

Nous sortîmes en toute hâte de cet hôtel dévalisé et montâmes dans une voiture qui partit au grand trot.

Maximilien Heller ne me dit pas un mot pendant le trajet. Il semblait plongé dans de profondes réflexions et je respectai son silence.

Cinq minutes après, il descendait à l’entrée de la petite ruelle qui longeait l’auberge du Renard-Bleu et qui communiquait par une porte basse avec le jardin de l’hôtel de Bréhat-Lenoir.

Je reçus le lendemain, dans l’après-midi, une lettre ainsi conçue :

« Mon cher docteur,

« Nous partons ce soir à huit heures pour la Bretagne.

« Ce matin, M. Bréhat-Kerguen m’a regardé à plusieurs reprises avec une attention qui m’a semblé de mauvais augure. Puis, après m’avoir ordonné de monter dans sa chambre, il m’a fait subir un nouvel interrogatoire non moins détaillé, non moins minutieux que le premier. Je m’en suis tiré avec le même bonheur, c’est-à-dire en affectant toujours la même bêtise.

« Aurait-il quelque soupçon ? Je suis d’autant plus fondé à croire le contraire qu’à la suite de toutes ces questions il m’a annoncé que décidément il me prenait à son service et que je devais me tenir prêt à partir le soir même pour son château en Bretagne.

« Je regrette de ne pouvoir vous faire mes adieux de vive voix. Mais mon maître me surveille avec une extrême vigilance. Il m’est impossible de sortir.

« Vous vous êtes toujours montré si plein de bienveillance pour mes « bizarreries » que je me crois autorisé à vous demander un nouveau service.

« Je ne sais combien durera mon absence. Peut-être ne reviendrai-je jamais ! Je vous nomme donc mon exécuteur testamentaire. Je vous lègue tous mes papiers et tous mes livres. Si je meurs, brûlez mes manuscrits sans les lire. Je tiens surtout à ce que vous fassiez disparaître la liasse de papiers que je vous ai montrée, à gauche, dans ma chambre, et qui contient l’histoire de ma triste vie.

« Adieu encore une fois ! Je vous écrirai souvent afin de vous mettre au courant de tout ce que je ferai et de tout ce que je découvrirai.

« Veuillez m’avertir de même si quelque chose de nouveau vient à votre connaissance.

« Je vous serre la main.

« Maximilien Heller. »

Je restai quelque temps pensif après avoir lu ce billet tracé d’une main très ferme. J’avais peine à comprendre le singulier dessein qu’avait formé le philosophe de s’attacher ainsi aux pas du criminel. Quels secrets espérait-il donc découvrir encore ? N’était-il pas plus simple et moins dangereux d’aller le dénoncer à la justice et de laisser celle-ci percer le mystère et débrouiller l’écheveau ?

Une entreprise aussi périlleuse ne pouvait-elle pas avorter brusquement ? Ce déguisement, cette dissimulation de tous les instants me paraissait au-dessus des forces humaines. Que M. Bréhat-Kerguen le surprît un jour en défaut, qu’il conçût le moindre soupçon, et c’en était fait de sa vie. Il était à sa merci dans ce lointain château de Bretagne, et l’assassin ne reculerait pas devant un crime de plus pour s’assurer l’impunité. Maximilien mort, tout cet échafaudage de preuves si péniblement dressé croulerait avec lui, et Louis Guérin monterait sur l’échafaud !

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Pour me conformer au désir que m’exprimait Maximilien Heller, je me rendis dans sa mansarde, je fis faire un énorme paquet de ses livres et de ses manuscrits, et ordonnai qu’on portât tout cela chez moi. Je mis à part la liasse de papiers qui renfermait ses Mémoires et la déposai dans un tiroir de mon secrétaire.

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