« Trois jours après, j’appris de M. Prosper, qui me traitait avec une sorte de pitié hautaine et me donnait de sages conseils chaque fois que ma naïveté campagnarde m’attirait la colère de mon maître, j’appris, dis-je, de cet honnête intendant, qu’on allait lever les scellés sur la requête de M. Bréhat-Kerguen et de M. Castille, les plus proches parents du défunt.
« En effet, le soir vers huit heures, le juge de paix vint, assisté de son greffier, procéder à cette opération et à la confection de l’inventaire.
« J’avais attendu ce moment avec une impatience indicible. J’allais donc enfin pénétrer dans la chambre où le crime avait eu lieu ! J’allais atteindre en partie le but pour lequel j’avais revêtu ce pénible déguisement ! Après avoir étudié de près l’homme, j’allais étudier de près les choses !
« À huit heures donc, M. Prosper me dit d’un ton où perçait un vif dépit :
« – Monsieur vous demande. Le juge de paix et M. Castille sont là. Je m’étais offert pour aider ces messieurs et les éclairer, mais monsieur a refusé mes services et m’a dit de vous prévenir. Prenez cette lampe… mieux que cela ! Voyons donc… imbécile… vous allez renverser l’huile !… Là, montez vite, monsieur vous attend. »
« Le juge de paix était arrivé, ainsi que M. Castille, neveu du défunt.
« Nous entrâmes dans le cabinet où l’autopsie avait eu lieu.
« Le juge de paix procéda gravement à la levée des scellés. Lorsqu’il eut enlevé le dernier cachet et la dernière bande de papier, M. Bréhat-Kerguen ne put retenir un léger soupir de satisfaction.
« Le magistrat tira de sa poche la clef qu’on lui avait confiée et ouvrit la porte.
« – Passez le premier, me dit-il ; éclairez-nous. »
« On avait laissé la chambre dans l’état où elle était le jour du crime. Le lit était encore défait et les draps traînaient sur le tapis.
« Cette chambre était la dernière de la maison ; ses fenêtres s’ouvraient sur le jardin. Je remarquai qu’elles étaient solidement grillées. Le mobilier, ici encore, était fort simple et peu en rapport avec l’immense fortune du défunt.
« À quelques pas du lit était placé le fameux secrétaire.
« C’est de ce côté que se dirigèrent d’abord les quatre assistants.
« – On n’a toujours pas trouvé le testament ? nasilla le juge de paix.
« – Non ! » répondit M. Castille, qui paraissait fort ému et qui adressait à son voisin, M. Bréhat-Kerguen, des regards où on lisait une rage sourde. Celui-ci restait impassible.
« – Allons ! reprit le juge de paix, cherchons encore ; nous serons peut-être plus heureux cette fois. »
« Était-ce une illusion ? Il me sembla qu’un sourire imperceptible avait effleuré les lèvres charnues du Breton.
« Les papiers furent encore retournés, les registres ouverts et feuilletés avec soin. Après une heure de recherches, on ne découvrit aucun mot indiquant les volontés dernières de M. Bréhat-Lenoir.
« – Vous le voyez, monsieur, dit le juge de paix à M. Castille, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir. Il est décidément bien établi que votre oncle n’a pas laissé de testament. Vous n’aviez pas connaissance, n’est-ce pas, que le défunt eût d’autres papiers que ceux-ci ?
« – Non, monsieur, répondit l’héritier déçu, sur le front duquel perlait la sueur… Non, mon oncle – il me l’a dit mille fois – mettait tous ses papiers et tout son or dans ce secrétaire.
« – Oh ! quant à l’argent, reprit le juge de paix, nous savons où il est allé… ! Mais c’est vraiment singulier qu’on ne trouve pas un testament… Enfin la moitié de ma tâche est accomplie… Je vais maintenant procéder à la confection de l’inventaire. »
« Le greffier s’approcha d’une table, y déposa une serviette bourrée de papiers et se tint prêt, la plume sur l’oreille et le nez relevé, à noter les indications de son chef.
« À ce moment, je vis le regard de M. Bréhat-Kerguen – que je ne perdais pas un instant de vue, sans qu’il s’en aperçût, – se fixer avec inquiétude du côté de la cheminée. Ce ne fut qu’un éclair, et il reprit aussitôt son air indifférent et farouche.
« Je suivis son regard.
« La montre du défunt, superbe Bréguet à double boîte d’or enrichie de pierreries, était suspendue à un clou près de la cheminée.
« Voilà un étrange voleur, pensai-je, qui tue un homme pour forcer son secrétaire où il sait ne devoir trouver que quelques pièces d’or, et qui néglige de s’emparer d’une montre de trois mille francs ! »
« On commença par inventorier les meubles, table, chaises, fauteuils, etc.
« – Voyons un peu ces rideaux ! dit le juge de paix en s’approchant de la fenêtre. Éclairez-nous, mon garçon… Hum !… c’est du damas de soie ! »
« Le petit greffier leva le nez.
« – Je croirais plutôt, dit-il, que nous avons là du damas de laine. Mon père et mon oncle en vendaient ; je dois m’y connaître. »
« Une discussion s’éleva sur cette grave question entre le patron et son greffier.
« Pendant ce temps, j’observais attentivement les fenêtres. Elles étaient, je vous l’ai dit, munies de grilles solides ; de plus, l’espagnolette était fixée par un gros cadenas : « Ce n’est pas par là qu’il est entré », pensai-je.
« En examinant avec attention le tapis qui touchait à la fenêtre droite, je crus y apercevoir des taches de boue (je ne sais si vous vous souvenez qu’il a beaucoup plu le 2 janvier, et que depuis il a gelé à pierre fendre). On eût dit que quelqu’un avait stationné derrière ces rideaux, près de la fenêtre, pendant un certain temps.
« Je notai encore cette circonstance dans ma mémoire.
« Ce fut le juge de paix qui l’emporta. Le petit greffier finit par convenir qu’il y avait dans les rideaux plus de soie que de laine.
« – Eh bien, et ce tapis, continua le magistrat, il ne faut pas l’oublier. Tenez, mon garçon, continua-t-il en s’adressant à moi, posez la lampe par terre. »
« Je fis ce qu’il désirait, et, après quelques instants de minutieux examen, je vis une trace de pas presque imperceptible, marquée en sable jaunâtre sur le tapis.
« Cette trace partait de la fenêtre et se dirigeait vers le lit.
« – C’est bon !… dit le juge de paix… moquette très ordinaire… Eh ! eh ! pour un millionnaire, c’est assez simple !… Et ce lit !… du noyer !… et quelle forme !… Voyez donc, monsieur, ajouta-t-il en riant et en se tournant vers M. Bréhat-Kerguen, votre frère, qui avait tant peur des voleurs, couchait dans un lit sous lequel une bande entière de brigands aurait pu se cacher. »
« Il me sembla que les gros sourcils du Breton tremblaient à ces mots prononcés avec indifférence par le juge de paix. On fit ensuite l’inventaire des objets qui garnissaient la cheminée.
« Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque mes yeux se dirigèrent vers le clou où la montre était suspendue un instant auparavant : elle avait disparu !
« Et pourtant je n’avais pas quitté des yeux M. Bréhat-Kerguen !
« Au bout d’une demi-heure, l’inventaire de la chambre fut fini et on procéda à celui des autres pièces.
« À onze heures, tout était terminé.
« Je n’avais pu découvrir encore, reprit Maximilien après un instant de repos, la raison qui avait décidé M. Bréhat-Kerguen à me prendre à son service.
« Il ne m’avait, jusqu’à ce jour, donné qu’un seul ordre (lorsqu’il me fit venir pour assister le juge de paix et porter la lumière). Sauf cela, il paraissait avoir totalement oublié que j’existais.
« Cependant, cette raison que je cherchais, je la connus, le lendemain même de l’inventaire. Ce jour-là, vers sept heures, je rencontrai M. Prosper dont la petite figure exprimait le plus vif mécontentement.
« – Figurez-vous, me dit-il, qu’il m’envoie porter cette lettre près de la Bastille. Il n’a pas voulu prendre un commissionnaire, le vieil avare. Il prétend que j’y aille moi-même… et sans tarder… par cette neige et ce froid, il y a de quoi tomber malade. »
« Il s’éloigna en grommelant, puis se retournant :
« – Ah ! à propos, dit-il, il vous demande tout de suite, montez chez lui. »
« Je trouvai mon vieux Breton en robe de chambre, la tête enveloppée d’un foulard et en train de fumer une grosse pipe.
« – Vous allez prendre un balai et un plumeau, me dit-il de sa voix rogue, et venir avec moi. »
« J’apportai les deux instruments demandés. Nous descendîmes un étage et entrâmes dans la chambre du défunt.
« – Tout cela est dans un état affreux ! gronda mon maître en jetant un coup d’œil sur le désordre de la chambre. Vous allez ranger, balayer, épousseter… et promptement, entendez-vous ? Commencez par ce tapis. »
« Il tira les cordons des rideaux. Au grand jour, les traces de pas étaient encore plus visibles. M. Bréhat-Kerguen parut le remarquer comme moi.
« Il ferma les rideaux avec précipitation.
« – Balayez d’abord ce tapis… et soigneusement, n’est-ce pas ? »
« Et comme j’exécutais ce travail assez lentement et assez gauchement, comme vous le pensez, je vis le visage du vieux Breton s’empourprer soudain ; il poussa un vigoureux juron :
« – Plus vite que cela… Je vous ai dit que j’étais pressé !… Ah ! continua-t-il à demi-voix, si je pouvais me baisser, si je n’avais pas cette maudite douleur de reins, il y a longtemps que j’aurais terminé tout cela moi-même !… »
« J’étais arrivé près du lit… M. Bréhat-Kerguen parut hésiter un instant.
« – Donnez aussi un coup de balai sous le lit », dit-il, d’une voix brève.
« Je me baissai, et je compris l’hésitation qu’il avait montrée à me donner cet ordre, lorsque je vis sous le lit, nettement tracées l’une à côté de l’autre, deux marques d’une poussière jaunâtre semblable à celle que j’avais remarquée près de la fenêtre et dans la chambre.
« On s’était caché sous ce lit ! Ces marques étaient celles de deux talons de bottes. Remarquez bien ceci : elles étaient placées du côté de la tête du lit, ce qui confirmait et expliquait une observation précédente que j’avais faite et dont je vous parlerai tout à l’heure.
« Comme vous devez le croire, je me gardai bien de faire disparaître ces indices accusateurs.
« – Maintenant, me dit mon maître lorsque j’eus fini, vous allez prendre les draps. Vous les ferez blanchir le plus tôt possible. Je ne me soucie pas de garder longtemps le linge d’un mort. »
« Il me sembla qu’il parlait de la fin tragique de son frère avec une indifférence bien cynique.
« Je pris les draps, les roulai et les mis sous mon bras.
« – Vous pouvez vous retirer, ordonna M. Bréhat-Kerguen ; je rangerai le secrétaire moi-même. »
« Je remontai promptement dans la chambre qui m’avait été attribuée et, après m’être enfermé à double tour, je me hâtai d’examiner les draps que j’avais emportés. »
Ici le philosophe interrompit encore son récit. Il paraissait fatigué ; je lui en fis la remarque.
« Oui, me dit-il, il me semble que je vais avoir une nouvelle crise. Je me sens une fatigue extraordinaire. J’ai soumis, depuis une semaine, mon intelligence à un travail excessif dont je ne vous donne ici que la substance. Si vous saviez combien de longues heures de réflexion j’ai passées nuit et jour pour arriver à coordonner tous ces faits et à en tirer une solution !… Pourvu que je puisse aller jusqu’au bout ! »
Puis, après un instant de silence :
« N’auriez-vous pas un verre d’eau-de-vie à me donner ? il me semble que cela me ferait du bien. »
J’ouvris une cave à liqueurs et la lui présentai. Il but coup sur coup trois verres de rhum, puis poussa un soupir et renversa sa tête sur le dossier du fauteuil.
« J’avoue, lui dis-je en prenant place en face de lui près de la cheminée, que votre récit me jette dans d’étranges perplexités. Je crois assister à un rêve magique qui développe devant moi ses bizarres silhouettes… Tout à l’heure vous paraissiez soupçonner du crime cet ancien chef de bande. Maintenant vous semblez accuser M. Bréhat-Kerguen de fratricide… »
Un fin sourire se dessina sur les lèvres du philosophe. Il entrouvrit les yeux :
« Patience ! dit-il, vous n’êtes pas arrivé au bout de votre rêve, ni moi au bout de mon récit. Vous aurez bientôt d’autres sujets d’étonnement.
« Je ne vous ai pas encore parlé du docteur Wickson. Il est temps que je vous en touche deux mots.
« Revenons, si vous le voulez bien, au jour de l’autopsie. Je vous ai déjà dit que mon opinion formelle était que la justice et vous aviez été dupés par une ruse adroite.
« Mais je ne vous ai pas fait part d’une autre découverte qui est venue changer cette opinion en conviction arrêtée.
« J’ai remarqué que, lorsqu’il s’approcha du corps, le premier mouvement du docteur indien fut de rejeter un coin du drap sur les pieds du défunt.
« Ce geste vous a naturellement échappé, mais je l’ai noté, et j’ai aussitôt résolu d’éclaircir ce fait.
« Dans l’après-midi de ce jour, – deux heures environ après que je vous eus quitté, – je retournai à l’hôtel Bréhat-Lenoir et, donnant pour prétexte à M. Prosper que vous aviez oublié un papier important et que vous m’aviez chargé de revenir le chercher, je montai dans le cabinet où gisait le cadavre.
« Je me dirigeai vers le corps et levai le drap qui recouvrait les pieds.
« Je fus frappé tout d’abord de la forme assez remarquable des membres inférieurs du défunt.
« Il avait le cou-de-pied déformé par une élévation, une bosse de la grosseur d’un œuf.
« Après un court examen, j’aperçus au talon du pied droit une petite tache noirâtre entourée d’un cercle violet.
« Comme je n’avais pas un instant à perdre, je tirai un canif de ma poche et, pratiquant une incision à cette place, je recueillis dans la boîte de ma montre quelques gouttes d’une liqueur brune mêlée de sang, qui s’échappa de cette légère blessure.
« Rentré chez moi, j’analysai à l’instant même cette liqueur. Vous savez que j’ai étudié la chimie (que n’ai-je pas étudié ?), mais il me fut impossible de reconnaître quelle était la substance que j’avais recueillie.
« Je ne me tins pas cependant pour battu.
« J’achetai un lapin vivant et, prenant au bout d’une aiguille une goutte de la liqueur inconnue, je lui fis une légère piqûre à la patte.
« Il mourut au bout de dix secondes comme foudroyé.
« Je savais donc enfin quel avait été l’instrument du crime !
« C’était le curare, ce subtil poison que les Indiens mêlent au venin des serpents, et dont les effets toxiques sont d’une rapidité épouvantable.
« L’assassin est caché sous le lit, attendant le sommeil de la victime ; puis, lorsqu’il l’a jugée endormie, il a passé sa main armée de l’aiguille empoisonnée sous les draps, et a fait au talon du dormeur cette piqûre mille fois plus sûre et plus terrible qu’un coup de poignard au cœur.
« Voilà donc encore un fait acquis et que confirme une légère tache de sang que j’ai trouvée sur les draps du lit, à la place où devaient être les pieds du défunt…
« Nous sommes loin, vous le voyez, de l’histoire de l’arsenic !
« Pour moi, l’assassin n’est pas ce malheureux Guérin ; c’est M. Bréhat-Kerguen, et je pourrais, dès demain, avec les preuves que j’ai rassemblées, le faire arrêter par la justice… Mais je veux aller plus loin encore !
« Et, puisqu’il faut que tout crime soit dicté par un coupable, je leur prouverai qu’il ne s’agissait pas ici d’un vol de quelques pièces d’or, mais de la suppression d’un testament et d’un vol de trois millions ! »