CHAPITRE VIII LA SOMNAMBULE

« Kerguen, jeudi.

« Je ne sais si j’aurai la force d’achever cette lettre. Je suis épuisé : la fièvre me dévore. Mais, malgré cette faiblesse extrême, les événements que j’ai à vous raconter sont trop importants pour que je tarde à vous en envoyer le récit.

« Ce n’est pas seulement le désir de contenter votre curiosité qui me fait vous écrire. Ces lettres sont destinées à servir de pièces d’accusation, si je viens à mourir à la tâche. Aussi, s’il arrive que trois jours s’écoulent sans que vous receviez de mes nouvelles, portez immédiatement mes lettres au juge d’instruction, en lui révélant tout ce que vous savez déjà et tout ce que vous pouvez avoir deviné.

« Mais j’ai hâte d’aborder le récit des événements de la nuit dernière. Excusez le décousu de ma lettre : la plume me tremble entre les doigts, c’est à peine si je puis joindre deux idées ; ma tête est en feu, et je suis obligé de prendre un instant de repos après avoir écrit chaque phrase.

« J’étais déjà bien souffrant hier soir : la fièvre me brûlait cruellement, je ne pouvais poser ma tête sur l’oreiller sans ressentir des douleurs intolérables.

« Je me levai et j’ouvris ma fenêtre : un vent glacé vint me frapper au front ; j’en éprouvai un grand soulagement. Je m’accoudai à l’appui de la croisée et tombai dans une demi-somnolence pendant laquelle j’eus un affreux cauchemar ; il me semblait qu’on me broyait la tête à coups de marteau.

« Combien dura cet état ? je n’en sais rien ; je fus tiré de cette pénible rêverie par un bruit étrange qui semblait venir d’une des chambres placées à l’angle gauche de la maison.

« La fièvre donnait sans doute à mon ouïe une acuité merveilleuse.

« J’entendais comme un murmure. C’étaient deux voix qui se parlaient avec animation ; mais l’une d’elles me paraissait plus forte et dominait dans le silence de la nuit.

« J’ouvris ma porte avec précaution et je fis quelques pas dans le corridor…

« Je ne m’étais pas trompé : la chambre qui faisait l’angle de la maison, à droite, était habitée, on voyait un mince filet de lumière sous le seuil de la porte.

« Je m’avançai sur la pointe des pieds, espérant saisir quelques mots de cette conversation nocturne. Je collai mon œil contre le trou de la serrure ; mais la clef était en dedans, et je ne pus distinguer les deux interlocuteurs.

« Un silence s’était fait.

« Il fut rompu au bout de quelques secondes par une voix que je reconnus pour celle de M. Bréhat-Kerguen.

« – Je te répète, disait-il rapidement et d’un ton ferme, je te répète que tu ne peux pas rester ici… Pour quelle raison ? Cela ne te regarde pas et je ne te le dirai point… Mais il faut absolument que tu partes la nuit prochaine… Je te louerai un garni à Rennes et tu iras m’y attendre. Ensuite nous fuirons ensemble en Angleterre…

« – Tu veux donc me faire mourir ! dit en sanglotant une voix qui, à ma grande surprise, était celle d’une femme. Malade comme je suis, je ne pourrai jamais faire le voyage !

« – Malade ou non, il faut que tu t’en ailles, entends-tu ? répondit l’autre avec dureté. Il le faut… tu sais que je ne plaisante pas, et que, quand je veux une chose, elle doit se faire !

« – Attends seulement huit jours… dans huit jours je serai peut-être morte et tu seras débarrassé de moi… ou bien je serai guérie et je pourrai t’accompagner.

« – Parbleu ! si je pouvais attendre huit jours, je ne te forcerais pas à partir demain ! Mais dans huit jours il faut que nous soyons loin. On m’a déniché à Paris… J’y ai fait quelques coups qui ont mis la puce à l’oreille des limiers de la police : je ne me soucie pas d’être pincé…

« Le temps de recueillir le magot, et je file. Toi, tu ne peux pas rester ici, entends-tu ?… Je n’ai pas besoin de te dire pourquoi… mais tu ne le peux pas… Il faut que tu te caches, et vite… ou sinon… tu sais ce qui t’arrivera, car ton affaire n’est pas meilleure que la mienne !

« – Tu essaies de me faire peur !… Comment veux-tu que la police te découvre ici ?… Tu m’as dit toi-même qu’elle en a pris un autre à ta place.

« – Oui, mais l’erreur de la justice ne durera peut-être pas longtemps. Je crains d’avoir un fin limier à mes trousses, et mon système à moi est de filer à la première alerte ! Voici mon dernier mot, pars demain dans la nuit et laisse-moi te conduire à Rennes, ou bien tu sais que je n’hésiterai pas à me défaire de toi, si tu refuses de m’obéir.

« – Ah ! misérable ! tu oserais me tuer après ce que j’ai fait pour toi !

« – Pour moi ! Crois-tu que je t’en aie quelque reconnaissance ? Il me semble que tu as bien profité de tout… et sans risquer grand-chose encore… tandis que moi… »

« Il se fit un silence pendant lequel j’entendais M. Bréhat-Kerguen marcher dans la chambre d’un pas agité.

« Il s’arrêta tout à coup.

« – Eh bien, es-tu décidée ?

« – Tiens ! je suis fatiguée de t’obéir toujours comme cela… tue-moi… oh ! je souffre ! je ne puis faire un pas : comment veux-tu que je te suive ? Tue-moi, j’aime mieux cela ! Aussi bien tu seras pris un jour ou l’autre, et j’aime mieux mourir ici que sur la guillotine.

« – Je serai pris ! répondit l’autre d’une voix ironique… ah ! ah ! j’ai encore de bonnes dents pour ronger les mailles du filet ! Oui, je serai pris peut-être si tu restes ici… et tu le seras avec moi… mais, si tu m’obéis, dans huit jours, – le temps de recueillir la plus grosse partie de l’héritage, – je vais te chercher à Rennes et nous décampons en Angleterre… Le diable sera bien fin s’il peut nous y découvrir ! »

« Je jugeai que l’entretien allait toucher à sa fin : je regagnai ma chambre avec précaution et me mis au lit après avoir eu soin de m’envelopper la tête d’un gros foulard.

« En effet, cinq minutes après, j’entendis dans le corridor le pas lourd de M. Bréhat-Kerguen. Il ouvrit doucement la porte de ma chambre et dirigea sur mon visage le rayon de sa lanterne sourde.

« Puis il se retira sans faire le moindre bruit.

« J’attendis quelques minutes, afin d’être sûr qu’il était rentré dans son appartement et qu’il ne reviendrait pas.

« Alors je me levai, bien qu’en ce moment ma fièvre redoublât et que mes souffrances fussent atroces.

« J’entrevoyais enfin le dénouement de cette ténébreuse histoire, et, si près de toucher au port, je fis des efforts inouïs pour ne pas succomber.

« Je m’avançai dans le corridor en me soutenant aux murs, courbé en deux comme un vieillard.

« Mes membres grelottaient de froid et ma tête brûlait comme un brasier ardent !

« Enfin, j’arrivai à cette porte et je frappai deux coups sur les ais solides.

« Je n’obtins aucune réponse : en collant mon oreille contre le trou de la serrure, il me sembla entendre dans l’intérieur de la chambre une respiration sifflante et saccadée.

« Je frappai de nouveau, un profond soupir se fit entendre… mais ce fut tout.

« Cependant je sentais mes forces m’abandonner. Je crispai mes doigts contre les moulures de la porte pour m’empêcher de tomber.

« Il me semblait, dans l’hallucination de la fièvre, que les pas de l’assassin retentissaient dans les sombres corridors, et qu’il allait me surprendre lui dérobant son secret.

« Ce secret, il était la, dans cette pièce où je ne pouvais pénétrer ! Ce seuil une fois franchi, je ferais avouer sa complice et je connaîtrais enfin le mystère tout entier.

« Peut-être, me disais-je, en rassemblant mes forces dans un suprême effort, pourrais-je faire tomber cette porte qui se dresse devant moi comme un obstacle infranchissable ! Mais le bruit attirerait l’assassin et je succomberais au moment de toucher au but de ma pénible entreprise.

« Je sentais le délire de la folie envahir mon cerveau, mes idées s’égaraient, une sueur froide inondait mon front.

« Oh ! l’horrible moment ! Si je survis à tant de souffrances, jamais je n’oublierai cette heure d’angoisses !

« Une idée fixe s’était emparée de moi : entrer dans cette chambre. Mais par quel moyen ?

« Je m’appuyai contre le chambranle de la porte, et, ma tête dans mes deux mains, je m’efforçai de réunir mes idées. Ces quelques instants de réflexion me rendirent un peu de calme.

« Je retournai doucement dans ma chambre, j’y pris une lumière et un couteau de poche qui pouvait me servir à ouvrir la porte de la mystérieuse complice de l’assassin ; puis je m’engageai de nouveau dans le corridor et m’arrêtai devant cette porte.

« Je m’aperçus bien vite que la serrure était fermée à double tour ; impossible de l’ouvrir. Je n’avais même pas la ressource d’enlever les vis qui la retenaient à la lourde porte en chêne ; elle était vissée à l’intérieur.

« Un douloureux découragement s’empara de moi. M’appuyant d’une main contre le mur humide du couloir, je regagnai lentement, le front penché vers le sol, ma chambre, dans laquelle je m’enfermai.

« Je me jetai ensuite tout habillé sur mon lit. Mais l’état de surexcitation où se trouvait mon esprit m’empêchait de goûter le repos qui m’eût été si nécessaire. Ma pensée ne pouvait se détacher de cette chambre, placée à quelques mètres de la mienne, où gisait, mourante sans doute, celle qui possédait les redoutables secrets que je brûlais de connaître.

« Les paroles échangées entre cette femme inconnue et Bréhat-Kerguen étaient profondément gravées dans ma mémoire. Je les repassai lentement, en méditant chaque mot. Mais elles étaient malheureusement trop incomplètes pour me fournir le sens que je cherchais. Toutefois cette conversation de quelques instants m’avait laissé une certitude. Bréhat-Kerguen était un profond scélérat dont ce récent fratricide n’était sans doute pas le premier coup d’essai ; de plus, il avait une complice dont il voulait se débarrasser à tout prix… Ici une terrible pensée traversa mon esprit :

« – Il a insisté, me dis-je, pour qu’elle quittât le château sur-le-champ ; la malheureuse a refusé. Reculera-t-il devant un crime pour acheter à jamais son silence ? Nul ne soupçonne apparemment son existence… L’assassin est assuré de l’impunité… Grand Dieu ! il va peut-être la tuer cette nuit ! »

« Il va la tuer cette nuit ! »

« Concevez-vous quelles angoisses s’emparèrent de moi à cette idée ? Dans quelques heures, dans quelques instants peut-être, cet unique et précieux témoignage sera éteint dans le sang !

« Trois heures s’écoulèrent. Malgré tous mes efforts, et bien que j’eusse absorbé une dose considérable d’opium, le sommeil n’était pas encore venu clore ma paupière. Je restais étendu sur mon lit, qui me semblait de feu, et cependant les frissons de la fièvre qui parcouraient mon corps me faisaient grelotter. J’avais les yeux grands ouverts…

« Je tournai lentement la tête vers une grosse montre en argent suspendue au chevet de mon lit : elle marquait deux heures précises du matin.

« Tout à coup, – était-ce une hallucination ? – il me sembla entendre dans le long corridor un frôlement léger. Je pensai : C’est sans doute quelque chauve-souris nocturne qui bat les murs du bout de ses ailes… Mais non… le bruit persistait : cela ressemblait à un pas humain.

« Je me levai péniblement, je m’approchai de la porte de ma chambre, et, retenant mon souffle, je prêtai l’oreille. On marchait en effet dans le corridor. Le pas étouffé et extrêmement lent du promeneur nocturne s’approcha peu à peu. Je l’entendis distinctement devant ma porte… puis il s’éloigna.

« Ce bruit, à peine perceptible, avait un rythme et une régularité qui me frappèrent ; Bréhat-Kerguen ne marche pas de cette façon ; son pas est inégal : je vous ai déjà dit qu’il traîne un peu la jambe gauche. Mais, si ce n’était pas le maître du logis qui se promenait à une pareille heure de la nuit, qui pouvait-ce être ?

« Dominé par l’ardente curiosité qui s’était emparée de moi, et sans songer aux dangers que mon imprudence pouvait me faire courir, j’ouvris doucement ma porte et entrai dans le corridor.

« À droite, du côté où se trouvait cette chambre mystérieuse dans laquelle j’avais inutilement cherché à pénétrer quelques heures auparavant, tout était sombre et silencieux. Je me tournai alors vers la gauche : voici ce que je vis. Au bout du corridor étroit, une grande ombre noire se détachait sur un fond lumineux. Cette ombre avançait lentement, droite et raide comme un spectre.

« À tout prix, il me fallait éclaircir ce singulier mystère. Depuis le jour où je suis entré au service de M. Bréhat-Kerguen, je porte toujours sur moi, par mesure de précaution, une paire de pistolets de poche. J’armai ces pistolets et je m’avançai, en étouffant le bruit de mes pas, vers l’ombre qui s’éloignait.

« Je marchais assez vite ; je ne fus bientôt plus qu’à quelques mètres de l’apparition. Alors je réglai mon pas sur le sien, redoublant de précautions afin qu’elle ne soupçonnât pas ma présence.

« Je ne puis vous exprimer de quelle émotion j’étais saisi au début de cette singulière aventure. Cette ombre, ce spectre errant ainsi dans les sombres corridors de ce vieux château, asile d’un meurtrier, avait je ne sais quel aspect fantastique et surnaturel. N’était-ce pas une de ses victimes qui revenait, terrible et implacable comme le remords, s’asseoir au chevet de l’assassin et torturer son sommeil ?

« L’ombre avançait toujours de son pas lent et cadencé. Elle était parvenue à l’extrémité du long corridor. J’aperçus alors, grâce à la lueur qu’elle projetait devant elle, les premières marches d’un petit escalier de pierre qui semblait s’enfoncer dans l’épaisse muraille.

« Je fis quelques pas pour me rapprocher d’elle, afin de voir la direction qu’elle allait suivre.

« En ce moment, un funeste hasard voulut que mon pied heurtât contre un des barreaux du corridor, descellé par l’action du temps.

« – Je suis perdu ! » pensai-je avec effroi.

« En effet, à ce bruit, le promeneur nocturne s’était brusquement retourné ; la lumière qu’il tenait en main m’éclairait des pieds à la tête.

« Je m’arrêtai moi-même, les deux mains posées sur les crosses de mes pistolets, décidé à vendre chèrement ma vie si, comme je le pensais, ce personnage inconnu était un des complices de l’assassin. Mais quelle ne fut pas ma surprise ?

« L’ombre restait immobile, silencieuse, devant moi ; elle semblait ne pas s’apercevoir de ma présence. Je fis quelques pas en avant et m’approchai d’elle.

« Je m’aperçus alors que cet être, à demi fantastique, était une femme de haute stature, aux traits durs et accusés ; elle était coiffée d’un madras de couleur ; de longues boucles grisonnantes tombaient sur ses épaules ; un grand châle grisâtre l’enveloppait entièrement. Son teint était livide comme celui d’une morte ; ses yeux grands ouverts, invariablement fixés vers le plafond, n’avaient ni mouvement ni expression ; sa bouche serrée dessinait un effrayant sourire.

« Je me reculai, épouvanté. Je n’en pouvais plus douter : c’était elle ! c’était la mourante qui, trois heures auparavant, tenait avec Bréhat-Kerguen cette mystérieuse conversation dont j’avais pu saisir quelques mots. C’était la complice de ses crimes, celle qui possédait tous ses secrets !

« Je me précipitai vers elle, décidé à l’effrayer par mes menaces, à lui arracher de gré ou de force ces vérités dont elle gardait dans son sein le redoutable dépôt. Je crus qu’elle restait ainsi, immobile et glacée, parce que la terreur paralysait ses forces ; qu’il me serait facile, enfin, de profiter de ce dernier effroi que ma vue lui inspirait, pour lui faire avouer ses crimes et ceux de son complice.

« Mais, lorsque mon visage fut près du sien, lorsque j’aperçus la fixité de ses yeux, la pâleur livide de ses lèvres crispées, la sueur moite qui couvrait ses tempes, lorsque je vis cette poitrine décharnée que le souffle de la vie ne semblait plus animer, la vérité m’apparut dans tout son jour.

« La malheureuse était en proie à un accès de somnambulisme !

« Elle tenait à deux mains une petite lampe contre sa poitrine. Soudain une de ses mains s’abaissa par un mouvement brusque, automatique pour ainsi dire, et vint saisir mon poignet qui fut serré comme dans un étau d’acier. Elle ne me regardait pas pourtant, ses yeux étaient toujours levés ; comment avait-elle pu m’apercevoir ? En même temps, ses lèvres se desserrèrent et il en sortit un souffle léger. Je crus qu’elle allait parler, j’approchai mon oreille de ses lèvres ; mais elle referma la bouche, se retourna tout à coup, et, sans retirer sa main qui étreignait la mienne, reprit sa marche lente un instant interrompue.

« Je fis appel à tout mon courage et je la suivis résolument, sans essayer de dégager mon bras auquel cette horrible étreinte causait pourtant de vives douleurs.

« Elle s’avança alors vers l’escalier étroit dont, quelques instants auparavant, j’avais aperçu les premières marches. Nous le descendîmes : je comptai vingt-cinq degrés jusqu’à ce que nous fûmes arrivés à un palier sur lequel mon étrange compagne s’arrêta. Elle se tourna alors de nouveau vers moi et murmura des sons inintelligibles et incohérents. Je jugeai que nous étions parvenus au premier étage du château. Devant nous s’étendait un long couloir dont l’extrémité se perdait dans l’obscurité de la nuit.

« Alors la somnambule lâcha mon bras, posa un doigt sur ses lèvres comme si elle eût voulu me recommander le silence et prit les devants. Je la suivis encore… mon cœur battait à rompre ma poitrine. Où voulait-elle me conduire ainsi ? Je savais que l’appartement de Bréhat-Kerguen était situé à ce même étage, que la porte de sa chambre s’ouvrait sur ce même corridor. S’il allait entendre le bruit de nos pas ! Si, sortant brusquement de chez lui, il allait me voir à côté de cette femme qui possédait le secret de ses crimes !… Rien ne cause de plus mortelles angoisses que l’appréhension d’un danger qu’on attend, qu’on pressent, qui peut à tout moment surgir sous vos pas !

« En cet instant, je ne respirais plus, je ne vivais plus, tout l’effort de mon intelligence était concentré dans cette seule pensée, mes yeux essayaient de percer les ténèbres épaisses, mon oreille inquiète écoutait si, à travers le silence profond de la nuit, elle n’entendrait point quelque bruit venant de cette extrémité du corridor dont chaque pas nous rapprochait.

« Soudain l’ombre que je suivais s’arrêta de nouveau. Elle se tourna vers moi et me fit signe de venir près d’elle. J’obéis. Alors elle posa son doigt décharné sur une porte en chêne qui se distinguait des autres par les sculptures naïves dont l’avait ornée quelque artiste des anciens temps…

« Je ne comprenais pas ce que signifiait ce geste, ni pourquoi mon guide mystérieux s’était arrêté devant cette porte. Je savais que de ce côté du château il y avait des appartements déserts, inhabités depuis fort longtemps et qui servaient au vieux jardinier pour rentrer les fruits et les légumes d’hiver.

« Ma compagne parut s’apercevoir de mon hésitation. Elle murmura en posant encore son doigt sur la porte :

« – C’est là !… as-tu donc peur ? Va… il a le sommeil dur ! »

« De qui parlait-elle dans son rêve ? Était-ce le maître du château qui habitait cette chambre ? Je lui demandai à voix basse, mais lentement et en articulant chaque parole :

« Est-ce Bréhat-Kerguen qui dort là ?

« – Oui », répondit-elle.

« Et je vis sur ses lèvres serrées ce même sourire effrayant que j’avais déjà remarqué tout à l’heure.

« Alors elle enfonça doucement dans la grande serrure de fer forgé une clef couverte de rouille, la tourna sans faire de bruit et poussa la porte qui s’ouvrit toute grande.

« – Viens ! » dit-elle.

« J’entrai derrière elle ; elle referma la porte.

« La chambre dans laquelle mon singulier guide venait de m’introduire était une pièce de moyenne grandeur, très élevée ; les murs étaient couverts de tapisseries à personnages dont le temps et l’humidité avaient rongé les couleurs. L’aspect de cette chambre me frappa vivement. Évidemment, elle était habitée. Au fond s’élevait un grand lit à colonnes et à baldaquin dont les rideaux étaient fermés. Près de ce lit se trouvait un fauteuil à haut dossier sur lequel étaient négligemment jetés des vêtements d’homme. Un peu plus loin, contre la fenêtre à laquelle était suspendue une petite glace à barbe, un lavabo supportait une cuvette remplie d’eau de savon ; sur le guéridon du milieu étaient jetés une grosse casquette de loutre et un fouet de chasse. Au-dessus de la haute cheminée, où gisaient deux bûches noircies dans un épais tas de cendres, reposait un fusil à deux coups et à pierre. Enfin, sur une table de nuit placée près du lit, on voyait un chandelier de cuivre avec sa chandelle à demi consumée, et, à côté, un journal déplié.

« Sans hésiter, la somnambule se dirigea vers ce lit, sa lampe à la main. Je me reculai instinctivement et me tins dans l’ombre. Une indicible angoisse s’était emparée de moi, je tremblais d’émotion, et pourquoi ne le dirai-je pas ? j’avais peur ! Oui, à la pensée que cet homme – qui devait avoir le sommeil léger des assassins – allait se réveiller tout à coup, se trouver en face de cette malheureuse ; à la pensée de la terrible scène qui peut-être allait se passer sous mes yeux, je me sentis envahi par une poignante terreur. Cependant, je résolus de demeurer. La curiosité l’emportait encore sur l’émotion et je voulais assister, témoin invisible, à cette entrevue nocturne des deux criminels. J’espérais entendre enfin de leur bouche ces redoutables révélations qui devaient servir de dénouement à mes dangereuses aventures.

« Elle s’approcha du lit et tira lentement les rideaux dont les anneaux grincèrent sur les tringles rouillées, puis elle se pencha vers l’oreiller et sembla écouter.

« Entraîné par un mouvement de curiosité irréfléchie, j’avançai la tête de ce côté. Ô surprise ! le lit était vide. Les draps et les couvertures étaient roulés en désordre ; l’oreiller était jeté contre le mur.

« Je vins me mettre à côté de ma mystérieuse compagne qui demeurait toujours immobile, penchée sur le dormeur imaginaire. Je remarquai alors avec étonnement que les draps du lit étaient criblés de trous et de déchirures ; on eût dit que pendant un grand nombre d’années ils avaient servi de pâture à des légions de souris.

« La femme se releva lentement et se penchant à mon oreille :

« – Il dort bien, murmura-t-elle… Le breuvage que nous lui avons fait prendre était bon. »

« Puis elle me saisit brusquement la main, et me montrant le dessous du lit qui était très élevé :

« – Cache-toi là, me dit-elle, et hâtons-nous. »

« La vérité, la terrible vérité commençait à m’apparaître. Je fis ce qu’elle m’ordonnait ; je m’étendis à côté du lit. Alors elle reprit la lampe qu’elle avait posée sur la table de nuit, la cacha sous le châle qui l’enveloppait et se retira dans un des coins obscurs de la chambre.

« Quelques instants après, je vins la rejoindre et lui dis :

« – C’est fait !

« – Déjà ? » répliqua-t-elle en poussant un grand soupir.

« Elle s’approcha encore une fois du lit, passa sa main amaigrie sur les couvertures, et, la posant à une place qu’elle croyait être sans doute la poitrine du dormeur, elle attendit anxieuse, immobile.

« – Oui, dit-elle enfin d’une voix caverneuse, il est bien mort… C’est terrible ! cela vaut mieux qu’un coup de couteau… cela ne laisse pas de traces, n’est-ce pas ? »

« Ces mots sortirent de sa bouche, entrecoupés, haletants. La malheureuse semblait oppressée par un poids énorme. Un frisson agitait tout son corps.

« Enfin elle me dit encore, en serrant mon bras entre ses deux mains de fer :

« – Maintenant… il faut le faire disparaître… tu prendras sa place… et je serai ta femme… Je serai riche !… »

« Mes yeux tombèrent, en ce moment, sur le journal qui gisait déplié sur la table de nuit. Je me dégageai doucement de l’étreinte de cette femme, et j’approchai le journal de la lampe.

« Il portait la date du 25 janvier 1836. Nous étions au 25 janvier 1846.

« Je compris tout. Cette scène mystérieuse, dans laquelle je venais de remplir un rôle, était sans doute la répétition du drame qui s’était joué dix ans auparavant, jour pour jour, dans cette même chambre, auprès de ce même lit.

« Depuis dix ans, M. Bréhat-Kerguen était mort, tué par un audacieux bandit qui avait osé prendre son nom, sa fortune, et jusqu’aux traits de son visage !

« Cette femme avait été la complice du crime et elle était devenue l’épouse de l’assassin.

« Vous souvenez-vous que, lors de l’autopsie du malheureux banquier de la rue Cassette, l’intendant M. Prosper nous a dit que M. Bréhat-Kerguen avait épousé sa servante ?

« J’ai su depuis que cette femme se nommait Yvonne. »

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