CHAPITRE IX UNE DÉCOUVERTE

« Locnevinen, auberge de l’Écu-de-France.

« Onze heures du soir.

« J’ai été obligé d’interrompre ma dernière lettre déjà bien longue. Les événements de cette nuit de mercredi m’avaient fatigué outre mesure. C’est à peine si j’ai eu hier la force de me traîner jusqu’au mur du jardin, pour remettre ma missive à Jean-Marie.

« Je suis enchanté de mon petit messager ; il me paraît fort intelligent et fort discret. Je l’ai chargé pour le receveur de la poste d’un mot dans lequel je demande à ce fonctionnaire de vouloir bien remettre au porteur les lettres qui seront à mon adresse. D’ailleurs, je crois que je ne resterai plus bien longtemps ici. Je touche au terme de mon entreprise, et, mort ou vif, vous me reverrez bientôt.

« Mais il faut que je reprenne mon récit où je l’ai laissé.

« La somnambule, après ce simulacre du crime, m’entraîna rapidement hors de la chambre dont elle ferma la porte à double tour.

« Elle marchait maintenant à grands pas, si vite que j’avais peine à la suivre. Elle remonta le petit escalier creusé dans le mur, et lorsqu’elle fut parvenue sur la dernière marche, elle s’arrêta subitement, et, se serrant contre moi, elle murmura d’une voix étranglée :

« – Entends-tu ?… entends-tu ?… Ils sont à notre poursuite… On nous a vus… Nous sommes perdus ! »

« Puis elle reprit sa course, courbée en deux, frémissante, les yeux hagards. Je la suivis jusqu’à sa chambre, dans laquelle elle s’enferma. Une horrible expression de terreur était peinte sur son visage livide. Enfin elle se recoucha, ferma les yeux et monta jusqu’à sa bouche ses couvertures qu’elle mordit violemment.

« Je restai quelque temps debout près de son lit, la considérant avec attention. Bientôt sa respiration devint plus calme, sa figure moins pâle ; je compris qu’elle s’était rendormie du sommeil naturel.

« Je laissai encore quelques minutes s’écouler, puis, posant ma main sur son épaule, je la secouai vivement pour l’éveiller. Elle ouvrit les yeux et se mit tout à coup sur son séant. En m’apercevant près d’elle, elle eut un geste d’indicible frayeur. Je crus qu’elle allait pousser un cri ; je mis rapidement ma main devant sa bouche et lui dis d’un ton ferme :

« – Ne parlez pas, n’appelez pas au secours… ce serait inutile ; je suis maître de votre vie…

« – Qui êtes-vous donc ? fit-elle d’une voix sourde en fixant sur moi ses yeux égarés.

« – Je suis votre juge !… »

« Elle tressaillit violemment.

« – Je connais votre passé, repris-je d’un ton sévère, je connais votre crime. Je sais que dans la nuit du 25 janvier 1836 vous avez assassiné votre maître.

« – Non ! non ! ce n’est pas moi ! cria-t-elle en se débattant… c’est lui !

« – Oui, je sais que vous n’étiez pas seule dans la chambre de M. Bréhat-Kerguen, je sais que vous aviez un complice. Il faut que vous me disiez le nom de ce complice. »

« Elle passa sa main décharnée sur son front couvert d’une sueur froide.

« – Son nom ? murmura-t-elle d’une voix expirante… Attendez, je vais me le rappeler… il se nomme… »

« Elle n’acheva pas. Ses deux bras se raidirent convulsivement, elle retomba lourdement sur l’oreiller, la tête renversée en arrière. Je la crus morte ; en effet, aucun souffle ne soulevait sa poitrine, ses mains et son cou étaient glacés ; cependant, en posant mon oreille contre son cœur, je crus entendre un faible battement. Je jugeai alors que la malheureuse était en proie à cette terrible maladie nerveuse qu’on nomme la catalepsie.

« Je me reculai et m’apprêtai à sortir de la chambre. Qu’avais-je besoin, après tout, de connaître le nom de l’assassin ? Ne l’avais-je pas deviné ? Ne savais-je pas qu’un seul homme était capable de concevoir un pareil enchevêtrement de crimes, de déployer à la fois tant d’audace et d’adresse ? J’allais donc me retirer et rentrer chez moi, lorsque je crus entendre dans le corridor ce pas inégal que je connaissais si bien, et qui n’appartient qu’aux anciens matelots ou aux anciens forçats.

« C’était lui ! il revenait pour achever sa victime !

« La fuite était impossible ! je jetai un regard autour de moi pour chercher un lieu où je puisse me cacher.

« Enfin je me glissai derrière un des grands rideaux de la fenêtre. Ces rideaux étaient très épais, sans doute pour empêcher que la lumière de la chambre ne fût aperçue du jardin. C’est de cette façon, vous le savez, que j’ai découvert la ruse du docteur Wickson.

« Il était temps, à peine le rideau était-il retombé, que la clef grinça dans la serrure et la porte s’ouvrit doucement.

« L’assassin paraissait très agité. Son visage était livide, ses sourcils contractés. Sa perruque grise posée de travers laissait échapper une longue mèche de cheveux noirs comme de l’ébène.

« Il s’approcha du lit à pas lents, et, soulevant la petite lanterne qu’il portait à la main, il considéra attentivement le visage de la vieille femme.

« Son front s’éclaircit soudain et un soupir sortit de sa poitrine. Il la croyait morte, sans doute, et cette mort lui épargnait un crime !

« Il prit sa main glacée, la souleva et la laissa retomber. Il appuya son oreille sur cette poitrine de marbre.

« Puis il se redressa lentement, considéra encore sa complice avec un étrange sourire et sortit en dissimulant le bruit de ses pas.

« Lorsqu’il se retourna, je vis très distinctement une longue aiguille passée dans le parement de sa robe de chambre et qui brillait à la lueur de la veilleuse.

« Le lendemain, le terrible châtelain a voulu que je lui serve son déjeuner. Bien qu’épuisé par les émotions de la nuit, j’obéis, de peur de lui faire concevoir quelque soupçon.

« Pendant son repas, il m’examina fréquemment à la dérobée : son regard perçant semblait chercher à pénétrer dans les plus secrets replis de mon âme.

« Au moment où il allait se lever de table, on frappa à la porte.

« J’allai ouvrir. C’était le vieux jardinier Yves qui apportait une lettre à l’adresse de M. Bréhat-Kerguen. Je jetai un regard sur la suscription : je vis que cette lettre venait de Rennes.

« Mon maître la décacheta vivement. À ce moment, je passai derrière lui. J’aperçus au bas de la lettre une large signature et un paraphe compliqué qui me parut être celui de quelque notaire.

« Il lut deux fois cette épître avec la plus grande attention, puis se leva lentement et se dirigea vers la porte.

« Lorsqu’il se rencontra avec moi, son regard se fixa sur le mien avec une certaine indécision. Il semblait avoir envie de m’adresser la parole ; mais il réfléchit sans doute qu’il valait mieux garder le silence, car il me tourna brusquement le dos et sortit.

« C’est alors que je me traînai jusqu’au mur du jardin pour remettre à Jean-Marie la lettre que je vous avais écrite le matin.

« Quand je revins de cette expédition qui avait duré plus d’une demi-heure, et qui avait achevé d’abattre toute l’énergie dont je m’étais armé, je rencontrai le vieux jardinier qui considérait l’ours Jacquot d’un air mélancolique.

« Je m’approchai doucement de lui. Il ne m’entendit pas venir.

« – Pauvre bête ! murmurait-il en tenant l’animal féroce par un petit anneau d’or qui était passé dans son oreille velue, tu vas être bien malheureux pendant trois jours !… le maître a défendu de te donner à manger jusqu’à ce qu’il revienne !

« – Comment ! fis-je en mettant la main sur l’épaule du bonhomme, M. Bréhat-Kerguen s’est absenté ? »

« Le vieil idiot poussa un grand cri.

« – Jésus ma doué ! hurla-t-il en se dégageant de mon étreinte, le maître qui m’a recommandé de ne pas vous le dire ! ou bien, le bâton… le bâton ! »

« Il s’enfuit en levant un bras vers le ciel, tandis qu’il portait l’autre à son épaule, comme s’il eût senti à l’avance le terrible châtiment qui lui était promis.

« La vérité m’apparut dans tout son jour. Cette lettre reçue le matin mandait mon maître à l’instant même, à Rennes, pour terminer, sans doute, les affaires de la succession.

« Il est parti précipitamment, pendant que je ne l’observais pas. Il a défendu qu’on me parle de son absence, de peur que, me voyant libre d’agir, je ne me livre à des recherches plus minutieuses et que je ne viole la défense qu’il m’a faite de sortir du château.

« Sa merveilleuse perspicacité lui a révélé qui je suis ; je n’en puis plus douter.

« Mais alors pourquoi me ménage-t-il ? pourquoi hésite-t-il à se débarrasser de moi, lui qui n’eût pas hésité à tuer cette malheureuse dont il avait fait sa femme, si la mort n’avait pris soin de rendre ce crime inutile ?

« C’est ce qu’il m’est impossible de deviner.

« Un sourd grognement de Jacquot interrompit mes réflexions.

« L’ours se promenait dans la cage, le museau baissé vers la terre, le poil hérissé, il grognait d’un air affamé.

« Je me rappelai alors la révélation que le vieux jardinier venait de me faire involontairement. Le maître a défendu de donner à manger à Jacquot jusqu’à ce qu’il revienne.

« Est-ce donc qu’à son retour il lui préparerait un repas de sa façon ? Cette conclusion ne me parut point rassurante, et je résolus de ne pas laisser Jacquot jeûner si longtemps.

« L’ours s’était dressé sur ses pattes de derrière et branlait sa grosse tête en me regardant avec de petits yeux qui n’avaient rien de tendre.

« Je fis quelques pas vers la cage.

« Le mouvement de sa tête s’accéléra… il passa ses pattes à travers les grilles, comme s’il eût voulu me donner une redoutable accolade.

« L’anneau d’or, qui était fixé dans son oreille, se trouvait alors à portée de ma main.

« Je le saisis vivement et y passai mon doigt, ainsi que le jardinier l’avait fait un instant auparavant.

« Aussitôt la férocité de l’ours sembla disparaître.

« Il ferma les yeux d’un air paterne, retomba lourdement sur ses pattes et se coucha à mes pieds.

« Je possédais le moyen d’apprivoiser Jacquot, c’était déjà un grand point de gagné.

« L’absence du maître me laissait au moins trois jours de liberté ! J’avais donc plus de temps qu’il ne m’en fallait pour me livrer aux perquisitions que je projetais !

« Cependant j’étais si faible, en ce moment, que je me décidai à remettre l’entreprise au lendemain.

« Tout ce que je pus faire fut de monter les deux étages et de me jeter sur mon lit.

« Je n’eus même pas la force d’aller jusqu’à la chambre de la malade m’assurer que la mort n’avait pas encore succédé au sommeil cataleptique.

« Il était alors trois heures de l’après-midi.

« Je dormis d’un sommeil profond et ne m’éveillai que le lendemain à cinq heures.

« Ma fièvre était moins forte, j’avais une grande lucidité d’esprit ; je sentais dans tous mes membres une vigueur extraordinaire. Je crois que l’espoir où j’étais d’avoir bientôt la solution complète du mystère avait beaucoup favorisé ma guérison.

« J’attendais avec impatience que le jour commençât à poindre. Lorsque les premiers rayons pâles et froids du soleil d’hiver pénétrèrent à travers mes vitres brillantes de givre, je me levai et m’habillai rapidement.

« Mon premier soin fut de me rendre dans la chambre où gisait la complice du bandit… Toujours la même apparence calme et glacée, le même silence, la même impassibilité. Puis je sortis de cette chambre et descendis dans la cour.

« Jacquot était déjà levé et faisait entendre des plaintes bien naturelles de la part d’un ours qui s’était couché la veille sans souper. J’allai chercher dans l’office un gros quartier de viande et le lui jetai. Il me remercia par un hurlement de joie et se mit à le dévorer à belles dents.

« J’avais résolu de pénétrer dans l’appartement de l’assassin, car j’espérais y trouver quelques pièces à conviction, preuves matérielles sans lesquelles la justice hésite presque toujours à agir.

« Je ne pouvais songer à entrer dans cette chambre par la porte, car la serrure était à secret et il en avait emporté la clef.

« Je voulus essayer d’y pénétrer par la fenêtre.

« Je vous ai dit, je crois, que devant la maison s’élève un grand sapin de Norvège dont les branches touffues effleurent les murailles, et dont la cime élancée atteint la fenêtre de ma chambre.

« Je montai à cet arbre sans grandes difficultés, car ses rameaux très rapprochés et ses branches droites formaient une sorte d’escalier assez praticable.

« Je parvins ainsi au premier étage. Je collai mon visage contre la fenêtre que je supposais être celle de la chambre à coucher du maître. Mais, par malheur, les rideaux étaient tirés et si bien fermés qu’on ne pouvait distinguer l’intérieur de la pièce.

« Cette déception ne me découragea cependant pas et je me mis à réfléchir mûrement au moyen le plus sûr de pénétrer dans la chambre, sans laisser de trace d’effraction.

« Pendant que j’étais plongé dans ces méditations, perché sur mon arbre comme un nouveau Robinson, je levai par hasard les yeux au ciel et j’aperçus à gauche de cette fenêtre une autre ouverture plus petite, de forme carrée, qui paraissait donner le jour à un cabinet attenant à la chambre.

« Je m’élevai encore un peu dans l’arbre, jusqu’à ce que mon œil pût plonger par la lucarne. Mais le rideau de verdure était si épais au-dessus de ma tête que je ne distinguai rien. J’écartai les branches qui obstruaient le plus la lumière du ciel et regardai de nouveau.

« Au bout de quelques instants, et lorsque mes yeux se furent habitués à l’obscurité, je reconnus qu’en effet mes prévisions ne m’avaient pas trompé. Cette petite fenêtre éclairait un cabinet d’environ deux mètres carrés. Il me sembla même apercevoir sur la muraille gauche une grande tache noire qui devait marquer la place de la porte de communication entre ce cabinet et l’appartement.

« Mon regard fut bientôt attiré par une autre tache blanchâtre qui se dessinait dans un coin obscur en affectant une forme bizarre et indécise. On eût dit une immense toile d’araignée.

« C’était un squelette.

« Cette vue redoubla mon ardeur et donna un nouvel aliment à ma curiosité. Je voulus à tout prix pénétrer dans ce réduit mystérieux. Après quelques minutes de réflexion, j’adoptai un plan qui devait me permettre de m’y introduire sans laisser de vestige de mon passage.

« Je coupai avec mon couteau une des branches résineuses du sapin, celle qui me parut la plus sèche, et je l’allumai en battant le briquet. Puis j’attachai solidement à côté de moi cette torche enflammée.

« La fenêtre se composait de quatre petites vitres enchâssées dans du plomb.

« Je fis chauffer à blanc la lame de mon couteau à la flamme de la torche et j’en appliquai le tranchant contre le plomb qui scellait une des vitres.

« Ce ne fut qu’après bien des essais infructueux que je vis enfin le cadre de plomb, complètement détaché, tomber sur l’appui de la fenêtre.

« Je pris la vitre avec précaution et la déposai sur la saillie du mur.

« J’avais accompli ce travail avec l’habileté d’un voleur émérite. Je passai ma main par l’ouverture et fis jouer non sans peine le verrou rouillé qui fermait le châssis.

« La fenêtre s’ouvrit, et une odeur pénétrante, semblable à celle qui s’exhale d’un caveau funèbre, vint frapper mon odorat.

« Je pris ma torche de résine et, me glissant par cette étroite fenêtre, je me trouvai bientôt dans un cabinet un peu plus long que large et dont les murs dénudés suintaient l’humidité.

« Je me dirigeai tout d’abord vers le squelette qui avait attiré mon attention.

« C’était celui d’un homme de haute taille solidement charpenté. Je l’examinai très attentivement et je fus frappé de la forme singulière des deux pieds. Ils étaient fort longs, et l’os supérieur dévié formait une proéminence très sensible.

« Vous savez que j’ai fait la même remarque lorsque, le jour de l’autopsie, j’ai levé le suaire qui couvrait les pieds de M. Bréhat-Lenoir.

« Cette coïncidence me frappa. Je pris exactement la hauteur du squelette, puis je continuai mes investigations.

« Je ne remarquai pas sur les murs la moindre fissure qui pût me faire supposer qu’une cachette y avait été pratiquée.

« Ils étaient enduits d’un ciment très dur dont la surface était parfaitement unie.

« Comme j’achevais d’inspecter les murailles de ce caveau humide, mon pied heurta contre un obstacle. Je baissai aussitôt ma torche vers le sol et vis qu’un des carreaux rouges qui pavaient le caveau avait été légèrement soulevé par le bout de mon pied. Je m’agenouillai et enlevai assez facilement ce carreau avec mes doigts.

« Un trou très profond et très étroit avait été pratiqué en cet endroit, et j’en tirai un sac de cuir long et mince, fermé par une coulisse.

« Je trouvai dans ce sac plusieurs objets. Je vais les énumérer en détail. Cette simple liste vous donnera une idée de l’importance de ma découverte :

« 1° Une trousse d’instruments de dissection de fabrication anglaise. Ils me parurent, malgré ma grande inexpérience en cette matière, admirablement confectionnés ;

« 2° Un étui de cuir rouge, de forme ronde, contenant cinq aiguilles très fines et très solides dont la pointe était tachée de brun. La partie inférieure de cet étui se dévissait. J’y trouvai un petit flacon de cristal, rempli d’une épaisse liqueur brune.

« Je mis précieusement cet étui dans ma poche ;

« 3° Cinq couverts d’argent au chiffre C. B, surmonté d’une couronne de comte.

« 4° Une bague ornée d’un superbe brillant ;

« 5° Une montre en or, avec un chiffre très enguirlandé et surmonté d’un casque de chevalier.

« Je ne trouvai pas d’autres bijoux. L’assassin n’avait sans doute emporté que ceux qu’il n’avait pu vendre à Paris, sans risquer d’être découvert, et il comptait probablement s’en défaire en Angleterre.

« J’avais été plus heureux dans mes recherches que je ne l’espérais d’abord. Cette dernière découverte me donnait enfin le fil qui devait me conduire sûrement à travers ce labyrinthe de crimes. Et, si je n’en connaissais pas encore toutes les avenues tortueuses, je savais, du moins, quel avait été le point d’arrivée et j’entrevoyais clairement les diverses étapes de la route.

« Chose étrange ! Je venais d’atteindre ce terme si ardemment désiré, et le résultat inespéré de mes recherches et de mes observations me laissait presque froid et insensible !

« Il me semblait, à cette heure de triomphe, que les déductions qui m’avaient conduit au but étaient venues à mon esprit naturellement et sans effort, et je perdis le souvenir du travail effrayant, des heures d’insomnie et de souffrance que m’avait coûtés cette poursuite acharnée de la vérité ! »

« Kerguen, 5 heures du soir.

« Jean-Marie m’a remis aujourd’hui la lettre dans laquelle vous m’annoncez que le docteur Wickson a disparu de la capitale et que vous n’entendez plus parler d’attaques nocturnes dans votre bonne ville de Paris.

« Cela ne m’étonne nullement : vous savez pourquoi.

« Je vous remercie bien sincèrement des témoignages d’amitié que vous me donnez et du souci que vous prenez de ma santé. Hélas ! je vous l’ai dit, cette énergie qui m’anime est toute à la surface, et lorsque l’œuvre à laquelle je me suis voué sera accomplie, je succomberai sans doute sous le poids de tant de fatigues.

« Cette lettre sera probablement une des dernières que je vous écrirai. J’attends le châtelain ce soir, le piège est dressé pour cette nuit, et, dès qu’il sera entre les mains de la justice, je partirai pour Paris.

« Je vais reprendre mon récit au point où je l’ai laissé hier.

« Quand ma perquisition fut finie, je descendis de mon arbre, l’étui aux grandes aiguilles dans ma poche, et je remontai chez moi. Je grattai la pointe de ces aiguilles, qui était, comme vous le savez, enduite d’une matière brune qui tomba en poussière, puis je vidai le flacon qui contenait la terrible liqueur et le lavai soigneusement.

« Cette opération finie, je pris un peu de suie que je délayai dans de l’eau, et je substituai ce liquide inoffensif au poison subtil que renfermait ce flacon. J’en enduisis également la pointe des aiguilles.

« Alors je redescendis, et rentrai par le même chemin périlleux dans le caveau funèbre.

« Je remis tous les objets dans le sac de cuir et le sac de cuir dans la cachette, puis j’ajustai la petite dalle qui en masquait l’ouverture.

« Je me servis encore de mon couteau rougi à la flamme pour ressouder la vitre dans son châssis de plomb, et lorsque ce travail assez long fut terminé, j’effectuai ma descente à travers les branches touffues du sapin.

« Il était midi et demi. C’était l’heure du rendez-vous quotidien que j’avais assigné à Jean-Marie.

« Je trouvai mon petit Breton fort en peine. L’eau du vivier était gelée et il lançait de grosses pierres pour briser la glace qui lui dérobait sa proie journalière.

« – Bonjour, monsieur Pierre, me cria-t-il de sa voix argentine. Vous n’êtes donc plus malade ?

« – Non, mon garçon, je te remercie, je vais beaucoup mieux. Eh bien ! la pêche ne donne donc pas aujourd’hui ?

« – Ah ! c’est un vrai malheur ! dit-il avec dépit en passant les mains dans son épaisse chevelure blonde. Cette glace est plus dure que les pierres. Tenez, voyez… elles glissent dessus sans la casser… C’est que le vieux Ruk est bien malade, et si je ne lui rapporte pas quelque chose, il pourrait bien mourir, allez… le pauvre homme ! »

« Je compris cet appel indirect à ma générosité.

« Je lui donnai une pièce d’argent pour le vieux Ruk et une autre pour lui. Cette prodigalité de nabab lui fit pousser une exclamation de surprise, et ses yeux pétillèrent de joie.

« Je lui remis ma lettre en lui recommandant encore la plus grande discrétion.

« Puis je lui demandai :

« – Sais-tu quelle distance il y a d’ici à Locnevinen ? »

« Locnevinen est le chef-lieu d’arrondissement.

« Le bambin réfléchit quelques secondes.

« – Ma foi ! répondit-il, je n’y suis jamais allé… mais j’ai entendu dire qu’il y avait deux bonnes lieues et demie, près de trois lieues.

« – Connais-tu dans ce pays un voiturier qui puisse m’y conduire ?

« – Comment ! vous voulez sortir du château ?

« – Oui, le maître m’a donné deux jours de congé et je désirerais voir la ville.

« – Vous voudriez partir tout de suite ?

« – Oui.

« – Attendez… Il y a bien le charron qui a un cabriolet et un bon cheval. C’est lui qui conduit M. Kerguen lorsqu’il va par hasard en course. Mais le charron est parti justement hier vers midi pour la ville et il n’est pas encore revenu… Ah ! il y a encore le père Claude qui a un cheval pour son moulin… mais, par exemple, il n’a pas de voiture.

« – Peu importe, je prendrai le cheval tout seul.

« – Je vais aller le lui demander, si vous voulez ?

« – Non, j’irai avec toi. Demeure-t-il loin, le père Claude ?

« – À une petite demi-heure d’ici… tout au commencement du bourg.

« – C’est bien… va m’attendre au bout de l’allée des châtaigniers ; je te rejoins dans dix minutes. »

« Cette course à travers la saine campagne bretonne et le gentil babil de mon guide achevèrent de dissiper les dernières traces du malaise qui, la veille, m’accablait si cruellement. Le père Claude ne fit aucune difficulté pour me louer son cheval pendant deux jours. Son moulin ne marchait plus, car la rivière était gelée, et le meunier n’était pas fâché, je crois, de me charger, durant vingt-quatre heures, de la nourriture de sa bête.

« Je me fis désigner exactement la route et le meilleur hôtel de la ville, et, grâce aux jambes de fer de mon cheval, j’arrivai avant trois heures à l’auberge de l’Écu-de-France, situé sur la place de Locnevinen.

« J’ordonnai qu’on me servît à la hâte à déjeuner, car depuis le matin j’étais à jeun ; puis je demandai à l’aubergiste de m’indiquer où se trouvait le tribunal de première instance.

« L’amphitryon me montra sur la place un monument de forme carrée, aux murs noircis par le temps.

« – C’est là, me dit-il… Monsieur y verra une belle épée à deux mains qui servait à couper les têtes avant qu’on eût inventé la guillotine. »

« Je remerciai l’aubergiste de ce renseignement historique et je me rendis au tribunal où je demandai à parler au juge d’instruction.

« M. Donneau, juge d’instruction près le tribunal de Locnevinen, est un jeune homme de trente ans à peine. Son regard vif et brillant révèle l’énergie et l’intelligence ; ses manières sont pleines de courtoisie. On voit au premier coup d’œil qu’il doit apporter dans le difficile métier qu’il exerce autant de finesse que de décision.

« – Monsieur, lui dis-je sans préambule, en prenant place près de son bureau, vous avez sans doute entendu parler, il y a une dizaine d’années, de crimes audacieux commis à Paris par une bande que commandait un certain Boulet-Rouge ?

« – Certainement, monsieur, répondit le jeune magistrat qui parut un peu surpris de ma question. Cette affaire a fait grand bruit autrefois, et j’ai été plus à même que personne d’en connaître les détails, car mon père présidait les débats. »

« Il me dit son nom, et je me rappelai, en effet, que le magistrat qui présidait la session où je fis mes premières armes s’appelait M. Donneau.

« – Alors, monsieur, repris-je, puisque vous connaissez cette affaire, vous devez savoir que le chef qui conduisait ces brigands avec une si prodigieuse habileté a échappé aux poursuites de la police ?

« – En effet, on a même cru qu’il avait été tué par sa bande.

« – Eh bien, monsieur, je viens vous apprendre que cet homme existe, et vous offrir de le remettre entre vos mains. »

« Le juge d’instruction me regarda d’un air stupéfait.

« Je commençai alors le récit que vous connaissez, depuis la visite domiciliaire faite dans la nuit du 3 janvier par M. Bienassis dans la chambre de Louis Guérin, jusqu’à la perquisition opérée par moi dans le caveau secret de l’assassin.

« Tandis que je parlais, le magistrat me regardait avec cet air naïvement étonné que prennent les enfants, quand leur grand-mère leur raconte les merveilleux événements d’un conte de fées.

« Quand j’eus achevé de dérouler devant ses yeux le tableau sombre et saisissant de ma lutte contre cet homme, M. Donneau me serra la main avec émotion et m’exprima tout l’intérêt que lui avait procuré mon étrange odyssée.

« Le jeune magistrat ne pouvait dissimuler la joie qu’il ressentait d’entreprendre, au début de sa carrière, une campagne qui promettait d’être couronnée de succès, contre un bandit si célèbre et si redouté.

« Il prévoyait le retentissement qu’allait avoir cette affaire et savourait à l’avance la gloire qui ne pouvait manquer de rejaillir sur son nom.

« – Et vous êtes certain qu’il reviendra demain ? me dit-il après un instant de réflexion.

« – C’est exactement le temps qu’il faut pour aller à Rennes et en revenir, et je ne crois pas qu’il s’attarde longtemps en route.

« – Vous connaissez mieux que moi ses habitudes et la disposition du château. Quel plan croyez-vous être le meilleur pour nous emparer de lui sans coup férir ? »

« Je lui exposai en quelques mots les dispositions auxquelles je m’étais arrêté après mûres réflexions et qui me semblaient les plus sûres et les plus rapides.

« Il les approuva vivement et me dit qu’il voulait conduire lui-même une entreprise de cette importance.

« Il me reconduisit avec force poignées de main et des félicitations sans nombre, – telles qu’on sait en adresser à un homme auquel on va devoir sa fortune.

« Comme je sortais du cabinet du juge d’instruction, six heures sonnaient à l’antique église de la ville.

« La nuit était tellement noire, qu’on distinguait à peine les portes enfoncées des maisons et leurs toits posés de travers. Je jugeai plus prudent de ne pas retourner à Kerguen ce soir-là. Les chemins étaient mauvais et, par une obscurité si épaisse, je craignais de m’égarer et de tomber dans quelque fondrière.

« Je me rendis donc à l’auberge de l’Écu-de-France et me fis servir à dîner, sans oublier de recommander le cheval du père Claude aux bons soins de l’hôtelier. Ensuite, je m’enfermai dans ma chambre pour vous écrire.

« Je me couchai enfin, car j’étais épuisé de fatigue, et dormis d’un sommeil très agité.

« Ce matin, à huit heures, je trottais de toute la vitesse des petites jambes de mon cheval sur la route de Locnevinen à Kerguen. Près du bourg, je rencontrai Jean-Marie, qui poussa des cris de joie en m’apercevant et souleva dans ses bras sa petite sœur qui l’accompagnait, en lui disant de me souhaiter le bonjour.

« Je descendis de cheval et tirai l’enfant à part.

« – Tu vas monter sur le bidet avec moi, lui dis-je, et quand nous serons arrivés au château, tu le ramèneras au père Claude. »

« Il m’obéit et s’installa avec moi sur la selle. Chemin faisant, je lui dis :

« – Jean-Marie, je vais bientôt quitter le pays. Comme tu as toujours montré beaucoup de zèle et d’intelligence dans les commissions dont je t’ai chargé, je veux, avant de partir, te laisser un souvenir. Mais il faut que tu me rendes un nouveau service. Écoute-moi bien, et retiens ce que je vais te dire. Tu te tiendras ce soir depuis neuf heures jusqu’à minuit sur la colline des Lavandières ; tu emporteras avec toi une corne de bouvier, et, lorsque tu verras briller de la lumière à la fenêtre du château, qui est au-dessus du grand sapin, tu souffleras dans ta corne de toutes tes forces et à plusieurs reprises. »

« L’enfant se retourna sur la selle et me regarda, les yeux et la bouche grands ouverts.

« – Tu sais que j’exige de toi la plus grande discrétion. Ainsi promets-moi de faire ce que je te demande, sans en rien dire à qui que ce soit. »

« Il partit d’un grand éclat de rire.

« – Ah ! ma doué ! vous avez là une drôle d’idée ! s’écria-t-il. Mais j’ai dit que je ferais tout ce que vous voudriez : ainsi vous pouvez compter sur moi. J’emprunterai à Eudes Riou sa grande corne qu’on entend à une lieue par le beau temps ; je me glisserai à neuf heures par la fenêtre de l’étable, je gagnerai le clos des Lavandières, et, de là, je regarderai du côté du château. Craignez rien, j’ai de bons yeux et je verrai bien la lumière. »

« Nous étions arrivés au bout de l’allée de châtaigniers.

« Je sautai à bas de cheval et déposai Jean-Marie à terre.

« – Tiens, lui dis-je, tu donneras ceci au père Claude pour le loyer de son cheval et tu garderas cela pour toi. Si tu fais bien ce que je t’ai commandé tout à l’heure, tu auras pour récompense dix pièces d’argent semblables à celle-ci. »

« Je laissai l’enfant tout ébahi se confondre en remerciements et en protestations de dévouement, et j’entrai dans le château. »

Share on Twitter Share on Facebook