CHAPITRE XII ÉPILOGUE

Ici se termine le récit de Maximilien Heller.

Les pages suivantes paraîtront peut-être de peu d’intérêt aux personnes qui ont seulement cherché dans ce livre un amusement de quelques heures, et qui jugent que le dénouement de cette histoire très véridique a suffisamment satisfait leur curiosité. Mais nous avons pensé qu’après avoir assisté aux efforts vraiment prodigieux accomplis par ce jeune homme pour sauver, au péril de ses jours, la tête d’un innocent, et désigner le vrai coupable au juste châtiment des lois, après l’avoir suivi, pour ainsi dire pas à pas, dans la route périlleuse où il s’engagea avec un si rare courage, après l’avoir accompagné de leurs vœux pendant la lutte, après l’avoir applaudi à l’heure du triomphe, – ceux de nos lecteurs qui se sont intéressés à notre pauvre ami seraient peut-être heureux de savoir ce que devint dans la suite Maximilien le Misanthrope.

C’est ce que nous allons essayer de dire en peu de mots :

Dès qu’il fut rentré à Paris, M. Heller m’envoya un mot pour m’annoncer son retour et me demander de venir le voir : il éprouvait, disait-il, le désir de me parler dans le plus bref délai.

On conçoit facilement avec quel empressement je me rendis à son invitation. Deux heures après avoir reçu cette lettre, je montais les six étages de la haute maison de la butte Saint-Roch, au sommet de laquelle était juchée la mansarde du philosophe.

Le jour commençait à tomber. Je trouvai Maximilien Heller exactement dans la même attitude que le fameux soir où, un mois auparavant, je lui avais fait ma première visite.

Il était renversé dans son grand fauteuil, devant la cheminée où mouraient deux tisons. Une bougie brûlait derrière lui sur la table. Seul son chat manquait pour compléter la mise en scène. Il avait sans doute profité de l’absence de Maximilien pour chercher un maître plus gracieux et un logis plus confortable.

Mes premières paroles furent naturellement pour féliciter le philosophe du courage merveilleux dont il venait de donner tant de preuves, ainsi que de l’heureux résultat de son entreprise. Il me répondit à peine, par monosyllabes entrecoupés ; on eût dit que je l’entretenais d’une affaire oubliée depuis longtemps, et dont le souvenir lui était importun. Je ne fus pas trop surpris de cet étrange accueil, connaissant la nature bizarre de mon ami. Puis je lui demandai des nouvelles de sa santé.

« Je ne vais pas mieux, dit-il en détournant légèrement la tête… Toujours la fièvre… l’insomnie. »

Je pris la bougie, que je posai sur la cheminée, afin de mieux voir les traits du philosophe et de me rendre un compte plus exact de l’état où il se trouvait.

Je remarquai alors, avec autant d’étonnement que de joie, que ces trente jours de continuelles fatigues, de luttes, d’émotions, loin d’aggraver son mal, semblaient avoir opéré en lui un changement favorable. Ses yeux étaient plus brillants, son visage moins livide et moins creusé que le soir où je l’avais vu pour la première fois. Je ne pus m’empêcher de lui en faire l’observation. Il secoua la tête et répliqua avec insistance :

« Non, non, je vous assure que je ne suis pas moins malade qu’il y a un mois. Vous parlez ainsi pour me rassurer, pour me donner le change sur ma propre situation… C’est inutile, docteur, je ne me fais pas d’illusions, et je sais mieux que personne ce que je souffre. »

Je pensai tout bas :

« C’est en vain que tu veux me le dissimuler, farouche misanthrope, je sens, moi, que tu renais à la vie. »

Il reprit :

« Pardonnez-moi si je vous ai dérangé, docteur, je me suis trouvé trop faible pour aller vers vous… et puis je désire qu’on ignore ma présence à Paris. Voici ce que je voulais vous demander : seriez-vous assez bon pour me faire remettre, le plus tôt possible, les papiers que je vous avais confiés avant de partir ? Je désirerais les classer.

– Ils seront chez vous demain, répondis-je.

– Merci. »

Il prit alors un portefeuille rouge dans la poche de sa houppelande, parut hésiter un instant, puis me dit encore, en me tendant une liasse de papiers jaunis :

« Ce pauvre diable qui est en prison… vous savez… Guérin, va sans doute se trouver dans la dernière des misères. Remettez-lui, je vous prie, cette petite somme…

– Ah ! Maximilien, dis-je en lui serrant la main avec force, que vous êtes bon ! »

Ces paroles parurent faire sur lui une vive impression. Il fronça les sourcils, se démena dans son fauteuil et murmura d’un ton boudeur :

« Non, je ne suis pas bon… je suis juste, voilà tout !… La société des hommes, au milieu de laquelle je suis contraint de vivre, a causé à ce malheureux un immense dommage… Je me considère comme responsable, dans une certaine mesure, de cette faute collective… et je tâche de la réparer selon mes moyens. Mon action est bien simple, en vérité, et je m’étonne qu’elle provoque chez vous un tel élan d’admiration !… D’ailleurs je possède plus d’argent, beaucoup plus qu’il ne m’en faut pour vivre. Je n’ai aucun mérite, ce me semble, à me défaire d’un objet qui m’est absolument inutile !… »

En entendant cette déclaration faite d’un ton brusque, je ne pus m’empêcher de sourire. Vous savez que les médecins, observateurs par profession, finissent par acquérir une sûreté de coup d’œil qui leur permet de sonder les maux de l’âme aussi profondément que ceux du corps. Il me semblait qu’à ce moment Maximilien manquait un peu de cette franche sincérité, qui fut de tout temps le signe distinctif et, en même temps, l’honneur des Alcestes. Évidemment il forçait sa nature et tenait un langage que son cœur devait démentir. Ce n’était pas ainsi qu’il parlait un mois auparavant. Alors sa parole était amère, froide, incisive. On sentait que son âme était ulcérée dans ses plus profonds replis, qu’il méprisait l’humanité pour ses vices, ses erreurs, et enveloppait tous ses semblables dans la « haine vigoureuse » qui grondait au fond de son cœur. Maintenant, son ton était forcé, déclamatoire. En l’entendant, je me rappelais involontairement un mauvais acteur de province, qui, jouant Le Misanthrope, enflait ses joues et bourrait de coups de poing et de coups de pied les meubles de la scène. En vain, Maximilien Heller, obéissant à ce petit sentiment d’amour-propre dont les natures les mieux trempées subissent elles-mêmes le joug étroit, essayait-il de me dissimuler la révolution intime qui s’était faite en lui ; en vain voulut-il paraître avoir conservé, dans toute sa rudesse, ce premier aspect sombre et sceptique sous lequel il m’était précédemment apparu : son jeu ne put me tromper. Des souffrances, des malheurs que je ne connaissais point, peut-être quelque grande injustice dont il avait été la victime, avaient jadis versé dans son âme le poison de la haine et du désespoir.

Mais, grâce à Dieu, ce poison venait de trouver son antidote ! Comment, en face de l’œuvre glorieuse et consolante qu’il venait d’accomplir, pouvait-il douter de la générosité de l’homme ? Comment, en présence du succès dont Dieu avait récompensé ses nobles efforts, aurait-il méconnu la puissance et la bonté de la Providence ?

Il est une loi psychologique à laquelle tous les hommes sont soumis, qui nous incline à juger l’univers d’après le monde restreint où nous vivons, et nous porte à contempler nos semblables à travers le prisme de nos propres vertus et de nos propres défauts. Nous avons les regards constamment fixés sur ce miroir secret renfermé dans notre âme, et c’est en considérant notre image qui s’y reflète que nous prenons une idée de l’image des autres.

Eh bien ! il était évident pour moi qu’en se voyant si grand, si noble, si beau dans le miroir de son cœur, Maximilien était contraint de se réconcilier avec les hommes et avec Dieu. En s’élevant à ses propres yeux, il avait élevé, du même coup, l’humanité tout entière.

Nous gardâmes quelques instants le silence. Puis Maximilien se mit debout, fit plusieurs pas dans sa chambre, et, revenant se poser devant moi, me dit :

« Voici sans doute, docteur, la dernière fois que j’aurai le plaisir de vous voir. Je serais un ingrat si je ne vous remerciais pas et des bons soins que vous m’avez donnés, et des services que vous m’avez rendus durant le mois qui vient de s’écouler…

– Comment ! fis-je surpris, vous quittez Paris ?

– Non, répliqua-t-il avec un sourire un peu triste, je m’y enfonce, au contraire, plus profondément… »

Comprenant sans doute que j’attendais l’explication de ces mots énigmatiques, il poursuivit :

« Mon intention formelle est d’éviter de me produire en spectacle aux prochaines assises. Je ne veux pas devenir un héros de Causes célèbres. Dès demain je quitte cette maison, cette chambre, et je désire (il insista en prononçant ces mots), je désire que mes amis ignorent à jamais le lieu de ma retraite.

– Pourtant votre témoignage est nécessaire, indispensable aux juges…

– En aucune façon. Vous savez bien que l’assassin a tout avoué.

– Vous ne pouvez empêcher que votre nom ne soit mêlé à cette affaire, où vous avez joué le premier rôle.

– Qu’en savez-vous ?… Supposons un instant que je me sois désigné à M. Donneau, le juge d’instruction, sous un nom qui n’est pas le mien ?… Une seule personne au monde connaît la vérité tout entière, c’est vous. Je vous ai fait venir pour vous demander de me donner votre parole d’honneur que jamais, tant que je vivrai, vous ne trahirez mon secret.

– Je vous le promets, dis-je en lui serrant la main. Mais lorsque le procès sera terminé, que le coupable sera puni ; lorsque l’oubli commencera à envelopper toute cette affaire, ne permettrez-vous pas à vos amis de se rapprocher de vous ? Est-ce donc un éternel adieu que nous devons échanger ce soir ? »

J’étais assez ému en prononçant ces paroles. Je crois que Maximilien s’en aperçut et fut touché lui-même de l’intérêt que je lui témoignais.

Il me rendit mon serrement de main et me dit d’un ton trop rude pour qu’il ne fût pas affectueux :

« Si le hasard fait que nous nous rencontrions un jour, je vous reverrai avec plaisir. »

François Beauchard, dit Boulet-Rouge, fut exécuté le 25 mars 1846, à la barrière Saint-Jacques, en présence d’une foule immense.

Quelques mois après ce dernier et lugubre épisode du drame qui fait l’objet de ce récit, – dans la première quinzaine de juillet, – je passais sur le quai situé en face de l’hôtel de la Monnaie, lorsque je crus apercevoir devant l’étalage en plein vent d’un bouquiniste, antiquaire, conchyliologiste, etc., un personnage de haute taille, maigre, élancé, dont l’aspect me frappa vivement. Il était vêtu d’une longue redingote un peu râpée, qui lui descendait jusqu’aux talons, et dont le collet remontait jusqu’à ses yeux. Un chapeau dit bolivar abritait à l’ombre de ses larges bords le haut du visage de l’inconnu. Malgré le soin qu’il prenait pour dissimuler sa figure je n’eus pas de peine à reconnaître en lui mon ancien ami, M. Maximilien Heller.

Je bénis le hasard qui me le faisait rencontrer. Depuis plusieurs semaines, je m’étais mis précisément à sa recherche, et j’avais parcouru plusieurs quartiers de Paris dans l’espoir de le retrouver.

On verra plus tard quelles raisons me poussaient à renouer, dans le plus bref délai, connaissance avec le philosophe.

Il tenait un livre poudreux entre ses longs doigts, et paraissait l’examiner attentivement. Il ne m’aperçut point, et, pour lui faire lever la tête, je fus forcé de frapper sur son épaule.

Ma vue ne parut causer à Maximilien Heller ni surprise ni embarras. Il remit son livre à l’étalage du bouquiniste, et me serrant la main :

« En vérité, docteur, me dit-il, je suis heureux de voir que vous reconnaissez vos anciens amis…

– Et moi, fis-je en souriant, je constate, non sans quelque chagrin, que vous semblez avoir totalement oublié les vôtres. Depuis un instant j’étais là, près de vous, et…

– Pardonnez-moi, reprit-il vivement, j’étais absorbé dans mes recherches.

– Recherches philosophiques, sans doute ?

– Non, non, répondit Maximilien, comme s’il eût voulu éloigner de son esprit un fâcheux souvenir, j’ai laissé la philosophie de côté. Je m’occupe maintenant d’histoire…

– Ah !…

– Oui, j’ai entrepris un grand travail sur les monuments historiques de France.

– Cette étude vous oblige sans doute à de fréquents voyages ?

– Vous savez combien j’aime peu à sortir de ma retraite. Je n’ai point l’âme d’un voyageur. La seule excursion que j’aie jamais faite avec plaisir est celle dont Xavier de Maistre a tracé un si charmant itinéraire.

– Pourtant il me semble que, si vous vous bornez à exécuter le voyage autour des murs de votre chambre, vous ne devez pas rencontrer souvent en route des points de vue qui puissent vous inspirer dans le travail dont vous vous occupez.

– Je consulte ceux qui ont bien voulu se donner la peine de se déranger pour faciliter mes recherches. J’étudie leurs livres.

– Vous avez tort, mon cher ami, fis-je en prenant mon ton doctoral, vous avez tort de vous ensevelir ainsi dans une sombre retraite. L’air de Paris ne vous vaut rien, je vous l’affirme. Vous devriez aller passer quelques mois à la campagne, au bord de la mer, au nord ou au midi, peu importe… Il n’est pas de plus puissante distraction que les voyages et vous avez besoin de distraction. Je n’ai pas oublié l’excellent effet qu’eut sur votre santé – morale et physique – l’expédition pourtant si pénible que vous fîtes, il y a quelques mois, en Bretagne. »

Il eut un geste de vive dénégation.

« N’essayez pas de me contredire, répliquai-je gaiement, mon coup d’œil ne m’a pas trompé, et je ne puis vous dire combien j’ai été frappé de l’heureux changement que j’ai remarqué en vous… Tenez, puisque j’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer, je profite de l’occasion et je vous enlève…

– Comment cela ? fit-il en se reculant avec une promptitude qui me fit sourire.

– J’ai découvert l’an dernier, sur les côtes de Normandie, un ravissant petit village, perché en haut d’une falaise, où il n’y a pour tous habitants que des pêcheurs ; dont le sol encore vierge n’a jamais été souillé par le pied d’un bourgeois parisien. J’ai passé là quelques mois de calme, de repos, de bien-être indicibles. Je veux vous y conduire… »

Je vis bien que cette proposition ne lui déplaisait pas. Il essaya pourtant de me résister.

« Mais, fit-il en cherchant une objection à m’opposer, vous n’y songez pas !… Non, non, c’est impossible, je ne veux pas interrompre le travail que j’ai commencé… Je suis dans le premier feu de la composition, et vous comprenez…

– Qui vous empêchera de travailler là-bas ?

– Je ne puis pas y transporter ma bibliothèque.

– J’ai mieux qu’une bibliothèque à vous offrir. À deux lieues de l’endroit dont je vous parle se trouvent les ruines d’un vieux château féodal excessivement curieux. C’est une belle proie sur laquelle nos archéologues ne se sont pas encore abattus, et qui vous fournira, j’en suis sûr, une curée abondante d’intéressantes et curieuses découvertes.

– Et ce château se nomme ?

– Le château de Trélivan. »

Il parut chercher dans son souvenir.

« Oh ! ce nom doit vous être presque inconnu, dis-je encore ; aucun de vos livres n’en fait sans doute mention. Mais ce dédain des antiquaires n’enlève rien au mérite de son vieux manoir, et je suis sûr que ses ruines vous intéresseront vivement. »

Mes instances furent si pressantes, qu’il ne put les combattre et se refuser à mon désir.

Trois jours après, nous étions en route pour Mareilles. À cette époque, aujourd’hui si loin de nous, le casino ne s’était pas encore répandu comme une lèpre dévorante sur nos jolies plages normandes et bretonnes. On aurait pu faire soixante lieues sur le bord des falaises sans rencontrer ces vilaines tentes alignées au cordeau, ces piquets plantés sur le rivage, ces costumes bariolés étendus sur les ajoncs et les varechs, qui aujourd’hui décèlent à chaque anfractuosité du rocher la présence néfaste d’une station balnéaire.

Le bourgeois de Paris n’osait s’aventurer plus loin que Boulogne ou Saint-Cloud, et seuls l’artiste ou l’amateur d’émotions violentes entreprenaient le voyage des côtes de l’Océan et de la Manche.

Nous arrivâmes le soir à Mareilles, par un temps magnifique. Nous nous fîmes conduire à la meilleure auberge du bourg, qui était située sur un petit promontoire, d’où l’on découvrait le splendide panorama de la pleine mer.

Notre arrivée parut confondre le brave aubergiste, qui n’avait jamais reçu d’hôtes de notre qualité. Il demanda d’où nous venions. Je lui dis que nous étions Parisiens.

Le brave Normand me regarda d’un air sournois et branlant sa tête grise, coiffée du bonnet de coton traditionnel :

« Ma fi ! dit-il, j’crois sans l’croire pourtant, que vous voulez vous gausser du pauv’monde… Vous, Parisien ? Nenni-da. J’connais ben les Parisiens : j’en ai vu un il y a dix ans, et il n’avait point votre air. Les Parisiens ont un chapeau pointu comme un clocher, des cheveux jusqu’aux mollets, des habits de v’lours et une grosse boîte dans le dos. »

Cette affirmation péremptoire du brave homme me fit sourire. Il avait sans doute aperçu un jour quelque rapin en quête d’un bon point de vue, et il s’imaginait que tous les gens de Paris portaient le costume romantique de 1830. La tenue correcte et sévère qui est celle de ma profession confondait évidemment toutes ses notions. Pourtant la vue de Maximilien qui entra en ce moment dans la chambre d’auberge, coiffé de son grand chapeau posé sur ses longs cheveux, rendit confiance au digne aubergiste.

« À la bonne heure ! s’écria-t-il en l’apercevant… Celui-ci, jarnigué ! c’est un vrai Parisien ! »

Nous nous installâmes dans un corps de logis séparé de l’auberge, et qui formait pavillon.

Dès le lendemain, nous fîmes, pour gagner appétit, avant le déjeuner, une longue promenade sur les sommets des falaises.

On eût dit que la Providence conspirait avec moi en faveur de mon pauvre et intéressant ami. Le ciel était d’azur, le soleil chaud et vivifiant ; la mer étendait, à perte de vue, ses belles eaux transparentes, piquées çà et là d’une voile blanche ou brune, qui courait, sous le souffle de la bise, comme une mouette effarouchée. L’air frais du matin nous apportait les âcres et sains parfums de la mer. Nos poitrines buvaient à longs traits ces robustes émanations dont elles semblaient ne pouvoir jamais se rassasier complètement.

J’observais Maximilien du coin de l’œil, tout en causant botanique, pêche, histoire naturelle et autres sujets de circonstance. Je constatais avec un plaisir inexprimable l’efficacité du régime dont je faisais sur lui la salutaire épreuve. Son teint, animé par le froid et la bise, revêtait les fraîches couleurs de la jeunesse, dont, pendant si longtemps, ses joues avaient été déparées. Il marchait à grands pas. Ses cheveux noirs agités par le vent, ses grands yeux brillant d’un éclat inaccoutumé et levés vers le ciel avec une expression qui, peut-être, était celle de la reconnaissance, donnaient à sa physionomie si originale je ne sais quoi de vraiment beau et d’inspiré.

J’éprouvais en ce moment quelque chose d’analogue sans doute à la joie que ressent le bon jardinier lorsqu’il voit un arbrisseau, longtemps courbé sous le souffle dévorant du mistral, se relever lentement et se couvrir d’une nouvelle et verdoyante parure.

Pendant deux semaines, nous recommençâmes chaque jour ces bienfaisantes excursions au grand air. Maximilien me demandait parfois, au moment où nous nous mettions en route :

« Eh bien, docteur, est-ce aujourd’hui que nous allons visiter les ruines de votre vieux château ? »

Et chaque fois qu’il me faisait cette question, je trouvais quelque adroit prétexte pour retarder l’exécution de notre projet. On devine bien que le manoir crénelé de Trélivan n’avait jamais existé que dans mon imagination, et j’eusse été fort embarrassé si Maximilien m’avait sommé de le lui montrer. Heureusement, il n’existait point, et chaque matin nous remettions, d’un commun accord, notre excursion au lendemain.

Enfin, un jour, vers la fin de la troisième semaine de notre séjour à Mareilles, je lui dis :

« Vous sentez-vous, mon cher ami, de force à tenter notre expédition aux ruines de Trélivan ? Je vous avertis d’avance que nous aurons à faire deux lieues pour aller et autant pour revenir, ce qui nous prendra au moins six bonnes heures.

– Partons ! répondit-il avec un entrain tout juvénile qui me charma ; vous avez dû vous apercevoir que je suis bon marcheur et que je ne crains pas la fatigue ! »

Nous nous mîmes donc en route. On saura bientôt dans quel dessein je proposais de donner ce but à notre promenade quotidienne.

Nous descendîmes la côte rapide au sommet de laquelle est construit le joli village de Mareilles, et, tournant le dos à la mer, nous nous enfonçâmes dans l’intérieur des terres.

Depuis que nous avions quitté Mareilles, nous apercevions, à une centaine de pas devant nous, un petit paysan qui courait, ses sabots à la main, sans tourner la tête. Maximilien ne remarqua pas que nous prenions précisément les mêmes chemins que notre petit éclaireur, et que nous conservions toujours la distance existant entre lui et nous.

Après environ une demi-heure de marche rapide, et après avoir traversé de charmants chemins ombragés, de belles prairies humides et verdoyantes, nous arrivâmes à une route profondément encaissée et surmontée d’un toit d’ombrages que le soleil couvrait de paillettes d’or.

Au détour de cette route, nous aperçûmes tout à coup, au milieu d’une clairière, une ferme assez spacieuse dont les murs, récemment blanchis, étincelaient de lumière, derrière un rideau de beaux peupliers.

Le petit paysan venait de disparaître dans un épais buisson de cornouillers.

« Venez, dis-je à Maximilien en lui montrant la ferme ; nous allons faire ici, si vous le voulez bien, une halte de quelques instants. Le soleil est terriblement chaud aujourd’hui, et je crois qu’une bonne tasse de lait ne sera pas à dédaigner.

– Volontiers, me répondit-il ; cette ferme a, en vérité, un aspect des plus séduisants. »

Nous traversâmes une cour en terre battue où jabotaient de gros canards, où gloussaient de belles poules blanches.

Puis nous montâmes les cinq marches de pierre qui conduisaient à la lourde porte vermoulue de la maison.

Au moment où j’allais poser la main sur le loquet de cette porte, elle s’ouvrit brusquement.

Maximilien poussa une exclamation de surprise et recula de quelques pas.

« Jeanne ! Jeanne ! cria aussitôt une voix d’homme entrecoupée, haletante, viens vite… viens vite… le voilà… »

Sur le seuil de la porte se tenait un paysan de trente ans environ, le visage rouge comme une pivoine, riant et pleurant tout ensemble ; il frappait dans ses larges mains, se tournant tantôt vers nous, tantôt vers l’intérieur de la maison, et répétait en donnant les signes de la joie la plus folle :

« Jeanne ! je l’avais bien dit qu’il viendrait. Dépêche-toi donc ! Ah ! le bon Dieu est bon ! Jeanne ! Jeanne !…

– Louis Guérin ! » murmura Maximilien qui avait légèrement pâli.

Puis il se retourna vers moi, sourit, et, poussant un soupir, me dit :

« Ah ! maintenant je comprends tout ! »

Cependant Louis Guérin, car c’était lui en effet, avait descendu les marches de pierre. Emporté par un élan de reconnaissance bien naturel, le brave garçon s’était jeté aux genoux de Maximilien Heller et avait pris sa main, qu’il embrassait et qu’il couvrait de ses larmes.

« C’est vous ! répétait-il, c’est vous qui m’avez sauvé !

– Relevez-vous, mon ami, relevez-vous, je vous prie, dit Maximilien d’une voix douce et en abaissant vers Guérin ses yeux où se lisait un tranquille sourire.

– Allons, Guérin, fis-je en intervenant à mon tour, calmez-vous, et veuillez, je vous prie, nous présenter votre femme. »

Le paysan se releva, essuya ses yeux rougis, franchit le seuil de la ferme et disparut dans l’intérieur de la maison.

Lorsque nous fûmes demeurés seuls, je me tournai vers Maximilien, qui, pensif, semblait faire sur lui-même un grand effort afin de ne pas laisser paraître l’émotion qu’il ressentait.

« Eh bien ? » lui dis-je.

Il me serra la main, puis détourna un peu la tête, et ce seul mot faiblement articulé sortit de ses lèvres :

« Merci ! »

Cependant Guérin reparut bientôt accompagné d’une fraîche et jolie paysanne de dix-huit ans dont il tenait la main entre les siennes.

Elle s’avança vers nous toute rougissante et en baissant les yeux.

Le bon Guérin lui lit signe de s’enhardir et de tourner à Maximilien un compliment préparé sans doute depuis longtemps.

Mais Jeanne restait confuse devant nous, rougissant de plus belle et n’osant parler.

Puis, tout à coup, elle prit bravement son parti, s’avança vers Maximilien, et, avec un geste charmant de grâce et de naïveté, lui tendit ses belles joues fraîches, sur lesquelles le philosophe, qui avait, je vous jure, complètement dépouillé son air farouche, déposa deux bons baisers.

Lorsque la première expansion de la joie et de la reconnaissance du pauvre Guérin fut un peu calmée, je le priai de nous faire visiter son petit domaine.

Il prit le bras de sa femme, sur lequel il s’appuya, car les jambes du brave garçon tremblaient sous lui, et nous fit voir successivement toutes ses richesses : l’étable, où deux belles vaches ruminaient gravement, la basse-cour et ses bruyants habitants, la laiterie, le pressoir, où une immense cuve attendait la prochaine récolte de pommes, enfin tous ces biens, inestimables pour lui, qu’il devait à la générosité de Maximilien Heller.

Il ne cessa, pendant tout ce temps, de témoigner à mon ami la reconnaissance la plus vive et la plus touchante. Il s’interrompait souvent, au milieu de ses descriptions enthousiastes et de l’énumération de ses projets d’avenir, pour s’écrier :

« Et quand je pense, mon bon Monsieur, que c’est à vous que je dois cela ! Sans vous, mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que je serais devenu ? »

Puis il cachait sa tête dans ses mains, lorsque ce lugubre souvenir de son arrestation et des nuits passées en prison revenait dans son esprit comme un fantôme terrifiant.

En voyant ces modestes richesses, en entendant la naïve expression de ce bonheur si pur et si vif tout ensemble, je remerciai du fond du cœur Dieu qui avait inspiré à Maximilien Heller une si belle pensée de dévouement et de générosité.

Maximilien partageait sans doute l’émotion que je ressentais, car son visage avait une expression souriante et heureuse que je ne lui avais jamais vue.

Comme nous revenions vers la ferme par un étroit chemin, le jeune paysan et sa femme marchant devant nous les bras entrelacés, Maximilien s’arrêta tout à coup, me prit la main qu’il serra avec force, et d’une voix profondément altérée et, pour ainsi dire, humide de larmes :

« Ah ! mon ami, me dit-il, cela fait du bien !… cela console !… Et moi aussi, je puis vous dire : Merci ! car vous m’avez sauvé ! »

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