« Locnevinen.
« Nous sommes partis du château de Kerguen hier matin à six heures. M. Donneau a voulu arriver à Locnevinen avant que le jour fût levé, afin de ne pas exciter la curiosité des bons habitants de Loc-ahr.
« En traversant le jardin pour gagner l’avenue, nous avons rencontré Jacquot, qui poussait de sourds gémissements au pied de l’arbre auquel il avait été attaché toute la nuit. Il ne pouvait bouger, car les mouvements qu’il aurait faits eussent déchiré son oreille. Il avait un air piteux qui parut attendrir Boulet-Rouge.
« Le prisonnier demanda aux gendarmes qui l’accompagnaient de s’arrêter un instant pour qu’il pût faire ses adieux à son vieux camarade.
« – Adieu, mon pauvre Jacquot, dit-il en arrachant la ceinture qui liait l’ours à son arbre. Adieu, mon pauvre bonhomme !… Ton maître n’est pas en brillante compagnie, hein ? Que veux-tu, il fallait bien faire une fin et celle-ci était la plus naturelle !… Tu ne peux pas comprendre cela, n’est-ce pas ? parce que tu n’as pas le bonheur d’être une créature raisonnable. On va me couper le cou, un jour ou l’autre, mon vieux camarade, et tandis que je monterai sur l’échafaud, toi, tu amuseras les badauds dans quelque ménagerie ; tu seras bien soigné, bien nourri, et on te donnera des gâteaux !… Tu vois à quel point tu es heureux de ne point être une créature raisonnable ! »
« Je m’étais aussi arrêté, les mains dans mes poches, pour considérer cette scène touchante, tandis que M. Donneau prenait les devants afin de s’assurer que la voiture et les chevaux des gendarmes étaient prêts à nous emmener.
« Boulet-Rouge jeta autour de lui un regard rapide, puis, se penchant vers Jacquot, qui était toujours couché dans la neige, et, levant rapidement ses deux poings chargés de menottes d’acier, il en assena un coup terrible sur l’échine de l’ours en criant :
« – Sus, Jacquot ! sus ! et venge-moi ! »
« L’ours poussa un hurlement de douleur, ses yeux lancèrent des éclairs d’un feu sinistre, et, se dressant sur ses pattes de derrière, il se précipita sur moi.
« Je tenais heureusement en ce moment la crosse de mes pistolets. Je les tirai de mes poches par un mouvement brusque et, au moment où la bête féroce allait m’étreindre dans ses terribles bras, je les déchargeai à bout portant dans son épaisse fourrure.
« Jacquot roula par terre, foudroyé, sans faire entendre un cri.
« Boulet-Rouge se releva en poussant un épouvantable juron et reprit sa marche d’un pas rapide.
« Au bruit de la double détonation, M. Donneau s’était retourné. Il courut vers moi en me demandant avec inquiétude si je n’étais pas blessé. Pour toute réponse, je lui montrai le cadavre de l’ours.
« Les braves gendarmes avaient été si atterrés par cette scène rapide qu’ils ne parurent pas entendre les reproches très vifs que leur condescendance envers le prisonnier leur attirait de la part du juge d’instruction.
« À la porte du jardin, nous trouvâmes les chevaux des gendarmes et la voiture attelée qui avait amené M. Donneau.
« Le magistrat me fit monter avec lui dans cette voiture. Il plaça le prisonnier entre les cinq gendarmes. Une corde passée sous les bras de Boulet-Rouge était solidement fixée aux selles des deux plus forts chevaux, et les hommes avaient ordre de tirer sur lui s’il essayait de s’échapper !
La petite troupe s’avança au pas, tandis que nous prenions les devants, M. Donneau et moi, dans notre mauvais cabriolet.
« Lorsque nous arrivâmes aux premières maisons de Loc-ahr, je demandai au juge d’instruction de vouloir bien faire arrêter la voiture.
« Je mis pied à terre devant l’humble cabane couverte de chaume où demeurait mon petit Jean-Marie, et je glissai à travers une des fentes de la porte quelques pièces d’or que je roulai dans ma cravate.
« Après avoir ainsi remercié le pauvre enfant de l’aide intelligente et dévouée qu’il m’avait prêtée dans ma délicate entreprise, je remontai à côté du magistrat qui ne cessa pendant toute la route de me parler de notre importante capture et de m’énumérer toutes les faveurs que ce succès inespéré allait lui attirer de la part de ses chefs.
« Deux heures après, nous entrions dans Locnevinen.
« Je me fis arrêter à l’auberge de l’Écu-de-France. En prenant congé de M. Donneau, je lui demandai de vouloir bien me prévenir lorsque le prisonnier serait arrivé et me permettre d’assister à son interrogatoire.
« Le juge d’instruction m’assura qu’il se ferait un véritable plaisir de me satisfaire.
« – D’ailleurs, ajouta-t-il, nous pouvons prendre quelques instants de repos, car le prévenu n’arrivera pas avant deux heures à la prison de la ville et je ne pourrai l’interroger qu’après l’audience, c’est-à-dire vers une heure de l’après-midi. »
« Il prit congé de moi pour se rendre au tribunal. Je me jetai sur un fauteuil et ne tardai pas à m’endormir d’un sommeil profond, car j’étais épuisé.
« Quelques coups frappés à ma porte me tirèrent de cet engourdissement. L’audience était finie, et on venait me chercher de la part du juge d’instruction qui consentait, selon le désir que je lui en avais exprimé, à me faire assister à l’interrogatoire de Boulet-Rouge.
« Lorsque j’arrivai au cabinet du magistrat, l’interrogatoire était déjà commencé. M. Donneau était impatient d’achever le plus promptement possible l’instruction de cette grave affaire, qui devait jeter un vif éclat sur sa réputation naissante.
« Deux gendarmes stationnaient dans le corridor qui menait au cabinet du juge. Deux autres avaient accompagné le prisonnier devant le bureau du magistrat. La vigueur et l’adresse peu communes de Boulet-Rouge avaient motivé ces précautions extraordinaires.
« Lorsque j’entrai, M. Donneau me fit de la main un salut amical. Le prisonnier se leva gravement, et se tournant vers moi :
« – J’ai mille excuses à vous faire, Monsieur, dit-il avec cette courtoisie affectée qui était un des traits saillants de son caractère. Je vous avais d’abord pris pour un agent de la Préfecture. Je viens d’apprendre que vous êtes un amateur qui vous êtes donné le plaisir de la chasse à l’homme, comme d’autres se donnent celui de la chasse aux bêtes fauves. Depuis que je sais cela, je vous estime comme l’homme le plus prodigieux que je connaisse, et je me repens bien sincèrement de l’idée que j’ai eue de vous faire dévorer par Jacquot… Pauvre Jacquot !… Ah ! ce n’était pas une petite besogne que de me prendre. Les plus malins y ont échoué… et encore ils se mettaient vingt contre moi ! »
« L’accusé fut interrompu par le juge d’instruction que ce discours commençait à impatienter et qui avait hâte d’arriver à l’interrogatoire qui lui promettait de curieuses révélations.
« Il ordonna à Boulet-Rouge de se rasseoir.
« – Vous avez promis à la justice, lui dit-il, de ne dissimuler aucun de vos crimes et de révéler le nom de tous vos complices. Êtes-vous toujours dans les mêmes dispositions ?
« – Pardon, monsieur le juge d’instruction, répondit l’accusé avec un grand sang-froid, je vous ai promis l’histoire de ma vie, cela est vrai. Quant aux noms de ceux que vous appelez mes complices, il me serait bien difficile de vous les énumérer. Car eussé-je assez de mémoire pour me les rappeler, vos prisons et vos bagnes ne seraient jamais assez vastes pour contenir toutes les personnes qui, soit directement, soit indirectement, ont aidé mes entreprises.
« Ma liste commencerait au gouverneur général des Indes qui m’a honoré de son amitié, après mon évasion de Cayenne, et se terminerait à madame la comtesse de Bréant chez laquelle j’ai eu l’honneur de faire une partie d’écarté avec monsieur.
« Je vais donc me borner à vous raconter succinctement les principaux épisodes de ma vie. Je n’en prendrai que les traits les plus saillants, car je compte en consigner les détails dans des Mémoires que je publierai pendant mon séjour en prison… à moins qu’il ne me prenne la fantaisie de m’évader encore une fois.
« Je veux vous épargner la peine de me poser des questions, continua le prévenu qui décidément aimait les longs discours, – ce qui montrait à quel point il lui avait fallu être habile pour jouer avec une aussi grande perfection le rôle du taciturne Bréhat-Kerguen. – Je vais vous esquisser rapidement le tableau de mes premières années pour en arriver à ce qui paraît vous intéresser le plus dans toute cette affaire, à savoir mon introduction dans le château de ce vieux loup de Kerguen et mon expédition à Paris à la recherche du testament de son frère. »
« Après ce préambule, l’accusé commença son récit qui fut fort long et dura jusqu’à sept heures du soir.
« Je ne vous le rapporterai pas dans tous ses détails. Les journaux le publieront sans doute au moment des débats, et vous verrez alors tout ce qu’il a fallu à cet homme d’audace et de sang-froid pour accomplir tant de crimes monstrueux sans tomber entre les mains de la justice.
« Il nous a prouvé que ce qui l’a toujours perdu, c’est son amour de l’anatomie.
« À vingt-cinq ans, il fut envoyé à Cayenne pour crime d’assassinat. Lorsqu’il fut arrêté, il n’y avait contre lui que des preuves insignifiantes, et une ordonnance de non-lieu allait être rendue en sa faveur, lorsqu’on trouva dans sa chambre le bras de sa victime, qu’il avait disséqué avec un art infini.
« Dans cette dernière affaire, qui probablement lui coûtera la vie, si je n’avais pas aperçu dans l’obscurité du caveau le squelette de M. Bréhat-Kerguen, je n’aurais pas eu l’idée d’y faire une perquisition : je n’aurais pas découvert le sac de cuir ; la blessure qu’il me fît au talon dans la nuit du vendredi aurait été mortelle… et, par conséquent, l’impunité lui eût été assurée.
« Comme le juge d’instruction lui exprimait son étonnement qu’un homme adroit comme il l’était eût conservé une pièce à conviction aussi redoutable que le squelette de sa victime :
« – Eh ! mon Dieu ! que voulez-vous ? répondit-il, j’ai eu bien souvent l’idée de m’en défaire… Une fois même, je l’ai porté jusqu’au vivier pour le cacher au fond de l’eau… Mais j’ai regardé cela comme une faiblesse, comme une lâcheté indigne de moi !… Et puis il était si admirablement préparé !… C’était un véritable objet d’art que j’aimais à contempler souvent : je n’aurais pas voulu m’en séparer ! c’était encore comme un trophée de la victoire éclatante que j’avais remportée sur la police, non seulement en échappant à ses poursuites, mais en venant, moi qu’on avait traqué comme une bête fauve, moi, le bandit dont la tête était mise à prix, m’installer dans un château féodal et y vivre en grand seigneur ! »
« Il nous dit ensuite par quels moyens il avait pu se soustraire, dix ans auparavant, aux poursuites actives qu’on avait dirigées contre lui ; comment ses connaissances en médecine, acquises aux Grandes-Indes où il s’était réfugié après son évasion de Cayenne, lui avaient permis de jouer deux fois en dix ans ce rôle du docteur Wickson qui lui avait ouvert tous les salons de Paris et avait dépisté les limiers lancés contre lui.
« C’est vraiment un homme merveilleusement doué, mais qui possède surtout une audace et un sang-froid qui l’emportent encore sur son adresse. Car – vous pouvez d’ailleurs en juger par ce que vous connaissez de lui – il a montré en toutes circonstances moins de finesse que d’intrépidité.
« Il a un grand talent de narration et affectionne dans son langage les expressions vives et imagées.
« Nous l’écoutions comme on écoute dans vos salons de Paris un voyageur qui revient d’excursions lointaines et qui sait mettre dans ses récits un charme incomparable. Il raconte ses crimes avec la meilleure bonne foi du monde et semble en tirer gloire.
« N’étaient les gendarmes qui l’accompagnent et les menottes qui l’enchaînent, on le prendrait pour un de nos amis qui vient nous raconter ses aventures d’outremer et les péripéties d’un long et périlleux voyage ; non pour un prévenu qui est sous le coup d’une accusation capitale et dont la tête est d’avance promise à l’échafaud.
« Cette nature bizarre et forte m’intéresse au dernier point, et maintenant que le malheureux Guérin est certain d’avoir la vie sauve, je fais presque des vœux pour que Boulet-Rouge échappe au dernier supplice. Ce serait vraiment dommage qu’un homme de cette trempe allât finir sous le couperet de la guillotine, comme un assassin vulgaire !
« J’extrais de son interrogatoire les faits qui se rapportent directement à ce qui sera un jour appelé l’Affaire Bréhat-Lenoir, et je vous en envoie à la hâte le résumé succinct.
« Les aveux qu’il fit au sujet du meurtre de M. Bréhat-Kerguen confirmèrent en tous points les révélations d’Yvonne.
« Je lui demandai à ce propos pourquoi il avait voulu, dans la nuit du jeudi, déterminer sa complice à quitter le château pour fuir à Rennes, et pourquoi, après son refus, il avait pris la résolution de la tuer.
« – Ah ! répondit-il, c’est que je me doutais bien que vous étiez venu avec moi pour espionner mes actions et pour surprendre mes secrets. Seul, je ne vous craignais pas. J’étais bien sûr, d’autre part, que jamais vous ne pourriez tirer quelque renseignement du vieil idiot, qui d’ailleurs n’aurait rien eu à vous apprendre, puisqu’il m’a toujours pris pour son véritable seigneur et maître.
« Mais je craignais Yvonne. Vous savez, les femmes sont sujettes aux remords, aux attaques de nerfs. Si vous aviez connu sa présence au château, – et la suite a montré que mes appréhensions étaient fondées, – vous auriez pu la faire parler. Voilà pourquoi j’ai voulu l’envoyer à Rennes et pourquoi, sur son refus de partir, j’ai voulu la tuer.
« – Mais alors si vous aviez découvert qui j’étais, pourquoi ne vous êtes-vous pas débarrassé de moi, comme vous vouliez faire d’Yvonne ?
« – Je vais vous le dire. Lorsque vous vous êtes présenté à moi, à Paris, je vous ai pris pour un véritable campagnard, aussi niais qu’inoffensif : vous étiez supérieurement déguisé. J’ai accepté avec joie vos services, car j’avais à faire remettre bien des choses en place dans la chambre du défunt. Je ne voulais pas employer à cet ouvrage l’intendant Prosper dont je craignais les bavardages et la curiosité ; d’autre part, un jeune diplomate que j’avais rencontré deux jours avant rue de l’Université m’avait fortement endommagé les reins, et je ne pouvais me baisser.
« Je vous pris donc à mon service, comptant, lorsque je quitterais Paris, vous renvoyer dans vos pénates.
« Mais je vous reconnus à la soirée de Mme de Bréant… vous savez… lorsque vous êtes venu vous asseoir en face de moi… je vous ai reconnu à vos yeux dont l’éclat étrange m’avait déjà frappé… Ils étaient véritablement effrayants ce soir-là. Si effrayants que lorsque je me vis examiné avec une telle attention, lorsque je vis vos longs doigts compter les cartes une à une… j’eus presque peur ! Oui, peur, moi, Boulet-Rouge ! et je n’osai plus tricher !… moi qui n’avait pas craint de faire sauter la coupe sous le nez de M. de Ribeyrac, procureur du roi !
« Je compris alors que j’avais affaire à forte partie, et, pour détourner vos poursuites, je conçus un projet audacieux, trop audacieux peut-être, car j’aurais dû prévoir les conséquences. Je résolus de vous emmener avec moi en Bretagne et de ne pas vous quitter un instant de vue jusqu’à ce que j’eusse acquis la certitude que vous étiez un terrible ennemi acharné à ma perte. Cette certitude, je l’eus bien vite par mille petits détails isolés qui me prouvèrent que, malgré la perfection avec laquelle vous vous déguisiez, l’habit de domestique ne vous convenait pas plus qu’à moi le bicorne de gendarme !
« Je vous croyais un agent stipendié de la Préfecture : c’est ce qui m’a perdu. J’aurais dû me dire que jamais un employé de la rue de Jérusalem n’aurait fait preuve d’une telle audace ni d’une telle habileté. Cette habileté me paraissait si extraordinaire, que j’avais formé le projet, une fois arrivé ici, de vous séduire par des offres mille fois plus brillantes que celles qui, selon moi, vous étaient faites par la police. Je vous aurais ainsi attaché à ma personne, à mes desseins, et je vous aurais employé à une vaste entreprise que je projetais, que je devais mettre à exécution, dès que j’aurais touché la succession, et pour laquelle j’avais besoin d’un homme tel que vous. Voilà quel était mon plan. Je désirais vous associer à ma fortune… je me sentais une certaine sympathie pour vous… et je me disais qu’après tout vous étiez entre mes mains, et qu’à la moindre alerte je pouvais vous faire disparaître.
« C’est dans ces circonstances que je reçus la lettre de M. Berteau, notaire, qui m’appelait à Rennes pour régler les affaires de la succession. Je partis en toute hâte, profitant d’un moment où vous ne m’espionniez pas. J’avais bien recommandé au vieil Yves de vous dire que j’étais enfermé dans ma chambre, un peu souffrant, et de ne pas vous faire savoir que je m’étais absenté. Comment avez-vous fait parler l’idiot ? Je n’en sais rien…
« Lorsque je fus de retour, ma première visite fut pour le caveau que vous connaissez. Je vis sur les dalles rouges la marque d’un pas qui n’était pas le mien. Je bondis de colère et de surprise et je résolus de vous tuer.
« Ah ! vous avez eu encore du génie lorsque vous avez gratté mes aiguilles et mis je ne sais quel jus de réglisse à la place de mon curare ! Si vous vous étiez borné à enlever l’étui, c’en était fait de vous, car, ne pouvant employer mon arme de prédilection, j’aurais eu recours au poignard et alors la blessure que je vous aurais faite n’eût pas été une simple piqûre !
« – Il faut maintenant que vous disiez à la justice, interrompit M. Donneau, comment l’idée vous est venue du meurtre de M. Bréhat-Lenoir et comment vous l’avez mise à exécution.
« – C’est bien simple, répondit l’accusé avec son flegme ordinaire. Je vis dans les papiers du défunt Bréhat-Kerguen qu’il avait à Paris un frère immensément riche, et je trouvai dernièrement quelques lettres fort vives qui me prouvèrent combien les rapports des deux frères étaient tendus. L’une d’elles m’apprit même que M. Bréhat-Lenoir avait juré de déshériter le Breton. Mais je ne trouvai ces papiers et ces lettres qu’il y a trois mois environ. Jusque-là, j’avais toujours cru que celui dont j’occupais la place n’avait pas de famille. J’ai cherché ces papiers pendant neuf ans dans tous les coins et recoins du château. Je les découvris enfin derrière la grande glace de Venise qui est dans la chambre des armures.
« Ma résolution fut bientôt prise. Je me souciais d’autant moins d’être déshérité en ce moment, que quelques millions m’étaient nécessaires pour commencer la grande entreprise dont je vous ai parlé et à laquelle je voulais associer monsieur. Je partis donc pour Paris, afin de me mettre à la recherche du testament qui spoliait celui dont j’avais pris la place. Une fois ce testament annulé, j’héritais sans difficulté.
« J’étais merveilleusement servi par les circonstances, car ce vieux loup de Kerguen n’était jamais sorti de son château, personne ne connaissait sa figure. Je pouvais donc très aisément me faire passer pour lui. Et puis j’ai toujours eu, comme monsieur, la science du déguisement. J’ai à peu près la taille du défunt ; sa grosse perruque ébouriffée, son visage d’ours mal léché étaient faciles à copier, et, comme il ne disait jamais un mot, je n’ai jamais eu de peine à imiter le son de sa voix.
« Arrivé à Paris, je passai environ huit jours à étudier la situation des lieux et les habitudes de M. Bréhat-Lenoir. Bien qu’il fût retiré des affaires, il allait tous les jours à la Bourse, de deux à quatre heures, pour se distraire.
« J’achetai un habit de commissionnaire, et, prenant sous mon bras un journal artistement arrangé avec des épingles et figurant un paquet assez volumineux, je me présentai vers trois heures à la porte de l’hôtel.
« J’avais profité, pour faire mon coup, d’un moment où M. Prosper était sorti, car je me méfiais du petit intendant.
« Je ne trouvai que Guérin, qui flânait, les mains dans les poches, sur le pas de la porte.
« – M. Bréhat-Lenoir ? demandai-je.
« – Il n’y est pas, répondit le naïf paysan en me saluant jusqu’à terre.
« – Je sais bien qu’il n’y est pas, repris-je avec un gros rire… Je ne vous demandais cela que pour savoir si c’était bien ici son hôtel. C’est lui-même qui m’envoie. Il m’a pris au coin de la place de la Bourse… à côté du marchand de vins, vous savez… et il m’a chargé d’apporter ce paquet et de le remettre sur la cheminée de sa chambre. Voulez-vous m’indiquer où elle est, cette chambre ? Le paquet est lourd, et il y a loin de la place de la Bourse à la rue Cassette. »
« Guérin monta avec moi et m’introduisit dans l’appartement de son maître, dont il avait la clef.
« Je posai mon semblant de paquet sur la cheminée.
« – Ah ! fis-je en me retournant brusquement, comme si je me rappelais tout à coup quelque chose et en fouillant dans la poche de ma veste, voici une lettre que votre patron m’a dit de vous remettre pour que vous la portiez à son adresse, tout de suite, sans perdre une minute… il paraît que c’est très pressé… Allez vite… Je n’ai pas voulu m’en charger moi-même, parce que cela me fait un trop long détour… Allez vite, vous dis-je… ou M. Bréhat-Lenoir sera furieux ! »
« Je le poussai par les épaules, et il dégringola les escaliers en deux bonds.
« Je commençai par aller à la fenêtre, pour voir si, en cas de danger, je pourrais exécuter par là ma retraite. Mais la fenêtre était garnie de grilles solides. Je ne pouvais pas compter sur cette planche de salut.
« Ensuite, je froissai entre mes mains le papier qui était censé représenter l’enveloppe d’un paquet et je le jetai dans le feu, puis j’allai m’étendre sous le lit, attendant l’heure favorable.
« M. Bréhat-Lenoir se coucha à neuf heures. Je l’entendis gronder Guérin pour avoir osé pénétrer dans sa chambre malgré sa défense. Celui-ci balbutia une excuse dans laquelle les mots lettre, paquet revenaient souvent. Mais comme le banquier n’avait donné aucun ordre relatif à la lettre ni au paquet, il s’emporta violemment contre son domestique et jura qu’il le mettrait le lendemain à la porte de chez lui.
« Une heure plus tard, M. Bréhat-Lenoir recevait cette terrible blessure dont vous connaissez les effets, prompts comme ceux de la foudre.
« Lorsqu’il fut mort, je sortis de ma cachette et me mis à travailler le secrétaire.
« Je le forçai de manière à laisser des traces visibles de mes recherches. Je voulais qu’on crût à un vol.
« Dans le tiroir le plus secret, je trouvai le testament, que je brûlai à l’instant même. Puis je jetai quelques grains d’arsenic dans la tasse qui était posée sur la table et me remis sous le lit.
« Vous voyez que mon plan était habilement conçu !
« Vous connaissez la scène qui eut lieu le lendemain matin. Je m’esquivai au milieu de ce tumulte. Tant de gens étaient accourus dans l’hôtel que ma présence ne fut pas remarquée.
« – Votre récit n’est pas tout à fait exact, dis-je lorsque le prévenu eut fini de raconter ses exploits, et je vais prendre la liberté de le compléter. »
« Il fit un mouvement de surprise et me lança un regard où je crus voir quelque inquiétude.
« – Certainement, repris-je. Vous avez oublié de nous dire que, craignant d’être remarqué, vous êtes entré le soir et sorti le matin de l’hôtel, non par la porte qui donne sur la rue Cassette, mais par la petite entrée du jardin qui conduit à la rue de Vaugirard en longeant l’hôtel du Renard-Bleu.
« – J’ai dit à la justice que je ne lui cacherais rien, et je ne lui ai rien caché, répondit le prévenu d’un air sombre.
« – Hormis le nom d’un de vos complices, Petit-Poignard, qui vous a hébergé chez lui et vous a donné ainsi le moyen de pénétrer sans être vu dans l’hôtel Bréhat-Lenoir. »
« Le bandit me regarda d’un air profondément surpris.
« – Tenez, continuai-je en lui mettant sous les yeux le fragment de lettre trouvé derrière sa malle par M. Prosper, reconnaissez-vous ces signes ?
« – Mais vous êtes donc sorcier ! s’écria Boulet-Rouge en devenant livide. Qui vous a remis ce papier ? Je l’ai cherché pendant des heures et je croyais l’avoir brûlé… Comment est-il tombé entre vos mains, et ensuite comment avez-vous fait pour le déchiffrer ?
« – Les rébus les plus difficiles se devinent toujours répondis-je. Vous auriez dû au moins avoir la précaution de changer vos signes. La clef en a été trouvée, il y a dix ans, par V…, qui a fait arrêter vos premiers complices.
« – J’ai donc décidément un sort contre moi ! murmura Boulet-Rouge d’une voix sourde.
« J’écrivais à un ancien, reprit-il en se tournant vers moi, – comme s’il eût senti le besoin de se justifier du reproche de maladresse que je lui avais adressé, – j’ai été forcé d’employer mes vieux signes. On a frappé à ma porte au moment où j’achevais ma lettre, et j’ai oublié ce chiffon de papier… Je crois même être certain de l’avoir jeté au feu. Comment donc avez-vous fait pour le trouver ? »
« La suite de l’interrogatoire ne fit que confirmer toutes mes conjectures et ne révéla plus rien que vous ne sachiez déjà.
« Il faut que j’ajoute cependant qu’Yvonne mourut dans la journée qui suivit l’arrestation de Boulet-Rouge, et qu’elle fut enterrée secrètement, au pied d’un hêtre, dans un des coins les plus reculés du jardin. »