CHAPITRE III LE SINGULIER DOCTEUR WICKSON

Le lendemain vers dix heures, je reçus la visite de mon savant maître, M. le docteur B… Il avait l’air soucieux et préoccupé.

« Avez-vous entendu parler de cette affaire Bréhat-Lenoir ? » me demanda-t-il après quelques moments d’entretien, et en me regardant à travers ses lunettes.

Je lui montrai le journal que j’avais acheté la veille.

« Je n’en connais que ce que cette feuille m’a appris, répondis-je.

– Ah ! mais…, savez-vous que c’est très grave, et surtout très mystérieux. J’ai été appelé hier soir pour faire l’autopsie du corps. Après de longues et patientes recherches, croiriez-vous que je n’y ai pas trouvé un atome d’arsenic ?

– Voilà qui va singulièrement dérouter la justice.

– Je crois qu’elle a du moins été fort surprise, et peu flattée de voir son système renversé du premier coup. Mais elle ne se tient pas pour battue. Je reçois ce matin cette lettre du juge d’instruction à qui j’avais envoyé mon rapport fort avant dans la soirée. Il me prie de recommencer aujourd’hui l’expertise.

– À quoi bon ?

– Je n’en sais rien. Mais voici le plus curieux : savez-vous qui ils veulent m’opposer dans cette discussion ?

– Qui donc ?

– Le docteur Wickson !

– Comment ! cet intrigant personnage qui fit tant de bruit il y a dix ans, à Paris, avec ses poudres impalpables ?

– Lui-même.

– Celui que vous avez si énergiquement combattu, cher maître, au nom de la vraie science ?

– Oui ; l’Académie m’a donné raison, mais l’opinion publique m’a donné tort et s’est passionnée pour la médecine indienne. Bref, cet homme est à Paris ; par quel hasard ? je n’en sais rien. Je le croyais mort et enterré. Il est plus à la mode que jamais, et la justice, comme vous le voyez, ne craint pas de s’aider de sa prétendue science. Si ce juge avait eu un peu plus de mémoire, il ne m’aurait pas mis ainsi dans la nécessité de discuter avec un homme que j’ai si vivement combattu jadis. Vous comprenez, n’est-ce pas, qu’il m’est impossible d’aller à cette expertise, et j’ai compté sur vous pour me remplacer. Je sais que vous avez fait un travail approfondi sur la matière des poisons et que vous êtes aussi compétent que moi-même. »

Je m’inclinai devant cette flatterie un peu intéressée de l’excellent homme.

« Ainsi c’est convenu… Vous aurez l’obligeance de vous présenter, à une heure, rue Cassette, n° 102.

– C’est la demeure du défunt ?

– Voici une lettre que j’adresse au juge d’instruction, et dans laquelle j’invoque un prétexte quelconque pour manquer au rendez-vous. Vous la lui remettrez. »

Le docteur B… se leva, et, me serrant la main avec une certaine émotion :

« Allons, mon cher enfant, me dit-il, tâchez de convaincre les magistrats, et ne vous laissez surtout pas démonter par l’aplomb de Wickson. Songez que notre vieil honneur professionnel est entre vos mains ; défendez-le contre l’ignorance et le charlatanisme. N’oubliez pas de m’apprendre, aussitôt l’expertise finie, le résultat de la discussion. »

La voix du docteur B… tremblait un peu, tandis qu’il m’adressait ces paroles. Son œil noir et vif brillait d’un éclat qui témoignait de tout l’intérêt que mon vieux professeur portait à la lutte que j’allais engager. Wickson était le seul homme au monde pour lequel l’excellent docteur B… ressentît de la haine.

Je promis à M. B… que je ferais tous mes efforts pour assurer le triomphe de son opinion et maintenir dans tout leur éclat les principes de la vraie science.

Une heure après, j’étais chez M. Maximilien Heller.

Le philosophe me sembla plus calme que la veille ; la fièvre avait presque entièrement disparu.

« Je vais mieux ce matin, me dit-il ; votre compagnie m’a été hier d’un grand soulagement. Il y a des moments, bien rares, où la solitude me fait mal. Et j’étais poursuivi hier par un souvenir, un anniversaire… terrible… Enfin passons. Avez-vous quelques détails sur cette affaire mystérieuse ? J’y ai pensé toute la nuit. Évidemment, cet homme n’est pas coupable. »

Je lui remis le numéro du journal, et il le lut avec grande attention, puis murmura :

« Je voudrais bien savoir le dernier mot de cette histoire.

– Je puis, si vous le désirez, vous introduire dans la maison où a eu lieu le crime, et vous faire assister à l’autopsie.

– Vraiment ? s’écria le philosophe en me regardant avec surprise ; et comment cela, je vous prie ? »

Je lui racontai la courte entrevue que je venais d’avoir avec M. B…, et lui dis le rôle que j’avais accepté.

« Eh bien, je vous accompagnerai ! dit Maximilien Heller d’un ton résolu ; il faut que je sache tout ce que cela signifie. Voilà la première fois depuis deux ans que je sors de cette chambre. Il me semble que j’entre dans une vie nouvelle. Que diriez-vous si j’arrachais cet homme à l’échafaud ? Ce serait curieux, n’est-ce pas ? je deviendrais philanthrope ! Mais non, ce n’est pas par amour de l’humanité que j’agis ainsi, c’est au contraire pour prouver à la société tout le vice de son organisation, puisque sans moi, et si les choses suivaient leur cours naturel, un innocent mourrait, condamné par la sentence des hommes. »

Je ne pus m’empêcher de sourire.

« Êtes-vous donc sûr que Guérin n’est pas coupable ?

– Oui.

– Vous vous faites fort de démontrer son innocence ?

– Oui.

– Et de trouver le véritable auteur du crime ?

– Oui. »

Il arpentait la mansarde à grands pas, comme un lion impatient de briser les grilles de sa cage.

« Oui, dit-il avec exaltation, je veux reparaître au grand jour ! Oui, je rentre aujourd’hui dans ce monde dont je m’étais volontairement exilé ! Il y a là un mystère que je veux percer, des ténèbres que je veux sonder. J’ai résolu les plus difficiles problèmes sociaux ; pourquoi ne résoudrais-je pas de même celui-là ? Je veux, le jour où les hommes dresseront l’échafaud de ce malheureux, me présenter devant eux, traînant à mes pieds le vrai coupable, le jeter en pâture au bourreau et reprendre l’innocent. Mais ne croyez pas que je m’intéresse à cet homme. Que m’importe qu’il soit tué ou non ? »

Maximilien était transfiguré. Son visage creusé et pâli par une longue souffrance s’était éclairé d’une flamme surnaturelle ; ses membres alanguis par la fièvre avaient repris toute leur vigueur. Ses gestes étaient fermes, sa belle tête se relevait fièrement.

Je me souviens encore, après tant d’années écoulées, de la vive impression que firent alors sur moi la voix et l’attitude de Maximilien Heller. J’éprouvai d’abord une sorte de surprise inquiète. Je craignis, je l’avoue, que cette emphase, ce ton prophétique ne fussent comme le signe précurseur de quelque dérangement cérébral dont j’avais cru surprendre, à plusieurs reprises, les premiers symptômes chez M. Heller. Je pris sa main : elle était froide ; son pouls battait régulièrement. Mes yeux rencontrèrent les siens. Leur expression calme et résolue me frappa. Je ne puis dire quel sentiment de bonheur, de gratitude envers la Providence envahit alors mon cœur. La vérité venait de m’apparaître ; je l’avais lue dans le clair et limpide regard de Maximilien. Je souris en pensant à l’amertume un peu forcée qu’il avait cru devoir mettre dans ses paroles. Pauvre philosophe ! en vain essayait-il de s’abuser encore sur ses véritables sentiments ! Non, ce n’était pas une haine implacable contre la société et ses lois qui lui inspirait cette résolution si belle et si généreuse. Mais Dieu venait de jeter sur sa route un malheureux à consoler, un innocent à arracher au bourreau, et le cœur de Maximilien s’était attendri de pitié en face de cet infortuné sur lequel la justice des hommes allait s’appesantir. Un intérêt noble, élevé, puissant, donnait maintenant à sa vie une direction et un but. C’était comme un lien fort et mystérieux qui le rattachait à ce monde dont il s’était brusquement séparé, en un jour d’orgueil, de douleur peut-être…

Je laissai retomber sa main que j’avais gardée quelques instants dans la mienne.

« Dieu soit loué ! pensai-je, Maximilien vivra !… »

M. Heller ouvrit une petite armoire et en tira une longue redingote brune et un chapeau d’une forme un peu antique. Le philosophe ne paraissait avoir aucune prétention à l’élégance.

« Il va bientôt être midi, dit-il, comme pour m’expliquer l’impatience que trahissaient tous ses gestes ; il serait peut-être temps de partir.

– Soit, répondis-je ; nous aurons tout le loisir d’examiner le lieu du crime.

– Et c’est chose importante », murmura le philosophe en m’ouvrant la porte.

Nous montâmes en voiture. Une demi-heure après, nous étions arrêtés devant le n° 102 de la rue Cassette.

Je sonnai, et bientôt la lourde porte cochère roula sur ses gonds avec un bruit sourd. Nous entrâmes dans une cour humide et mal pavée, où l’herbe était si abondante qu’un nombreux troupeau eût pu y trouver sa pâture.

Au fond, s’élevait un grand bâtiment à quatre étages dont toutes les persiennes étaient fermées.

On arrivait par quatre ou cinq marches à une porte en chêne, percée d’un judas. Un gros fil de fer traversait la cour et servait à ouvrir la porte cochère sans qu’on fût obligé de sortir de cette maison, qui ressemblait à un château fort de lugubre apparence.

Maximilien souleva le lourd marteau de fer qui, en retombant, fit gémir les longs corridors. La meurtrière s’ouvrit et se referma brusquement, la porte s’entrebâilla, et nous pûmes apercevoir un petit vieillard, mince et fluet, en culotte courte, qui considérait avec des yeux égarés le costume bizarre et le visage plus bizarre encore du philosophe.

« Monsieur, lui dis-je pour calmer son effroi, M. le docteur B… ne pouvant assister à l’expertise qui a lieu aujourd’hui, m’a prié de le remplacer.

– Ah ! très bien, Monsieur, fit le petit homme en ouvrant la porte pour nous laisser passer… Excusez-moi, mais nous sommes si bouleversés par cet horrible accident !… Ce pauvre M. Bréhat-Lenoir, ce bon maître !… Lui qui avait tant peur des assassins et qui se barricadait avec tant de soin dans sa chambre !… C’est affreux, n’est-ce pas, Messieurs ? Donnez-vous la peine d’entrer dans cette salle ; lorsque ces messieurs de la justice seront arrivés, je viendrai vous prévenir. »

Il nous introduisit dans une grande pièce tendue de tapisseries anciennes dont le dessin était presque complètement effacé. Quatre fenêtres donnaient sur un jardin triste et sombre, planté de grands arbres et entouré de murs élevés couverts de lierre.

Le philosophe s’avança vers une de ces fenêtres et appuya contre les vitres son front pâle.

Nous restâmes ainsi dix minutes environ, moi, l’observant en silence tout en me promenant dans la salle, lui, le corps agité par une impatience fébrile, le front contracté, les yeux fixes et brillants.

Un pas lourd et inégal retentit bientôt dans le corridor. Maximilien releva vivement la tête ; le moindre bruit paraissait faire sur lui une grande impression.

On ouvrit la porte qui communiquait au jardin, le sable craqua et un homme de forte stature, un peu courbé, aux cheveux blanchis, passa rapidement sous les fenêtres.

À la vue de cet homme, le philosophe tressaillit et se recula vivement comme s’il eût posé le pied sur un serpent.

« Qu’avez-vous donc ? lui demandai-je, étonné de cette émotion singulière.

– Ce n’est rien… ce n’est rien… me répondit-il d’une voix sourde. J’ai eu, je crois, un éblouissement. »

Il reprit sa position près de la fenêtre et suivit des yeux l’inconnu, qui après avoir traversé le jardin en ligne diagonale sortit par une porte cachée sous le lierre. Nous attendîmes quelques minutes encore.

Bientôt la figure pâlotte du petit intendant, M. Prosper, apparut à la porte de la salle.

« Ces messieurs ne m’ont-ils pas appelé ? » demanda-t-il timidement.

Le brave homme avait un désir évident d’entamer la conversation, et moi-même j’étais assez disposé à lui adresser quelques questions.

« Il fait bien chaud ici ! lui dis-je ; ne pourriez-vous pas ouvrir cette fenêtre ? »

Il grimpa sur une chaise avec l’agilité d’un écureuil et fit ce que je lui demandais.

« Voilà une heure ! dit-il en jetant un coup d’œil sur une grande pendule en cuivre placée sur la cheminée. Ces messieurs sont en retard.

– Dites-moi franchement, monsieur l’intendant, fis-je en le regardant dans les yeux, croyez-vous que l’homme arrêté hier soit coupable ? »

Le front du petit vieillard s’illumina ; il écarquilla ses yeux gris, et prenant une prise de tabac avec toute la majesté et toute la grâce d’un marquis de l’ancien régime :

« Monsieur, me dit-il de sa voix flûtée, il est bien grave d’accuser un homme, lorsqu’on n’a pas entre les mains des preuves certaines et évidentes. Tout ce que je puis affirmer, c’est qu’il y a contre ce Guérin les plus accablantes présomptions. Il me semble encore l’entendre me dire dans son patois : « Il y a d’rats dans m’chambre… faut qu’j’aille chez l’rebouteux acheter de l’arsenic ! »

– Il vous a vraiment dit cela ? demanda vivement Maximilien…

– Aussi sûr que je vous parle…

– C’est singulier ! »

Et le philosophe retomba dans sa rêverie.

« Mais quelle est donc, ajoutai-je encore, cette histoire de testament qu’on a mêlée à tout ceci ? »

Le visage de belette du petit intendant prit une expression malicieuse.

« Ah ! voici… me répondit-il. Vous savez que mon maître était, sauf votre respect, un fier original. Il était brouillé, depuis près de quarante ans, avec son frère, M. Bréhat-Kerguen, un autre caractère bizarre qui n’est jamais sorti de son trou de Bretagne et que nous avons vu ce matin pour la première fois.

– Ah ! il est ici ?

– Il vient de passer à l’instant sous ces fenêtres ; vous avez dû l’apercevoir. »

Le philosophe murmura quelques mots inintelligibles.

« Oui, continua l’intendant, il est arrivé ce matin. Qui l’avait prévenu ? Je n’en sais rien. Il a l’air d’une bête sauvage et ne m’a adressé que quatre mots pour me dire qu’il ne pourrait pas assister à l’autopsie, que cela lui ferait trop de mal, etc., et il est parti.

– Il y a donc une porte de sortie dans ce jardin ?

– Oui, sur la rue de Vaugirard, près de l’hôtel du Renard-Bleu. – Or donc, pour finir, tout le monde se figurait que, vu la haine qu’il portait à son frère, mon maître le déshériterait. Jugez donc ! un homme qui ressemble plus à un loup qu’à une créature humaine ; un homme qui a épousé sa servante !… M. Castille, neveu de M. Bréhat-Lenoir, comptait bien empocher la succession… Mais croiriez-vous qu’on a eu beau faire venir le juge de paix, remuer les paperasses du défunt, fouiller son secrétaire, on n’a pas trouvé la moindre trace des dispositions dernières de mon maître ? De sorte que ses millions vont à ce vieux fou de Bréhat-Kerguen ! Et moi qui ai servi monsieur avec tant de zèle pendant vingt ans, qui n’ai fait que quelques pauvres économies… vous comprenez… »

Maximilien l’interrompit :

« Est-ce qu’on a mis les scellés à la chambre de votre maître ?

– Oui, pardine ! et j’en ai été établi le gardien, ce qui me cause quelques inquiétudes, car, enfin… la responsabilité… vous savez… Ah ! il fallait entendre, ce matin, le juron qu’a poussé ce sanglier de Bréhat-Kerguen en apprenant que les scellés étaient mis à la chambre de son frère !

– Vraiment ! fit Maximilien.

– Ah ! bon Dieu ! quel juron ! et pour calmer sa colère il a été s’enfermer dans sa chambre en grommelant. »

On entendit dans la rue le roulement d’une voiture qui s’arrêta devant la porte cochère.

« Voici la justice ! » fit l’intendant.

Maximilien m’adressa un signe que je compris.

« Monsieur l’intendant, dis-je au petit homme que ce titre flattait visiblement, voudriez-vous nous indiquer où se trouve la chambre dans laquelle a lieu l’expertise ?

– Au premier, à droite, au fond du couloir ! » me répondit-il précipitamment.

Et il s’élança vers la porte en entendant le coup de sonnette retentissant qui venait d’ébranler les vieilles murailles.

Nous montâmes rapidement le grand escalier de bois et entrâmes dans un cabinet dont les fenêtres s’ouvraient sur le jardin. Le corps était étendu sur une table en bois blanc et enveloppé dans un drap.

Au fond de ce cabinet était la porte couverte de scellés qui communiquait avec la chambre du défunt.

Maximilien Heller se cacha derrière un des grands rideaux de la fenêtre : il pouvait ainsi tout voir sans être vu. Au même instant, la porte du cabinet s’ouvrit et le procureur du roi, le juge d’instruction et son greffier firent leur apparition.

Le petit intendant les introduisit dans le cabinet avec un sourire agréable qui se changea en une grimace de stupéfaction quand il vit que j’étais seul dans la pièce.

Mais le procureur du roi lui ayant fait, avec une dignité toute magistrale, un signe impérieux de se retirer, il obéit sur-le-champ et sans me demander l’explication de la disparition de Maximilien, explication que j’avais de bonnes raisons de redouter.

Je saluai ces messieurs et leur remis la lettre où M. B… s’excusait de ne pouvoir assister à l’expertise.

« Ah ! sacrebleu ! s’écria le juge d’instruction en se fourrant précipitamment une prise de tabac dans le nez… j’avais oublié que M. Wickson n’était pas précisément dans les papiers de M. B… Que voulez-vous ? c’est si vieux !… et j’ai tant d’affaires dans la tête ! Veuillez m’excuser, Monsieur, auprès de votre digne maître, quoique cependant je ne doive pas trop me repentir de cette faute, puisqu’elle me procure le plaisir de faire votre connaissance. »

Il m’adressa un aimable sourire en disant ces mots.

Le procureur du roi, grand personnage au visage austère et pâle, encadré de favoris noirs, à la main aristocratique, au maintien glacial, examinait gravement les dispositions prises la veille par M. B…

Le corps était ouvert suivant toutes les règles de l’art, et les intestins et viscères du défunt étaient placés dans des bocaux séparés.

« Eh mais ! je n’ai pas déjeuné ! s’écria tout à coup le juge d’instruction de sa voix retentissante : il serait bientôt temps que ce docteur Wickson arrivât ! Nous sommes ici pour son bon plaisir et je trouve étrange qu’il nous fasse attendre. D’autant plus… »

Un coup de sonnette interrompit le digne magistrat.

« Le voici !… » dit-il en baissant la voix.

Le procureur du roi redressa sa haute taille, le juge d’instruction remonta son faux col. Quant à moi, je me sentais ému comme un conscrit qui va au feu. Pour me donner du cœur, je pensai à mon vieux maître qui avait placé en moi toute sa confiance, et qui devait, à cette heure, attendre avec tant d’impatience le résultat de cette expertise.

Un silence profond régnait dans le cabinet. Pas un mot ne fut échangé entre nous, jusqu’au moment où M. Prosper, ouvrant la porte, annonça de sa voix grêle :

« Monsieur le docteur Wickson ! »

Un homme d’environ cinquante ans, à la stature herculéenne, au teint rouge, aux cheveux blond ardent, s’avança vers nous et nous dit avec un léger accent britannique :

« Je vous demande mille pardons, Messieurs, de m’être fait attendre si longtemps au rendez-vous que je vous ai donné. Mais, au moment de sortir de chez moi, j’ai été appelé auprès d’un homme qui se mourait…

– Et que vous avez sauvé, sans doute ? fit le juge d’instruction qui liait vite connaissance.

– Précisément, répondit l’Anglais avec un flegme imperturbable, je l’ai sauvé. »

Il promena, en disant ces mots, un regard autour de lui et parut surpris de ne pas apercevoir M. B…

« Mais, dit-il, je ne vois pas cet honorable médecin qui doit me faire l’honneur de discuter mon opinion ? »

Je lui dis le motif que M. B… avait prétexté pour ne pas se trouver au rendez-vous. Il sourit imperceptiblement.

« Vous voudrez bien m’excuser, Monsieur, me dit-il en pesant sur les mots, auprès de M. B… pour l’outrecuidance que j’ai à venir contester des expériences qu’il a faites avec tant de soin et de science. Mais j’ai profondément étudié cette matière des poisons, surtout des poisons arsenicaux. Voilà pourquoi j’ai proposé à la justice une seconde enquête. Mon plus cher désir, croyez-le bien, est de trouver mes conclusions conformes à celles de votre savant et respectable maître. »

Je m’inclinai froidement et proposai de commencer les expériences sans plus tarder ; le visage déconfit de mon juge d’instruction à jeun m’inspirait une sincère pitié.

Les deux magistrats prirent place aux pieds du corps, du côté de la porte ; le docteur Wickson et moi à gauche, en face de la fenêtre.

Malgré tout mon désir d’épargner à la délicatesse de mes lecteurs le récit de cette autopsie, je dois entrer dans quelques détails indispensables.

La tâche de la médecine légale était devenue bien plus facile depuis quelques années, grâce à l’invention de l’Anglais Marsh. Ce chimiste avait trouvé une manière ingénieuse de découvrir la trace des plus petites quantités d’arsenic dans les corps.

Voici, en quelques mots, en quoi consiste son appareil : C’est un simple flacon de verre dans lequel se dégage du gaz hydrogène. On y introduit la substance à examiner. L’arsenic se combine avec le gaz hydrogène et cette combinaison s’échappe par l’orifice effilé du flacon. On allume alors le jet de gaz, et l’on tient au-dessus de la flamme une soucoupe de porcelaine blanche. Si la matière renferme la moindre parcelle d’arsenic, des taches noires se déposent sur la porcelaine.

Le docteur Wickson tira des grandes poches de son manteau un de ces flacons. Mais je crus remarquer que le verre n’en était pas très pur, et je le priai de se servir de celui que j’avais apporté. Il l’examina longtemps avec un soin méticuleux, puis finit par l’accepter en dissimulant la mauvaise humeur qu’il ressentait.

Je m’approchai alors des bocaux où étaient contenus les viscères afin de les découvrir ; mais l’Anglais me prévint et défit avec une sorte d’impatience la couverture cachetée.

Je remarquai qu’il garda ses gants blancs, tout en se livrant à ce travail.

« Messieurs, dit-il d’une voix solennelle en s’adressant aux magistrats, mais sans lever les yeux, vous connaissez sans doute les effets de cet appareil. Je vais diriger un jet de gaz contre ces vitres. S’il y a de l’arsenic dans la portion des viscères que j’ai enfermée dans le flacon, la vitre se noircira aussitôt. »

Il s’avança vers la fenêtre voisine de celle où se tenait caché le philosophe et dirigea le jet de gaz enflammé sur la vitre.

Nous ne pûmes réprimer une exclamation de surprise. Le verre s’était soudainement couvert de taches noires. En même temps une forte odeur d’ail se répandait dans la chambre et révélait la présence du toxique.

Mon pauvre professeur était battu du premier coup ! Le juge d’instruction fixa sur moi un regard poliment ironique :

« Oh ! oh ! dit-il, voilà qui est grave, et bien en faveur de l’accusation !

– Cette expérience ne sera concluante à mes yeux, fis-je observer, que si on me permet de la recommencer moi-même. »

L’Anglais, que son succès avait laissé impassible, me tendit le flacon avec un geste plein de grâce.

Je fis l’expérience : la vitre se noircit encore et avec une intensité qui prouvait l’abondance de la substance toxique. Je recommençai trois ou quatre fois : même résultat.

Le rideau derrière lequel se trouvait Maximilien Heller remua légèrement. Je tressaillis, car il me sembla que l’œil de l’Anglais s’était un instant fixé avec inquiétude de ce côté. Ce ne fut qu’un éclair, car il reprit son sourire habituel, et se tournant vers les magistrats :

« Il me semble cette fois que l’expérience est décisive, dit-il. Et veuillez remarquer, ajouta-t-il avec un certain air de triomphe, que je me suis servi de l’appareil du docteur B…

– Je n’ai rien à objecter, fis-je assez vexé de ce résultat si prompt et si inattendu.

– Alors, Monsieur, dit le procureur du roi qui prenait pour la première fois la parole, vous êtes prêt à signer le procès-verbal et le rapport qui conclut à la présence du poison dans le corps du défunt ? »

Je m’inclinai en signe d’assentiment.

« Greffier, continua le magistrat en se tournant vers un petit bonhomme noir qui griffonnait dans un coin, veuillez apporter le rapport et le procès-verbal : ces messieurs vont les signer. »

Le docteur Wickson signa – sans ôter ses gants – et je signai à mon tour. L’Anglais paraissait avoir peine à contenir la joie intérieure qu’il ressentait.

Il me salua gravement et je lui rendis son salut d’assez mauvaise grâce. Avant de sortir, Wickson me chargea encore une fois de vouloir bien assurer M. B… de toute sa respectueuse sympathie.

« Monsieur de Ribeyrac, dit en sortant le juge d’instruction à son majestueux collègue, vous venez déjeuner avec moi, n’est-ce pas ? Je meurs de faim. »

Ce jour-là, les étudiants qui fréquentaient le cours de M. B… ne surent à quoi attribuer les distractions continuelles, l’agitation fébrile et la mauvaise humeur de leur vieux professeur.

Je fis quelques pas sur le palier, à la suite de ces messieurs, et les saluai une dernière fois.

M. Prosper les reconduisit jusqu’à la porte, puis revint vers moi d’un air mystérieux ; il grillait de savoir ce qui s’était passé : mais je ne crus pas devoir l’en informer.

« J’ai quelques dispositions dernières à prendre, lui dis-je en remontant l’escalier. Veuillez me laisser seul encore une demi-heure dans le cabinet où est le corps.

– Comment donc ! Monsieur ; restez aussi longtemps qu’il vous sera agréable, me dit le petit intendant de son ton mielleux. Moi, je monte dans la chambre de M. Bréhat-Kerguen…, pour voir si rien ne lui manque. Il a fermé sa porte à double tour, le vieux madré, et m’a fait jurer que je n’avais pas une seconde clef… Eh ! eh ! continua-t-il en tirant un trousseau de clefs de sa poche, je le lui ai juré. Mais il faut tout de même que je jette un coup d’œil dans sa chambre : M. Castille m’a bien recommandé de ne pas laisser détériorer l’immeuble de la succession. »

Au moment où j’ouvris la porte du cabinet, le petit vieillard, dont décidément le défaut dominant était une incroyable curiosité, glissa un regard dans la pièce, pour s’assurer que Maximilien Heller était toujours là, puis il secoua la tête de l’air d’un homme qui se dit : « J’ai eu une lubie », et grimpa au second étage.

Le philosophe avait quitté sa cachette et examinait minutieusement les bocaux et le flacon qui avaient servi à l’expertise.

Il releva lentement la tête et me dit avec un étrange sourire :

« Allons ! vous n’avez pas été heureux, docteur, et décidément il y a empoisonnement… Mais aussi pourquoi diable ne lui avez-vous pas fait ôter ses gants ? »

Je le regardai, étonné de cette question.

« Venez ici », me dit-il.

Il m’indiqua du doigt le bord de la table.

« Eh bien ?

– Regardez… plus près… ne voyez-vous rien à cette place ? »

Je distinguai sur le bois quelques grains d’une fine poussière blanche.

« De l’arsenic ! fis-je stupéfait.

– Justement, reprit Maximilien. Or, comment pouvez-vous expliquer la présence du poison sur cette table ? Ce n’est pas vous qui l’y avez mis, n’est-ce pas ? Donc… c’est l’autre !

– Voilà un singulier soupçon !

– Avez-vous remarqué qu’il a gardé ses gants pendant l’opération ?

– Oui.

– Avez-vous remarqué qu’il a fréquemment posé, par un geste machinal, sa main droite à cette même place où vous voyez la poussière blanche ? qu’à un certain moment, il a porté la main à ses lèvres, puis l’en a éloignée par un vif mouvement de répulsion ?

– Non.

– C’est juste… vous n’étiez pas ici en observation… Mais je l’ai remarqué, moi, ainsi que plusieurs autres choses singulières ; comme celle-ci, par exemple : pourquoi a-t-il voulu déboucher lui-même les bocaux ? pourquoi a-t-il coupé lui-même les viscères avec des ciseaux tirés de sa propre trousse ? Vous avez eu, docteur, en sa bonne foi une confiance qui d’ailleurs vous honore, mais qui, selon moi, était mal placée.

– Ainsi, vous croyez…

– Je crois, ou plutôt je suis persuadé que la justice et vous êtes tombés dans un piège. Cet homme avait mis de l’arsenic dans ses gants, dont sans doute l’extrémité était percée ; il empoisonnait tout ce qu’il touchait.

– Je ne vois pas quel intérêt il aurait eu à nous tromper si indignement.

– L’intérêt !… l’intérêt !… vous parlez comme un juge d’instruction ! s’écria l’étrange personnage en haussant les épaules. Que m’importe l’intérêt, à moi ?… Je n’essaie pas de le rechercher, car c’est dans cette voie ténébreuse que la justice s’égare toujours. Je ne cherche qu’une seule chose : les faits. Quand je les aurai tous dans ma main, alors, au milieu de ces invraisemblances qui semblent d’abord si bizarres, vous verrez la vérité luire, plus éclatante que le soleil. »

Il redressa sa haute taille, son œil brilla comme un diamant.

« La vérité ! s’écria-t-il en désignant d’un geste énergique la porte couverte de scellés, elle est derrière cette porte… Et le jour où je pourrai pénétrer là, je la sauverai. »

Puis, enfonçant son chapeau sur ses yeux, il sortit, et je l’entendis descendre l’escalier d’un pas rapide.

Je sortis après lui.

Au bas de l’escalier, je le retrouvai causant avec M. Prosper ; il lui dit quelques mots à voix basse, me prit le bras avec un de ces gestes brusques qui lui étaient habituels, et s’avança vers la porte.

Je lui offris un cigare et battis le briquet ; mais l’amadou ne s’enflamma pas, car le temps était très humide.

« Attendez, attendez ! me cria le serviable intendant en fouillant précipitamment dans ses poches, j’ai votre affaire. »

Il me remit un papier que j’allumai, et que je tendis à Maximilien.

Celui-ci le porta à ses lèvres pour enflammer le tabac. Mais tout à coup ses yeux s’ouvrirent démesurément, il souffla vivement la flamme, mit le papier dans sa poche, et s’enfuit avec une telle précipitation, que M. Prosper ne put s’empêcher de dire :

« Pauvre jeune homme ! la tête n’y est plus guère ! »

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