CHAPITRE IV LE MYSTÉRIEUX POST-SCRIPTUM

Je perdis de vue pendant quinze jours environ M. Maximilien Heller. Entraîné par ce tourbillon d’affaires et d’occupations graves ou frivoles dont se compose la vie, je commençais à ne plus songer à toute cette affaire, lorsqu’un beau matin, vers huit heures, mon domestique vint m’avertir qu’une personne demandait instamment à me parler.

Je donnai ordre de l’introduire.

Je vis entrer dans ma chambre un grand jeune homme blond, dont les yeux étonnés, la physionomie souriante et béate, réalisaient ce type de Jocrisse qui était alors si fort à la mode au théâtre.

Il me fit trois saluts très gauches, et demeura debout, tournant son chapeau entre ses doigts.

Je lui demandai ce qui l’amenait.

« Monsieur, fit-il en zézayant beaucoup, je désirerais me placer. Je viens savoir si Monsieur n’a pas besoin d’un domestique…

– Et qui vous a recommandé à moi ? Avez-vous une lettre ?… »

Je n’achevai pas et poussai un cri de vive stupéfaction lorsque ce paysan à l’air niais, ôtant la perruque blonde qui lui tombait sur les yeux, découvrit tout à coup le beau front intelligent et les cheveux noirs de mon ami Maximilien Heller.

« Comment, c’est vous ! m’écriai-je au comble de la surprise. Que signifie ce déguisement ?… Êtes-vous donc poursuivi par la police ?…

– Ah ! ah ! me répondit-il avec son rire silencieux, vous me croyez de plus en plus fou, n’est-ce pas ? et cette fois vous n’hésiteriez plus à m’envoyer à Charenton rejoindre mes pareils ?… Je vais vous donner l’explication de ma conduite, qui, je le comprends, doit vous sembler bizarre, car le carnaval n’est pas encore venu. Tel que vous me voyez, je suis en service… N’ouvrez pas des yeux aussi étonnés. Cette peau de Jocrisse est la peau de renard sous laquelle j’ai été contraint de me cacher… Vous devinez que je suis placé chez M. Bréhat-Kerguen ?… »

Cette incohérence de paroles, ce regard étrange me firent croire un moment qu’en effet il était décidément fou.

Il reprit :

« Ne vous effrayez pas trop et écoutez-moi. Vous savez que j’ai confiance en vous… Je vais vous dire tout ce que j’ai découvert. Mais jurez-moi que vous garderez sur tout ceci le silence le plus absolu… D’ailleurs, si je vous confie mon secret, c’est uniquement parce que j’ai besoin de votre assistance pour la suite ; sinon, nul au monde ne connaîtrait, à présent, les singulières choses que je sais. »

Je lui fis la promesse qu’il exigeait de moi. Il alla vers la porte, poussa le verrou, puis vint s’asseoir près de la cheminée, et, après avoir gardé quelques instants le silence, comme s’il eût voulu se recueillir, il commença en ces termes :

« Vous devez vous souvenir que la dernière fois que je vous vis, – le jour de l’autopsie, – je vous dis que le système par lequel j’espérais arriver à sonder ce sanglant mystère serait tout différent de celui que la justice a l’habitude de suivre. Celle-ci recherche l’intérêt qui a guidé le criminel et s’efforce de remonter ainsi de l’inconnu au connu. Cette marche est essentiellement défectueuse ; l’arrestation de Guérin en est la preuve. Moi, je vais du connu à l’inconnu. Je recherche les faits, rien que les faits, – sans me préoccuper du mobile qui a dirigé ni du bras qui a frappé. – Je les assemble, quelque contradictoires qu’ils paraissent, et à un moment donné la lumière resplendit.

« Or, ces faits, je les ai presque tous aujourd’hui, sauf quelques-uns que j’espère acquérir bientôt. Comme en cette circonstance le hasard – ce grand maître – m’a puissamment servi ! Vous souvenez-vous que, quand vous avez voulu allumer votre cigare, en sortant de l’hôtel, l’humidité ayant empêché l’amadou de s’enflammer, M. Prosper, l’honnête intendant, vous donna un papier qu’il tira de sa poche ?

– Fort bien.

– Puis, vous me tendîtes ce papier enflammé, et au moment où je l’approchai de mes lèvres, je ne pus retenir un mouvement de surprise, et je sortis brusquement, vous laissant, sans aucun doute, fort stupéfait de la bizarrerie de mes allures ?

– C’est vrai ! »

Il prit dans la poche de son gilet un morceau de papier à demi consumé et me le tendit. Je le tournai et le retournai entre mes doigts ; le philosophe sourit légèrement :

« Vous n’y voyez rien d’extraordinaire, n’est-ce pas ? et vous devez singulièrement vous étonner que ce chiffon de papier m’ait donné, en grande partie, la clef de l’énigme… Mais prenez-le avec des pincettes et laissez-le quelques secondes près de la flamme de la cheminée, puis vous le regarderez attentivement et vous comprendrez alors la surprise que j’ai montrée l’autre jour. »

Je fis ce qu’il me disait. Le papier fortement chauffé se tordit en spirale. Je le déroulai et y vit très distinctement peints à l’encre bleue les signes suivants :

« Je vous avoue, dis-je au philosophe en secouant la tête, que je ne suis pas plus avancé que tout à l’heure. J’attends de vous l’explication de ce singulier rébus…

– Ceci est toute une histoire, me répondit Maximilien Heller en se renversant dans son fauteuil. Je conviens que j’aurais moi-même cherché bien longtemps la solution du problème qui vous embarrasse, et que je ne l’aurais peut-être jamais trouvée, si je n’avais été merveilleusement secondé par les circonstances.

« Je vous ai dit que je fus autrefois avocat et que je plaidai quelques causes.

« C’était en 1832. Je faisais alors mon stage, et j’avais cette ardeur et ce zèle qui dévorent, d’ordinaire, les jeunes gens qui débutent au barreau.

« Une des premières défenses que l’on me confia d’office fut celle d’un certain Jules Lanseigne, compromis dans une mystérieuse affaire dont la justice n’a jamais bien pénétré le secret. Il s’agissait d’une association de malfaiteurs qui avaient, à plusieurs reprises, terrifié les habitants de Paris par des vols d’une audace inouïe. Ils étaient si habilement conduits, que ce ne fut qu’après de longues années, et grâce au génie d’un célèbre policier d’alors, qu’ils purent être arrêtés.

« Encore tous ces hommes ne tombèrent-ils pas sous la main de la justice. Trois prévenus seulement comparurent aux assises. C’étaient Jacques Pichet, Paul Robert et Jules Lanseigne, dit Petit-Poignard.

« Le chef qui les dirigeait avec une si prodigieuse habileté échappa à toutes les recherches ; les prévenus refusèrent obstinément de faire connaître son nom. On sut seulement qu’il était désigné dans la bande par le sobriquet de Boulet-Rouge. On trouva aussi sur l’un d’eux des lettres écrites en hiéroglyphes presque indéchiffrables dont quelques-uns seulement furent devinés par l’illustre policier qui avait arrêté ces bandits.

« Le premier accusé fut condamné à mort, le second à vingt ans de travaux forcés, et mon client, contre lequel des preuves concluantes manquèrent, à cinq années de prison seulement.

« Ce procès m’avait vivement intéressé, et j’avais eu, avec le chef de la police de sûreté dont je vous parle, de fréquents entretiens. Il me raconta, avec un grand luxe de détails, tous les incidents et toutes les péripéties de la lutte qu’il soutenait depuis quatre ans contre ces malfaiteurs, lutte qui avait fini par amener trois d’entre eux sur les bancs de la Cour d’assises.

« Hélas ! le pauvre homme mourut sans avoir eu la consolation d’arrêter le chef de la bande, et je crois que ce chagrin hâta sa fin. Il m’avait expliqué avec une lucidité merveilleuse les signes hiéroglyphiques trouvés sur ces malfaiteurs ; et c’est grâce à ses leçons et à mes souvenirs que j’ai pu déchiffrer ce rébus.

« Je vais vous l’expliquer en deux mots :

« D’abord vous remarquerez que nous n’avons ici qu’un fragment de lettre, un post-scriptum, ce qu’indiquent ces deux lettres P. -S. Le corps de la lettre a malheureusement été consumé par la flamme.

« Voici la signature : ce signe veut dire Boulet Rouge. C’est le sceau de cet adroit bandit qui fut, à lui seul, plus fort et plus habile que la police tout entière.

veut dire : écris.

« Voici le signe qu’adopta Petit-Poignard (c’est, je vous l’ai dit, le sobriquet de mon ancien client Jules Lanseigne).

« DZ. Ces messieurs mettaient leurs lettres en chiffres et leurs chiffres en lettres. D, qui est la quatrième lettre de l’alphabet, veut dire 4, et Z, la dernière, signe 0. – Donc 40.

« . (V). Ces deux parenthèses entre deux points signifient une rue de Paris. Ils avaient catalogué ainsi toute la capitale. Chaque rue, chaque passage, chaque impasse étaient désignés par un signe particulier :. (). veut donc dire rue. Restait à déchiffrer l’initiale V. Le premier nom qui se présenta à mon esprit fut celui de Vaugirard. La suite de mon récit vous prouvera que cette supposition était vraie.

« Voici enfin le dernier signe . Celui-ci m’a donné beaucoup plus de peine, et ce n’est qu’après m’être longtemps creusé la tête que j’ai trouvé ce qu’il veut dire. J’ai cherché loin, ainsi qu’il arrive souvent, le sens qui aurait dû m’apparaître le premier. Enfin, et après des réflexions et des tâtonnements sans nombre, j’ai traduit ce signe : Louis.

« Voulez-vous maintenant l’explication de la phrase entière ? La voici :

Boulet-Rouge

P. S. – Écris-moi chez Petit-Poignard, 40, rue de Vaugirard ; – mon nom d’emprunt est Louis.

« Cependant il fallait vérifier mes suppositions. Le n° 40 de la rue de Vaugirard est l’hôtel du Renard-Bleu. Je me déguisai le mieux que je pus, – et vous devez vous apercevoir que j’ai quelque talent dans ce genre, – puis j’allai me promener en long et en large sur le trottoir en face de l’hôtel, observant avec attention tous ceux qui entraient ou sortaient.

« Enfin, et après une demi-heure d’attente, je vis s’avancer un petit homme un peu replet, à la physionomie lourde et intelligente, en qui je reconnus, du premier coup d’œil, mon ancien client, Jules Lanseigne, dit Petit-Poignard. L’ancien voleur, sorti de prison depuis deux ans, avait choisi, pour se réhabiliter aux yeux de la société, la profession d’aubergiste.

« Il entra dans l’hôtel, je le suivis, et au moment où il allait monter l’escalier je lui frappai sur l’épaule.

« Il tressaillit, et, se retournant, me dit d’un ton bourru :

« – Que me voulez-vous ?

« – Vous êtes bien Jules Lanseigne, n’est-ce pas ? »

Il fronça les sourcils et me regarda en dessous.

« – Oui, répondit-il en hésitant… Pourquoi me demandez-vous cela ?

« – J’ai deux mots à vous dire en particulier ; veuillez m’accorder un instant d’entretien. »

« L’aubergiste, que je savais fort lâche, pâlit visiblement et parut vouloir songer à la retraite. Mon costume noir et la grande barbe dont j’avais orné mon menton me faisaient sans doute regarder par lui comme un homme de la rue de Jérusalem.

« Mais, pour empêcher qu’il ne m’échappât, je le pris par le bras, j’ouvris la porte de la petite salle du rez-de-chaussée, et, après m’y être enfermé avec lui, je mis la clef dans ma poche.

« Il claqua des dents. Je le surveillai du coin de l’œil, et comme il essaya de porter la main sous son gilet :

« – Prenez garde !… lui dis-je vivement : vous voyez que je vous connais, puisque du premier coup je vous ai appelé par votre nom, et je sais que vous jouez du poignard avec une grande dextérité, bien que le 18 août 1832 vous n’ayez été condamné qu’à cinq ans de prison, faute de preuves contre vous. »

« Je tirai un pistolet de ma poche.

« – Mettez-vous ici », continuai-je, en plantant une chaise à un bout de la table.

« J’allai m’asseoir à l’autre bout, mon pistolet devant moi.

« – Et maintenant, lui dis-je, causons. »

« Il s’assit plus mort que vif. Son regard en dessous se portait alternativement sur le pistolet et sur moi avec une expression à la fois craintive et féroce.

« – Vous voyez, repris-je avec un grand calme, que vous êtes entre mes mains. Vous ne pouvez ni fuir, ni vous débarrasser de moi par un crime. Le petit bijou que voici peut vous loger une balle dans le cœur sans beaucoup de bruit et avant même que vous ayez le temps de crier au secours. Je n’ai pas, d’ailleurs, l’intention de vous faire du mal ; mais il vous faut répondre avec franchise aux questions que je veux vous poser.

« Nommez-moi tous les voyageurs qui, en ce moment, habitent votre hôtel.

« – Eh ! le sais-je ! fit-il de son ton bourru en levant les épaules et sans me regarder… Laissez-moi consulter mon registre… Il vient tant de monde ici ! On reste un jour, deux jours, puis on s’en va !… Je ne peux pas connaître par cœur le nom de tous mes clients !…

« – Bien !… s’il en est ainsi, je vais aider votre mémoire. Qui avez-vous d’abord au troisième étage ?

« – Je n’en sais rien.

« – Est-ce une femme ?

« – Non.

« – Un homme seul ? »

« Il hésita une seconde.

« – Oui.

« – Et vous ne connaissez pas du tout cet homme ?

« – C’est un commis voyageur… je crois. Il est arrivé hier dans la soirée.

« – Bon !… Et au second étage ?

« – Un étudiant en droit, un employé au Luxembourg.

« – Est-ce tout ?

« – Oui.

« – Parfait. Et au premier, qui avez-vous ?

« – Un professeur de piano.

« – Seulement ?

« – Oui.

« – Vous mentez ! »

« La face rubiconde de l’aubergiste pâlit.

« – Il faut que vous me disiez quel est le locataire dont vous essayez de me cacher la présence.

« – Voulez-vous voir mon registre ?

« – Non, je veux que vous parliez. Je ne vous laisserai pas sortir d’ici. Je vous connais ; vous pourriez tenter de m’échapper. »

« L’aubergiste, troublé, s’agita sur sa chaise. Mon regard, qui ne le quittait pas, paraissait le mettre au supplice.

« – Je vous ai dit que je voulais une réponse.

« – Et s’il ne me plaît pas de vous la faire ? »

« Je pris le pistolet et le dirigeai vers lui.

« – Je vous tue comme un chien ! » répondis-je froidement.

« Il fit un soubresaut de frayeur, puis me regardant avec l’insolence du gouailleur parisien :

« – Ah ! vous n’oseriez pas, dit-il ; je me moque de votre menace… Vous essayez de me faire peur… Un coup de pistolet fait trop de bruit… Non… vous n’oseriez pas tirer !

– Tenez, continuai-je avec le même flegme en désignant du doigt une des roses pâlies qui s’épanouissaient sur le papier de la salle… Vous voyez cette fleur ? »

« Je dirigeai mon pistolet sur le mur, on entendit un bruit à peine comparable à celui d’un coup de fouet et la rose fut couverte d’une tache noire.

« – Cette tache est une balle, dis-je en me levant, et si tu hésites à me répondre, misérable, je perce ton cœur, comme j’ai percé cette fleur, avec la même rapidité et sans plus de bruit. Encore une fois, veux-tu me répondre ? »

« L’aubergiste était devenu livide. Sa fanfaronnade avait fait place à une indicible terreur.

« Il ouvrit la bouche pour parler ; mais, s’arrêtant soudain, il frappa violemment du poing sur la table.

« – Non, s’écria-t-il, je ne puis pas dire cela !

« – Ah ! tu ne peux pas le dire !… Ah ! tu refuses de me répondre !… Eh bien, je sais, moi, le nom de cet homme… C’est le frère du misérable qui a comparu avec toi aux assises et qui s’est évadé de Toulon… Il s’appelle Joseph Pichet !

« – Ce n’est pas vrai ! s’écria Lanseigne dont le front s’éclaira soudain : il se nomme Louis Ringuard ! »

« La réponse de Lanseigne me prouva que ma ruse avait réussi !

« J’avais deviné juste ! Louis était le nom de guerre du bandit. En un bond, je fus près de l’aubergiste, je le saisis au collet, le fis pirouetter sur lui-même et le poussai avec vigueur vers un coin de la chambre. Avant qu’il fût revenu de sa surprise, j’étais sorti de la salle, dont je fermai derrière moi la porte à double tour.

« Je me hâtai de rentrer chez moi pour ôter mon déguisement et me remettre en campagne. »

Maximilien s’était tellement animé pendant ce récit, qu’il s’arrêta un instant pour reprendre haleine.

« Ainsi, lui dis-je après un moment de silence, l’auteur du crime, selon vous, est cet ancien chef de bande ?

« – Je n’en sais rien… je n’en sais rien… répondit-il avec vivacité, je tâche de connaître les événements ; j’en tirerai plus tard les conséquences.

« Voilà donc un premier fait qui m’est acquis :

« On a trouvé dans la chambre de M. Bréhat-Kerguen une lettre signée du nom de Boulet-Rouge.

« Je continuai mes investigations sans perdre de temps. J’achetai chez un fripier un costume de paysan ; je coupai mes cheveux que je couvris d’une perruque blonde, et rasai ma moustache.

« Une heure après, je sonnai à l’hôtel Bréhat-Lenoir.

« M. Prosper m’ouvrit et ne me reconnut pas.

« – Que voulez-vous ? me demanda-t-il d’un ton qui me prouvait qu’il observait moins envers ses inférieurs qu’envers ses supérieurs les règles d’une obligeante politesse.

« – Je cherche de l’ouvrage, répondis-je de l’air le plus niais que je pus prendre, et je voudrais me placer comme valet de chambre.

« – Avez-vous déjà servi ?

« – Oui, en province.

« – Ah ! en province ! Je n’aime pas les gens de province !… Croyez-vous donc que M. Bréhat-Kerguen va prendre pour domestique le premier venu ? Il a été bien instruit, allez, par l’exemple de son pauvre frère, mon défunt maître.

« – Mais, fis-je en insistant, ne pourrais-je pas le voir ?

« – Ma foi ! revenez quand vous voudrez ; seulement il ne fait qu’entrer et sortir, et vous aurez difficilement l’occasion de le rencontrer, je vous préviens.

« – C’est bon, je reviendrai, dis-je en secouant la tête et en poussant un soupir bruyant… Ah ! les pauvres gens ont bien de la peine à gagner leur vie ! »

« Au moment où j’allais me retirer, la sonnette retentit violemment.

« – Ah ! tenez, fit l’intendant en se suspendant au cordon, voici sans doute M. Bréhat-Kerguen. »

« C’était lui en effet. Vous vous rappelez peut-être que nous l’avons déjà aperçu quand il passa sous les fenêtres de la salle, le jour de l’autopsie.

« M. Bréhat-Kerguen peut avoir une cinquantaine d’années. Il est de forte taille, avec un cou de taureau, des bras d’une longueur remarquable, des mains énormes et couvertes de poils.

« Il y a en lui quelque chose de rude et de sauvage. On voit qu’il a toujours vécu loin des villes, dans son château de Bretagne, au milieu de ses bruyères, comme un sanglier dans sa bauge.

« Ses cheveux grisonnants sont très ébouriffés. Une mèche plus foncée lui tombe sur le front obliquement et va rejoindre ses gros sourcils noirs qui abritent des yeux gris très vifs. Son teint est fortement coloré, ses lèvres épaisses ; il porte une barbe grise taillée en brosse, et marche en traînant un peu la jambe gauche. C’est, en somme, un assez vilain personnage.

« Son premier regard tomba sur moi.

« – Hein ! dit-il à l’intendant avec un grognement semblable à celui d’un ours… Qui est celui-là ? »

« M. Prosper courba l’échine trois ou quatre fois et lui dit ce qui m’amenait.

« – Un domestique ? reprit le Breton en haussant les épaules. Et que voulez-vous que j’en fasse ? J’en ai plus qu’il ne m’en faut… des domestiques ! »

« Il nous tourna le dos et commença à monter l’escalier. J’étais fort inquiet du succès de mon entreprise, lorsque M. Bréhat-Kerguen, se ravisant, s’arrêta sur une marche et me cria sans se retourner :

« – Au fait !… montez avec moi !… »

« Je le suivis. Arrivé au second étage, il tira une clef de sa poche et l’introduisit dans la serrure. Avant d’ouvrir, il fit jouer le pêne cinq ou six fois de suite, comme pour s’assurer qu’on n’était pas venu en son absence, puis poussa la porte, et, quand je fus entré, la referma sur moi.

« Je me trouvai dans une chambre très simple qui donnait sur la cour.

« Devant la fenêtre, une table à écrire ; au fond de la pièce, un grand lit à baldaquin, quelques chaises et deux fauteuils couverts de velours d’Utrecht : voilà pour l’ameublement. Près de la cheminée, une grande malle en cuir.

« C’est en furetant derrière cette malle, je l’ai su depuis, que M. Prosper a trouvé le billet de Boulet-Rouge.

« M. Bréhat-Kerguen ouvrit la fenêtre, poussa les persiennes qui étaient à demi fermées, et le grand jour pénétra dans la chambre.

« Il planta une chaise devant la fenêtre :

« – Asseyez-vous là ! » me dit-il.

« Il se plaça lui-même le dos au jour et commença à m’interroger sur mes antécédents, mes habitudes, mes relations, etc., etc., avec toute la minutie d’un juge d’instruction exercé. Mais j’avais composé, chemin faisant, une fable que je lui débitai sans hésiter ni me couper ; et plus ses questions étaient précises, plus mon esprit, surexcité par cette sorte de lutte, me fournissait des réponses catégoriques et conformes au rôle que je jouais.

« Il paraît qu’il fut satisfait de cet examen, car après avoir réfléchi quelques instants, en se promenant de long en large dans la chambre, il s’arrêta de nouveau devant moi et me dit :

« – C’est bon, je vous prends à mon service. Nous partirons pour la Bretagne… le plus tôt possible… Descendez et dites à l’intendant de venir me parler. »

« J’étais dans la place !… »

Share on Twitter Share on Facebook