II

Arrivée à Tamatave

Trois mois auparavant, je me reposais à la Réunion d’un voyage autour du monde (le quatrième), quand je reçus une lettre ainsi conçue de M. Joël Le Savoureux, vice-résident français à Tamatave :

« Vohémar, 29 juin 1886. »

« Monsieur,

« Conformément à ma promesse, je vous ai écrit de Madagascar ; mais, contrairement à mon attente, je ne suis pas monté à Tananarive ; je n’ai donc pu entretenir M. le Résident général de votre intéressant et patriotique projet.

« Je suis à Vohémar pour une quinzaine de jours ; je monterai prochainement à la capitale ; mais ne sera-t-il pas trop tard ? Serez-vous encore dans l’Océan Indien ? Ecrivez-moi à Tamatave.

« Agréez, etc.

« Joël Le Savoureux,

« Vice-Résident à Madagascar. »

Ces mots « votre projet » s’appliquaient à un dessein que j’avais formé et au sujet duquel je m’étais ouvert à M. Joël Le Savoureux, qui devait, ainsi qu’il le faisait entendre dans sa lettre, en parler à notre résident général, M. Le Myre de Vilers.

Sachant que la reine aimait tout ce qui a rapport à la magie, j’avais pensé que, à l’aide de mon habileté de prestidigitateur, habileté au sujet de laquelle je n’ai pas à faire de modestie puisqu’elle a été mainte fois constatée et qu’elle m’a valu l’honneur d’être appelé à faire des conférences en Sorbonne, j’avais pensé, dis-je, que je pourrais agir sur l’esprit de Sa Majesté et la disposer favorablement pour la France. Inutile de dire que je n’avais là d’autre but que le bien de mon pays, et qu’il ne fallait pas une moindre considération que celle-là pour me décider à entreprendre un voyage aussi coûteux que fatigant, rien ne me garantissant que je dusse être remboursé des frais considérables qu’il devait entraîner.

Sur l’invitation de M. Joël Le Savoureux, je me décidai à m’embarquer pour Tamatave, où j’arrivai, accompagné de mon secrétaire, M. Pappasogly, et d’un domestique.

Je dois dire que ce dernier ne resta pas longtemps à mon service ; à peine débarqué à Tamatave, je m’aperçus que mon drôle me volait outrageusement, non mon argent, ce que je lui aurais peut-être pardonné, mais une chose infiniment plus précieuse là-bas, mon vin, dont je n’avais qu’une petite provision, destinée surtout aux cas de maladie et que j’avais grand soin de ne pas prodiguer inutilement. De plus, monsieur faisait le joli cœur avec les demoiselles malgaches, ce qui ne me convenait pas davantage. À peine arrivé donc, je le fis rembarquer… pour une destination inconnue.

M. Gaudelette, qui commande aujourd’hui la Garde républicaine de Paris, commandait alors la gendarmerie de toute l’île. Il vint au-devant de moi, au sortir du bateau, pour me souhaiter la bienvenue, ainsi que M. Buchard, lieutenant de vaisseau, vice-résident à Tananarive, et que je connaissais de longue date. M. Buchard avait été chargé, par le Résident général, d’une mission qui avait trait aux travaux à exécuter dans le port de Diego-Suarez, pour la délimitation du territoire, d’après les conventions établies par le traité signé le 17 décembre 1885, entre le gouvernement français et le gouvernement hova.

M. Buchard me fit le meilleur accueil et m’invita à dîner.

De son côté M. Gaudelette m’avait présenté à la princesse Juliette, ancienne reine des Sakalaves, dont Mme Pfeiffer, la célèbre voyageuse, parle longuement dans son voyage à Madagascar, sous le nom de Mlle Julie.

Cette princesse avait été détrônée par le chef hova Rainilaïarivony, alors et aujourd’hui encore Premier Ministre et mari de la reine. Elle était déjà très âgée quand je la vis et j’ai eu, il y a quelque temps, le regret d’apprendre sa mort. Qu’on se figure Alexandre Dumas père en femme ; mais plus grosse encore, une mastodonte qui pouvait à peine se mouvoir. Cela ne l’empêchait pas d’avoir beaucoup de gaieté, de vivacité et d’esprit. Elle avait été élevée à Bourbon et parlait parfaitement le français. De plus, catholique très fervente, elle n’aurait jamais manqué ni la messe ni un office.

Dès qu’elle m’aperçut, elle s’écria de sa bonne grosse voix réjouie :

– Champagne ! Champagne et Ve Clicquot !

Car, à Madagascar comme dans tous les pays étrangers, le champagne joue toujours un très grand rôle ; on prétend même qu’il est des villes où on en boit plus qu’il ne s’en fabrique en France.

Du reste les frères Bontemps, négociants français établis à Tamatave, où ils ont fondé une importante maison de commerce, s’efforcent, avec le patriotisme le plus absolu, d’introduire dans l’île nos produits nationaux et principalement nos vins les plus renommés.

Même, afin d’encourager ceux des Malgaches à qui leur fortune permet d’en faire usage, ils ont imaginé de le leur présenter sous l’égide de la reine en faisant décorer leurs bouteilles d’un portrait de Sa Majesté, plus ou moins ressemblant ; aussi n’y a-t-il pas de repas un peu recherché à Tamatave ou à Tananarive, qu’il n’y figure du vin de Champagne Ranavalo III.

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