III

Séance chez M. Buchard

Quelques jours après mon arrivée, pour satisfaire au désir de M. Buchard, je donnai une séance de magie et de prestidigitation à ses invités.

Ne trouvant pas de local à ma convenance, je m’installai dans un hangar ; une planche, posée sur des tréteaux, devait me fournir une table. On y étendit un tapis, prêté par la princesse Juliette.

M. Buchard avait invité Rainidryamanpandry (ces noms malgaches sont terribles), aujourd’hui gouverneur de Tamatave et commandant alors le camp de Souadiram, situé à quelques kilomètres de là, ainsi que quelques officiers de son armée.

Je n’étais pas fâché de cette occasion de donner un échantillon de mes talents devant ces personnages ; c’était le meilleur moyen pour que la connaissance en parvînt aux oreilles de la reine.

Ne voulant pas déballer les grosses pièces mécaniques, les instruments enfermés dans mes malles, et désirant en outre augmenter mon prestige en conservant mes expériences les plus extraordinaires pour le jour où je serais, comme je l’espérais, admis devant Sa Majesté, je me contentai de faire quelques exercices qui ne demandaient pas un grand déploiement d’appareil, exercices qui, pour faire moins d’effet, ne sont pas les moins appréciés des vrais amateurs, et qui, dans le cas présent, devaient être suffisants pour me donner un grand renom d’habileté.

J’avais pris dans ma poche un jeu de cartes ; je priai plusieurs de ces messieurs de vouloir bien en penser chacun une ; ils furent dans la stupéfaction quand, sans avoir seulement touché au jeu, je pus leur nommer l’une après l’autre les cartes qu’ils avaient choisies et que je tirai, l’une de dessous le tapis, où pourtant il était difficile que je l’eusse mise, l’autre de la poche de M. Buchard, l’autre de la mienne, une quatrième du fichu de la princesse Juliette, à qui cette découverte fit pousser des éclats de rire formidables. La carte du gouverneur n’avait pas paru. Je la lui nommai néanmoins. C’était le valet de trèfle (l’officier de trèfle, comme il disait). Je lui demandai où il voulait que cette carte se trouvât.

Il jeta les yeux autour de lui.

– Là, dit-il, en désignant une des bougies qui brûlaient dans un candélabre posé sur la table.

Il me regardait avec malice, croyant m’embarrasser.

On devine sa surprise quand, la bougie ayant été enlevée et brisée, on en retira le valet en question.

Son étonnement aussi bien que celui des spectateurs n’avait rien que de bien naturel, si l’on réfléchit qu’ils n’avaient jamais entendu parler de suggestion ou de magnétisme, et ne pouvaient, par conséquent, deviner que je leur imposais ma volonté. Ma divination devait leur sembler tenir de la sorcellerie.

Or les sorciers ne sont pas traités avec indulgence à Madagascar ; on les invite à boire le tanghin, un poison qui tue instantanément, ou bien ils sont précipités d’une sorte de roche tarpéienne appelée Ampamarinana, située à Tananarive ; le souverain s’empare de leur fortune, et sa femme ainsi que ses enfants deviennent esclaves.

Quelque surprise que je causasse à mes spectateurs, ils ne semblaient pas disposés à user envers moi de ce traitement cruel, et je continuai sans inquiétude la série de mes expériences.

J’arpentais depuis quelques instants le salon servant de salle de spectacle, mon menton dans la main et le caressant d’un air assez perplexe ; je m’approchai de M. Buchard, comme étant le maître de la maison :

– Vraiment, dis-je, avec hésitation et embarras, je ne sais comment m’excuser, mais je m’aperçois que j’ai commis une extrême inconvenance. Je me suis présenté ici sans avoir pris la peine de me raser. Je ne sais vraiment comment j’ai pu me laisser aller à un pareil oubli. Mais il y a ici tout près un barbier ; ordonnez, s’il vous plaît, qu’on l’envoie chercher. Ces messieurs voudront bien m’excuser si je fais ma barbe devant eux.

L’interprète ayant traduit ces paroles, la réponse ne se fit pas attendre.

– Oui, oui, que le barbier vienne, fut-il répondu à l’unanimité : on pressentait qu’il y avait quelque chose là-dessous.

Quelques instants après, le personnage attendu faisait son entrée dans la salle, muni de tout ce qu’il lui fallait pour exercer son art, c’est-à-dire : un plat à barbe, un blaireau, du savon, de l’eau, etc. C’était un compatriote dont j’avais, le matin même, admiré l’agilité à manier le rasoir, lui ayant déjà confié mon menton, et je l’avais prévenu, non pas qu’il eût à me servir de compère, je n’en avais pas besoin, mais qu’il se tînt prêt à me faire la barbe quand je l’enverrais chercher.

Il regarda avec étonnement autour de lui en entrant, n’étant pas habitué à procéder en si nombreuse et surtout en si brillante société. Croyant s’être trompé, il allait se retirer fort penaud, lorsque, prenant une chaise, m’y installant et nouant la serviette autour de mon cou, je lui dis :

– Allons, commence, et tâche de ne pas me couper !

– Mais je vous ai déjà rasé ce matin, me dit-il.

– Possible, mais il faut croire que tu ne t’y es pas bien pris : regarde plutôt.

– Il n’y paraît pas, s’écria-t-il saisi d’étonnement à la vue de mon menton tout noir et en jetant les bras en l’air. Je n’ai jamais vu de barbe pousser si vite.

– Laisse là tes réflexions, mon ami, et dépêche-toi de te mettre à l’ouvrage ; il ne faut pas faire attendre ces messieurs : ce sont gens d’importance.

En deux ou trois coups de rasoir il eut fini.

– Mon garçon, dis-je, en passant la main sur ma joue droite, c’est fort bien par ici ; mais par là ?

Et je montrai ma joue gauche.

– Je croyais pourtant avoir rasé les deux côtés, murmura l’artiste un peu interloqué. Il paraît que je me suis trompé.

Et il se remit au travail.

– Voilà qui est fait ! dit-il au bout d’un instant.

– Comment ! repris-je, fait ? vous voyez bien que non.

Une barbe épaisse couvrait ma joue droite.

Le pauvre garçon me regarda d’un air ahuri.

Pour le coup, il était bien sûr, disait-il, de m’avoir rasé des deux côtés.

Rainidryamanpandry s’était approché ainsi que M. Buchard et quelques autres spectateurs, pour suivre l’opération de plus près. Même la princesse Juliette avait roulé jusque-là sa massive personne et riait de tout son cœur de l’air du pauvre barbier qui ne comprenait rien à ce qu’il voyait.

Elle n’y comprenait rien non plus, de même que tous ceux qui se trouvaient là ; mais cela ne les empêchait pas, les uns et les autres, d’admirer la rapidité avec laquelle le poil poussait sur ma joue, et de s’en amuser fort.

– Ça va comme par le télégraphe ! dit l’énorme princesse.

Le barbier était parvenu, en s’y reprenant une demi-douzaine de fois, à raser les deux côtés de ma figure.

– Puisque vous parlez de télégraphe, princesse, dis-je, voulez-vous que je vous enseigne la manière d’en établir un à très bon marché, en attendant celui qui est projeté entre Tamatave et Tananarive ? Désirez-vous savoir des nouvelles des amis que vous avez là-haut, à la Capitale ?

– Non ; j’aimerais mieux en avoir de ceux de Bourbon.

On se rappelle que la princesse y avait été élevée ; elle y était retournée plusieurs fois depuis, avant que sa corpulence l’empêchât de se mouvoir, et elle y avait conservé des relations qu’elle aimait à entretenir.

– À vos souhaits ! dis-je.

Je demandai un verre à pied en cristal, afin qu’on pût s’assurer qu’il n’y avait pas de supercherie dans ce que j’allais faire, et, le donnant à tenir à la princesse, j’y fis entrer une pelote de laine tricolore – les souvenirs de la patrie ne me quittant jamais – que je pris dans ma poche.

Je tirai alors le bout de la laine qui se trouvait par-dessus et je le mis entre les mains de la princesse en lui disant de l’approcher de sa bouche, de pousser le cri : Hallô ! hallô ! et de faire ensuite sa demande.

– Hallô ! hallô ! répéta la bonne grosse personne d’une voix telle que les murailles du hangar en tremblèrent : Hallô ! hallô !

– Maintenant, le nom et l’adresse de la personne avec laquelle vous désirez entrer en communication.

– Le nom ? M. Lacour ; l’adresse, rue de Paris, à Bourbon.

– C’est bien. – Dites maintenant ce que vous voulez savoir, repris-je.

– Je veux savoir, poursuivit la princesse, toujours l’extrémité de la pelote de laine près des lèvres, si le petit enfant qu’attendait M. Lacour est venu au monde et si c’est un garçon ou une fille.

– C’est tout ? bon ! maintenant déroulons le câble.

Et je me mis à dévider la laine, la pelotonnant à mesure sur mes doigts, pendant que tous suivaient mon opération avec attention, sans me quitter un instant des yeux.

– Si l’un de ces messieurs veut bien dévider à son tour… dis-je.

Et je remis la pelote à l’une des dix paires de mains qui se tendirent pour la recevoir.

Au bout de quelques instants on commença à voir apparaître un petit bout de papier de la couleur habituellement employée pour les dépêches ; mais qu’est-ce qui empêche qu’on dévide de la laine sur un papier bleu ? L’officier qui la déroulait pelotait avec ardeur ; il avait hâte, comme tous les spectateurs, de voir si réellement ce papier était un télégramme. Il faut croire que c’en était un en effet, car, la princesse Juliette l’ayant déplié, on put lire ces mots, imprimés à la manière habituelle : – La Réunion – Saint-Denis, 9 h. 45 du soir.

« Père depuis ce matin – Garçon – La mère et l’enfant se portent bien. Signé : Lacour. »

Par le plus grand des hasards, il se trouva que l’enfant que ce M. Lacour attendait, et qui vint au monde en effet vers cette époque, était précisément un garçon, de sorte que la bonne princesse ne sut jamais si le télégramme lui arrivait réellement de Bourbon… ou d’ailleurs.

Quant aux autres personnes présentes, à l’exception de M. Buchard qui soupçonnait sans doute les moyens auxquels j’avais recours, elles ne surent pas davantage à quoi s’en tenir ; mais cela ne les empêcha pas – au contraire – d’être émerveillées et de m’applaudir avec enthousiasme.

Le général commandant Rainidryamanpandry avait pris tant de plaisir à me voir faire mes expériences qu’il fallut absolument que je lui promisse d’aller donner une séance au camp de Souadiram en y passant pour me rendre à Tananarive, ce à quoi je m’engageai séance tenante.

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