La vie dangereuse

Blaise Cendrars

(1938)

Une enfance mouvementée. De La Chaux-de-Fonds en Suisse, où il est né le 1 er  septembre 1887, le petit Frédéric Louis Sauser, Freddy pour les familiers, est trimballé, par un père inventeur malchanceux et une mère maladive, en Égypte, à Naples, à Bâle, puis il est expédié en Allemagne ; pensionnaire fugueur, il est récupéré à Neuchâtel où on le contraint à suivre les cours de l’École de commerce auxquels il préfère les échappées en voilier sur le lac, les lectures interdites et la solitude.

Il a seize ans et une nature sauvage en révolte. Il fuit sa famille, son pays. En compagnie d’un trafiquant nommé Rogovine, il traverse l’Allemagne industrielle, découvre Moscou et le sang des fusillades sur la neige, part sur le Transsibérien vendre de la pacotille européenne aux Asiatiques. Le voyage l’initie à la dureté, à la cruauté de la vie et l’éveille aux profondes questions qui tourmentent l’adolescent – sur lui-même, sur le sens de l’existence, sur le désespoir. La seule réponse serait-elle la poésie ? À Saint-Pétersbourg, jusqu’en 1907, il travaille chez un joaillier suisse. Contrastes : d’une part, les gemmes, l’or, les aristocrates, de l’autre, les révolutionnaires, le « dimanche rouge » avec l’hécatombe du tir des gardes du tsar contre les manifestants, le maniement des bombes et la clandestinité. À la bibliothèque impériale dont il est un habitué, un vieux bibliothécaire, R. R., le remarque et l’encourage à écrire. Freddy commence alors sérieusement à noter ses lectures, ses pensées, dans des cahiers d’écolier, habitude qu’il gardera sa vie durant.

De retour en Suisse, il est étudiant en médecine à Berne. Il attend de cette discipline les réponses à ses interrogations sur l’homme, son psychisme, son comportement. Déçu, il se tourne alors résolument vers les lettres et la musique. Il sait désormais que seule l’écriture sera à la fois son esclavage et sa liberté. Sous l’influence du Latin mystique de Remy de Gourmont, il écrit ses premiers poèmes : Séquences.

Après un court séjour de misère à Paris, il retourne à Saint-Pétersbourg, écrit son premier « roman », Moganni Nameh, lit Schopenhauer, médite. Sa recherche s’éclaire soudain de l’intuition de la réalité : l’unité, seule source de toutes les manifestations de la création : « Le monde est ma représentation. »

Il s’embarque pour New York. L’Amérique, la mécanisation, l’efficacité, l’inutilité, la vitesse lui révèlent le modernisme, le « bouleversement des voies anciennes » : sa poésie en portera la marque. Pauvre, affamé, acharné plus que jamais à trouver son style, son mode d’expression, dans une inspiration venue des profondeurs il trouve son nom – Blaise Cendrars, resurgi de ses cendres – et le langage, lyrisme réinventé, qui renouvellera la poésie française. Il écrit son premier grand poème, Pâques à New York.

De retour à Paris, sûr de sa vocation, il fonde une revue, les Hommes nouveaux, rencontre Apollinaire qui reconnaît son exceptionnel talent. Cendrars se lie d’amitié avec les jeunes artistes dont il affirme le génie : Chagall, Léger, Survage, Csaky, Archipenko, Modigliani, Robert et Sonia Delaunay. Il écrit la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. L’édition, illustrée des couleurs simultanées de Sonia Delaunay, un livre-objet de deux mètres, plié en accordéon dont les cent cinquante exemplaires atteignent la hauteur de la tour Eiffel, sera le sujet d’une vive polémique dans la presse et les cafés de Montparnasse, jusqu’à la veille de la guerre.

Blaise Cendrars, personnage haut en couleur, est maintenant considéré comme le grand novateur, poète du monde moderne. La guerre éclate : il s’engage dans la Légion étrangère. En septembre 1915, en Champagne, un obus lui arrache la main droite, la main de l’écrivain.

L’amputation le confirme dans sa destinée : il écrira de la main gauche. Son inspiration est comme magnifiée. Il publie la Guerre au Luxembourg, dérisoire jeu des enfants dans le jardin où il a coutume de promener sa souffrance ; puis le troisième de ses poèmes homériques : le Panama ou l’aventure de mes sept oncles et Dix-neuf poèmes élastiques ; la Fin du monde filmée par l’ange Notre-Dame et encore l’Eubage, prémonitoire expédition intersidérale, aux antipodes de l’unité ; puis J’ai tué et Profond aujourd’hui, etc.

Il dirige, avec Jean Cocteau, les Éditions de la Sirène. Ses publications, Villon, Poe, Nerval, Baudelaire, Lautréamont… sont autant de clés qui aident à comprendre l’homme et son œuvre.

Cependant, l’atmosphère de Paris, avec ses « écoles », ses cénacles, ses rivalités, ne convient pas à son besoin d’indépendance et d’authenticité. Il ne peut adhérer à aucune forme de systématisation – fût-ce celle de dada, lui qui a été dada avant la lettre, ou du surréalisme qui lui apparaît déjà dépassé. Il quitte la ville, se terre pour travailler dans de petits villages des environs ou encore à Nice, à Cannes, à Biarritz. Le cinéma, art nouveau, le fascine. Il collabore avec Abel Gance aux films J’accuse et la Roue. En 1920, il est réalisateur à Rome. À son retour, il écrit pour les Ballets suédois la Création du monde, musique de Darius Milhaud, décors et costumes de Fernand Léger, qui sera un succès au théâtre des Champs-Élysées. En 1924, invité par les « modernistas » de Sao Paulo, il part pour le Brésil : il trouve en Amérique du Sud les dimensions de la nature et du peuple qui nourrissent son imagination.

Commence alors sa féconde période de romancier : l’Or, en 1925, est un succès mondial et bouleverse les principes du récit romanesque par son style rapide et cinématographique. Suit Moravagine immédiatement salué comme un événement capital, terrible aventure dans un univers angoissant en pleine désagrégation. Viendront ensuite le Plan de l’aiguille et les Confessions de Dan Yack, le premier livre dicté sur « rouleaux ». Il écrit aussi trois volumes de nouvelles – genre qu’il admire pour son impérative concision – en s’inspirant de faits réels, inaugurant ainsi le « reportage littéraire », dans lequel il se lance avec le Panorama de la pègre, Rhum, l’Aventure de Jean Galmot et encore Hollywood, la Mecque du cinéma…

1939. Il est sur le point de partir pour un tour du monde en voilier trois-mâts. La guerre éclate. Il s’engage comme correspondant de guerre auprès de l’Armée britannique. La débâcle, l’invasion allemande sont une tragédie insoutenable. Il se retire à Aix-en-Provence et n’écrit pas pendant trois ans. Trois années de silence, de douleur, de retraite, de lecture, de méditation. Lorsqu’il reprend sa machine à écrire, il a cinquante-six ans. Un homme nouveau. Il entre au centre même de ce qu’il veut livrer : l’autoportrait total, extérieur et intérieur, projection de l’être humain au cœur du monde. L’Homme foudroyé, la Main coupée, Bourlinguer, le Lotissement du ciel. Sa vie entière déferle dans sa prose torrentielle, rythmée, musicale, où la poésie sous-jacente est comme le sang de l’œuvre.

Aventurier, grand bourlingueur, fou de liberté, cela est vrai, à la lettre. Mais Blaise Cendrars ne fera rien pour dévoiler à ses contemporains le sens caché de ses voyages, de son aventure, de sa liberté. Il meurt, bouche cousue, le 21 janvier 1961. Son œuvre parlera pour lui.

Et aujourd’hui, on découvre que l’écriture a été pour Blaise Cendrars une rigoureuse ascèse, la recherche constamment renouvelée de la forme qui puisse le mieux représenter le sens ultime de la vie, au-delà des apparences multiples, la vérité.

Dans le Rayon vert, lors d’un voyage le long des côtes de l’Afrique, Cendrars fait la rencontre d’un homme dont il découvre, après plusieurs jours d’hostilité, qu’il fut un camarade de combat et que tous deux ont manqué de peu se connaître sur le front. J’ai saigné est une évocation cauchemardesque de la guerre, des hôpitaux, qu’illumine la présence d’une infirmière magnifique de dévouement, M me  Adrienne. Fébronio est pour Cendrars l’occasion d’une enquête sur un tueur fou du Brésil, qui se prétend poussé par Dieu à tatouer ses victimes après les avoir assassinées. Dans la Femme aimée, tout en élaborant un projet d’opéra, l’auteur retrace le drame d’une exploration en Antarctique. La Vie dangereuse (1938) épouse le rythme même de la vie d’aventurier de Cendrars. Éclatés, discontinus, ponctués par l’irruption de la TSF, par les déplacements incessants du romancier à travers le monde, ces récits illustrent magistralement le principe énoncé dans la Femme aimée : « Je suis partout chez moi. »

MIRIAM CENDRARS.

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