Anecdotique

à Consuelo.

— Comment, vous ne connaissez pas Saint-Ex ? Mais c’est un garçon que vous devriez connaître, Cendrars, il vous plairait beaucoup, c’est un homme !…

— Mais qui est-ce, commandant ?

— C’est un paladin.

— Un paladin, commandant ?

— Oh ! entendez-moi bien, ce n’est pas un de ces paladins du ciel comme nous en avons connus durant la guerre, un Guynemer, par exemple, entrant de plain-pied dans la légende parce que leur nom figurait au communiqué et concentrait en quelque sorte sur eux tous les rayons de la gloire des armées et qui nous semblaient être, à nous autres, perdus dans le rang et voués à une obscure besogne d’héroïsme, des êtres irréels, appartenant à une élite transcendantale. Non, Saint-Ex est avant tout un être très simple, tout simplement un homme, comme vous et moi, Cendrars, parce qu’il appartient à une nouvelle génération d’aviateurs, attelée, comme nous alors au front, à une besogne immense, la création de l’Aéropostale. Et je vous assure que les pilotes de ligne font du bon boulot pour la France.

Ainsi Saint-Ex est un costaud, un rude gaillard, mais c’est aussi un tendre ; c’est un batailleur qui aime les coups durs, mais c’est aussi le type le plus consciencieux du poste Juby ; c’est un as, un enthousiaste, mais c’est aussi l’homme le plus calme, le plus tranquille de la popote et, souvent, le plus taciturne de l’équipe ; mais c’est aussi un enfant terrible, car c’est un boute-en-train qui aime rire et s’amuser, et se distraire ; si c’est le pilote le plus casse-cou de la ligne, c’est aussi le camarade le plus dévoué, le copain le plus désintéressé qui se puisse imaginer car il adore payer de sa personne. Bref, c’est un poilu ! Mais c’est tout de même un paladin parce que c’est un coureur d’aventures, un chevalier errant, un chevalier servant.

C’est en ces propres termes que j’ai entendu parler pour la première fois d’Antoine de Saint-Exupéry. C’était en 1929, à bord du Noirmoutier, un cargo de la Compagnie des Armateurs Français Réunis. Je rentrais en France après un séjour au Brésil. En montant à bord, à l’escale de Pernambouc, j’avais eu la surprise et la joie de rencontrer parmi les rares passagers du vapeur le commandant Delœil, vieil officier d’artillerie à qui j’avais eu affaire au front, mais sans le connaître, une nuit, en Champagne, comme il mettait en position ses batteries et camouflait ses pièces dans les sapinières du petit bois de la Brosse à Dents et qu’à la tête de mon escouade j’en avais profité pour voler aux artilleurs un tonneau de pinard ; et voici que je rencontrais le commandant pour la deuxième fois en quelques années au milieu de l’Atlantique, et que nous bavardions comme des vieux amis au bar.

Nous parlions aviation, de la conquête de l’air, de la transformation que les grandes lignes aériennes du XXe siècle apporteraient, non pas comme les voies ferrées du XIXe siècle à l’aspect extérieur du globe, mais à la connaissance intime qu’ont les hommes de la planète Terre qui leur sert d’habitacle.

Après nous être rappelé des dates et avoir cité des noms – Blériot, Garros, Lindbergh – je venais de raconter au commandant la mort de Latham au Soudan, tué lors d’une partie de chasse, par un buffle qui l’avait chargé, quand le commandant Delœil prononça l’éloge de Saint-Exupéry et se mit à me raconter des anecdotes.

*

Des anecdotes sur Saint-Exupéry, le commandant en connaissait à foison. Depuis, beaucoup de gens m’en ont raconté d’autres : comment Saint-Exupéry se crut une nuit lépreux ; comment Saint-Exupéry, luttant avec un vent debout, le fameux « pampero », qui soufflait à 100 mètres à la seconde, c’est-à-dire à 360 kilomètres à l’heure, ce qui était la vitesse de son avion, il se crut immobile dans un fauteuil suspendu entre ciel et terre et se mit à méditer sur la philosophie d’Aristote et de Platon ; comment Saint-Exupéry, réceptionnant un hydravion à Saint-Raphaël, fit une exploration sous-marine dont il se montra enchanté, mais qui faillit lui coûter la vie. De toutes ces anecdotes, je ne veux en retenir qu’une, parce qu’elle montre le côté insouciant, c’est-à-dire l’aspect le plus pur d’un héros, – et les aventures réelles auxquelles s’expose quotidiennement un poète, pilote de ligne.

*

C’était en décembre 1927, quelques mois avant la capture de Reine et de Serre par les Maures du Rio del Oro, me raconta le commandant Delœil qui avait séjourné assez longtemps à Dakar et qui avait fréquenté tous les pilotes de l’Aéropostale. Le survol de la Mauritanie espagnole était jugé si dangereux que le courrier partait avec escorte.

Un beau matin, donc, deux avions s’envolent de Saint-Louis-du-Sénégal. Dans l’un, Guillaumet et Saint-Exupéry avec le courrier ; dans l’autre, Maurice Dumesnil, seul, faisant escorte. Avant Port-Étienne, le moteur du premier avion s’arrête, l’hélice se met en croix et l’appareil va se poser au sol en cahotant dans la brousse.

Pendant une heure, Dumesnil tourne en cercle au-dessus de l’appareil en panne. Il voit ses camarades sauter de leur carlingue et se mettre à chercher dans la brousse épineuse un champ dégagé pour lui permettre d’atterrir à son tour, prendre le courrier et continuer. Enfin il les voit s’allonger par terre dans une bande de terrain à peu près libre d’obstacle et figurer la lettre T pour lui indiquer le lit du vent. Il se pose auprès d’eux, le plus près possible, sans casse et immédiatement, les trois aviateurs transbordent le courrier comme une chose sacrée.

Mais comme l’avion de Dumesnil, un vieux Bréguet, est incapable de transporter les trois pilotes à la fois, ils décident que Guillaumet, qui est malade et miné par la fièvre, partira seul et qu’il enverra chercher ses camarades aussitôt le courrier délivré à Port-Étienne.

Saint-Exupéry et Dumesnil mettent l’avion dans le vent et Guillaumet décolle. Les deux autres le suivent des yeux. Au bout d’un moment ils le voient brusquement piquer dans les dunes et disparaître dans un vallonnement. Pris d’angoisse et craignant le pire, Saint-Exupéry et Dumesnil se précipitent.

Ils courent, ils marchent, ils n’en peuvent plus. L’un porte la boîte à pharmacie, l’autre la caisse de vivres. Ils marchent tout droit. Le soleil est de feu et ils crèvent de soif. Ils s’enfoncent dans le sable brûlant et ils pataugent dans des marigots dont l’eau fétide leur monte parfois jusqu’aux hanches. Ils sont seuls dans cette solitude. Ils tirent de temps en temps des coups de revolver pour annoncer à Guillaumet, qu’ils s’imaginent blessé, leur approche. Ils marchent pendant sept heures pour faire 10 kilomètres tellement le terrain est difficile. Saint-Exupéry, qui souffre d’une crise de rhumatisme, n’en peut plus et se demande comment il va faire pour continuer, quand soudainement, du haut d’une dune, ces deux vaillants aperçoivent l’avion de leur camarade.

L’avion est posé normalement.

L’espoir renaît.

Saint-Exupéry et Dumesnil déchargent encore une fois leurs revolvers. Guillaumet ne leur répond pas. Alors l’angoisse les reprend. Leur bon copain a-t-il été pris par les Maures ? A-t-il eu une syncope ? Est-il blessé ? Ils se remettent à courir.

Quand ils arrivent à l’avion, que voient-ils ? Guillaumet étendu sous les plans, à l’ombre, dormait paisiblement !

Ils le secouent, le réveillent, fous de joie :

— O. K. ! dit-il. Panne de moteur par suite de la chaleur. Tout s’est bien passé.

Les trois hommes s’installent et campent. Ils vidangent l’eau du radiateur, la filtrent. Enfin ils peuvent boire. Ils cassent la croûte. Et à la nuit tombante, sans se soucier du voisinage des Maures que cette flamme peut attirer, ils allument un feu. Les moustiques bourdonnants s’abattent sur eux.

Que faire ? Ils pensent qu’un avion de secours viendra à leur recherche. Certes, oui. Mais quand ?…

Alors, pour ne pas avoir à répondre à cette question angoissante, ni penser à leur triste sort, Saint-Exupéry leur dit qu’il se souvient avoir fourré un jeu d’échecs dans le coffre de l’avion et il leur propose de faire une partie.

Ce fut une partie acharnée, car elle dura trois jours… trois jours, jusqu’à l’arrivée de l’avion de secours.

*

Rentré à Paris, un libraire ami, spécialisé dans les ouvrages ayant trait à l’histoire de l’aviation et à qui je demandais des renseignements sur Saint-Exupéry, m’apprend que ce garçon, que je prenais pour un vaillant, mais un simple pilote de ligne, vient de publier son premier bouquin, un grand livre ; et quand je lui demande s’il peut me faire faire la connaissance de ce nouveau confrère, mon libraire m’annonce que le jeune écrivain-lauréat est actuellement pilote de nuit sur la ligne de l’Amérique du Sud !

Alors, c’était donc lui, Saint-Ex, que je voyais passer une fois par semaine dans le ciel de Rio-de-Janeiro, par n’importe quel temps et avec une régularité telle que, comme jadis les habitants de Kœnigsberg au passage d’Emmanuel Kant se rendant à heure fixe à l’université tenir son cours de métaphysique, les deux millions d’habitants de Rio règlent leurs montres quand passe l’avion aux cocardes françaises.

Ça, c’est de la poésie moderne, de la poésie en action, de la réalité et du rêve, une noble formule de vie, – et non seulement de la bonne propagande comme le jugent les officiels. Aussi, tout écrivain d’aujourd’hui peut être fier de lui et envier Saint-Ex qui a la chance de monter au ciel pour y faire tous les jours des prouesses de poète inspiré, mais qui en descend à l’heure, avec un livre dans la poche de sa combinaison d’aviateur.

*

Nous devions tout de même finir par nous rencontrer, Saint-Exupéry et moi. D’abord, on me le désigna, dans une brasserie, chez Lipp, boulevard Saint-Germain. Assis à cheval sur une chaise, dans un cercle d’admirateurs qui écoutaient Léon-Paul Fargue raconter des histoires imaginaires après minuit, il écoutait comme les autres, mais il riait plus fort.

Une autre fois, je le surpris en train de corriger les épreuves de son deuxième bouquin dans un café et je l’observai. Il faisait des gestes avec la main gauche, non pas comme s’il déclamait des vers, mais comme s’il avait à chasser l’ombre importune d’un avion qui se promenait comme une mouche sur ses pages.

Enfin, un ami commun me présenta à Antoine de Saint-Exupéry et à sa femme, une charmante Sud-Américaine qui appelle son grand homme « Tonio ». Ce jour-là je pus le voir sourire de près, comme on peut surprendre à l’écran, dans un gros plan, le sourire d’un héros auquel on s’est attaché – et ce sourire était infiniment doux et pathétique, comme toujours quand un homme d’action rêve.

*

Rien que la terre ! s’écrie Paul Morand, déçu. Mais je crois que le monde n’a jamais été aussi vaste, aussi incommensurable, aussi prodigieusement vivant, vrai, proche, familier, et plein d’attraits, de surprises, d’énigmes et d’anecdotes que depuis que l’on peut en faire le tour en quelques jours, voire en quelques heures d’avion, – et sans histoire.

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