XI Élections guyanaises

Il y a une femme, une vieille Négresse, en robe démodée, derrière une vieille hutte, au bord de l’eau, qui se souvient et qui chante d’une voix triste et drôle :

Pomié foué avion améri deiré Gouvernement,
Pou ou té oué toute oune prend courri force yété content…
Quante li ka pati pour placer dipi Maroni,
Li ka suive toute longue la rivière jusqu’à Inini.
Le moune ki pressé
Ti lé gain pi vite ye million,
Ye ka prend avion !

La première fois qu’avion amerrit derrière Gouvernement,
Fallait voir courir tout le monde à force qu’on était content…
Quand il est parti pour les placers depuis Maroni,
Il a suivi tout au long la rivière jusqu’à Inini.
Le monde qui est pressé
Pour gagner plus vite le million,
N’a qu’à prendre l’avion  !

C’est une très vieille nourrice aux yeux doux : pense-t-elle aux élections dans ce chant ?…

Le peuple de ce pays est plein de bonté et de mansuétude. Leur vie s’écoule dans une tendre humilité, et les éclats de leur mélancolie s’expriment, le soir, au moyen de danses et de chants familiers. Dans la brousse, aussitôt qu’on s’éloigne des maisons des fonctionnaires, où les photophores grésillent sous les varangues, la chaleur est plus dense, et la nuit est lourde de paroles et de murmures.

Ils sont là tous, les agriculteurs, les ouvriers, les paysans, à la porte de leurs carbets, de leurs huttes, ou dans la ville, le long des rues qu’ils parcourent lentement en se saluant avec une certaine solennité.

Pas de cris, nulle animation. Cette population est toute modération, douceur, dignité naïve.

Mais que se cache derrière leur honnêteté ?

Comme à Harlem (New York), comme à Bahia (Brésil), comme aux Antilles : de larges perspectives s’ouvrent dans leur âme au contact des Blancs… Mais nul Blanc ne peut y jeter un regard. Le grand mystère est caché. Vienne une émotion profonde, il jaillira…

Quelles pouvaient bien être chez le peuple du vaudou les répercussions de cette ténébreuse affaire Galmot dont parlent tous les journaux de Paris et même ceux de Cayenne ? Cette affaire si compliquée, à laquelle peu de Parisiens ont pu comprendre quelque chose…

Certains lisaient les journaux, et le soir, longuement, tout le monde épiloguait là-dessus, à mots couverts, en faisant des signes énigmatiques…

Longues, longues, longues discussions qui soudain tournaient court en une invocation, chantonnée à voix basse pour que les pieds mis en branle puissent rythmer sur place et exprimer à leur aise les danses magiques…

Sourdes incantations. Un cri strident, un seul. « Papa Galmot ! »…

Papa Galmot, leur idole, leur bienfaiteur, leur dieu. Il leur a donné les hauts salaires, la participation aux bénéfices, les syndicats ouvriers, il les a protégés, il est leur frère aîné et leur père. On le voit dans les rues parler aux mamans ; il a toujours dans ses poches des bonbons pour les petits enfants de ses « enfants ». Il les connaît tous par leur nom. Il est plein d’indulgence et de bonté. Il leur parle d’une voix amicale et emploie les mots graves qu’ils adorent. Ils l’aiment à la folie.

Galmot poté la liberté !
La Guyane ké délivré !
Galmot !

N’est-ce pas – presque – un chant solennel ?…

Le 15 mars 1921, quand on portait plainte contre lui et qu’il allait être arrêté, Jean Galmot a écrit à Marcus Gravey, de Harlem, l’initiateur du grand mouvement pan-nègre : « Il faut que la voix terrible du peuple noir, debout dans le même élan, secoue tous les peuples et leur annonce la libération prochaine des 400 millions de noirs, la plus prodigieuse puissance humaine. Je suis avec vous. »

En janvier 1922, sortant de prison, il songe à faire remarquer aux journalistes accourus pour l’interroger que « René Maran, prix Goncourt, est un Guyanais, toutes ses hérédités paternelles sont cayennaises. Toute sa famille réside encore en Guyane ».

Lui-même prétend qu’il a du Sang créole dans les veines…

Pour sûr que la Guyane est sa véritable patrie, à « papa Galmot ».

C’est peut-être pourquoi, à Paris, on l’a mis en prison ?…

Mystère…

Galmot lui-même l’a déclaré à la tribune de la Chambre : « … Et je sentais qu’il y avait derrière les attaques dont j’étais l’objet, une force mystérieuse, une manœuvre dont je ne pouvais connaître les dessous… »

Comment imaginent-ils cette force mystérieuse, ces créoles, les propres fils des grands mystères ?…

Il est assez curieux de constater que dans une époque aussi portée à élucider tout, aussi prête à supprimer le mystère que la nôtre, armée, comme jamais il n’y en eut d’autres, d’instruments et de méthodes d’investigation qui chaque jour permettent de reculer les bornes de l’inconnu et de faire accomplir à la science des bonds prodigieux, il est assez curieux de constater, dis-je, que jamais le mystère ne fut aussi agissant dans la vie que durant la période contemporaine.

On le sent partout, et jusque dans les quotidiens, miroirs de la vie d’aujourd’hui, qu’on dispose et qu’on astique pour que tout y soit clair et logique, vous y découvrez entre chaque ligne, en marge de chaque événement, une dose de mystère qui fait que les actualités les plus simples deviennent compliquées, obscures, comme émanant de forces occultes qui les façonnent et les dirigent…

Aussi écoute-t-on sans broncher des gens qui affirment que le monde moderne est régi par un énigmatique collège de vieux sages qui siègent au fond de l’Inde et qui détiennent nos destinées, ou par les Six Lumières de Sion, ou par un petit homme, dans un petit bureau, à Paris, à Londres, à Berlin, à New York, un petit homme dont les prunelles luisent, qui a une volonté terrible et un cœur qui n’est fait que de chiffres, cotes, millions, milliards, dollars, livres, or, papier, et qui achète tout, mène tout, peut tout. Personne ne les a jamais vus, ni les uns ni les autres, ces terribles Maîtres de la Terre, mais leur présence est si patente que l’on pourrait presque écrire leur biographie. Ce sont eux qui ont tout fait, la guerre, la paix, la révolution…, les tremblements de terre, les épidémies, les naufrages…, comme ils font la crise et les krachs…

Leur vitalité est insatiable.

Ce ne sont peut-être que des larves, mais dans tous les pays du monde, le peuple les accuse de tout.

Et il en a peur.

En Guyane, où on les croit bien vivants, on les accuse d’avoir jeté un mauvais sort à la Guyane, d’avoir tendu une piaye dans le ciel de la Guyane.

Et les nuits s’animent…

On se méfie des mauvais sorciers. Il faut lutter contre ces puissances malfaisantes qui se partagent le monde.

Il faut les contre-attaquer. Prendre les devants, car on les connaît.

On les nomme.

Choc en retour.

On peut défaire ce qu’ils font, dénouer ce qu’ils nouent, et les prendre à leur propre piège.

Le vaudou commence…

C’est Galmot qui est le bon génie.

La nuit. Derrière les huttes, devant le four à pain, dans les granges, dans les clairières, dans les lieux consacrés. On égorge le cabri. On fait brûler les herbes. On répand l’eau et le sel. Danses. Exorcismes. Initiations. Chants et danses d’envoûtement. On défait les nœuds. On dispose les cailloux. Tout ce qui est propice…

Des adversaires, il y en a : Hilarion Laroze, le fossoyeur de Cayenne, Jean Clément, l’âme damnée, et peut-être Eustache aussi. Et le maire Gober, le représentant des hommes terribles de la Métropole.

« Mortou tombou miyi ! – À moi, les morts dans la tombe ! » tel est leur cri. On le leur fera rentrer dans la gorge ! Complot magique…

Paul Morand a consacré un livre à cette magie noire. Mais il faut lire dans L’Île magique de W. B. Seabrook l’histoire de Ti-Joseph du Colombier qui fit travailler les morts dans une plantation de cannes à sucre. Ils étaient « une bande d’êtres en haillons, qui le suivaient d’un pas traînant, l’air hébété et pareils à des automates… ces êtres restèrent l’œil fixe, vide, éteint, telles des bêtes de somme, et ils ne firent point de réponse quand on leur demanda leurs noms ». Ces zombi travaillaient sous le soleil, et jamais un mot, jamais une plainte ; mais le jour où, par suite d’une erreur grave, on leur donna à manger des fouaces qui contenaient du sel, ils s’aperçurent qu’ils étaient morts et s’enfuirent avec d’horribles cris vers leurs tombes… « Chacun devant la sienne, en grattait les pierres et la terre afin d’y pouvoir rentrer, mais bientôt, à ce contact, tombait comme mort tombe, charogne en putréfaction. »

Encore faut-il avouer que le malin Ti-Joseph n’avait pas eu l’idée d’envoyer ses morts aux urnes voter pour les puissances du mal…

M. Eugène Gober, maire de Cayenne, dame le pion à Ti-Joseph.

Il est sans doute le chef des mauvais sorciers…

Les deux candidats en présence. Deux adversaires. Deux anciens amis. Galmot, Lautier.

Galmot, tout le monde le connaît en Guyane, mais Lautier, qui est-ce ?

M. Eugène Lautier… Né à Montpellier, il a gardé du Midi le culte du beau langage, une véritable passion pour la musique, et cet amour de la chair délicate qui est généralement l’apanage des esprits raffinés. Lautier est de ceux qui distinguent l’âge des vins à première gorgée, de ceux aussi qui savent par cœur Virgile, Horace et les poèmes plus vifs de Catulle, de ceux qui peuvent relire Homère dans le texte pour se fournir chez lui d’imprécations à l’adresse de leurs adversaires politiques… En peu d’années, Eugène Lautier est devenu le principal chroniqueur politique du Temps. Placé à ce carrefour, on ne surprendra personne en révélant qu’aujourd’hui Eugène Lautier est un des politiques de la Troisième République qui connaissent le mieux les dessous de l’Histoire contemporaine, les secrets d’État et les secrets des hommes d’État. Il n’abuse point de cette science redoutable, il est pour ses ennemis, tout indulgence comme, pour ses amis, tout affabilité…

Cette définition, si précise et si nuancée, est de M. Léon Treich. Elle a paru dans Les Nouvelles littéraires, à Paris.

Mais, en Guyane, ce n’est pas la même chose, tout le monde connaît Galmot, mais Lautier ?

Les rôles sont renversés.

Jean Galmot, c’est le candidat sur lequel tous les partis de la Guyane ont fait bloc, c’est « l’envoyé de la Guyane » que l’on a porté en triomphe, c’est « leur » député, l’homme qui les connaît tous par leurs petits noms, c’est celui qui les protège ; – à Paris, on l’a traité d’escroc, d’aventurier, de bandit, d’accapareur, et on l’a jeté en prison – ici, c’est le bon génie.

Et, ici, le mauvais génie, c’est Eugène Lautier, l’acolyte des hommes mystérieux, l’allié des mauvaises puissances, l’envoyé du diable, le grand patron d’Eugène Gober, « ce sale Nègre ! » comme l’appellent ses compatriotes noirs…

Et les piayes de se multiplier.

Officiellement, il n’y aura que des « galmotistes » et des « lautiéristes » en présence…

N’oublions pas que, pour les Guyanais, leurs droits de vote sont sacrés et que ces mots de Liberté, Égalité, Fraternité ont encore, pour eux, un sens divin.

Aussi ripostent-ils avec frénésie à la déclaration des résultats du scrutin, dont Eugène Gober a été le mauvais sorcier.

Lautier est élu ! Lautier est élu !

Piaye, piaye,
Choc en retour,
Les maléfices et le mauvais œil.
Ce que tu vois en songe, tu le songes en vie.
Les sucs noirs et l’enfant mort.
Griffe, main morte.

Au risque de ruiner son prestige, Jean Galmot ira de nuit défaire les nombreuses piayes qui menacent M. Eugène Lautier. « J’écrirai au président de la République », annonce Jean Galmot à ses partisans pour les rassurer et les calmer. Et il accompagnera lui-même M. Eugène Lautier à bord du vapeur qui va le transporter avec promptitude loin de ce pays dangereux. M. Eugène Lautier ne se doutera jamais du grand risque qu’il a couru… Peut-être doit-il la vie, ou la santé, ou le sommeil à son adversaire battu…

Ici commence pour Jean Galmot une période d’effacement, dont il m’est impossible de décrire toutes les phases.

L’élection de M. Lautier ayant été validée, je ne vais pas revenir sur les démarches entreprises par Galmot pour donner satisfaction à ses chers Guyanais qui le chargent de remettre à qui de droit protestations et pétitions. Ces événements sont récents, on peut consulter les dossiers de l’affaire ou relire les journaux. Qu’il me suffise de dire que depuis ces élections, « l’élection des défunts », la colonie est en effervescence…

Avant de quitter la Guyane, Jean Galmot a signé, de son sang, ce serment que j’ai déjà cité.

À Paris, il trouvera partout porte close. Ses protestations font rire. Sa silhouette longue et courbe passe dans les ministères sans qu’on y prête attention. Ne s’est-il pas engagé, trop à la légère, avec ses « enfants » de la Guyane ?

Un homme comme Jean Galmot pourra-t-il jamais connaître la déchéance ? Non, n’est-ce pas ?

Mais que fait-il ? Où est-il ? À quoi pense-t-il ?

1924. 1925. 1926. 1927.

Il n’a plus rien. Tout a été vendu. Sa campagne électorale lui a coûté tout l’argent qu’il avait pu rassembler avec l’aide de ses proches. Il voudrait bien recommencer. Il cherche, cherche, cherche, et il ne trouve rien, ni personne. Mais il n’oublie pas…

Il est en Dordogne, parfois, à côté des siens ; mais le plus souvent il est à Paris. Il fait des affaires, recouvre d’anciennes créances, gagne, perd, gagne, mais n’a jamais assez d’argent. Il espère. Il attend. Son heure viendra. Il n’oublie pas son serment de fidélité à la Guyane.

Les nouvelles de là-bas sont désastreuses. On persécute ses partisans, on opprime le pays, on le rançonne…

1928 : nouvelles élections.

Cette fois-ci, il faut qu’il aille jusqu’au bout. Coûte que coûte. Il ne peut pas abandonner « ses enfants »…

Il lui faut un homme qui puisse battre ses adversaires avec leurs propres armes… Il songe à ce Georges Anquetil, si chevaleresque au moment de son emprisonnement à la Santé… Il pèse le pour et le contre. Il le sait décidé, courageux, ambitieux, batailleur, ne reculant devant aucun scandale… Il est le maître d’un journal dans lequel il ose tout dire et qui s’attaque aux grands… Il le sait fourni d’argent et d’armes sérieuses… C’est un professionnel. Il est capable de répondre du tac au tac aux pires injures… Oui, Jean Galmot le patronnera là-bas…

À ce moment, la destinée, comme si elle voulait l’avertir, lui assène un dernier coup. Jean Galmot a trouvé un financier, intelligent, enthousiaste, séduit, qui a accepté de lui fournir les moyens de remettre sa maison debout. Il ne s’agit pas d’un renflouage, mais d’une association qui permettra de repartir de plus belle, sur de nouvelles bases, beaucoup plus vastes, beaucoup plus complètes… Jean Galmot est plein d’espoir. Il va refaire sa vie. Comment ne pas la réussir ? N’est-il pas cette fois-ci riche de toute son expérience ? Il se retirera de la politique pour se vouer entièrement à cette nouvelle affaire, aux siens, au bonheur de ses chers Guyanais. Il ébauche tout un programme économique pour faire la richesse de ce pays… Ce projet généreux ne sera jamais réalisé. La mort, la mort de son commanditaire et associé, foudroyé d’une embolie dans un taxi, remet brusquement tout en question. Oui, Jean Galmot fera campagne pour Georges Anquetil en Guyane…

Mais avant de partir, avant, il lui faut se débarrasser de ce boulet qu’il traîne au pied, de ces 23 millions d’impôts qu’on lui réclame sans cesse et qui l’empêchent d’agir, de ce chiffre calomnieux que ses ennemis lui jettent à la figure chaque fois qu’il tente de se relever.

Comment fait-il pour payer ? Et où a-t-il trouvé tout cet argent ? Je l’ignore encore. Mais le fait est là. Il a payé.

Le 25 janvier 1928, Jean Galmot effectue triomphalement, en vrai Don Quichotte, le versement intégral de la somme.

Exactement : 22 826 930 francs 40 centimes…

Un cadeau pour l’État.

Mais lui, a coupé toutes les amarres. Rien ne le retient plus, rien ne l’attache à son passé. Il n’y a plus rien derrière lui que son Serment et son Serment l’appelle en avant, en avant !… Il va recommencer net de toute accusation, complètement libre, fort de toute sa force… Il a une mission…

Que se passe-t-il donc dans cette tête ?

Il part, sans même dire adieu aux siens.

Il est sûr de la victoire.

« Je jure de lutter jusqu’à mon dernier souffle… Je demande à Dieu de mourir en combattant pour le salut de ma patrie, la Guyane immortelle… »

Share on Twitter Share on Facebook