X Un homme traqué

Aussitôt mis en liberté provisoire, au début de 1922, après neuf mois et demi de détention, Jean Galmot est interviewé sur ses projets : « Mes projets ? Passer quelques jours en Périgord, dans ma famille si injustement et cruellement éprouvée ; puis me consacrer tout entier, d’une part aux travaux de l’expertise, d’autre part aux intérêts de ma circonscription. »

Ce Périgord noir. Il y pense toujours. Il y retourne aux moments d’angoisse ou de délivrance. En prison même, il songeait avec amour à ces coteaux abrupts, aux bois pleins de parfums humides…

J’irai, l’an prochain, à la conquête des champignons, écrivait-il dans son calepin. C’est un sport magnifique. Il exerce le regard, les muscles, l’esprit d’observation, la vivacité et la ruse, le goût du jeu et l’obscur et admirable instinct des razzias. Les jeunes oronges, au chapeau rouge, encore enveloppées de leur manteau blanc… L’oronge est une aristocrate.

Elle est délicate, tendre et rare. C’est l’ortolan des champignons. Il n’y a, dans les bois de mon Périgord noir, pour le peuple grossier de « mes » forêts, que des cèpes trapus et lourds et plus noirs que des truffes… et souvent il n’y a que de lamentables morilles… Les oronges sont étalées sur un lit de fougères. La cuisinière les palpe avec précaution, comme elle fait pour les pêches trop mûres…

Dans son cachot n’était-il pas plus libre que maintenant qu’on l’a laissé sortir et qu’il n’est plus flanqué d’inspecteurs de la Police judiciaire ?

Il croyait que sa sortie de prison marquerait le début de sa libération… Mais c’est maintenant qu’il va être traqué, traqué par une meute de gens dont il se trouve entouré sans comprendre pourquoi. « J’ai fui Paris parce que j’étais à bout de forces… et peut-être aussi parce que j’étais écœuré par la ruée des anciens et nouveaux amis », écrit-il à l’un de ceux qui ne l’ont point oublié quand il était à la Santé. Et c’est alors que les journaux pourront publier des anecdotes caractéristiques du goût de celle-ci :

« Il y a deux ans et demi, Jean Galmot recevait la visite d’un journaliste au nom bien parisien : appelons-le… Jacob.

« L’interview achevée, notre homme allait prendre congé, quand Jean Galmot, après avoir suivi son regard, lui demanda :

« – Vous regardez cette pépite d’or… Je l’ai rapportée de la Guyane.

« – Elle est superbe.

« – Elle vous plaît ? Eh bien, prenez-la. Mais soyez gentil pour moi, hein ?

« Jacob s’en fut avec la pépite, mais il oublia plus tard, lorsque Galmot eut des malheurs, d’être gentil en écrivant son article…

« Il y a quelques jours, dès la mise en liberté de l’ex-député de la Guyane, il lui fit de nouveau passer sa carte.

« Elle lui fut retournée, avec ces mots de Galmot :

« – Mille regrets, mon cher… Je n’ai plus de pépites d’or à vous offrir. »

Il retrouve ce Paris absurde et compliqué qu’il a voulu dompter et qui s’est cruellement vengé. Quelques jours de repos au fond du Périgord, chez les siens, et il lui faut aussitôt retourner dans la fournaise. On ne le voit plus beaucoup. Il travaille, donne au syndic de la liquidation une aide bien plus efficace que lorsqu’il était à la Santé. Il se débat comme un beau diable, mais il ne peut arrêter sa ruine.

Les longs mois au cours desquels on l’a maintenu loin de sa firme ont suffi à élargir terriblement la fissure…

M. Barthe, dans son grand discours du 14 novembre 1922 à la Chambre des députés, où il parla avec une belle vivacité des scandales financiers étouffés par le gouvernement du Bloc national, touchera aussi un mot de l’affaire Galmot et frappera juste : « Il y a également l’affaire Galmot… Vous vous en souvenez, on a mis quelques heures pour établir une expertise ; on n’a pas mis vingt-quatre heures pour, après la décision de la Chambre, arrêter M. Galmot. Je crains qu’à ce moment-là il n’ait fallu sauver quelques banques et cacher des faits beaucoup plus graves. En tout cas, il y a une certitude : l’instruction a été ouverte. Et M. Galmot ? Il est sorti de prison. On ne parle plus de rien. On ne fait rien. On ne donne pas une solution au procès. L’affaire est commerciale. En vingt-quatre heures on a trouvé les preuves. Voici plus d’un an et demi que les plaignants ne protestent plus. Et, dans les coulisses, de gros faiseurs d’affaires se frottent les mains. On ne peut pas clore l’instruction ! »

En effet, que deviennent les plaignants ?

Citons encore le Journal officiel : à la deuxième séance du Sénat du 26 décembre 1921 (trois semaines avant la mise en liberté provisoire de Jean Galmot), M. Gandin de Villaine demande pourquoi tant de scandales ont été étouffés : « Tour à tour nous avons vu défiler depuis quelque temps, et toujours avec des influences politiques entravant la justice : le scandale des mistelles, celui des rhums , celui de la société du froid sec, les affaires Vilgrain, Thévenot, Lièvre, Salmson, Chiris, Lafly, etc. ; le scandale des grands magasins, l’affaire des blés, le scandale des changes, etc. Pourquoi, malgré les plaintes multiples et motivées, laisse-t-on en liberté les administrateurs de la Banque industrielle de Chine et de la Société des Banques de Province, dont les responsabilités s’expriment par des centaines de millions ? Bien mieux ! Ces responsables continuent à siéger, à discuter les lois et à prendre part à la direction des affaires du pays ! »

L’opinion publique un instant satisfaite par l’arrestation de Jean Galmot, qu’elle prenait pour un requin de grande classe et sur lequel, durant sa détention, on avait fait courir les bruits les plus abominables (on parla même, dans les milieux autorisés, d’un « dossier secret » qui rappelle le sinistre « dossier secret » de l’« affaire Dreyfus » !) finit par s’apercevoir qu’elle a été bernée…

Il y aura trois séries de plaintes contre la Société des Banques de Province, dont la première au mois d’août 1921, peu de temps après l’arrestation de Jean Galmot. Détail symptomatique : la plupart de ces plaintes émanent d’actionnaires de cette banque, 350 actionnaires qui constituèrent un Comité d’initiative et un Comité de défense, et confièrent leurs intérêts à M. Pierre Laval ; par contre, l’arrestation de Jean Galmot n’eut pas de plus fervents adversaires que l’union de ses créanciers qui, à l’unanimité, avaient décidé de lui conserver leur confiance…

On se souvient peut-être de la campagne qui fut faite pour que le gouvernement vînt en aide à la Société centrale des Banques de Province et à la Banque industrielle de Chine ? On demandait des centaines de millions sous le prétexte que « c’est l’intérêt de la nation de ne pas laisser succomber des organismes qui assurent l’existence de plusieurs milliers de familles françaises et qui apportent au pays un élément de prospérité, et dont les comptoirs à l’étranger sont des agents de propagande française ». Le hasard voulait que ces raisons s’appliquassent à la Maison Jean Galmot encore mieux qu’aux deux banques en question : seulement, Jean Galmot n’était qu’un planteur, un producteur, un simple colon, comme il se plaisait à le constater lui-même avec fierté, tandis que les banques d’agio sont bien autre chose…

Eh bien, il est un comble qu’on ne peut pas raconter sans rire, tellement il est caractéristique du désordre (pour ne pas dire pis) qui règne dans toute cette affaire : alors que Jean Galmot est retenu (en prison) loin de ses livres de caisse, de sa comptabilité, de ses dossiers, et est néanmoins interrogé sur mille questions de détail par le juge d’instruction, la Société des Banques de Province s’est fait nommer contrôleur de la liquidation et a, à ce titre, comptabilité, dossiers et livres de caisse de la Maison Jean Galmot entre les mains !…

De jour en jour la fissure s’est élargie. J’ai dit qu’en mars 1921 le tribunal de commerce de la Seine avait accordé à Jean Galmot le bénéfice du règlement transactionnel. On avait vu, au cours des mois précédents, l’essence de bois de rose tomber de 265 francs le kilo à 60 francs, le bois d’ébénisterie, dont le prix de revient était de 1 100 francs la tonne, ne trouver acheteur qu’à 300 francs, etc. Ainsi, Jean Galmot possédait-il des stocks de marchandises évalués au cours du jour à environ 16 millions, dont cependant le prix d’achat était au moins le triple. Or, le règlement transactionnel avait été accordé à Jean Galmot après constatation que, sa maison, ses comptoirs continuant à être dirigés par lui, il lui serait possible de réaliser dans ses prochains exercices un bénéfice annuel, net de tout dividende, de 9 millions de francs au minimum, ce qui lui permettrait de désintéresser dans un délai de cinq ans tous ses créanciers.

La Société des Banques de Province passe outre à cette constatation et porte plainte : elle va être la première victime de la détention de Jean Galmot, mais qu’importe… tant pis pour les actionnaires… on veut la peau de l’homme…

Or la confiance de ceux qui avaient travaillé avec Jean Galmot était telle qu’on se trouve en présence de la situation paradoxale suivante décrite dans une lettre par un des plus importants négociants rhumiers de la Guadeloupe :

Lorsqu’en janvier 1922 nous avons appris la libération de M. Galmot, nous nous sommes adressés à lui pour lui mettre en main, comme par le passé, les produits de notre colonie… C’est en lui seul que nous avons confiance. Parmi les affaires que nous avons mises en main à M. Galmot et qui, par suite de l’impossibilité où M. Galmot se trouve de faire des opérations commerciales, ont dû être traitées par ses anciens concurrents, pour la seule campagne de fin 1922 à mars 1923 (suit un exposé détaillé d’embarquements qui portent sur 9 550 000 litres de rhum)… C’est dire que nous avons mis en main à M. Galmot une part importante de la production de notre colonie avec une marge qui lui assurait un bénéfice, pour la campagne, de 9 à 10 millions de francs… Nous espérons que les actionnaires des banques plaignantes, informés un jour de la situation paradoxale qui leur est faite, obligeront leurs commettants à accepter le concours que nous ne cessons d’offrir à M. Galmot pour l’aider à éteindre son passif…

Eh bien, non. Il ne faut pas que les choses se passent si simplement. Jean Galmot est un débiteur qui devra rester toujours un débiteur. L’État lui réclame soudain 23 millions d’impôts sur ses bénéfices de guerre !

Cloué, il faut qu’il demeure cloué à sa ruine. Qu’il paie d’abord, qu’il paie.

Et le voilà libre, mais traqué. La débâcle. Le désordre. Des employés disparus. Tout à vau-l’eau.

Déjà, de sa prison, il déclarait au syndic de la liquidation judiciaire :

… Veuillez considérer… que toute tentative, de ma part, pour sauver une entreprise portant ombrage à un puissant consortium, aurait pour effet d’aggraver immédiatement ma situation…

Il était forcé d’accepter, pour son usine de traitement de balata, le 5 pour cent de sa valeur, et, pour son usine d’affinage d’or, les conditions que voulut bien lui imposer le Trust français de l’or… Il fallait tout liquider, aux enchères, les machines au prix de la ferraille, l’ameublement des bureaux, aux revendeurs…

Le hasard seul pouvait l’aider au milieu de cette débâcle minutieusement organisée. Ah ! s’il avait été libre plus tôt… Un jour, la Compagnie des Chemins de fer du Midi l’assigne devant le tribunal de commerce de Carcassonne à propos de wagons lui appartenant et qui se trouvent depuis longtemps en souffrance sur des voies de garage du réseau. « Je me souviens d’avoir acheté dans le courant de l’année 1918 des plates-formes pour une valeur de 1 500 000 francs », déclare-t-il. Un autre jour, M. Jean Lérat, courtier au Havre, constate qu’un lot important de rhums (environ 1 500 fûts, représentant une valeur d’achat d’à peu près 2 200 000 francs) se trouve abandonné dans ce port, les fûts étant arrimés sans soin et la marchandise en partie détruite par suite du coulage et de l’été trop chaud… Comme Jean Galmot était au secret, le syndic y perdait son latin.

Ce n’est pas seulement au Havre, écrit Jean Galmot, c’est également à Nantes, à Saint-Nazaire, à Bordeaux, à Marseille et à Dunkerque que des recherches s’imposent… Nous pouvons peut-être espérer que d’autres hasards heureux nous feront connaître peu à peu les existants de marchandises et de matériel, ainsi répartis dans les ports de France et des colonies. Il est à craindre que ces interventions ne se produisent trop tard, c’est-à-dire lorsque ces éléments de l’actif auront perdu toute valeur.

Aussi, à peine en liberté provisoire, s’acharne-t-il. Il travaille d’arrache-pied, mais il n’a plus entre les mains le magnifique outil qu’il s’était forgé. Sa maison est par terre et, en outre, il est pauvre. Il n’a plus rien. Pas même son indemnité parlementaire.

Car tout a été mis en œuvre pour le rendre inoffensif, le porter au désespoir. En prison, on surveillait sa correspondance. On ne l’autorisait pas même à recevoir les lettres portant l’en-tête de la Chambre des députés et le cachet de la questure… Son indemnité parlementaire lui servait à payer ses frais de clinique à la maison de santé du docteur Bidou : on la lui retient tout entière, et cette saisie sans précédent (l’usage est que, dans ces cas, on ne retienne qu’un cinquième de l’indemnité parlementaire), et cette saisie sans précédent est effectuée au nom de ces fameux 23 millions d’impôts que l’État se met tout à coup à lui réclamer sur ses bénéfices de guerre, réclamation que rien ne justifie, puisque cette somme est calculée en grande partie sur les bénéfices que Jean Galmot aurait réalisés dans l’affaire des rhums, cette même affaire des rhums qui s’est chiffrée pour lui, en définitive, par une perte sèche d’un million et demi !

Jamais Jean Galmot ne parviendra à obtenir la restitution des sommes saisies ou le rétablissement de son indemnité parlementaire, intégrale ou réduite aux quatre cinquièmes.

Permettez-moi, Monsieur le Ministre, de vous rappeler qu’ayant fait abandon de tout mon avoir à mes créanciers, et, au premier rang, à l’État, créancier privilégié, je suis dépourvu de toutes ressources. Pour ne pas être obligé d’abandonner le mandat que m’a confié une population dont la fidélité reste le réconfort de ma vie, j’ai dû accepter un emploi dans une maison de commerce qui absorbe tout mon temps, et dont je ne pourrai m’affranchir, pour assurer les besoins de ma défense, et pour remplir mon mandat, qu’en obtenant la restitution de mon indemnité parlementaire.

Il écrit cela le 14 mai 1923. Aux abois, dirait-on. Mais dit-il la vérité ? Toute la vérité ?

Il y a sa mère dans le Périgord, et il continue à lui servir une rente de trois cent francs par mois. Il n’a jamais failli à ce devoir, mais y parviendra-t-il ce mois-ci ? et le mois prochain ?

Il travaille, il travaille.

Dans la foule, il n’est plus qu’un homme comme les autres. Il peine…

Enfin, le procès.

Il commence le 17 décembre 1923.

Depuis vingt et un mois Jean Galmot l’attend. Depuis vingt et un mois Jean Galmot est sous le coup d’accusations cruelles.

Il y a deux petits événements avant le début du procès : le désistement de la Société des Banques de Province, le 28 novembre, et celui de M. Auguste Ravaud, le 12 décembre. En retirant leur plainte, les deux plaignants ont reconnu la bonne foi de Jean Galmot…

Ce procès, il y trouvera matière à réflexions. Maître Henri-Robert, son défenseur, n’est pas seul à lui tresser de beaux éloges. M. Frémicourt, substitut du procureur de la République, connu comme un des magistrats les plus intègres du Palais, parlera de Jean Galmot de la manière la plus inattendue : avec sympathie et admiration. Il le montre très intelligent, travailleur, commerçant hardi, et penseur, poète, écrivain de talent. Il rappelle les services que Galmot a rendus à la France et son rôle en Guyane. Il cite même, à la louange de l’inculpé, l’affaire des rhums qui avait fait couler tant d’encre ! Il regrette que Jean Galmot ait commis « des négligences professionnelles », mais l’excuse, à cause de son intention qui était celle de surmonter la crise. Rappelant enfin tous les témoins qui ont reconnu l’honorabilité de Jean Galmot, il termine en demandant pour lui les plus larges circonstances atténuantes et parle même d’acquittement.

La plaidoirie de maître Henri-Robert, forte et explicite, conclut par cette phrase : « On vous a cru sans défense et sans appui, mais il vous en reste assez pour pouvoir, comme le désirait tout à l’heure M. l’avocat de la République, reprendre la grande place que vous aviez dans le monde des affaires et de la politique, pour redevenir un des maîtres de ce pays. »

Ce procès…

Il y avait là une cinquantaine de Guyanais accourus de tous les coins de Paris assister leur député. On se montrait l’un d’entre eux, venu de la patrie lointaine, n’ayant donc pas hésité à franchir 8 000 kilomètres pour apporter son témoignage en faveur de l’inculpé.

Le jugement ne pouvait être qu’un acquittement, tout le monde en était sûr.

Ce fut une cote mal taillée… Un an de prison avec sursis… 10 000 francs d’amende… cinq ans de privation des droits civils…

Réfléchissez un peu : comment la Justice qui avait maintenu Galmot en prison pendant neuf mois, comment le gouvernement qui avait escamoté tous les autres scandales à la faveur des vingt et un mois de l’instruction de ce procès, comment auraient-ils pu, par un acquittement, se ridiculiser officiellement ?

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