I L’Homme qui a perdu son cœur

C’est une étrange histoire…

Jean Galmot, qui fut député de la Guyane, après avoir été chercheur d’or, trappeur, trusteur de rhum et de bois de rose, journaliste aussi, a nettement accusé, avant de rendre le dernier soupir, ses ennemis politiques et privés de l’avoir fait empoisonner par sa bonne, Adrienne.

Trois experts médicaux ont été commis pour examiner l’affaire : les docteurs Desclaux et Dervieux, et le professeur Balthazard.

M. Kohn-Abrest, directeur du laboratoire de toxicologie, a été chargé de procéder à une contre-expertise.

Et l’on s’est alors aperçu que le cœur de Jean Galmot n’était plus là !

On présume qu’il est resté en Guyane.

« Mon cœur ne vous quittera jamais ! » avait déclaré Jean Galmot à ses électeurs guyanais, dans une de ses proclamations enflammées dont il avait le secret et qui l’avaient rendu si populaire sur la terre du bagne et de l’Eldorado.

Se conformant à la volonté du mort, des amis fidèles de Galmot auraient-ils subrepticement ravi ce viscère aux enquêteurs ?

Ou bien une administration peut-être trop négligente ou trop occupée a-t-elle égaré le cœur au fond de quelque tiroir ou de quelque dossier ?

En matière d’empoisonnement, le cœur est un organe trop important pour que les médecins experts s’en puissent désintéresser.

On va donc le rechercher. Mais le retrouvera-t-on ? Et dans quel état ?

Il est invraisemblable, en tout cas, que la Justice l’ait oublié là-bas…

On se demande si la Justice – celle de la Guyane, s’entend – n’a pas pris toutes ses mesures pour que la lumière ne puisse jamais être faite sur le drame mystérieux où disparut Jean Galmot ?

Déjà les pièces à conviction – elles remplissent trente-cinq caisses – avaient été perdues. On a amené en France des témoins et des complices, mais les principaux accusés, ceux que l’opinion publique dénonce comme tels, sont laissés en Guyane en liberté provisoire.

Cet entrefilet, dans un journal de l’an dernier, portait ce titre : L’homme qui a perdu son cœur, et ce sous-titre : Thémis a égaré le cœur de Jean Galmot. Bonne récompense à qui le rapportera. On ne peut pas le lire sans en être impressionné…

Depuis l’an dernier, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Un procès va avoir lieu, qui n’est pas fait pour éclaircir les circonstances suspectes à la suite desquelles Jean Galmot mourut. On y jugera des partisans, quelques galmotistes guyanais pour lesquels cette mort a été un deuil national et une injustice impossible à supporter et qu’il fallait venger. Ce sera miracle si on ne s’en prend pas à Jean Galmot lui-même, seul responsable, somme toute, de la perfidie et de la déloyauté de ses adversaires…

Or, lui, n’est plus là. On veut étouffer l’affaire. Un de ses livres porte ce titre troublant : Un mort vivait parmi nous. Et voilà que son cœur, son cœur mort, disparaît comme le sac d’une jolie femme ou un portefeuille… Et cette disparition fait parler les journaux. Ils n’en parleront jamais assez…

Jean Galmot.

La vie d’un homme !

Par quel bout commencer ?

Je l’ai rencontré en 1919.

Je n’étais pas sans connaître la légende de Jean Galmot. On n’a pas vécu comme moi durant des années dans les coulisses du monde des affaires, dans ce que j’appelais vers la fin de la guerre la bohème des finances (c’est d’ailleurs tout ce qui restait à ce moment-là du Quartier latin) sans connaître son Paris. J’entends par là non pas, tenu à jour, le Bottin des couchages mondains, mais les secrètes combinaisons des démarcheurs et des banques qui portèrent soudainement au pinacle du populaire ou vouèrent à la géhenne publique des affaires telles que la liquidation des stocks américains, le consortium international des carbures, la spéculation sur les mistelles, le marché Sanday, la Royal Dutch, le scandale des changes et de la Banque Industrielle de Chine.

Et Jean Galmot ?

Quelle légende !

En 1919, Jean Galmot passait pour avoir des millions. Des dizaines ou des centaines ? Je n’en savais rien. Mais il avait du rhum ! De quoi remplir le lac Léman ou la Méditerranée ! Il avait aussi de l’or, en poudre, en pépites, en barres ! Comme tous les profiteurs, les spéculateurs, les nouveaux riches de France achetaient des châteaux, on en attribuait des douzaines à Galmot. C’était une espèce de nabab, de gospodar, qui faisait une noce à tout casser et qui avait plus de femmes que le Grand Turc !

Qui était-il ?

Un aventurier, député.

D’où sortait-il ?

De la Guyane.

Et les potins d’aller bon train.

Comme il fréquentait volontiers les salles de rédaction et qu’il aimait à s’entourer d’écrivains et d’artistes, on se chuchotait des infamies sur son compte. C’était un ancien pirate, il s’était fait proclamer roi chez les Nègres, il avait assassiné père et mère. C’était encore un brasseur d’affaires, un bourreau de travail, le plus dévoué des amis, un homme impitoyable, un bluffeur, une brute, un dépravé, une poire, un vaniteux, un ascète, un orgueilleux qui voulait épater Paris, un noceur, un homme épuisé, un costaud qui se produisait dans les foires et luttait en public avec sa maîtresse, un ancien bagnard. On m’a même affirmé qu’il était tatoué !

À cette époque, j’avais un bureau grand comme un étui à cigarettes. Deux portes à coulisse, des ampoules électriques, une table comme un calepin et vingt et une lignes téléphoniques. Je m’y tenais toute la journée. Le ventilateur ou le radiateur étaient mes saisons. Le slips me marquait l’heure, et les hommes qui entraient ou qui sortaient par mes deux portes, les minutes, à raison de cinq ou six entrées ou sorties à la fois.

Eh bien, sur dix personnes qui venaient me voir, neuf me parlaient de Galmot !

Ce n’était donc pas un mythe. Cet homme existait, puisqu’il se dégageait pour moi peu à peu de sa légende et venait maintenant agiter les gens jusque dans mon bureau. Des plumitifs m’interrogeaient, des journalistes venaient aux renseignements, des théâtreuses me demandaient des tuyaux ; au bout de mes fils, comme au bout de longues aiguilles à tricoter, se nouaient mille et une combinaisons, entre hommes d’affaires et politiciens, entre industriels et gens du monde, mille et une combinaisons pour faire « casquer » Galmot.

Casquer, c’est-à-dire lui faire commanditer des affaires…

Que de passions !

Tout le monde avait besoin d’argent pour liquider ou pour repartir de plus belle.

C’était la fin de la guerre !…

Je m’y attendais. Un beau jour, j’eus Galmot lui-même au bout du fil : il demandait rendez-vous au patron.

Quand je le vis entrer dans mon bureau, j’eus l’impression de me trouver en face de Don Quichotte.

C’était un homme grand, mince, félin, un peu voûté. Il n’avait pas bonne mine et ne devait pas peser son poids. Il paraissait très las, voire souffrant. Son teint était mat, le blanc de l’œil était injecté : Galmot devait souffrir du foie. Une certaine timidité paysanne se dégageait de toute sa personne. Sa parole était aussi sobre que son complet de cheviotte bleu marine, un peu négligé, mais sortant de chez le bon faiseur. Il parlait avec beaucoup de détachement. Ses gestes étaient rares et s’arrêtaient, hésitants, à mi-course. Le poil, comme l’œil, était noir. Mais ce qui me frappa le plus dès cette première entrevue, ce fut son regard. Galmot avait le regard insistant, souriant, palpitant et pur d’un enfant…

Que nous sommes loin de sa légende, des adjectifs des journalistes et des laborieuses inventions de ses adversaires !

C’est Balzac qui, pour les personnages de La Comédie humaine, faisait établir, dit-on, des fiches horoscopiques, où il trouvait tous les motifs de leur vie et le thème de leur destinée. Ce que Balzac faisait avec des personnages imaginaires que ne le faisons-nous avec les personnages véridiques de la vie ?

Voilà Jean Galmot : né le 1er juin 1879, à quinze heures, à Monpazier (Dordogne).

Avec cette seule date et ce petit renseignement géographique, mon ami Moricand, pour qui l’astrologie n’a pas de secrets, va projeter le « ciel » de Galmot et nous dire qui était cet homme dont je ne lui ai pas révélé le nom. C’est un petit chef d’œuvre de calcul et d’intuition.

Manque de stabilité.

Pensée mobile ne pouvant se fixer. Peu créateur. Trop contemplatif.

La pensée se complaît dans la rêverie et l’imagination. Émotif.

Diversité des aspirations et manque de contrôle. Trop d’intérêt pour trop de choses et de la difficulté à prendre parti.

Sensible au modernisme de notre époque et à ses dangers.

Aimant les nuages jusqu’à s’y perdre.

*

Côté instinctif puissant. Le ventre domine, mais veut se faire assimiler par la tête.

Mysticisme.

Se guide uniquement par le sentiment.

*

Peu de volonté et de self-government.

Mobilité.

Très influençable.

Impulsions suivies de regrets.

Remords d’avoir laissé échapper la chance, les chances.

*

Le fond du caractère est cependant plus fort qu’il ne paraît.

Conflit entre le dedans et le dehors, nature timorée, ne pouvant se fixer, se décider. Avec plus de contrôle sur le plan physique, le plan émotif pourrait devenir moteur. Mais tout doit se réduire à des velléités.

*

Artiste, mais gâcheur. L’excès d’imagination et de versatilité rend la création difficile. Goût pour les beaux-arts et les belles-lettres, plutôt pour celles-ci.

*

Goût pour la bohème et les natures originales que favorise le non-conformisme du caractère.

Peu de vitalité ; santé précaire.

*

C’est l’horoscope à la fois d’un séducteur et d’un homme séduit. Un principe masculin et un principe féminin en constant équilibre, et ne se contrariant pas, donnant à la silhouette tant morale que physique du sujet une apparence troublante.

Don Juan grimé en Machiavel et pris à son propre piège. La force masquant la faiblesse et la faiblesse masquant la force à tour de rôle.

Un grand charme, celui des natures déchirées. Ils masquent le pathétique de leur vie intérieure une sorte de grimace qui ressemble à un sourire.

Les directions proposées indiquent une très mauvaise période pour avril, mai et juin 1928 : un événement très sérieux où il est question d’amour et de mort.

Je conseille au sujet de voyager au début de l’été 1928 et d’éviter les pays sous la domination du Lion, notamment la France.

On ne peut lire cet horoscope sans frissonner.

Toute la vie de Jean Galmot y est enclose ; son aventure magnifique et misérable, qui en fit l’idole d’un pays et l’individu que honnissaient et traquaient tous ceux pour qui sa chance était un danger perpétuel.

Sa chance ? Ou sa malchance ?

Ce garçon de bonne famille que l’on destinait à la culture sérieuse de l’École Normale Supérieure, et qui débutait dans la vie par des coups de maître au cours de l’affaire Dreyfus et dans la petite principauté du journalisme niçois ; ce jeune journaliste qui, un beau jour, au hasard d’un mariage d’amour, se muait en chercheur d’or, en commerçant aux colonies, en défenseur des indigènes et découvrait en Guyane, aux antipodes de sa vieille province natale, une terre âpre et malheureuse, la forêt vierge, l’air du bagne, et des horizons pour ses rêves ; cet homme maigre et pâle, devenu un capitaine d’industrie, un grand homme d’affaires, un politicien que l’on craint, et qui, d’un jour à l’autre, au moment qu’auront choisi ses ennemis que sa force gêne, va dégringoler jusqu’au bas de l’échelle sociale ; cet infatigable homme d’action qui, sortant de prison, à quarante-huit ans, repart pour la Guyane, ou l’attend un triomphe inouï et ou il se dispose à recommencer sa vie et la lutte pour ces indigènes qui l’appellent affectueusement « papa Galmot », quand une mort soudaine, tragique, suspecte, vient tout achever…

Sa chance ? Ou sa malchance ?

Un raté de génie.

Mais son cœur ne s’est pas égaré.

En Guyane on fleurit sa tombe. Les petites filles de huit et dix ans y déposent du massepain en hommage. On y vient pleurer. On y vient prier. Toujours cette tombe est recouverte de fleurs et surveillée par des fidèles. L’adoration que le peuple a gardée pour « papa Galmot » a presque fait oublier la grande sainte du pays, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. On a trompé ce peuple. On a escamoté le cœur de Jean Galmot. On a frappé les galmotistes qui ont aimé cet homme. On veut que son nom disparaisse. Seulement, là-bas, on n’oublie rien…

Pourquoi ?

Lisez ce serment.

« Je jure de rendre la Liberté à la Guyane.

« Je jure de rendre aux citoyens de la Guyane les droits civils et politiques dont ils sont privés depuis deux ans.

« Je jure de lutter, jusqu’à mon dernier souffle, jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour affranchir mes frères noirs de l’esclavage politique.

« Je jure d’abolir la toute-puissance d’une administration qui met la force armée au service de l’illégalité, qui organise les fraudes électorales, qui, les jours d’élections, terrorise par l’assassinat et l’incendie, qui oblige les fonctionnaires à la besogne d’agents électoraux, qui prend des otages et emprisonne les meilleurs parmi les enfants du peuple, et qui, enfin, gouverne par des décrets et des arrêtés supprimant les droits sociaux de l’ouvrier.

« Je jure de mettre fin au régime économique qui transforme la Guyane, pays des mines d’or, pays aux richesses fabuleuses, en une terre de désolation, de souffrance et de misère.

« Je demande à Dieu de mourir en combattant pour le salut de ma patrie, la Guyane immortelle.

« J’ai signé ce serment avec mon sang. »

C’est daté du 15 mars 1924 et signé Jean Galmot, député de la Guyane.

Et Jean Galmot a été fidèle à son serment, jusqu’à la mort, inclusivement.

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