II Un début dans la vie

La première fois que je vis Jean Galmot, je l’ai dit, il me fit penser à Don Quichotte.

Certaines photos de lui accentuent cette impression.

Mais cette ressemblance n’est pas uniquement physique ; au moral, ma première impression se révélait encore plus juste.

Don Quichotte.

Il en a donné d’innombrables preuves au cours de son existence. Mais dès ses débuts, à sa première apparition sur cette scène qu’est la vie publique, Jean Galmot se jette dans la lutte pour la défense de la vérité et de la justice.

Et, dès ses débuts, sa vie s’épanouit dans un climat romanesque…

1900.

Depuis dix ans la France est écartelée par les factions. Alfred Dreyfus n’est plus à l’île du Diable, mais il n’a pas encore retrouvé son honneur. Les partisans de sa cause sont devenus légion : il n’y en avait pas en 1894… Néanmoins ils risquent gros. L’opinion publique, exaltée par la propagande infatigable de la presse de droite, et sottement respectueuse de la chose jugée, est, dans sa grande majorité, contraire à celui qui est encore considéré comme un traître.

Le procès de Rennes, les premières tentatives de révision, ont abouti à ce résultat paradoxal : le capitaine Dreyfus est reconnu innocent des faits qui ont motivé sa condamnation ; on cite le nom d’un autre officier, le commandant Esterhazy, qui serait le véritable auteur du fameux bordereau ; cependant la dégradation et la condamnation du capitaine Dreyfus sont confirmées, bien que la grâce présidentielle vienne mettre aussitôt un terme à ses souffrances.

L’État-major se défend désespérément pour ne pas être déshonoré.

Mais ce résultat ne satisfait personne, et pour cause, surtout depuis que la presse de droite, habile à brouiller les cartes, a fait surgir un nouveau fantôme : l’empereur d’Allemagne, qui serait personnellement à la base de toute l’affaire. Le commandant Esterhazy n’aurait fait que recopier le texte authentique, qui ne peut pas être mis en circulation, puisqu’on y lit une note marginale manuscrite de Guillaume II ! La publication de cette note serait de nature à susciter une guerre.

Le gouvernement, tout en acceptant le principe d’une nouvelle révision, veut que le pays s’apaise d’abord. Aussi répond-il par une fin de non-recevoir à toutes les interpellations. Il lui faut un coupable.

Mais les amis de Dreyfus ne veulent pas de cette paix armée, qui ne trompe personne. Il faut coûte que coûte répondre victorieusement aux insinuations furibondes de la presse de droite. Il est nécessaire d’avoir, une fois pour toutes, une confirmation pleine et entière de l’innocence du capitaine. On cherche des documents partout, des nouvelles preuves…

1903. Le fameux discours de Jean Jaurès à la Chambre, discours qui n’est pas fait pour apaiser le pays.

Un jeune homme, un inconnu, écrit au directeur de La Petite République, le journal de Jaurès. Il signe : Jean Galmot.

Qui est-ce ? Ne s’agirait-il pas d’un traquenard ?

Cet inconnu affirme suivre depuis quelque temps une piste qu’il a découverte à San Remo, ce centre de l’espionnage et du contre-espionnage, à deux pas de la frontière française. Un certain Elmuth Wessel, ancien lieutenant de l’armée allemande, démissionnaire à la suite de dettes de jeu et de quelques escroqueries, aurait été en rapports avec le Bureau de Statistiques de l’État-major de Berlin, vulgo Bureau de l’Espionnage militaire. Ce Wessel serait entré au service du contre-espionnage français. Il habite Nice, et fréquente Monte-Carlo, avec sa maîtresse, Mathilde Baumler, qui est surtout sa collaboratrice. Stanislas Przyborowski, ancien fonctionnaire au ministère des Chemins de Fer autrichiens fréquente le couple.

Comment Jean Galmot, alors précepteur à San Remo, jeune inconnu que personne n’a chargé d’enquêter, a-t-il pu pénétrer dans le monde si mystérieux de l’espionnage, comment a-t-il pu capter la confiance de ces trois individus, obtenir d’eux des renseignements ?

Il écrit sur un papier à en-tête de la Société des Intérêts locaux de San Remo (Italie), dont il est le directeur.

On est en droit de se méfier de lui. Nous avons vu la lettre par laquelle le directeur de La Petite République, tout en écrivant avec amitié à cet inconnu qui, même par lettre, n’a pu manquer d’exercer sur lui ce pouvoir de séduction qu’il ne perdra jamais et qui sera toujours sa grande force dans la vie, lui répond assez évasivement.

Se méfiait-il ? « Jaurès est absent en ce moment : je lui communiquerai votre lettre dès qu’il sera rentré », voilà le post-scriptum qui clôt cette lettre. Quel accueil réserva le tribun socialiste au jeune précepteur inconnu de San Remo ?

Dans Le Petit Niçois du 13 mars 1904, quand la nouvelle révision du procès Dreyfus, qui sera la dernière, est proche, paraît un article, signé Jean Galmot, où sont relatés ses entretiens avec le trio d’espions. Galmot y expose les dates des rencontres de Przyborowski avec Cernuschi et Mareschal dans un hôtel de la rue La Fayette à Paris, il y relate l’activité de la bande Wessel à l’époque du procès de Rennes, et y laisse voir sa connaissance de beaucoup d’autres détails…

À ce moment il n’est plus précepteur. On a déjà vu quelques entrefilets signés de lui dans Le Petit Niçois. Il fait du journalisme.

Cet article ne peut manquer d’attirer l’attention des juges parisiens. On trouvera le nom de Jean Galmot dans l’un des nombreux arrêts de la Cour de cassation. Quand elle fit son information sur l’Affaire, la Cour chargea d’une commission rogatoire le juge d’instruction de Nice, à l’effet de vérifier les séjours et les accointances des divers espions dans cette ville, et ce même juge, le 24 mars 1904, recueillera la déposition de Jean Galmot. Déposition de poids, puisque au cours de son enquête mouvementée Jean Galmot avait pu établir de la manière la plus formelle qu’à aucun moment le capitaine Dreyfus n’avait été en relations avec l’État-major de Berlin…

Galmot n’a pas vingt-cinq ans : voilà deux ans qu’il mène, de sa propre initiative, sans aucune aide, des investigations romanesques et dangereuses.

Un pareil début dans la vie ne manque pas de pittoresque. Ce jeune homme était « quelqu’un ».

Cette aventure à l’aube de sa carrière est significative. On y distingue les sentiments les plus caractéristiques de cet homme que nous avons pu rapprocher de la figure de Don Quichotte. On y trouve aussi ce romanesque qui, par la suite, enveloppera comme d’une atmosphère mystérieuse tout ce que Jean Galmot ébauchera. On y voit enfin que, tout jeune, Galmot savait déjà aller au fond des choses, droit devant lui, jusqu’à obtenir ce qu’il voulait.

D’où venait-il ?

Son passé n’est pas encore riche : mais Jean Galmot a toujours été tourné vers l’avenir.

Néanmoins, on le verra plus loin, au centre de sa vie et de ses sentiments, il n’y a eu qu’une chose, toujours : la forêt vierge, le souvenir de la brousse guyanaise. Et ce Galmot homme d’action, au moment des crises les plus aiguës, redeviendra le rêveur, le poète qu’il était, et, même dans sa cellule de la Santé, une plume à la main, il oubliera tout pour céder aux sollicitations de son cœur.

Eh bien, ces traits dominants de son caractère nous les rencontrons déjà dès son enfance. Je sais qu’enfant il se perdait volontiers dans la forêt, près de Monpazier, et que ses parents angoissés étaient forcés de le faire rechercher ; on finissait par le retrouver, un livre sur les genoux, au milieu des arbres.

Et, à treize ans, le petit bonhomme crée un journal, à l’école, un journal qu’il compose tout seul et qu’il vend cinq sous. Un an plus tard commençait cette affaire Dreyfus dont toute son adolescence allait être préoccupée…

Il est le fils d’un instituteur d’un caractère très entier, très ferme, voire stoïque, Édouard Galmot, qui verra toujours sa carrière entravée par la rigueur de son esprit et l’absolu de ses principes. Mais Jean Galmot tient surtout et avant tout de sa mère, dont l’origine portugaise (la famille Barge de Moisant vint de Lisbonne en France vers 1760) influença tout particulièrement celui qui allait être un conquistador du XXe siècle.

Nous pouvons suivre Jean Galmot à l’école de Bergerac, au lycée d’Évreux, puis à celui de Caen, où il fréquente les cours préparatoires pour entrer à l’École Normale Supérieure.

Il passe de bons examens (prix d’excellence en seconde et en rhétorique, prix d’histoire en troisième, seconde, rhétorique et philosophie) ; le proviseur du lycée Malherbe à Caen écrit : « L’élève Galmot a des habitudes de travail et de discipline qui constituent de sérieuses garanties pour l’avenir. »

Il a un cœur d’or.

Sera-t-il professeur, un petit professeur à qui il faudra gravir péniblement une route peu triomphale ? Dès cette époque Jean Galmot connaît à la perfection l’anglais, l’allemand, l’espagnol et l’italien. À quoi pourront-elles lui servir, ces langues, dans les lycées de province qu’il lui faudra parcourir ?…

D’ailleurs, les parents de Jean Galmot ne sont pas riches, ils ont six enfants ; et Jean leur promet fortune, sans douter de rien…

Aussi, d’un jour à l’autre, sans hésitation, nous le voyons quitter tout, le professorat et les siens, et partir vers sa destinée.

Précepteur à Saint-Dié (Vosges), puis à San Remo (Italie) chez M. Meurissier.

Et ici, son nom commence à se lever comme une étoile. Le roman débute –, mais ce n’est pas un roman.

C’est sa vie –, la vie.

L’espionnage à deux pas de la frontière. Le contre-espionnage. Monte-Carlo. La roulette. Le Carnaval de Nice. Les femmes. Le soleil de la Méditerranée. La mer.

Ce jeune homme qui vient d’avoir vingt ans se jette là-dedans à corps perdu.

Il obéit à sa destinée, qui demeurera étrange…

Un jour, dans un bureau de poste de Nice, il lui arrive de jeter un coup d’œil sur une dépêche que tient à la main, devant un guichet, un homme qu’il ne connaît pas. Cette dépêche est adressée à M. Elie-Joseph Bois, correspondant parisien du Petit Niçois. L’expéditeur n’est autre que M. Édouard Cristini, rédacteur en chef de ce grand journal régional. Dans cette dépêche Cristini demande qu’on lui trouve un bon « dépêchier ».

Le soir même, Jean Galmot s’assied à la table de dépêchier du Petit Niçois et, trois jours après, il est rédacteur attitré.

Il demeurera quelques années à ce journal : quand il en sortit, son nom était connu à Nice et dans tout le département. De l’aveu de celui qui fut son rédacteur en chef et l’un des principaux témoins de sa vie, sa collaboration au Petit Niçois fit monter progressivement le tirage de ce journal de quelques dizaines de milliers d’exemplaires.

On pourrait écrire un roman, romanesque à souhait, sur ce que fut sa contribution à l’éclaircissement de l’affaire Dreyfus.

Pour ces quelques années de journalisme, il faudrait changer de registre : ici Jean Galmot va se muer en humoriste. Dans un tout autre ordre d’idées, le récit de ses années niçoises ne serait pas moins curieux.

Il débute par des portraits de conseillers municipaux qui mettent la ville en joie. Il commence à se faire des ennemis. Il ne cessera pas de s’en faire, jusqu’à sa mort… Décidément, cet homme a du nerf ; il aime suivre son chemin, chemin qui le mènera si loin…

Un autre jour, il écrit le plus beau compte rendu de la bataille de fleurs qu’on ait jamais fait, le plus vivant et le plus imagé des reportages ; et cela, à cinq heures du soir, en sortant de chez lui après avoir fait la grasse… matinée, sans se douter que, pour cause de mauvais temps, la bataille de fleurs avait été remise au lendemain !

Il invente, un été ou Le Petit Niçois manquait d’actualité, un « Calabrais » fantomatique, qui débute par une tentative de viol aux dépens d’une vieille bonne dame, et qui, le succès aidant, va poursuivre sa carrière si bien commencée de satyre de l’Esterel, en dépit de la police qui le recherche.

Mis en appétit par les aventures du « Calabrais », l’année suivante, Jean Galmot va procurer à son journal quelques nouveaux milliers de lecteurs.

Les « Bandits de Pégomas » viennent au monde.

Les a-t-on assez craints, aux abords de 1905 ! Ils terrorisaient une région entière. La police judiciaire envoya ses plus fins limiers ; la gendarmerie mobilisa ; une compagnie de chasseurs alpins fut même mise à la disposition des autorités pour cerner ces brigands, car le public, affolé et alléché à la fois, jetait des hauts cris.

Il y eut des blessés et il faillit y avoir mort d’homme ; le curé de Pégomas, ecclésiastique inoffensif, fut arrêté ; la nuit, dans la campagne qui s’étend de Grasse à Pégomas, on entendait des coups de feu, on vit s’embraser des meules de foin…

Les « Bandits de Pégomas » avaient-ils fini par naître pour de bon ? Jean Galmot riait, à sa manière, comme un enfant solitaire, mince et grand.

Ce ne fut pas la seule fois où il se joua des autorités. Son reportage sur les roulettes clandestines qui fonctionnaient, en dépit de la police, dans les environs de Nice, et où tout un lot de joueurs enragés, soigneusement filtrés, se trouvaient en contact avec les plus beaux costauds et marlous de la région, ne lui procura pas seulement l’inimitié de cette pègre… Ce Galmot parvenait donc à pénétrer partout ?

À présent ce n’est plus un jeune homme quelconque, un inconnu : il est populaire. Le feuilleton qu’il écrit sur la demande de son journal, cette Redoute rouge où il met en scène Nice et sa vie inouïe, d’une manière un peu trop conventionnelle il est vrai, mais où l’on trouve pourtant quelques passages d’un érotisme poussé, qui font penser au marquis de Sade, et que jamais on ne s’attendrait à voir dans le feuilleton d’un quotidien, va le lancer. Les portes s’ouvrent. Il fréquente assidûment le salon de Mme Juliette Adam, où il rencontre Jean Lorrain, avec qui il se lie d’amitié.

Comment deviner que ce feuilleton, annoncé et promis depuis des mois, a été écrit en trois jours, dans un bureau où son rédacteur en chef, à bout de patience, avait enfermé Jean Galmot à clef !

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