I

Il avait plu tout le jour ; de gros nuages se traînaient encore sur les flancs sombres de l’Herzégovine, et le chemin pierreux conduisant à une vallée qui confinait à la frontière turque était détrempé par l’humidité.

Le silence n’était troublé que par le son lointain d’une cascade descendant vers la plaine, et le bruissement monotone des gouttes d’eau qui s’échappaient des branches. Soudain des pas pressés résonnèrent dans le lointain et se rapprochèrent peu à peu ; bientôt un homme apparut à l’un des contours de la route. Il était grand et fort, et portait le costume des montagnards herzégoviniens. Il marchait rapidement en s’aidant à peine d’un gourdin de bois de chêne.

Cet homme s’appelait Rigardo Domirdji. Il habitait avec sa femme et ses deux enfants une ferme située dans cette haute vallée. Dans le pays, il jouissait d’une haute considération et à bien des lieues à la ronde, s’il survenait une contestation entre les habitants de la contrée, c’était à Rigardo que l’on s’en remettait pour trancher la question ; et toujours son bon sens et sa manière de voir claire et élevée savaient concilier et apaiser les réclamations des plaignants et des accusés. Sa famille comptait parmi les anciennes de l’Herzégovine, et cela joint au prestige que lui valaient sa belle figure et son ferme caractère lui donnait une autorité bienfaisante sur ses compatriotes. Dans son enfance, il avait reçu une certaine instruction qu’il cherchait à conserver au milieu de la vie un peu rude qu’il menait dans sa demeure isolée.

Ce soir-là, il revenait de la ville la plus proche, cependant distante de plusieurs lieues. Il y avait heureusement terminé des affaires importantes, et c’était d’un cœur joyeux qu’il hâtait le pas pour se retrouver quelques instants plus tôt au milieu des siens. Soudain, comme il passait près d’un gros chêne, il crut voir quelqu’un assis au pied du tronc ; il s’approcha et reconnut avec étonnement que c’était une jeune fille, presque une enfant ; il l’interpella : « Que fais-tu dans ce lieu, à ces heures ? »

L’inconnue bondit sur ses pieds avec un geste de biche effarouchée et fit un pas en arrière : « Ce que je fais ? dit-elle, rien ! j’attends ». – « Tu attends, et quoi donc ? » – « La mort ! reprit-elle de sa voix un peu basse, mais harmonieuse ; la mort, c’est la seule chose sur laquelle je puisse désormais compter ».

Rigardo se sentit ému ; ces paroles avaient été prononcées sans emphase, mais avec un sentiment de profonde douleur et de résolution implacable. Il posa la main sur l’épaule de l’infortunée : « À ton âge, jeune fille, de telles pensées ne sont pas permises. Il faut vivre et ne pas songer à mourir ! »

Elle eut un geste de découragement : « Vivre ! à quoi bon ? lorsque l’on est seule, sans parents, sans famille, sans amis, exposée à tous les dangers, on n’a que la mort pour refuge ». – « Tu n’as donc personne à qui demander asile ? » – « Non ». « Et comment t’appelles-tu ? » – « Emineh ». – Puis reculant soudain, elle ajouta : « Laisse-moi seulement, regagne ton logis où tu es sans doute impatiemment attendu ; avant que le jour luise sur la montagne, je me serai endormie du sommeil éternel… »

Rigardo l’interrompit : « Viens avec moi, Emineh, ma protection du moins ne te manquera pas… » Il s’arrêta, le regard de la jeune fille était fixé sur lui, et malgré l’obscurité, il le sentait et en éprouvait une impression étrange. – « Allah t’envoie, dit-elle simplement, commande ! Emineh est ta servante ».

Ils marchèrent longtemps en silence. Rigardo ayant remarqué la peine qu’Emineh avait à le suivre passa doucement la main de la jeune fille sous son bras afin de lui faciliter la marche ; il ne la questionna pas, se réservant de l’interroger plus tard, mais sa bonté, la douceur avec laquelle il s’était intéressé à la faible et malheureuse créature, lui avait déjà gagné tout entière cette âme ardente et farouche.

Au bout de deux heures pendant lesquelles Rigardo craignit à chaque instant de voir sa frêle compagne perdre connaissance, une petite lumière se montra dans l’obscurité : elle sortait de la demeure du montagnard. La maison de Rigardo occupait l’extrémité orientale de la haute vallée dont il a déjà été question ; au sud, elle s’adossait à une paroi de rochers fort élevée et avait ainsi devant elle au nord toute la largeur du plateau, un bel espace découvert et verdoyant borné vis-à-vis par des bois épais qui couvraient tout le versant de la montagne opposée.

Rigardo fut bientôt sur le seuil. Des cris joyeux saluèrent son entrée ; Dobronia, sa jeune femme, quitta vivement le foyer où elle préparait le repas du soir et vint le recevoir avec un doux sourire, les enfants se jetèrent dans ses bras, même le chien qui sommeillait sur sa natte témoigna par un aboiement et quelques hochements de queue le plaisir que le retour de son maître lui causait.

« Je vous apporte une surprise », dit Rigardo, après avoir rendu aux siens les marques d’affection qu’il en recevait. Emineh pâle et tremblante était restée dissimulée dans l’ombre de la porte ; il la prit par la main et la fit avancer de quelques pas jusqu’à ce que les rayons de la lampe tombassent en plein sur elle. Il ne l’avait vue que dans les lueurs ternes de la nuit tombante et il eut peine à retenir un cri d’admiration.

Il se trouvait devant une grande et belle créature dont le costume, bien que mouillé et souillé par la boue, paraissait encore d’une extrême richesse. Elle pouvait avoir quinze à seize ans ; sa figure à l’ovale ravissant était d’une blancheur mate qui faisait ressortir la pourpre de ses lèvres ; ses grands yeux noirs avaient des reflets orange : on eût dit une étincelle d’or sur du velours sombre ; sa chevelure, mal retenue par un peigne incrusté de pierreries, tombait en ondes de jais jusqu’à l’ourlet de sa tunique.

Étonnée, presque intimidée, Dobronia regardait Emineh. Celle-ci se tourna vers Rigardo : « Ta demeure est le séjour du bonheur, je n’y apporterais que ma tristesse ; laisse-moi retourner dans la forêt, on m’y trouvera morte demain ; sois béni pour les bonnes paroles que tu m’as adressées ». Elle avait déjà fait un pas en arrière. Rigardo l’arrêta : « Pauvre enfant, la douleur t’égare : reste avec nous ! »

Il la conduisit vers la table et la plaça sur le banc rustique. Puis, les deux époux assis à côté d’elle lui prodiguèrent leurs caresses et leurs soins comme à un doux oiseau blessé par la tempête.

Emineh se laissait faire ; les yeux à demi fermés, elle s’abandonnait avec délices à ce bien-être nouveau ; puis bientôt appuyée contre l’épaule de Dobronia, elle tomba dans un profond sommeil.

Lorsque la jeune fille se réveilla le lendemain matin, un rayon de soleil dansait dans la chambre et mettait une auréole sur la tête blonde de son hôtesse qui travaillait près de la fenêtre. Elle était bien jolie, Dobronia, avec ses grands yeux bleus si clairs et si doux, et elle paraissait si bonne ! comme ses dents blanches brillaient, lorsqu’elle souriait aux deux enfants qui jouaient autour d’elle. Les vêtements que la jeune fille portaient la veille séchaient près du feu, et avaient été remplacés par d’autres plus propres et plus chauds.

Emineh contemplait avec bonheur ce paisible tableau ; il lui semblait cependant qu’il y manquait quelque chose. Était-ce un rêve que cet homme à la figure noble et pure qui, la veille, l’avait arrachée à la mort par sa compassion et ses bonnes paroles ?

Le petit garçon remarqua le premier que l’étrangère ne dormait plus ; il courut annoncer cette nouvelle à sa mère. Dobronia s’approcha : « As-tu bien dormi ? ma fille ». Emineh était déjà debout, ramenant à grand peine ses cheveux sous son peigne. Sans répondre, elle vint à la jeune femme et lui baisa les mains. Celle-ci lui souriait affectueusement : « Tu me parais un peu remise ; il te faut maintenant manger quelque chose, tu dois en éprouver le besoin ». Emineh n’avait pas le moindre appétit, mais comme sa bienfaitrice insistait, elle accepta uniquement pour lui faire plaisir.

Soudain, une voix joyeuse retentit derrière la porte. Un frisson de bonheur traversa l’âme de la jeune fille, elle se leva machinalement. Rigardo était là, près d’elle, et lui tendait la main : « Je venais voir comment Dobronia te soignait, mon enfant. Tu me sembles mieux, ce matin ; as-tu déjà fait connaissance avec les lutins de la maison ? » et Rigardo étendit les bras, et enferma comme dans une prison les deux bambins qui riaient follement et faisaient de vains efforts pour se dégager. Le père contemplait avec un bonheur mêlé d’orgueil les têtes bouclées, l’une blonde comme les épis mûrs, l’autre brune avec des teintes cuivrées : « Voici le démon de la maison », dit-il au bout d’un instant en désignant la fillette : « c’est Maruccia, et celui-ci, c’est le bon génie, n’est-ce pas, Ino ? » et il tendait son visage aux baisers des enfants qui se pendaient à son cou avec des transports de joie.

Rigardo rendit la liberté aux petits captifs, et Dobronia comprenant que son mari désirait causer seul avec l’étrangère les emmena dehors.

Lorsqu’ils furent loin, Rigardo amena sa protégée sous le grand jour de la fenêtre et la regarda bien en face : « Il faut me dire maintenant qui tu es, et d’où tu viens, Emineh ! » Elle ne répondit pas. « Eh ! bien… » ajouta-t-il d’un ton un peu sévère après un instant de silence. Elle s’agenouilla devant lui : « Maître, pardonne-moi ! je ne puis te le raconter, mais – je te le jure – je ne déshonore pas ton toit. Si pourtant un seul soupçon entrait dans ton cœur à mon égard, dis-le moi : je partirai tout de suite et pour toujours. Tu m’as secourue et recueillie, tu as été bon pour moi, tu peux maintenant me mépriser et me rejeter. Je ne t’en bénirai pas moins jusqu’à ma dernière heure ».

Domirdji fut touché de cette humilité et de cette douleur ; du reste, les paroles de la pauvre enfant avaient un cachet de vérité auquel il était impossible de ne pas croire. Il releva la jeune fille prosternée à ses pieds : « J’ai confiance en toi, Emineh ! demeure auprès de nous aussi longtemps que tu voudras ». Elle joignit les mains et chancela, ce bonheur l’éblouissait. Désormais, son existence se résumerait en une seule pensée, celle de rendre un jour à cet homme quelque chose de ce qu’il lui donnait : « Qu’Allah te récompense », murmura-t-elle doucement.

Ce nom d’Allah prononcé pour la seconde fois frappa Domirdji. Il reprit : « Tu es mahométane ? » Emineh eut peur : la pensée que Rigardo la renverrait, parce qu’elle n’était pas chrétienne, lui traversa l’esprit, mais elle n’essaya pas de nier, elle baissa la tête et attendit. L’expression du montagnard l’eût vite rassurée, mais elle n’osait le regarder : « Tu te convertiras », dit-il. Un soupir de soulagement s’échappa du cœur de la jeune Turque, sa figure s’illumina : « Ô Maître, c’est comme tu voudras ». Que lui importait d’être chrétienne ou mahométane, pourvu qu’il lui fût permis de vivre auprès de son bienfaiteur et de lui donner un jour une preuve éclatante de son affection.

Les jours s’écoulaient. Emineh vivait heureuse et tranquille dans la maison de son sauveur ; les enfants l’adoraient et Dobronia disait en riant qu’elle n’avait plus qu’à se croiser les bras et à faire la grande dame, tant Emineh s’ingéniait à la servir et à l’aider dans tous les travaux du ménage. Quelquefois cependant, au milieu de son activité presque fébrile, il prenait à la jeune fille des accès soudains de rêverie. Alors, elle regardait de loin et sans se mêler à eux Rigardo et sa famille qui riaient et causaient ensemble ; une douleur étrange la mordait au cœur, et elle se retirait les yeux pleins de larmes brûlantes dans l’endroit le plus sombre de la salle.

L’affection que Domirdji lui avait inspirée dès leur première rencontre continuait de grandir. Le cœur farouche et passionné de la Turque s’était laissé entièrement subjuguer par cette nature forte et franche, à la fois douce et virile. Rigardo lui apparaissait comme un être d’une essence supérieure auquel il était impossible de résister ; sur un désir de lui, elle eût tout bravé, mais il ne réclamait jamais rien d’elle, il la traitait plutôt comme un hôte aimé. Cela ne pouvait suffire à Emineh ; elle portait envie à Marangéla, la petite servante qui recevait des ordres du maître, et un jour que le valet d’écurie s’était fortement blessé à la main en défendant Maruccia contre un chat sauvage, elle pleura de n’avoir pas été à la place du jeune homme pour rendre ce service à son idole.

Elle ne pouvait se contenter d’une reconnaissance passive et eût voulu le lui prouver d’une façon extraordinaire. – Mais comment ? – L’occasion ne s’en offrait pas. Tous ces sentiments encore vagues, il est vrai, s’agitaient dans l’esprit de la jeune fille et provoquaient chez elle ces tristesses subites et inexpliquées qui la saisissaient parfois.

Rigardo cependant s’occupait beaucoup d’elle ; il apprenait lui-même à lire et à écrire à son fils, et voulut qu’Emineh partageât ces leçons. Mais là encore, il la traitait autrement qu’Ino ; si l’enfant trop étourdi ou trop paresseux ne contentait pas son maître, celui-ci s’impatientait et le grondait ; quelquefois même, il allait jusqu’à le frapper. Avec Emineh au contraire, il avait toujours une manière amicale ; s’il la reprenait, c’était le plus doucement possible. Il faut dire aussi qu’elle se donnait une peine infinie pour bien faire, et qu’à force d’apprendre et de désirer le contenter, elle s’embrouillait parfois complètement. Rigardo l’avait peut-être compris, mais il semblait à la bizarre enfant que s’il l’eût traitée autrement et même vertement grondée, cela aurait été une preuve qu’il s’intéressait davantage à elle.

Deux fois, chaque semaine, il l’envoyait chez le pope du village le plus rapproché. Emineh écoutait ses instructions avec une profonde attention ; elle avait souvent grand peine à débrouiller dans sa tête ses enseignements si nouveaux pour elle ; mais puisque ces croyances étaient celle de Rigardo, elle voulait les partager pour faire comme lui, pour être aussi bonne que lui et pour se trouver quelque jour au ciel avec lui.

Un après-midi, Dobronia achevait quelques travaux d’intérieur, Emineh travaillait devant la maison, les enfants jouaient autour d’elle. Ino vint avec un geste caressant appuyer sa tête blonde contre la sienne : « Écoute donc ! Emineh, j’ai demandé à papa pourquoi il me grondait si fort, quand je ne savais rien à nos leçons, tandis qu’il ne te disait pas un mot ».

Emineh tressaillit : « Et qu’a-t-il répondu ? »

L’enfant riait : « Il m’a répondu que Maruccia et moi étions ses bambins, ses petites choses ; qu’il pouvait faire de nous ce qu’il voulait, tandis que toi, tu étais une belle étrangère qui retrouverait probablement un jour sa famille, et qu’il fallait traiter avec plus d’égards et de respect ; puis il a encore dit que tu travaillais mieux que moi, que tu étais la meilleure élève, qu’il t’aimait beaucoup et bien d’autres choses pareilles.

– Mais pourquoi fais-tu cette figure, Emineh, qu’as-tu ? »

La jeune fille avait changé de couleur, sa tête renversée s’appuyait à la muraille ; les yeux à demi fermés, elle essayait en vain de refouler la douleur qu’elle sentait bouillonner en son âme ainsi qu’un flot de lave incandescente. Étrangère, ce mot seul l’avait frappée, elle ne gardait pas le souvenir du reste.

Maruccia l’embrassait : « Méchant Ino, tu as fait de la peine à Emineh, comme tu es mauvais ! » Ino qui chérissait la jeune fille se récria : « Non ! je n’ai rien dit de méchant, j’ai répété les paroles de papa, voilà tout ». Mais Maruccia insistait. Le petit garçon se fâcha, et tous deux finirent par en venir aux mains, ce qui ne s’était encore jamais vu depuis qu’ils existaient. Des pleurs bruyants éclatèrent, Emineh n’entendait rien. Dobronia parut sur le seuil de la porte et regarda une seconde la scène ; elle eut un geste de mécontentement en s’adressant à la Turque : « Emineh, comment laisses-tu des enfants se battre de la sorte ? Leur père va rentrer, il serait triste de les voir en un pareil état ». La jeune fille se leva en chancelant et sépara les combattants.

Au même moment, Rigardo apparut au haut du sentier qui menait à son habitation. Il s’informa des causes du débat, mais les explications furent si embrouillées qu’il n’y comprit rien ; il interrogea Emineh qui lui fit une réponse impossible. Il se mit à rire : « Tu es de nouveau dans tes rêves, mon enfant ! » puis il entoura de son bras le cou de Dobronia et rentra avec elle dans la maison sans songer davantage à cet incident.

La jeune fille se retira dans le réduit qu’elle occupait à côté de la grande salle basse où la famille se tenait d’ordinaire ; elle s’assit sur le bord de sa couchette et demeura longtemps la tête dans ses mains, en proie à une souffrance aiguë. Ainsi, elle n’était qu’une étrangère chez Rigardo ; Dobronia, Ino, Maruccia lui appartenaient, ils comptaient dans sa vie, ils faisaient son bonheur. Marangéla et le valet de ferme même étaient pour lui des êtres familiers auxquels ils tenaient, et pourtant la petite servante n’avait pour lui que tout juste l’affection qu’il fallait ; elle le trouvait trop sévère et trop exact, mais on recevait chez lui une bonne nourriture, il était généreux et payait bien, cela pouvait aller ; et le maître l’appelait quelquefois « ma fille » et lui montrait un peu de l’autorité d’un père.

Ino et Maruccia l’aimaient bien, il est vrai ; mais ils lui faisaient très souvent de la peine et ne comprenaient pas un bonheur qui leur paraissait tout naturel, tandis qu’elle, Emineh, elle qui eût donné sa vie pour lui, qui – sur un signe de lui – eût entrepris les plus rudes et les plus vils travaux, qui – s’il l’eût demandé – se fût privée de boire, de dormir et de manger, elle n’était pour lui qu’une étrangère !

Depuis ce jour, la jeune fille devint plus sombre, plus renfermée. Elle s’efforçait bien comme avant d’être utile, mais elle se dérobait aux remerciements ; le soir, elle ne se mêlait plus jamais au groupe joyeux formé par Rigardo et sa famille. Tapie dans l’ombre, elle dardait sur eux son regard étincelant et doux, des larmes ardentes montaient à ses yeux : « Je ne suis rien pour lui ! disait-elle, ni son épouse ni sa fille ni sa sœur ni sa servante, rien, rien ».

Les premiers jours, Domirdji étonné de la voir isolée en son coin l’appelait. Alors elle oubliait pendant un instant ses tristes pensées et accourait recevoir une caresse, une bonne parole. Puis, si le lendemain le maître passait distraitement à côté d’elle, sans même s’apercevoir de sa présence, les idées noires revenaient, elle s’accusait elle-même : « C’est bien ma faute ! pourquoi m’aimerait-il ? je n’ai rien su faire de particulier pour lui prouver mon affection, et pourtant sur la terre est-il quelqu’un qui puisse l’aimer plus que moi ? Il est bon à mon égard, parce qu’il a l’habitude de l’être envers chacun, mais il le dit : je suis une étrangère ici – étrangère aujourd’hui, étrangère demain, étrangère toujours ».

Incapable de se contenir plus longtemps, elle se confia une fois au pope qui l’instruisait. C’était un homme déjà fort âgé qui avait toujours vécu paisiblement et sagement sans rêves inutiles ; d’un naturel fort calme et totalement dépourvu d’imagination, il ne comprit rien au désespoir d’Emineh : « Mon amie, tu es malade ! lui dit-il ; travaille beaucoup, fatigue ton corps, cela rendra la santé à ton esprit. Lorsque par ton baptême, tu seras entrée dans notre sainte église, on te trouvera un bon et beau mari avec lequel tu oublieras bien vite toutes les bizarreries que je viens d’entendre ».

Emineh rentra chez Rigardo plus sombre et plus perplexe que jamais ; son cœur était près d’éclater, elle sentait qu’il lui fallait agir, faire quelque chose de décisif… mais quoi ? Elle n’en savait absolument rien, elle était seulement sûre que cette situation ne durerait pas.

En rentrant elle trouva Dobronia sur le seuil de la porte : « Qu’y a-t-il, Emineh ? tu me sembles toute triste ». – « Rien, rien », répondit-elle précipitamment, puis sentant qu’il lui fallait absolument d’une manière ou d’une autre donner libre cours aux violentes sensations qui remplissaient son âme, elle noua ses bras au cou de Dobronia. Celle-ci riait : « Mais tu m’étouffes, petite folle ! voyons, qu’est-ce qu’il y a ? » Emineh s’était un peu calmée, elle sourit : « Je vous aime, je vous aime tant ! » dit-elle simplement. La jeune femme sépara les mains étroitement jointes d’Emineh, et posant ses lèvres sur le beau front pâle, elle murmura : « Enfant, va ! »

Rigardo rentra tard ce soir-là, des affaires diverses l’avaient retenu toute la journée hors de chez lui. Dobronia l’attendait près du foyer où deux grosses bûches flambaient avec un pétillement réjouissant ; les enfants babillaient aux pieds de leur mère.

Quand Domirdji rentra, il les embrassa tous avec tendresse, puis s’assit à côté de sa femme ; tous deux se mirent à causer des occupations de la journée.

Emineh était là dans l’ombre, et retenait son souffle : n’aurait-il pas un mot pour elle ? Mais Rigardo accoutumé à ne pas la voir assise dans le cercle de famille et absorbé par son récit ne songea point à la jeune fille. Dobronia riait en plongeant ses doux yeux bleus dans le regard aimant et profond de son mari.

De temps en temps, les petits se hissaient sur la pointe du pied pour dérober un baiser à leur père, le chien appuyait son long museau sur les genoux de son maître ; même les domestiques assis un peu plus loin semblaient prendre un joyeux intérêt à cette scène d’intérieur.

Emineh se retirait toujours plus dans l’obscurité, une douleur aigüe consumait tout son être. Ce n’était certes point de la jalousie, car elle aimait Dobronia et les enfants de toute l’affection que lui laissait son culte pour Rigardo, et si ces êtres chéris eussent été malheureux et en danger, elle aurait fait l’impossible pour leur rendre le bonheur ; mais bien plutôt, c’était l’exaltation d’une âme passionnée et brûlante de reconnaissance qui se sait ou se croit inutile à son bienfaiteur.

Elle prit une résolution suprême : « Je partirai ! ma présence ici est plutôt un embarras qu’un plaisir pour lui ; mieux vaut m’enfuir et le quitter. Au jour du malheur, je reviendrai, je le sauverai, et peut-être qu’alors, je deviendrai quelque chose pour lui, peut-être qu’alors il tiendra à moi, ne fût-ce que de la façon dont il tient à ce chien fidèle qu’il caresse d’une main distraite. Demain soir, lorsqu’il rentrera, j’aurai abandonné son toit pour longtemps peut-être, Dieu le veuille ! car je n’y reviendrai qu’avec l’adversité ». Puis elle se mit à songer à ce qu’elle ferait loin de lui, quand elle ne verrait plus sa figure chérie, quand cette voix sonore ne prononcerait plus son nom, quand ses yeux graves et bons ne rencontreraient plus les siens et quand de longues années s’écouleraient peut-être, avant que les événements la ramenassent auprès de lui. Alors, ce fut comme un effondrement dans son cœur ; un affreux sentiment de vide l’envahit tout entière, et incapable de retenir sa douleur plus longtemps, elle ferma les yeux et éclata en sanglots.

Rigardo et Dobronia se levèrent brusquement et coururent à la jeune fille ; elle était couchée à terre, le visage enfoncé dans ses mains et continuait de pleurer avec une violence effrayante. C’est qu’hélas ! chaque mot de consolation prononcé par cette voix adorée lui rappelait qu’elle allait partir le lendemain peut-être pour toujours, chaque caresse de son bienfaiteur pouvait être la dernière.

Rien ne put la consoler. Lassés enfin, Rigardo et Dobronia la quittèrent, espérant que la nuit la calmerait et qu’elle s’expliquerait le lendemain. Mais Emineh ne dormit pas ; lorsqu’elle n’eut plus de larmes, elle recommença à songer aux suites de son projet. L’idée de rester ne lui vint pas : « Je suis inutile ici, disait-elle, je ne reparaîtrai que lorsqu’il aura besoin de moi ».

Le lendemain matin, Rigardo appela Emineh. Elle le trouva assis près de la fenêtre, occupé à tailler un sifflet de bois, destiné sans doute à Ino. Il avait l’air plus sévère que de coutume : « Que s’était-il passé hier soir, Emineh ? il faut tout me dire ; quelqu’un t’aurait-il chagrinée, les enfants peut-être, Marangéla, es-tu malheureuse avec nous ? » Elle l’enveloppait d’un regard brûlant : « Oh maître ! je t’avais bien averti en me recueillant : c’est la tristesse et les pleurs que tu fis entrer chez toi ; pardonne-moi ! je ne puis autrement ».

Rigardo fut effrayé du désespoir peint sur le visage de sa protégée, il lui prit les mains : « Tu me fais peur, Emineh, jure-moi que tu n’essayeras plus jamais de trouver la mort comme le soir où je t’ai recueillie ! » Elle se redressa avec un sourire étranger sur les lèvres : « Ne crains rien, maître, je ne songe plus à cela maintenant ; je veux vivre, il faut que je vive ! »

Rigardo l’examinait avec surprise, il reprit d’une voix caressante : « Ne me révéleras-tu pas ce qui t’attristait hier soir, mon enfant ? » Elle resta muette. Il s’impatienta, se leva brusquement et tendit la main pour saisir le sifflet de bois qu’il avait posé sur la table. La jeune fille chancela : « Donne-le moi ! » Domirdji sourit en haussant les épaules et lui tendit l’objet demandé en lui disant : « Tu es par trop enfant, Emineh ! » puis il sortit en chantonnant.

La jeune Turque resta un instant immobile en le suivant des yeux. Lorsqu’il eut disparu : « adieu, adieu », murmura-t-elle dans un sanglot ; et elle baisait avec passion l’instrument inachevé.

Tout l’après-midi, elle aida à Dobronia. Jamais elle n’avait été si douce, si affectueuse ; Ino et Maruccia semblaient pressentir son départ, ils s’attachaient à elle et ne voulaient pas la quitter. « Tu dois être lasse, Emineh, repose-toi ! dit enfin la jeune femme ; tu as travaillé comme une esclave : c’est assez, mon enfant ». Emineh s’arrêta : « Oui vraiment, je crois que je suis fatigué ; je vais aller m’asseoir un instant ».

Sa voix était rauque et sonnait étrangement, ses yeux avaient des reflets métalliques, elle s’approcha de Dobronia et l’embrassa. Celle-ci tressaillit : « Ne me regarde pas ainsi, Emineh, tu me fais peur ! » La Turque baissa les yeux ; puis elle prit dans ses bras les têtes bouclées des petits et les serra avec force contre elle. Maruccia se mit à pleurer. Emineh se redressa : « Même mes caresses leur font mal », se disait-elle en gagnant son réduit.

La nuit était venue ; la grande cuisine se trouvait solitaire ; Dobronia et les enfants faisaient un tour à l’écurie, Marangéla donnait à manger aux bêtes. Emineh sortit de sa chambrette ; elle avait revêtu les habits qu’elle portait lors de son arrivée chez Rigardo, elle ne voulait rien garder de ce qui appartenait à son bienfaiteur ; elle franchit le seuil de la maison et se glissa dehors. Il faisait froid, elle frissonna et alla se blottir à quelque distance sous un hangar ; de là, elle pouvait encore apercevoir la demeure hospitalière qu’elle venait de quitter. Dobronia rentra et prépara le souper, sa voix douce répondait au babil des petits.

Bientôt un pas joyeux retentit ; le cœur de la pauvre enfant battait à se rompre – c’était lui ! s’apercevrait-il qu’elle était loin ? La porte s’ouvrit, se referma, puis se rouvrit soudain, et la haute silhouette de Rigardo apparut en sombre sur le fond clair de la salle : « Emineh, Emineh ! cria-t-il, où es-tu ? »

Elle fit un mouvement comme pour répondre, mais aucun son ne sortit de ses lèvres. La porte se referma, et la jeune fille s’élançant au loin eut bientôt disparu dans l’obscurité croissante.

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