II

Deux ans se sont passés (depuis le récit qui précède). De sombres rumeurs de guerre commençaient à s’élever ; Bosniens, Serbes, Herzégoviniens étaient prêts à secouer le joug des Turcs et à venger leur patrie et leur religion menacée.

Il se faisait tard, le temps était humide et lourd, on eût dit que le ciel portait deuil sur la terre.

Une lumière brillait encore dans la demeure de Rigardo Domirdji et semblait une étoile au milieu des ténèbres profondes.

Rigardo et Dobronia causaient près du foyer. Ino et Maruccia se tenaient à moitié endormis à leurs pieds. Marangéla avait épousé le valet de ferme ; la veille, tous deux sous un prétexte quelconque avaient demandé un jour de congé ; malgré l’expiration du délai accordé, ils n’étaient pas rentrés. Les époux paraissaient tristes ; le lendemain, Rigardo devait aller prendre le commandement d’une petite troupe d’Herzégoviniens résolus à libérer leur pays ou à mourir : « Qui sait ! nous ne nous reverrons peut-être pas, disait Dobronia. Mais si tu périssais victime des Turcs, je te jure d’élever notre fils de manière à ce qu’il te venge un jour ». Les yeux d’Ino brillèrent : « Ô père, si tu voulais me laisser partir avec toi, je suis fort, je pourrais bien tenir un fusil et te défendre, père, si tu voulais ». Domirdji le contemplait avec orgueil ; il sourit et se tourna vers sa femme : « Tu n’auras pas de peine à en faire un cœur vaillant, Dobronia, mais que deviendras-tu, si l’ennemi enveloppait le pays ? la frontière est près d’ici ».

Une lueur d’acier glissait dans le regard bleu de la jeune femme, un sourire de défi entrouvrait ses lèvres : « Je mettrais d’abord les enfants en sûreté, puis, si le malheur me jetait entre les mains de nos oppresseurs, ne crains rien ! Rigardo, ils ne m’auraient jamais vivante ». Son mari l’enveloppait d’un regard plein d’amour, il l’attira contre lui : « Dieu sera pour nous ! Dobronia, si nous sommes destinés à ne plus nous revoir ici-bas, c’est vers lui que nous nous retrouverons un jour ».

« Maître, maître », murmura soudain une voix tremblante d’émotion. Les deux époux se retournèrent brusquement. Une jeune fille se tenait à genoux près de Rigardo ; il poussa une exclamation : « Emineh ! »

L’émotion et le bonheur suffoquaient la Turque ; Dobronia la serra dans ses bras, les enfants lui sautèrent au cou ; elle se dégagea brusquement et plongea son regard de feu dans celui de Domirdji qui l’examinait avec surprise, puis de sa voix grave : « As-tu confiance en moi, maître ? » Comme il ne répondait pas, elle continua : « Je viens pour te sauver, toi et les tiens ! as-tu confiance en moi ? »

Le montagnard stupéfait gardait toujours le silence. Peu à peu, les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes, elle joignit les mains : « Oh ! maître, si tu refuses de te fier à moi, je serai impuissante à détourner le danger qui te menace ». Il demeurait indécis : « Parle, explique-toi, que veux-tu ? »

Son ton était froid, Emineh le sentit : « Tu ne veux pas croire en moi, reprit-elle en pesant sur chaque mot. Oh ! maître, tu es trahi ! les Infidèles te savent à la tête de l’insurrection, ils savent que demain tu iras prendre le commandement de tes soldats ; dans deux heures, un bataillon musulman environnera ta demeure, te fera prisonnier, toi et les tiens, et alors malheur, malheur sur vous ! »

Dobronia poussa un cri de terreur : « Sauve-toi, Rigardo, sauve-toi : tu le dois à la patrie ; laisse-nous, qu’importe notre vie ! la tienne est l’âme du pays ». Domirdji réfléchissait : « si c’était vrai… dit-il enfin, mais qui me le prouve ? »

Emineh se redressa de toute sa hauteur. « Moi, je te le dis ! moi, je te le prouve ! moi qui ai tout bravé pour venir à ton secours. Reste ici, si tu doutes de mes paroles ; j’y demeurerai aussi et avant que l’aube blanchisse sur la montagne, le même trépas nous aura réunis dans le ciel ». Il lui tendit la main : « Pardonne-moi ! Emineh, je t’ai offensée, mais que faire ? J’irai à l’instant rejoindre les hommes qui m’attendent ».

Emineh secoua la tête : « Non, des traîtres vendus aux Turcs gardent tous les sentiers praticables ; tu as été livré par tes domestiques : Marangéla et son mari t’ont demandé hier un jour de congé, tu ne les a pas vus revenir aujourd’hui, ils sont chez les Turcs ; ton valet de ferme lui-même doit guider le bataillon ennemi jusqu’ici. Ô maître, il y a longtemps que je veille sur vous tous ! J’ai suivi ton serviteur infidèle, quand pour quelques pièces d’argent, il a promis de te livrer au pacha musulman ; j’ai entendu leur conversation, je sais leur plan. Dès qu’il a été question de révolte, je me suis rapprochée de ta demeure, j’ai veillé à ta sûreté, et maintenant le moment est venu où je puis faire quelque chose pour toi : n’hésite pas ! »

Le montagnard était atterré. « Tu le vois, maître, il faut me suivre ! le salut est à ce prix seul ». – « Et Dobronia, et les enfants, interrompit-il avec véhémence, crois-tu que je veuille les abandonner ? non, non, je mourrai avec eux ou ils me suivront ».

La jeune fille sourit : « Ne crains rien, je les préserverai aussi, je te le jure ! il faut seulement que Dobronia attelle les chevaux au grand chariot et rassemble les choses les plus précieuses que vous désirez conserver. Avant qu’elle ait fini, je serai de retour, car il nous faut partir ensemble, maître, tu dois me suivre ; hâtons-nous, le temps presse ».

Rigardo hésitait encore : n’était-ce pas une folie que de livrer sa vie, le sort des siens, celui de son pays peut-être à cette étrange créature qui, fixant sur lui sa prunelle ardente, lui répétait de sa voix douce : « Pourquoi tarder autant ? viens avec moi ou tout est perdu ». Sa jeune femme le décida. Elle s’approcha de lui et posa un baiser passionné sur son front : « Suis-la ! dit-elle, c’est un ange que Dieu nous envoie ».

Alors Rigardo après avoir pris congé de Dobronia et des enfants s’élança dehors. Emineh lui fit traverser la vallée dans toute sa largeur et le conduisit au pied de la montagne vis-à-vis de la maison. Là, elle prit un sentier raide qui en peu d’instants les conduisit sur une roche escarpée que Domirdji, malgré sa connaissance du pays, avait toujours crue inaccessible. De cet endroit, on apercevait droit en face de soi la demeure de l’Herzégovinien. La porte en était ouverte, même la voix de Dobronia parvenait aux oreilles de son mari ; elle ordonnait aux enfants d’aller détacher les chevaux.

Rigardo chancela ; il saisit brusquement la main de sa conductrice et la serra à la briser : « Jure-moi que tu les sauveras, Emineh ! sans cela il vaudrait mieux pour moi que tu me précipitasses ici en-bas, tu me ferais moins de mal ».

– « Emineh n’a jamais menti, répliqua-t-elle, la mort seule l’empêcherait de veiller à ton salut et à celui des tiens ; mais nous sommes arrivés : regarde ! »

Elle écarta avec peine quelques touffes de buissons épineux et de plantes grimpantes, une ouverture apparut, la jeune fille s’y glissa, suivie par le fugitif. Au bout de quelques minutes, ils se trouvèrent dans une grotte spacieuse. Les restes d’un feu mourant y jetaient encore de légères clartés. Il y régnait un silence profond, les grandes voûtes n’étaient pas accessibles aux bruits du dehors. « Te voilà en sûreté, maître, promets-moi de rester ici jusqu’à ce que je revienne te chercher ». – « Et si tu ne revenais pas ? » – « Je reviendrai dans deux jours. Tu as ici de quoi te nourrir, ici j’ai tout préparé. Où devais-tu aller retrouver les insurgés ? » Il indiqua un petit village de la plaine.

Emineh réfléchit un instant : « Avez-vous un mot de ralliement ? il faut que je le sache ». Il le lui dit. – « Bien, maître, je vais aller trouver tes soldats, les avertir des circonstances où tu te trouves, ils accourront te délivrer ». – « Écoute ! reprit Rigardo, si après-demain soir, vers le milieu de la nuit, tu n’es pas de retour, je penserai que tu m’as trompé, et si j’ai tout perdu par ta faute, si ceux que j’aime me sont à jamais enlevés, si mes soldats croient à ma défection, alors que Dieu te pardonne, Emineh, car je ne saurais empêcher mon cœur de te maudire ! »

La jeune fille était d’une pâleur mortelle, ces paroles lui déchiraient l’âme. Oh ! comme il la connaissait peu, lui qui pouvait l’accuser de trahison ! Elle ne fit cependant aucune protestation, aucune pensée amère ne germa dans son être : « Il a le droit de tout me dire, car il m’a tout donné », pensa-t-elle simplement et elle sortit.

« Sauve-les ! » cria encore Domirdji. Elle était déjà loin et descendait la montagne ; des larmes brûlantes coulaient sur ses joues : « Il ne songe qu’à eux, je lui suis encore moins qu’auparavant ! » puis chassant la douleur : « qu’importe, plus je lui serai indifférente, plus je l’aimerai, et le jour où il me repoussera, j’aurai encore l’espoir de donner une fois ma vie pour la sienne ».

Pendant ce temps, Dobronia s’était hâtée d’atteler les chevaux au chariot couvert de toile, puis elle prépara tout comme la Turque le lui avait dit et attendit son retour.

Emineh ne tarda pas à paraître : « Tout va bien pour lui, Dobronia, dit-elle en réponse au regard anxieux que la jeune femme lui jeta : à ton tour maintenant ! tout est-il prêt ? » Dobronia souleva la bâche du chariot, les petits dormaient dans les bras l’un de l’autre. Emineh se tourna vers leur mère : « Monte devant, à côté de moi ». Elle prit les rênes en mains et l’attelage partit au galop.

Tout à coup, quelques hommes à mine rébarbative sautèrent à la bride des chevaux et les forcèrent à s’arrêter. Emineh ne perdit rien de son calme : « que voulez-vous ? » – « Le Chef, c’est sa voiture ! » – « Le Chef, il n’est pas ici, croyez-vous qu’il s’amuse à aller en voiture à ces heures ? nous sommes attendus au village, laissez-nous passer ! »

Les hommes regardèrent sous la toile. « Tu vois bien qu’il n’y est pas, dit l’un, et je n’aime pas avoir affaire avec cette créature qui se trouve sur le siège : ce doit être un esprit malfaisant ! on dit que tout l’été elle a erré seule dans la montagne ». Dobronia avait à moitié couvert son visage de sa mante ; grâce à l’obscurité, ils ne la reconnurent même pas et laissèrent les fugitifs continuer leur route ; mais elle avait eu bien peur. Emineh la rassura de son mieux : « Nous sommes en sûreté maintenant, calme-toi, je t’en supplie ! »

Les chevaux roux dévoraient l’espace, ils eurent bientôt atteint l’extrémité de la vallée. Il n’était que temps, car au même moment une troupe d’hommes armés, aux sinistres visages, arrivaient près de la demeure de Domirdji et la cernaient en silence.

Après avoir descendu environ la moitié du chemin qui conduisait à la plaine, la jeune fille arrêta les chevaux et les attacha à un arbre. Elle fit descendre Dobronia et les enfants : « Il nous faut marcher maintenant. Je reviendrai m’occuper de l’attelage, il doit me conduire plus loin ».

Au bout d’une heure de chemin au milieu d’un dédale de ronces et d’épines, ils se trouvèrent en face d’une cabane construite en troncs d’arbre ; tous les interstices étaient soigneusement bouchés avec de la mousse. Emineh frappa à la porte, un vieillard vint ouvrir et regarda d’un air soupçonneux les visiteurs qui lui arrivaient à cette heure matinale. En reconnaissant Emineh, il s’inclina. Celle-ci lui tendit la main : « Je viens mettre un trésor sous ta garde, Yanik, jure-moi de veiller sur lui jusqu’à la mort ». – « Quoi que tu me demandes, je le ferai, ne le sais-tu pas ? » répliqua-t-il, depuis le jour où tu m’as sauvé de la colère du pacha turc… »

Du geste, elle le fit taire : « Ne me rappelle pas le passé, il est mort pour moi ! puis, prenant la main de Dobronia : « voici l’épouse de Rigardo Domirdji ». – « L’épouse du Chef ! » et le montagnard se recula avec respect. Emineh reprit : « Oui, c’est elle, je te la confie avec ses deux enfants jusqu’au jour où tu pourras les remettre sans danger entre les mains de son mari ». Dobronia l’interrompit : « Mais tu ne vas pas nous quitter, mon enfant ? » – « Si, il le faut ! c’est pour sauver le maître. J’ai encore une grande course à faire aujourd’hui ». Puis, sans laisser à la jeune femme le temps de se récrier, elle l’embrassa avec passion, serra les deux enfants contre elle et sortit rapidement.

Yanik la suivit ; il fut en peu de mots mis au courant de la situation, puis Emineh s’arrêta : « Il faut maintenant nous quitter, mon ami, nous ne nous reverrons peut-être jamais ». Le vieillard la regardait avec tristesse : Tu vas à ta perte… » Elle reprit : « Que t’importe ! je ne puis autrement, il faut que ma destinée s’accomplisse. Tu as été bon pour moi, tu m’as offert un asile pendant ces deux ans que j’ai passés loin du Chef. Merci, Yanik, Dieu te le rende, souviens-toi de ceux que j’ai remis à ta garde, sauve-les ! »

Elle s’éloigna et s’en fut retrouver son attelage qui l’attendait au bord de la route, puis reprenant sa place sur le siège, elle partit au grand galop.

Il faisait nuit. Dans la plus vaste grange d’un hameau de la plaine, trois ou quatre cents hommes discutaient avec emportement : « Je dis qu’il nous a trahis ! criait l’un, fier et beau jeune homme à la haute stature. Laisserons-nous ces chiens d’infidèles envahir l’Herzégovine, insulter à notre patrie et à notre religion ? – Ha ! puisque notre Chef, puisque Rigardo Domirdji nous abandonne au moment de la lutte, vainquons ou mourons sans lui ». – « Rigardo Domirdji n’est pas un traître, dit soudain une voix douce et sonore : la nuit dernière, comme il se préparait à vous rejoindre, les Turcs avertis et conduits par un homme infâme ont cerné sa demeure ».

Tous s’étaient retournés. Ils virent, debout sur le seuil de la porte, une jeune fille étrangement belle sous ses vêtements couverts de poussière, et malgré la fatigue qui se lisait sur son visage. Un cri de rage et de douleur s’éleva : « Mort, il est mort ! »

Emineh fit un pas en avant, ses traits s’illuminèrent : « Non, je l’ai sauvé ! il est en sûreté, mais c’est à vous d’achever son salut ». Les révoltés entouraient la jeune fille : « Où est-il, où est-il ? » Elle les calma d’un geste et leur raconta ce que faisait Domirdji : « Nous n’avons pas de temps à perdre, dit-elle en terminant, mettez-vous en marche aussitôt que possible, la distance est grande d’ici à sa retraite ; quand pourrez-vous partir ? »

Ils se concertèrent : « Dans la matinée, nous serons prêts ». Elle resta un instant pensive : « C’est bien, cela pourra s’arranger, mais il faut que j’aille avertir le Chef avant ce moment-là. Je lui ai promis d’être de retour demain soir ; si je ne me trouvais pas alors auprès de lui, il sortirait de sa cachette et se découvrirait aux Turcs. Quelqu’un parmi vous possède-t-il un cheval ? » – « Moi, dit celui qui avait désigné Rigardo comme un traître, je suis le seul qui en possède un ».

– « Donne-le-moi, il le faut pour sauver le Chef ».

Le jeune homme hésita une seconde, Emineh le regardait bien en face ; il se décida : « Je te donne ce que j’aime le mieux au monde en te donnant mon cheval ; mais pour Domirdji, je puis le sacrifier, ne fût-ce que pour me punir d’avoir mal parlé de lui tout à l’heure ».

L’Herzégovinien amena une superbe bête toute frémissante d’impatience, puis il regarda la Turque avec inquiétude : « Tu seras renversée ». Elle sourit, s’aida d’une grosse pierre et s’élança sur l’animal : « Vous serez là comme j’ai dit, cria-t-elle encore, et lorsque demain vous aurez chassé les Turcs qui infestent la vallée où la maison de Domirdji est située, vous attendrez celui-ci jusqu’au soir ; pour sa sûreté, il ne faut pas qu’il vous rejoigne avant ». Puis, d’une main elle saisit la bride, de l’autre elle se cramponna à la crinière du cheval et partit au galop dans les ténèbres.

Toute la nuit durant, elle avança sans relâche ; sa monture semblait comprendre l’importance de cette course rapide. Ravines, fossés, la noble bête franchissait tout d’un pied sûr.

Le lendemain, vers le milieu du jour, Emineh arriva dans la vallée où s’élevait la ferme de Rigardo. Pour arriver à la retraite de celui-ci, la jeune Turque se trouvait forcée de traverser l’étroit plateau dans toute sa longueur ; le petit sentier situé vis-à-vis de l’habitation de l’Herzégovinien était le seul passage qui permit d’atteindre la grotte. Emineh sauta à terre et réfléchit un instant. Sans doute, les Turcs occupaient encore la vallée, comment faire pour leur échapper ?

Elle laissa le cheval aller à l’aventure et se mit à ramper le long des broussailles qui couvraient le bas de la montagne. Soudain une clameur farouche s’éleva ; trois hommes entouraient la jeune fille. Elle se releva d’un bond et regarda autour d’elle : toute fuite était impossible. Elle essaya cependant de s’élancer plus loin. Ils la retinrent en se pâmant de rire : « Viens, viens devant le chef, tu t’expliqueras avec lui ». Et ils l’entraînèrent jusque dans la maison de Domirdji.

Combien tout y était changé ! à cette même place où la veille Rigardo et Dobronia causaient appuyés l’un sur l’autre, un pacha turc et plusieurs officiers fumaient et plaisantaient.

Quand les trois hommes entrèrent avec la captive, le premier se retourna : « Par Mahomet, voilà une belle prise… » il s’arrêta soudain, un éclair mêlé de joie et de fureur passa dans son regard : « Emineh, je te retrouve enfin ! »

La prisonnière avait pâli, son visage avait revêtu une expression de haine et de mépris impossible à décrire.

Le musulman voulut s’approcher d’elle et lui saisir les mains ; elle fit rapidement un pas en arrière et tira un petit poignard de sa ceinture : « Lâche ! s’écria-t-elle, crois-tu que j’aie oublié le passé ? crois-tu que le temps ait affaibli l’horreur que je ressens pour toi ? Non, non, détrompe-toi ! les obstacles qui s’élevaient entre nous n’ont fait que grandir depuis ces jours-là. Alors j’étais musulmane, je suis une chrétienne aujourd’hui ».

Elle s’était redressée, palpitante, indignée, les narines frémissantes, les yeux pleins d’un feu sauvage, une légère rougeur avait envahi ses joues.

L’officier s’approcha encore : « Dieu, que tu es belle ainsi, Emineh ! pourquoi ton cœur est-il si froid ? allons, un bon mouvement, embrasse-moi ! » Il s’inclinait déjà vers elle. D’un bond, elle recula jusqu’au mur, et levant le bras dans un mouvement superbe : « Tu l’as voulu », dit-elle.

Le Turc s’était instinctivement jeté de côté ; un éclair passa devant ses yeux, et le poignard lancé par la main ferme de la jeune fille alla s’enfoncer profondément dans la table.

Un cri de fureur s’éleva dans la salle. L’officier, blême de rage, voulut s’élancer sur elle, mais Emineh dardait sur lui un regard étrange, profond, plein de lueurs fauves. Il s’arrêta comme un tigre dompté. Elle se mit à rire d’un rire méprisant : « Eh bien, frappe-moi, tue-moi ! ce sera la meilleure action de ta vie ».

Le Turc semblait s’être calmé, mais quelque chose de sinistre luisait dans ses yeux bruns : « Sais-tu, demanda-t-il encore, où se cache le propriétaire de cette maison ? » Emineh tressaillit ; sa haine pour le musulman avait un instant dominé sa reconnaissance pour Rigardo. Que serait devenu ce dernier, si l’infidèle, emporté par la colère, l’eût mortellement frappée ?

Elle reprit la parole : « Oui, je sais où se trouve Rigardo Domirdji : c’est moi qui l’ai sauvé ». – « Où donc est-il ? parle, si tu tiens à la vie ». Elle eut un geste de dédain : « Je tiens à la sienne ». Un méchant rire passa sur les lèvres de l’officier : « Nous saurons bien te faire parler », et se tournant vers un de ses hommes, il ajouta : « Qu’on la garrotte ».

Les pieds et les mains liés de cordes qui déchiraient sa peau délicate, Emineh fut jetée en un coin de la salle ; mais elle ne sentait pas la douleur ; une seule pensée la dominait et l’affolait : Rigardo, Rigardo, qui dans cet instant attendait son retour, qui – voyant qu’elle ne revenait pas – allait quitter son asile et tomber entre les mains de ses ennemis. Non, jamais ! elle trouverait un moyen, elle irait, la mort même ne l’en empêcherait pas.

Le pacha turc causait avec un de ses lieutenants : « Vous connaissez donc l’histoire de cette étrange créature », dit ce dernier. – « Certainement, je la connais depuis bien longtemps ». – « Alors, racontez-la moi pour tuer les heures ; le temps se fait long à surveiller ce plateau désert ».

Son interlocuteur alluma un nouveau cigare : « Je veux bien, autant parler de cela que d’autre chose. Il y a un peu plus de deux ans, je battais la frontière monténégrine – ces diables de gaillards sont toujours plus ou moins en ébullition. Un de mes soldats m’amène un vieux paysan qui criait comme un aigle, parce que nos chevaux fourrageaient dans ses champs. J’ordonne de le faire taire au moyen de cinquante coups de plat de sabre, il n’en fait que plus de train.

Nous campions près d’un hameau abandonné. Les habitants avaient fui à notre approche. Tout à coup, une jeune fille sort vivement d’une de ses masures et vient se jeter à mes pieds ; le bas de sa figure est voilé, mais j’aperçois des yeux magnifiques ; elle me supplie en pleurant d’accorder sa grâce au malheureux. Il me vient une idée : « J’y consens, ma belle, mais à une condition, tu vas ôter ton voile et nous montrer ta figure ».

Elle reste un moment indécise, puis répond de sa voix harmonieuse : « Je le veux bien, mais laisse d’abord aller cet homme ». Je fais un signe à mes soldats, ils lâchent le prisonnier : « Qu’on ne te revoie jamais par ici, ou tu seras tué comme un chien », lui dis-je encore ; il s’échappe tout peureux. La jeune fille le regarde, lui crie quelque chose que je ne comprends pas, puis arrache son haïk.

Je demeure ébloui ; elle se sauve en courant et rentre dans la maison d’où elle était sortie. Je l’y cherchai : je me trouvai vis-à-vis d’un vieux Monténégrin et de sa femme malade ; ils étaient chrétiens, la jeune fille était leur nièce. Sa mère avait épousé un musulman ; tous deux étaient morts ; depuis quinze jours, Emineh vivait sous leur toit. J’offris d’acheter la belle enfant ; ils me la refusèrent avec indignation et dirent qu’ils aimeraient mieux mourir que de consentir à ce trafic. Ils faisaient bien les dégoûtés pour des chiens qu’ils étaient. J’ordonnai de mettre le feu à la masure et enlevai la jeune fille ; les deux vieux flambèrent avec le reste.

La Turque, une fois ma prisonnière, j’essayai de conquérir ses bonnes grâces, mais elle me témoignait une aversion inébranlable. J’employai tous les moyens ; cadeaux, menaces, rien n’y fit. Comme elle était encore fort jeune, je pris patience et me préparais à l’envoyer sans escorte chez moi, dans mon harem, lorsqu’un jour elle disparut subitement, sans que jamais personne ait pu me donner de ses nouvelles. Tu comprends ma satisfaction en la retrouvant si inopinément ; j’ai pourvu à ce qu’elle ne me glisse pas de nouveau entre les doigts. Je la ferai bien céder, dussé-je la laisser mourir de faim et de soif sous mes yeux ; elle me payera tous les ennuis qu’elle m’a causés. D’abord, il faut que je sache de sa bouche où se cache Domirdji ; il ne peut être bien loin, tous les passages accessibles de la montagne sont gardés. Il faut que nous le prenions mort ou vif : sa tête nous vaudrait une belle récompense ! »

L’après-midi s’écoula lentement, la nuit vint ; Emineh toujours impuissante et étroitement surveillée sentait sa raison s’égarer.

À force de fumer et de boire, les Turcs finirent par s’endormir. Ils ne prévoyaient aucune attaque et n’avaient même pas posté de sentinelles ; personne même ne resta éveillé pour garder la captive : comment aurait-elle pu échapper à ses entraves ?

Quand elle les vit tous dormir, Emineh commença à ronger les cordes qui retenaient ses mains. À force d’énergie et de patience, elle parvint à les dégager ; restaient les pieds si étroitement serrés par les liens que chaque mouvement lui causait une douleur violente, mais que lui importait ? Rigardo souffrait aussi là-haut, et devant cette pensée, Emineh ne sentait rien, ne voyait pas les gouttes de sang qui s’échappaient de ses doigts meurtris. Enfin la corde céda ; rien ne remuait plus dans la salle. Le pacha turc dormait profondément, la tête un peu renversée en arrière, l’uniforme ouvert sur la poitrine.

Emineh le regardait, un sourire étrange se dessinait sur ses lèvres ; le feu de la vengeance étincelait au fond de ses yeux. Des armes étaient là tout près, elle n’avait qu’à les saisir ; les lueurs mourantes du foyer lui montraient la poitrine nue de cet homme abhorré. Un coup de poignard dans ce cœur vil et lâche et tout serait fini. Mais à l’instant où levant le bras pour frapper, elle allait céder à sa haine, un sentiment bizarre la retint : « Rigardo ne ferait pas cela ; il ne frapperait pas un homme pendant son sommeil. C’est lui qui te sauve », murmura-t-elle, et elle se glissa silencieusement dehors par la porte laissée entrouverte à cause de la chaleur.

En peu d’instants, elle fut au pied de la forêt ; un magnifique clair de lune répandait des lueurs d’argent sur la vallée. Emineh commença à gravir le pénible chemin. Soudain des clameurs furieuses s’élevèrent au-dessous d’elle, sa fuite était découverte.

La pauvre enfant se hâta ; le but était proche, elle voulait l’atteindre. Un coup de feu retentit ; elle chancela ; le clair de lune l’avait trahie. Elle se sentit mortellement atteinte, mais par un miracle d’énergie et d’exaltation, elle rassembla ses forces défaillantes et continua sa route. Les mains affaiblies s’accrochaient aux herbes, aux plantes, à tout ce qui s’offrait.

Enfin, elle arriva en haut. Les Turcs fouillaient le pied de la forêt sans parvenir à trouver l’entrée du sentier qui pouvait seul les mener sur les traces de la fugitive.

Elle se glissa dans la caverne. Rigardo rêvait, sombre et morne ; déjà plus d’une fois, il avait été sur le point de s’élancer dehors ; il ne pouvait supporter cette inactivité, l’inquiétude le dévorait. Il ne vit pas la jeune fille entrer, elle se traîna jusqu’à lui : « Maître, murmura-t-elle, si tu avais eu un chien fidèle, mort en te défendant, penserais-tu à lui avec affection ? »

Il la regarda et poussa un cri de joie : « Te voilà ! les miens sont-ils sauvés ? » – « Oui, répondit-elle les yeux rayonnants de bonheur. Ils sont en sûreté et tes soldats avertis par moi seront ici dans quelques heures et chasseront les Turcs. Ce soir, ils t’attendront dans ta demeure et tu pourras les rejoindre sans danger ; mais jure-moi de ne pas sortir d’ici avant ce moment quoi qu’il puisse arriver, quoi que tu puisses entendre ; il y va de ton salut ».

Elle s’arrêta un instant. C’était la dernière fois qu’elle le voyait sur la terre, la dernière fois qu’elle lui parlait, et elle avait peine à vaincre son émotion ; puis elle reprit : « Maître, es-tu content ? le désir de ma vie était de t’être utile. Dieu soit béni ! j’ai pu réaliser mon but, j’ai pu veiller sur toi, j’ai pu détourner le malheur qui te menaçait ».

Rigardo comprit tout à coup. L’étrange conduite de sa protégée, la vie qu’elle avait menée depuis deux ans, sa subite réapparition, tout cela s’expliqua clairement et nettement à ses yeux. Une émotion profonde le saisit ; il se pencha vers elle et l’embrassa sur le front : « Mon Emineh, ma fille bien-aimée, pardonne-moi ! tu ne me quitteras plus désormais, car tu m’es devenue aussi chère que les bien-aimés que tu m’as conservés ».

Emineh, en proie à une sorte d’extase, fermait les yeux ; elle oubliait tout, les Turcs, la blessure, la mort qui s’approchait. Elle ne voyait que Rigardo, n’entendait que lui : « Mon père ! » murmura-t-elle, puis le sentiment des choses extérieures lui revint. Le moment d’inexprimable bonheur arrivait trop tard, il lui fallait maintenant quitter pour toujours celui qu’elle avait sauvé.

Elle ne voulut pas lui dire de quel prix elle payait ce salut ; Rigardo avait besoin de toute sa force et de toute son énergie ; cette révélation l’eût troublé, l’eût empêché d’agir ; et Emineh repoussa cette coupe de bonheur qui s’approchait trop tard de ses lèvres. Elle fit un pas en arrière : « Je dois partir ! » Il s’y opposa : « Non, non ! je ne le veux pas. Reste avec moi ! nous irons ensemble retrouver nos amis ».

Elle l’enveloppait d’un regard triste et chatoyant : « Tu as promis de te fier à moi ; laisse-moi donc aller, il le faut pour ta sûreté ». Puis s’affaissant tout à coup aux pieds de Domirdji : « Mais avant de nous séparer, bénis-moi ! ô mon père bien-aimé ; fais descendre sur ma tête la protection de ton Dieu ».

Rigardo tressaillit : « Emineh, que vas-tu faire ? tu m’effrayes, mon enfant : c’est comme si tu allais me quitter pour toujours ». – « Ne crains rien, murmura-t-elle avec douceur, du lieu où je m’en vais, je ne cesserai de veiller sur toi ». Elle se tenait à genoux devant lui, pâle comme la neige, ses yeux rayonnant d’une flamme céleste tournés en haut. Il étendit ses mains au-dessus d’elle : « L’Éternel te bénisse et te garde », dit-il de sa voix grave qui résonnait sous la voûte.

Emineh se releva ; il y eut un instant de silence, puis de sa voix qui vibrait d’une façon indéfinissable : « Père, adieu ! » et plus bas elle ajouta : « Au revoir ! » en désignant le ciel.

Domirdji ne vit pas ce geste, mais une émotion profonde lui serrait le cœur ; les yeux du fort montagnard étaient mouillés de larmes : « Adieu, mon enfant chérie, je te laisse aller, puisque tu y tiens absolument. Tu sais mieux que moi ce qu’il faut faire, mais prends bien garde ! conserve-toi pour nous ; nous nous retrouverons bientôt pour ne plus nous quitter jamais : tu as été notre bon ange, Emineh ».

Un divin sourire illuminait la douce figure de la jeune fille ; elle ne répondit que par un regard et se glissa dehors.

Les Turcs n’étaient pas éloignés ; ils l’aperçurent haletante, à bout de forces, assise sur la plate-forme de rochers, et poussèrent de joyeuses exclamations. Le jour commençait à poindre, de vagues rayons roses se mêlaient au gris du crépuscule. La jeune fille se redressa : « Non pas vivante, ils ne m’auront pas vivante ! » et elle essaya de se traîner plus loin ; mais suivie de près, l’héroïque créature eut un instant de désespoir.

L’ennemi approchait ; il l’insultait déjà et ses invectives grossières parvenaient à son oreille. Elle releva la tête et dans une suprême prière : « Ô Dieu, murmura-t-elle, encore un peu de forces, le temps d’atteindre un refuge, quel qu’il soit ». Elle reprit sa marche soutenue par une force invisible.

Elle arriva enfin au bord d’une pente de gazon extrêmement rapide ; au bas une rivière tranquille et sombre baignait de ses eaux vertes les rochers à pic qui s’élevaient sur sa rive opposée.

Les Turcs apparaissaient déjà droit derrière la fugitive, le pacha en tête ; il la vit s’affaisser et s’élança vers elle avec un cri de joie. Mais Emineh s’était laissée glisser sur la pente fleurie : « Je suis heureuse, il est sauvé, Dieu est bon », avait-elle encore murmuré, et maintenant elle reposait endormie pour toujours dans les flots d’émeraude, ses cheveux détachés par sa chute l’enveloppaient d’un manteau sombre ; ses beaux yeux étaient fermés, un vague sourire errait encore sur sa figure sereine.

… « Adieu ! Emineh, repose en paix dans ta tombe mouvante. Nul être humain ne la troublera jamais : Dieu seul la connaît ».

L’officier turc avait poussé un cri de rage en voyant sa proie lui échapper. Il tenta de descendre jusqu’à la rivière, ses hommes l’en empêchèrent. Au même moment, une violente décharge d’armes à feu retentit. Le pacha frappa du pied : « Nous sommes trahis ; c’est l’œuvre de cette créature, il nous faut redescendre ». Tous rebroussèrent chemin à la hâte et retournèrent dans la vallée où les Herzégoviniens cernaient les Turcs demeurés de garde.

Quand vint le soir, les Musulmans avaient fui, et le tranquille plateau présentait presque son aspect accoutumé.

Sous les derniers rayons du soleil, Rigardo, fidèle à la promesse qu’il avait faite à Emineh sortit de sa retraite. Il prit d’un pas joyeux le chemin de sa demeure où ses soldats le reçurent avec enthousiasme.

Il ne se doutait point qu’il ne reverrait jamais celle qui avait tout sacrifié pour lui, et qui dans cette heure même reposait comme en un cercueil d’émeraude sous les flots de la rivière profonde.

Bevaix, 29 Septembre 1882.

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