Légende Diane de Kerdrec

L’on voit encore en Bretagne, non loin de Vannes, quelques ruines à demi voilées par un épais rideau de lierre. De petits oiseaux ont fait leur nid dans les trous des vieilles pierres, et le rossignol vient pendant la nuit égrener les perles de ses chants sur les vieux créneaux branlants au souffle de la brise.

Ce sont là les derniers restes d’un superbe manoir qui – il y a bientôt huit cents ans – s’élevait en ce lieu et appartenait au comte Jehan de Kerdrec. Pendant longtemps, Jehan avait vécu seul dans la demeure de ses ancêtres, mais un jour, après une absence de quelques semaines, il revint accompagné d’une jeune étrangère qu’il présenta à ses vassaux comme la comtesse Diane de Kerdrec, son épouse et leur maîtresse.

Diane de Kerdrec paraissait avoir au plus vingt-deux ans. Elle était grande et svelte ; ses cheveux bruns d’une teinte particulière prenaient des reflets cuivrés, lorsqu’un rayon de soleil glissait sur leurs ondes. Des yeux gris clairs, graves et songeurs, éclairaient un visage aux traits réguliers. Une énergie extraordinaire se lisait sur sa bouche aux lèvres fines et souvent serrées sous l’influence de quelque pensée secrète, et la seule chose qu’on eût pu reprocher à cette belle figure, eût été sa froideur, si un doux sourire ne fût venu l’animer souvent et lui donner un charme irrésistible.

Nul ne connaissait l’histoire de Diane ! Un jeune seigneur que le comte avait hébergé pendant une nuit ayant hasardé quelque chose sur ce sujet, la châtelaine avait hautainement répondu en lançant sur l’indiscret un regard qui le glaça : « Messire, je me nomme aujourd’hui Diane de Kerdrec : cela doit vous suffire ». Depuis lors, nul n’avait osé s’enquérir de l’histoire de la comtesse, et ses paysans la voyant passer dans le lointain avaient pris l’habitude de la considérer comme un être surnaturel. Et lorsque la jeune femme adressait quelque bonne parole à ces pauvres gens ou embrassait un enfant qui jouait avec la poussière du chemin, ceux-ci, touchés de sa condescendance, lui demandaient la faveur de baiser le bord de ses vêtements. Ils se seraient tous jetés au feu pour elle : « Notre Dame, disaient-ils, pose bien ses pieds sur la terre, mais sa tête est dans le ciel ; on voit bien cela dans ses yeux, lorsqu’elle nous parle ».

C’est ainsi que Diane vivait heureuse à Kerdrec, absorbée par l’affection qu’elle portait à son mari et ne prêtant qu’une oreille distraite aux formidables bruits de guerre qui s’élevaient à l’horizon.

Un soir, elle était seule, assise vers la fenêtre. La nuit commençait à venir, et la comtesse n’y voyant plus assez avait laissé glisser sur ses genoux l’ouvrage qu’elle venait d’achever. C’était une écharpe couleur d’azur, brodée aux armes des Kerdrec et qu’elle comptait offrir le soir même à Jehan. Tout heureuse du plaisir qu’elle allait causer à son époux, Diane attendait avec impatience son retour. Que pouvait-il faire si longtemps dehors ? d’ordinaire il rentrait plus tôt, et la jeune femme s’inquiétait de ne pas le voir, imaginant mille terribles aventures.

Une petite suivante, la favorite de la comtesse, entra dans la salle et vint s’asseoir près de sa maîtresse ; elle était jolie et mignonne, mais ses yeux étaient remplis de pleurs malgré toute la peine qu’elle prenait pour avoir l’air gai et refouler ses larmes. Elle saisit l’ouvrage de la châtelaine et essaya une phrase pour témoigner son admiration, mais au beau milieu elle s’arrêta et éclata en sanglots. Diane s’était brusquement retournée : « Qu’est-ce donc ? Odette », demanda-t-elle, et sa main passait doucement sur la tête inclinée de la jeune fille. – « Vous ne savez donc rien ? » dit celle-ci. – « Que voudrais-tu que je sache ? » – La suivante releva un peu le front et répondit au milieu de ses larmes : « Yvon part pour la croisade ! » – La comtesse était devenue très grave : « Il part tout seul ? » – Odette ne répondit pas. Un pas d’homme retentit à la porte ; elle se glissa dehors.

C’était le comte. Contrairement à son habitude, il était triste ; ce fut d’un air sombre qu’il embrassa Diane étonnée et agitée d’un sinistre pressentiment. Puis il l’attira vers la croisée et aux dernières lueurs du crépuscule, la regardant bien en face, il lui dit : « Nous devons nous quitter bientôt ; j’ai pris la croix et vais partir pour la Terre Sainte ».

Il n’était pas dans le caractère de la comtesse de montrer ses impressions ; aussi supporta-t-elle presque sans changer de visage la terrible nouvelle et demanda simplement : « Qu’appelez-vous bientôt ? » – « Trois jours, dit le chevalier. Je n’ai pas voulu vous affliger plus tôt de cette décision qu’il ne m’appartenait pas de prendre ou de repousser. Diane ! vous resterez ici souveraine maîtresse et pour protection, si vous en avez besoin, je vous abandonne mes deux plus fidèles serviteurs, Messires Ogier, le Sénéchal, et Raoul, le Grand-Veneur ».

Diane avait tristement secoué la tête : « N’ai souci d’autre protection que de la vôtre, Jehan, et saurai bien me défendre seule, si danger il y a ». – Le comte souriait : « Je connais bien votre intrépidité, mais nul ne sait l’avenir, et peut-être aurez-vous occurrence de recourir à ces braves. Je ne prends avec moi que cinquante cavaliers ; le reste demeure pour vous servir ».

Pendant les trois jours qui suivirent, Diane ne quitta pas son époux, désireuse de profiter des dernières lueurs de sa présence. Le jour fatal fut bientôt là. De grand matin, les guerriers désignés pour la suite du comte vinrent sonner du cor sous les fenêtres du château. Au milieu d’eux se trouvait un jeune page de bonne mine : c’était Yvon, le fiancé d’Odette, et la petite suivante tout en larmes, debout à côté de lui, lui adressait encore ses dernières recommandations.

Un bruyant hurrah ! l’interrompit : le comte venait d’apparaître sur les escaliers du château. Il était armé de toutes pièces et sur son bouclier étincelait en lettres d’or cette fière devise… COMME LE SOLEIL ! Jamais encore un Kerdrec n’y avait failli en fuyant devant l’ennemi. Diane était à côté du croisé, relevant autour d’elle les plis d’une robe de cheval brodée d’argent, et son long voile blanc, retenu par une chaîne de même métal, retombait gracieusement jusqu’à terre : « Je vous accompagnerai à moitié chemin de la prochaine halte, Jehan ! » avait-elle dit.

Yvon amena deux chevaux richement harnachés. Le comte s’élança sur l’un d’eux, fier animal noir comme le jais, et fit le tour de ses vassaux rassemblés là, adressant à chacun quelques bonnes paroles. Quand la triste tournée fut terminée, le chevalier revint vers son épouse déjà installée sur la haquenée qui lui était destinée. Donnant sa main à baiser au sénéchal et au grand-veneur, d’un geste rapide il leur indiqua la comtesse qui caressait le col de neige de son beau cheval. Les deux braves serviteurs ne répondirent rien, mais le regard qu’ils attachèrent sur la noble figure de leur jeune maître en disait plus que des paroles.

« En avant ! Kerdrec, » cria le comte, et la petite troupe s’éloigna au grand galop, accompagnée par les cris d’adieu de ceux qui restaient. Seul, Yvon tarda un instant en écoutant une dernière confidence d’Yvette ; puis, essuyant d’un air impatienté une larme indiscrète qui persistait à briller sur sa joue, chose humiliante pour un croisé, le bel adolescent frappa violemment son cheval et eut bientôt repris sa place derrière son maître qui feignit n’avoir rien remarqué.

L’heure de la séparation arriva bientôt. Jehan et Diane chevauchaient en avant du reste de la troupe. Ils arrêtèrent soudain leurs chevaux : « Adieu ! » fit le comte. – La comtesse ôta de son cou une chaîne d’or à laquelle était suspendue un petit sifflet incrusté de diamants et la passa autour de celui de son époux, lui murmurant en même temps : « Ne vous dessaisissez jamais de ceci, et promettez-moi, si jamais un danger quelconque vous pressait, de souffler trois fois dedans. Si loin que vous puissiez être, ces sons aigus arriveront jusqu’à mon cœur, et je viendrai vous secourir ».

Jehan la regarda étonné : quoi ! plaisantait-elle en un pareil moment ? Mais non ! dans les deux grands yeux rayonnant d’un éclat humide, qu’il rencontra se lisait une parfaite sincérité. Le comte se sentit soudain envahi par une émotion étrange ; il s’inclina vers la comtesse : « Je vous le jure ! » dit-il, et il partit au galop. Sa suite l’imita, et toute la troupe inclinant au passage la bannière des Kerdrec passa comme un tourbillon devant la châtelaine immobile sur son blanc coursier. Bientôt, celle-ci se trouva seule avec son page, un tout jeune homme, et se tournant vers lui, elle lui dit ; « Va m’attendre dans le bois du château ! » Il s’inclina et partit.

Aussi longtemps qu’elle le put, Diane suivit des yeux son époux qui s’éloignait, mais la petite armée eut vite disparu à l’horizon dans les derniers feux du soleil couchant. Alors, cachant son visage dans la blanche crinière de sa haquenée qui tournant un peu sa tête intelligente semblait la regarder avec compassion, la comtesse se laissa tomber dans une profonde rêverie ; et c’était un tableau à la fois étrange et superbe que ce cheval tout baigné de lumière se dressant au milieu de la plaine et paraissant pleurer avec sa maîtresse l’absent qui s’éloignait, tandis que sa grande ombre s’allongeait à perte de vue sur le gazon vert.

*

* *

Deux ans se sont écoulés depuis que Jehan de Kerdrec est parti pour la Terre Sainte. De nombreux messages sont venus rassurer Diane sur le sort de son époux. Cependant, une vague inquiétude la domine ; lorsque nous la retrouvons un beau soir de printemps, assise près de la fenêtre dans la grande salle du manoir de Kerdrec, ses yeux sont perdus dans le vague.

Au fond de la pièce, Ogier, le sénéchal, est occupé à jouer aux dés avec Raoul, le grand-veneur. Ce sont tous deux des hommes déjà d’un certain âge à l’expression bienveillante. Soudain le regard de Diane devient étrangement fixe ; elle se lève toute droite : « Trois fois, murmure-t-elle, le sifflet a retenti trois fois. Pourvu que je n’arrive pas trop tard ! – Messire Ogier… » Le sénéchal se dresse brusquement, effrayé du ton extraordinaire de sa maîtresse : « Messire Ogier ! répète la châtelaine, rassemblez-moi cinquante hommes dévoués : je pars demain pour la Palestine ».

Le sénéchal est abasourdi. Il veut hasarder une remontrance, Diane ne lui en laisse pas le temps. Elle répète : « Demain aux premiers feux du jour, que tous soient prêts à partir ». Et son regard pénétrant fixé sur les deux vieux serviteurs, elle continue : « Messire Ogier, vous serez mon premier écuyer. Messire Raoul, je vous remets le soin du château et de tous ceux qui en dépendent : montrez-vous digne de ma confiance ! » – Nul n’était capable de résister à la comtesse. Il y avait en elle quelque chose qui imposait silence au plus indiscipliné ; aussi le sénéchal et le grand-veneur sortirent-ils en toute hâte exécuter les ordres étranges de leur maîtresse.

Restée seule, Diane réfléchit un instant ; puis quittant la pièce, elle monte dans la salle d’armes et examine les armures qui s’y trouvent. L’une d’elles, tout en argent, vrai chef-d’œuvre de finesse, attire son attention ; elle paraît avoir appartenu à un homme de petite taille, car petite est la riche épée qui pend à côté ; et le bouclier richement façonné aux armes des Kerdrec semble avoir été tenu par la main d’un enfant. Soudain, tandis que la comtesse plongée dans ses réflexions regarde l’armure, une petite main la tire par sa robe ; elle se retourne : Odette est à genoux, les yeux remplis de larmes : « Très noble dame, laissez-moi partir avec vous, dit-elle, vous aurez besoin d’un cœur fidèle et dévoué ».

La comtesse l’interrompt ; elle veut prendre un air sévère, mais un léger sourire étincelle malgré elle sur son visage : « C’est absolument ton affection pour moi qui te pousse à cette résolution ! Odette », dit-elle. La petite suivante devient très rouge, elle baisse la tête, ses lèvres tremblent. La châtelaine rit tout à fait ; de sa main gauche, elle relève la tête de la jeune fille et la regarde bien en face : « Allons, petite folle ! parle franchement : tu sais bien que je connais ton secret. Je verrai après ce qu’il faut faire ». Odette est de plus en plus confuse, et c’est d’une voix presque inintelligible qu’elle murmure : « Certes, très noble dame, je vous aime beaucoup, mais j’aime aussi beaucoup Yvon, le page de Monseigneur, et puisque vous allez partir rejoindre Monseigneur, permettez-moi de vous suivre. Je serai votre écuyer ou tout ce que vous voudrez ».

Diane jette un coup d’œil sur la figure rosée de sa suivante et écarte de la main les cheveux blonds en désordre qui tombent presque sur ses yeux : « Vrai ! Odette, tu ferais un bien joli page, dit-elle, mais comment supporteras-tu ce long voyage ? à la fin de la première journée, tu tomberas déjà de fatigue ». La jeune fille lève la tête vers sa maîtresse, un éclair brûle dans son regard : « Noble dame, vous ne craignez pas de faire ce long voyage pour secourir Monseigneur ; je ne le crains pas davantage, puisqu’il me permettra de retrouver Yvon ». Un rayon humide luit dans les yeux de Diane ; elle embrasse Odette au front et lui dit : « Je n’ai pas le droit de t’en empêcher, mon enfant : tu me suivras ». Puis, appelant un serviteur, la comtesse lui commande de transporter dans ses appartements à elle la cuirasse d’argent.

Le lendemain à l’aube, les guerriers commandés par la châtelaine se présentèrent tout équipés devant le château. Tout à coup, la grande porte s’ouvre et sur le seuil un chevalier paraît. Il est encore très jeune ; son armure d’argent étincelle aux caresses matinales du soleil, et son casque dont la visière est relevée laisse voir un pâle et fier visage, encadré par quelques boucles brunes échappées de la pesante coiffure. Un page à la figure rose et blanche, aux cheveux blonds glissant en masse de sa toque de velours bleu foncé, se tient derrière lui, portant son bouclier. Un murmure d’étonnement parcourt les rangs des assistants : « C’est un esprit ! » disent quelques-uns, les plus nombreux ; « C’est la comtesse ! » crie enfin quelqu’un de mieux inspiré, et tous ensemble poussent une joyeuse exclamation.

« Non, mes amis, dit alors le chevalier, je ne suis plus la comtesse, mais bien Amaury de Kerdrec qui s’en va en Palestine à la recherche de son frère. Vous m’avez bien comprise ? Maintenant, que l’on m’amène mon cheval ! Êtes-vous prêt, Messire Ogier ? » Le sénéchal, la figure bouleversée, se tient derrière elle : « Noble dame, essaye-t-il encore, je vous supplie de ne pas donner cours à ce très téméraire projet… » Diane fronce les sourcils : « Qu’il soit téméraire ou non, il m’importe peu. Ce que je sais, c’est que le comte, mon époux et votre maître, court un danger, un très grand, et nul ne peut le sauver que moi. Qui donc oserait m’empêcher de me rendre vers lui ? »

Messire Ogier s’inclina : il connaissait ce regard chargé d’éclairs, ce front plissé, ces lèvres fines serrées l’une contre l’autre, et savait que la comtesse – le monde entier se fût-il dressé contre elle – n’en aurait pas moins donné suite à sa volonté. Du reste, elle s’était déjà mise en selle et donnant le signal du départ : « En avant ! Kerdrec », dit-elle, et la troupe s’éloigna au galop.

*

* *

Nous ne suivrons point Diane de Kerdrec dans toutes les péripéties de son long voyage et nous nous bornerons à la retrouver une année plus tard en Palestine, cherchant toujours, mais sans succès, la trace de son époux. Plus heureuse, Odette a depuis longtemps retrouvé Yvon, mais celui-ci n’a pu donner aucune nouvelle de son maître disparu dans un combat. La comtesse a renvoyé en France les deux heureux jeunes gens. Quant à elle, elle ne désespère pas. Son apparition dans l’armée chrétienne ne manque pas d’intriguer tout le monde, et chacun soupçonna bientôt qu’un mystère planait sur Amaury à la cuirasse d’argent…

Cependant, la fièvre ravageait lentement la suite de la comtesse. Diane elle-même en était atteinte, mais son invincible énergie empêchait chez elle les progrès de la maladie. Toujours sous l’empire de cette idée fixe – qu’elle sauverait le comte – elle continuait des recherches qui auraient déjà lassé tout autre caractère que le sien. Un à un, ses fidèles serviteurs tombèrent, soit sous la main des Infidèles soit par la maladie, et la comtesse se trouva seule avec Ogier. Mais rien ne pouvait l’arrêter ; échappant comme par miracle à toutes les embûches des Arabes, elle avait acquis un certain renom parmi eux, et rien que la vue de sa cuirasse d’argent leur inspirait un respect salutaire.

Un jour que Diane et son vieux serviteur chevauchaient en silence, ils arrivèrent dans une plaine bien cultivée, quoi qu’aucune habitation humaine ne parût s’y élever. Au loin, un bois de cèdre se dressait dont la masse foncée tranchait sur le bleu du ciel, et un petit ruisseau serpentait en murmurant sur le sol. La comtesse et son écuyer mirent pied à terre pour reposer leurs chevaux, et s’asseyant sur deux grosses pierres tombèrent dans une douloureuse rêverie. Soudain le sénéchal releva la tête : Diane était debout devant lui : « Messire Ogier, lui dit-elle, pardonnez-moi de vous avoir fait venir ici ! Les vôtres vous pleurent sans doute ; il vous faut retourner en France ». Le vieillard tressaillit de joie : « En France ? Quand partons-nous ? » – « Nous ? répondit-elle un peu étonnée, ai-je parlé de moi ? Non, non, Messire Ogier ; je sais que mon époux est dans ce pays, malade, blessé, mourant peut-être, et je le chercherai jusqu’à ce que je le trouve. Si sa dépouille mortelle repose déjà sur cette terre étrangère, la mienne y reposera aussi ; et peut-être qu’attirée par ce lien mystérieux qui unit deux cœurs même après que la mort les a séparés, irais-je tomber pour ne plus me relever près des lieux où il repose, et réunir ainsi sa cendre à la mienne ».

Le sénéchal la regardait en secouant gravement la tête. Diane reprit avec feu : « Vous vous étonnez que je le suive jusqu’au bout ? écoutez ce que je lui dois. – Mes parents étaient de malheureux serfs ayant pour maître un homme brutal et emporté. Presque toujours ivre, il tombait parfois dans des accès de fureur indescriptibles, et il était rare alors qu’un ou deux de ses malheureux serfs ne tombassent pas sous ses coups. Mon père eut ce triste sort et ma mère, accablée de douleur, le suivit quelques jours après au tombeau. Quant à moi, saisie d’une haine insurmontable pour l’assassin, je pris la fuite sans me laisser arrêter par les terribles menaces contre les serfs fugitifs.

Mais à peine avais-je marché un jour que je me vis poursuivie et traquée par mon maître. J’allais retomber entre ses mains, lorsqu’un jeune chevalier passa par hasard près de moi et me demanda la cause de mon désespoir. Je lui racontai tout : « Ne craignez rien ! pauvre enfant, dit-il, je vous sauverai ». Ce chevalier se nommait Jehan de Kerdrec. Il me racheta et vous savez le reste, Messire Ogier. Ah dites-moi, pourrais-je maintenant l’abandonner ? Non, jamais ! je le chercherai jusqu’à ce que je le trouve, et quelque chose me dit que je le trouverai ».

Une larme brilla dans l’œil du sénéchal. Il serra dans ses mains rudes les mains blanches de la jeune femme, lui disant d’une voix émue : « Vous êtes un noble cœur et je serais un lâche, si je vous abandonnais ». Il finissait qu’un coup de sifflet aigu traversa les airs. Diane chancela : « Ah ! dit-elle, c’est lui qui m’appelle. Il n’est pas loin d’ici : venez ! cherchons ! » Tous deux partirent au grand trot de leurs chevaux.

Au bout de quelques instants, ils virent devant eux un jeune Arabe qui allait puiser de l’eau au ruisseau. La comtesse poussa un cri et s’élança vers lui : au cou de l’enfant, suspendu à une chaîne d’or, un sifflet richement orné de pierreries brillait au soleil. En apercevant ce chevalier qui fondait sur lui, le jeune garçon voulut fuir, mais déjà Diane l’avait rejoint, faisant miroiter devant ses yeux une bourse pleine d’or ; rassuré, l’Arabe attendit. Diane indiqua du doigt le précieux instrument, il sourit de ses dents blanches et dit : « El Roumi ».

La comtesse avait pâli : « L’étranger, répéta-t-elle, quel étranger ? où est-il ? » L’enfant ne comprenait qu’à moitié : « Esclave et malade », bégaya-t-il… La jeune femme sursauta et saisit violemment son interlocuteur par le bras, lui demandant avec anxiété : « Où donc est l’étranger ? » Il étendit le bras vers le petit bois qui se trouvait à quelque distance : « Là ? » fit Diane. L’enfant approuva de la tête, puis faisant sonner l’or qu’il avait reçu, il partit en courant.

Diane avait violemment frappé son cheval, le noble animal partit au grand galop et en peu d’instants se trouva sous les arbres dont les grandes branches fouettaient au passage le visage de la comtesse ; mais celle-ci ne sentait rien : elle avait aperçu non loin de là une hutte dont la porte entrouverte laissait voir un corps humain étendu sur le sol. Elle mit pied à terre et pénétra dans la cabane : un homme y gisait, pâle et défait, vêtu d’habits grossiers ; son visage qu’une barbe inculte et épaisse encadrait était d’une singulière noblesse. Diane était déjà à genoux près de lui et soutenait sa tête, lui disant : « Jehan, me voilà ! vous êtes sauvé ».

Le malade ouvrit les yeux ; il contempla d’un air étonné cette douce figure sous ce casque pesant dont s’échappaient quelques cheveux frisés, ces grands yeux gris fixés sur lui avec sollicitude, puis murmura faiblement : « Quel es-tu ? jeune inconnu, tu me rappelles une figure chérie que j’ai laissée là-bas dans mon beau pays de France. Écoute ! ami, si jamais tu retournes en ta patrie, va porter à Diane de Kerdrec les dernières pensées de son époux ». – « Ne me reconnaissez-vous point, dit la comtesse, que vous me preniez pour un étranger ? » Elle ôta son casque et le jeta à terre, d’épaisses boucles brunes vinrent ondoyer sur ses épaules.

Jehan tremblait d’émotion. Un cri monta sur ses lèvres : « Diane ! » – « Oui, c’est moi ! dit-elle, vous guérirez maintenant que je suis venue, n’est-ce pas ? et nous retournerons en France vivre heureux à Kerdrec ». Et la comtesse baignait d’eau fraîche le front brûlant de son époux. Le visage du comte s’assombrit, tandis qu’il disait : « Comment partir ? je suis esclave ! » Elle souriait : « Chassez ces idées noires : j’ai de quoi vous racheter. Sitôt que vous pourrez supporter le voyage, nous partirons ». Et Jehan, tranquillisé, s’endormit bientôt d’un profond sommeil.

Mais maintenant que le but de son voyage était atteint et que l’excitation de la recherche qui l’avait soutenue jusque-là était tombée, Diane sentit combien de progrès la maladie avait fait en elle, et dut s’avouer qu’elle était peut-être plus gravement atteinte que celui qu’elle était venue chercher si loin.

Trois semaines plus tard, le comte et la comtesse de Kerdrec suivis d’Ogier s’embarquaient à Acre pour retourner en France. Jehan était complètement guéri, mais non pas Diane qui, vaincue par toutes les fatigues qu’elle avait éprouvées, s’affaiblissait tous les jours davantage. Son beau visage avait pris la transparence de l’albâtre et son regard brillait d’un éclat fiévreux. Le comte ne se doutait point encore du malheur qui le menaçait ; cependant, il ne pouvait se défendre d’une vague inquiétude, lorsqu’il contemplait l’idéale figure de son épouse.

Un jour enfin, la vérité effrayante lui apparut. Il se promenait sur l’arrière-pont, deux matelots causaient sans le voir ; son nom et celui de Diane passèrent sur leurs lèvres ; il s’approcha et entendit l’un qui disait : « Messire Jehan ne s’en aperçoit pas, mais elle s’en va. Du reste, ce n’est pas étonnant, après tout ce qu’elle a fait ! »

Le comte n’en avait pas écouté plus long ; frappé au cœur, il fut en une seconde auprès de son épouse et lui prenant les mains lui dit d’une voix altérée : « N’est-ce pas, cela n’est pas vrai ? je ne vous ai pas retrouvée pour vous perdre sitôt ». Elle avait tristement souri sans répondre.

Par un beau soir d’automne, le château de Kerdrec était en fête. Un messager arrivé la veille avait annoncé le retour des maîtres pour le lendemain, et toute les foules des serfs et des vassaux attendaient avec une joyeuse impatience l’arrivée du noble couple qui avait si bien su se faire chérir de tous.

Enfin un mouvement se produisit au dernier contour du chemin : c’étaient eux ! Un long cri de bienvenue s’éleva. Mais une émotion douloureuse se peignit bientôt sur tous les visages à la vue de la comtesse. Elle était vêtue d’une robe de cheval en brocart rouge ; un long voile transparent l’enveloppait, laissant voir son visage pâle comme la mort et ses yeux gris agrandis par la fièvre brillaient d’un éclat céleste. Aussi, lorsqu’après toutes les salutations indispensables Diane de Kerdrec, appuyée sur son époux, gravit avec peine le grand escalier de son manoir et disparut à l’intérieur, une jeune paysanne éclata en sanglots : « Ha ! dit-elle, notre dame ne revient que pour s’en aller de nouveau : avant huit jours, elle nous aura quittés pour jamais ». Personne n’avait osé donner un démenti à ces tristes paroles.

La pauvre fille n’avait que trop bien prophétisé : huit jours plus tard, Diane de Kerdrec dormait de son dernier sommeil dans le tombeau des aïeux de son mari ; et le comte, entouré de tous ceux qui dépendaient de lui, se tenait dans la grande salle du château tendue de noir. Parmi les serfs et les serviteurs, beaucoup pleuraient.

La voix du maître tremblait, lorsqu’il leur adressa la parole : « Mes amis ! dit-il, la dernière pensée de votre maîtresse a été de vous rendre heureux : vous êtes tous libres à partir d’aujourd’hui », et il remit à chacun une somme d’argent. Ogier le sénéchal, pâle et défait, se tenait derrière lui. Jehan se retourna : « Vous l’aimiez comme tous ceux-ci, dit-il, et vous l’avez bien servie : à vous donc ce manoir et le reste de mes terres ! usez de cela comme elle en aurait usé, vous souvenant que tous ceux qui pensent encore à elle me seront toujours chers. Adieu ! vous ne me reverrez jamais ». Et Jehan de Kerdrec sortant de la salle franchit pour la dernière fois le seuil de la demeure de ses ancêtres. Son palefroi tout harnaché de noir l’attendait. Le comte se mit en selle : « Adieu ! » dit-il encore à la foule éplorée qui l’entourait et mettant son cheval au galop, il s’éloigna. Nul n’en entendit plus jamais parler.

Seulement, là-bas en Palestine, à la place où Diane de Kerdrec avait autrefois retrouvé son époux, on vit longtemps une petite cabane habitée par un religieux qui accueillait sans distinction tous les chrétiens malades ou blessés, les guérissait et leur fournissait les moyens de revoir leur patrie.

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