Les deux aumônes

C’était en janvier 1871. L’unique rue du hameau de N*** où nous conduit cette histoire se trouvait déserte ou à peu près ; une bise glacée durcissait la neige tombée la veille. Derrière les fenêtres bien closes, et dont le bas était soigneusement couvert de mousse pour interdire l’entrée à la moindre parcelle d’air extérieur, apparaissait de temps à autre une figure au type rustique. Tantôt c’était un gros paysan qui, la pipe à la bouche et les mains dans les poches, jetait un regard indifférent sur la surface blanche du dehors, ou bien le minois rose d’un enfant, et parfois le profil plus grave de l’aïeule qui profitait des dernières lueurs de la journée pour ajouter quelques mailles à son tricot.

Devant la porte d’une misérable chaumière, un petit garçon d’une dizaine d’années s’efforçait de réduire en bûches quelques racines noueuses. Malgré les grands coups qu’il donnait de sa hache émoussée, son travail n’avançait guère. De temps en temps, l’enfant suspendait sa tâche et essayait de réchauffer un peu, en soufflant dessus, ses mains bleuies, couvertes d’engelures ; il n’y réussissait pas non plus ; enfin, découragé, il jeta sa hache sur le sol, et essuya d’un geste impatient quelques larmes qui se gelaient sur le bord de ses paupières.

– « Gusti ! » cria une voix depuis l’intérieur de la chaumière.

Le petit garçon ramassa à la hâte son outil et le peu de bûchilles qu’il était parvenu à détacher des racines, et franchit le seuil de la porte.

Dans une chambre basse où le jour avait peine à entrer se tenait une grande femme pâle aux traits émaciés par les privations et la maladie. C’était Annette Brünner, la mère de Gusti, comme on l’appelait, parce que l’on trouvait son vrai nom, Gustave, trop long à prononcer. Près du foyer, deux fillettes de quatre à cinq ans soufflaient sur quelques brindilles de bois humide qui au lieu de brûler leur renvoyaient une âcre fumée au visage.

La petite salle était proprement rangée, mais témoignait d’un dénuement profond. Le plancher, rongé par l’humidité, cédait sous le pied en plusieurs endroits. Les deux ou trois ustensiles de ménage, suspendus à la paroi, étaient ébréchés et bosselés par un long usage. Les vêtements d’Annette et de ses enfants avaient été soigneusement raccommodés en maints endroits, mais on n’aurait pu distinguer leur couleur primitive, disparue depuis longtemps dans les nombreux savonnages que la veuve leur avait fait subir.

La cadette de ses enfants ne comptait pas deux mois, lorsque le mari de la pauvre femme était mort après une longue maladie ; à vrai dire, cela ne fut pas une grande perte pour elle. Antoine Brünner était dur et buvait facilement. Comme tous ceux qui sont incapables du moindre sacrifice pour les autres, il voulait qu’on en fît beaucoup pour lui. Gusti avait eu bien à souffrir de cela : tout petit encore, si – durant la nuit – il avait eu le malheur de réveiller son père par un de ces accès de pleurs comme en ont tous les jeunes enfants, il en était rudement châtié malgré l’intercession de la mère qui partageait les coups avec lui.

C’est ainsi qu’Annette avait vu son mari devenir un épouvantail pour son fils. De plus, les mauvais traitements influaient sur l’intelligence du pauvret en même temps que sur son développement physique. Il ne grandissait pas, sa taille se voûtait. Ce fut alors qu’Antoine tomba malade et ressentit les premières atteintes d’une phtisie qui devait l’emporter. Les premiers temps, sa brutalité s’en accrut, et Gusti ainsi que sa sœur, un bébé qui marchait à peine, eut de rudes jours à traverser. Mais peu à peu, le mal terrassa complètement sa victime. Incapable de rien faire par lui-même, Antoine devint plus doux, plus traitable, et grâce aussi aux fréquentes visites du pasteur de la paroisse, il finit par s’amender si bien que ce fut avec une véritable douleur que sa femme et même Gusti virent arriver le moment de la séparation.

Sous l’influence exclusive de sa mère, la santé de l’enfant finit par prendre le dessus. Sa taille se redressa, son visage redevint gai, mais il conserva toujours en souvenir de la première enfance un air fluet et une apparence extrêmement frêle. Il faut dire aussi que sa nourriture et son régime n’étaient pas de nature à le soutenir beaucoup. Annette se trouva sans aucune ressource après la mort de son mari. Elle eût pu recourir à la charité de quelques bonnes âmes du village, mais elle était fière et ne voulait rien demander. Elle travailla de son mieux, s’employant à toutes sortes d’ouvrages, ne se laissant rebuter par rien. Suivant les circonstances, elle se fit moissonneuse, faneuse, vendangeuse, garde-malade, tricoteuse, journalière ; mais elle avait trois enfants à entretenir, le loyer à payer et bien d’autres choses avec.

La pauvre famille ne mourut pas de faim et encore !… Souvent pendant l’hiver, la huche se trouvait vide. La veuve n’avait pas eu de journées et les trois petits ne recevaient pour leur souper qu’un peu de café noir bien clair et bien mauvais. Le soir, quand ils étaient couchés, la mère pleurait, sans se désespérer cependant : elle se souvenait que Dieu l’avait toujours aidée jusqu’alors ; et en effet, le lendemain, le secours arrivait sous une forme ou sous une autre.

Puis des jours plus mauvais encore se levèrent. Un matin, Annette avait senti tout à coup un grand étourdissement se faire dans sa tête, puis elle était tombée sans connaissance. Les villageois sont bons au moment du malheur, mais il ne faut pas que les heures d’adversité se prolongent trop. La veuve fut d’abord abondamment secourue, mais comme son état précaire se continuait sans amélioration apparente, les soins, les visites et les dons devinrent plus rares ; et la malade, bien que toujours faible et lasse à en mourir, dut rassembler toute sa volonté pour se lever une fois dans la journée, afin de vaquer aux soins les plus indispensables du ménage. Elle espérait ainsi qu’à force d’énergie, le mal finirait par être vaincu, mieux que par les remèdes que la pauvre femme ne pouvait pas renouveler.

Annette eût pu aller à l’hôpital ; sa commune lui offrait de recueillir ses enfants, mais elle refusa absolument. Quelques riches paysannes la blâmèrent ; elles ignoraient la cause de cette résolution. Le pasteur du village en eut seul connaissance et il admira la veuve, car, si elle avait décliné la proposition de sa commune d’origine, c’est que c’était une commune catholique. Les trois enfants eussent été sans doute bien soignés et bien placés, mieux qu’ils ne pouvaient l’être chez eux, mais c’eût été dans des instituts catholiques, et Annette Brünner tenait à sa religion plus qu’à tout autre avantage extérieur.

Contre l’attente générale, la maladie céda, et la pauvre mère se remit au travail avec plus d’obstination et de volonté que jamais. Gusti commençait à lui aider un peu, mais sa bonne volonté était plus grande que sa force et malgré tout son désir, il ne faisait pas grande avance.

À quelques pas de la masure habitée par les Brünner s’élevait une belle grande ferme. Une armée de poules picoraient dans la cour où suivant l’usage des campagnes s’étalait un magnifique fumier, le plus beau qu’on pût voir à dix lieues à la ronde. Aussi faisait-il l’orgueil de Pierre-Henri Constant, son propriétaire.

Dans les bonnes années de fourrage, quand la grange ne pouvait pas contenir le foin et le regain que ses champs produisaient, le père Constant élevait à l’autre bout de la cour une meule colossale ; c’était la gloire du brave homme. Il mettait tous ses soins à l’élever lui-même, de façon à ce que l’humidité ne pénétrât pas à l’intérieur. Il cherchait à lui donner une forme élégante. Aussi, quand il arrivait des visiteurs à la ferme, on ne leur faisait pas grâce de ce chef-d’œuvre ; il fallait qu’ils l’admirassent sous toutes ses formes, et quand venait le moment de l’abattre pour le donner au bétail, ce n’était pas sans un vif serrement de cœur que Pierre-Henri Constant tranchait la tête de son édifice. Mais jusque là, malheur à qui eût osé y toucher, ne fût-ce que du petit doigt ! Un jour, des gamins du village imaginèrent de grimper sur la meule et de se laisser glisser en bas. Le jeu était divertissant ; après la première fois, ils recommencèrent une seconde, puis une troisième. Le paysan se trouvait dans l’écurie, occupé à retourner la paille de ses vaches. À l’ouïe d’un vacarme inusité, il leva la tête et demeura un instant la bouche béante d’indignation et de stupéfaction. Quatre vauriens s’agitaient sur sa meule ; tout autour, au-dessus du sol, volaient des poignées de foin. La pointe du monument penchait pitoyablement à droite, tandis qu’une fente menaçante s’entrouvrait à sa base. Pierre-Henri s’élança dehors, sa fourche à la main ; on eût dit Neptune, armé de son trident et, certes, l’apparition du dieu n’eût pas produit une plus grande sensation. Les quatre délinquants se dévalèrent avec une telle rapidité en bas de la meule qu’ils rompirent le peu d’équilibre qu’elle conservait, et elle s’affaissa. Heureusement pour les mauvais garnements qu’elle protégea leur fuite en tombant dans le sens opposé à eux, c’est-à-dire sur le paysan qui brandissait son arme en jurant, et tout prêt à embrocher les sacrilèges.

À la suite de cette aventure, Pierre-Henri resta sombre pendant quinze jours. On ne savait plus par quel bout le prendre. Auparavant, quand sa femme, Madame Élise, une superbe paysanne à la fière allure, voulait obtenir quelque chose de lui, soit un objet de toilette soit un objet de ménage : « Tout de même, Pierre-Henri, il n’y en a pas deux comme toi pour arranger une meule, commençait-elle d’un ton amical ; je l’ai encore entendu dire aujourd’hui ». Le paysan se frottait béatement les mains ; il tâchait de déguiser sa joie, et d’une voix qu’il essayait de rendre calme : « Eh ! bien, qu’est-ce qu’on en racontait de ma meule ? »

Il fallait entendre la façon dont il prononçait ce « ma meule ! » L’orgueil et la vanité s’y mêlaient au défi. Il aurait bien voulu voir qui aurait pu s’en élever une semblable. Élise se taisait habilement ; Pierre-Henri piétinait d’impatience ; il brûlait de savoir qui avait parlé de sa marotte et le jugement qu’on avait porté sur elle ; puis comme sa femme ne sortait pas de son mutisme : « alors, tu ne connaissais pas ces gens ? » La paysanne levait innocemment les yeux : « Quelles gens ? » Son mari jurait un peu : « Mais enfin, as-tu déjà oublié ce dont tu me parlais tout à l’heure ? » – « Ah ! à cause de la meule ? c’est vrai. Eh ! bien, il y avait le jardinier du château et le charron : Nom d’un nom, qu’ils se sont écriés, faut s’appeler Pierre-Henri Constant pour bâtir une pareille meule. On dirait une des tours de la Collégiale de Neuchâtel ».

Le paysan ne se sentait plus de joie. Il frottait ses mains sur ses genoux en poussant de petits grognements qu’on eût pris pour le ron-ron de satisfaction d’un chat que l’on flatte. Madame Élise était sûre alors d’obtenir ce qu’elle désirait ; son mari se trouvait prêt à toutes les concessions, et pour le récompenser, sa femme daignait lui répéter deux ou trois fois dans la soirée les paroles du jardinier et du charron, paroles dont maître Constant ne se lassait jamais, et qu’il entendait rappeler toujours avec un nouveau plaisir.

C’était aussi un fin compère que Pierre-Henri : l’œil vif, le visage plein avec un long nez spirituel et une bouche bonasse, d’une corpulence qu’augmentait encore ses habits de milaine où l’étoffe n’avait pas été épargnée. Il fallait le voir se rendre à l’Église le dimanche ; il n’y en avait que pour lui. Élise, fièrement drapée dans sa mante de drap gris, un beau bonnet garni de fleurs sur ses cheveux tirés en arrière et si bien pommadés qu’on pouvait s’y mirer comme dans une glace, se rengorgeait fièrement à ses côtés. Entre eux deux trottait leur petit Ami, un garçonnet de l’âge de Gustave Brünner, et qui était déjà tout le portrait du père Constant.

Revenons au moment où nous avons laissé Gusti rentrant dans son pauvre logis. La veuve sourit en voyant les quelques bûchilles que l’enfant avait réussi à faire : « C’est toujours autant, mon garçon ; on commence par être apprenti, puis l’on devient maître ensuite ». Le petit rougit de plaisir ; il alluma un peu de feu pour faire cuire le café, puis se chauffa en silence près du foyer, tandis que les deux fillettes jasaient ensemble. Leur mère prépara les quatre vieilles tasses sans anse et déjà bien des fois raccommodées dont elle se servait toujours, et versa à chacun sa part de café.

« Je n’ai point de lait ce soir, petiote, il faut s’en passer », dit-elle tristement en coupant à tous une tranche de pain. La cadette des enfants se mit à pleurer silencieusement. Le pain était dur et moisi ; il datait déjà de bien longtemps. « Ils en mangent moins, lorsqu’il est ainsi ! murmurait tristement la veuve. S’ils en demandaient davantage, je ne pourrais pas leur en donner ».

Gusti devint tout rouge ; il voyait que les larmes de sa petite sœur affligeaient sa mère. Il partagea soigneusement sa portion en deux ; dans le milieu se trouvaient quelques bribes de mie, un peu moins mauvaises que le reste. Il les passa à la pauvrette : « Tiens, Estelle, c’est très bon, cela ; trempe seulement ces morceaux dans ton café, tu verras ». Estelle se calma et mangea avec appétit, tandis que son frère s’efforçait d’avaler la croûte dure et moisie.

Lorsqu’il eut fini, il se glissa dehors, le cœur un peu gros, sans bien savoir pourquoi. N’était-il pas habitué à ces repas-là, au café trop clair, au pain trop vieux ?

Devant la porte de Pierre-Henri Constant, Ami, campé sous une lanterne, bien enveloppé dans ses gros habits d’hiver, achevait son goûter en plein air ; deux énormes pommes de terre, bien grillées, bien appétissantes, guignaient à l’ouverture de ses poches trop étroites pour les contenir. Dans ses petites mains potelées, il tenait un immense morceau de gâteau qu’il attaquait vaillamment de ses dents blanches. L’heureux enfant jeta un regard de dédain sur Gusti qui le contemplait avec envie : « Qué ! vous n’avez pas de si bonnes choses chez vous ». Gusti murmura tout bas un petit non, bien timide. Ami reprit en se rengorgeant : « C’est qu’il est riche, mon papa. Il a de l’argent tout plein dans le grand tiroir de la commode ; il le met dans un vieux bas et ferme tout à clé, pour qu’on ne le lui vole pas. Avez-vous aussi un tiroir pour mettre l’argent chez vous ? »

Le petit Brünner baissait tristement la tête et ne savait que répondre. Il lui répugnait de dire qu’ils auraient peut-être bien trouvé un tiroir chez eux pour y mettre de l’argent, mais que c’était justement cette dernière chose qui manquait. Puis il avait encore bien faim et la vue des provisions de son compagnon excitait son appétit. Il ne voulait cependant rien demander ; le fier caractère de sa mère avait tout entier passé en lui. Il s’éloigna donc et fit quelques pas sur la route.

Soudain, une voix le héla : c’était celle d’une vieille demoiselle qui demeurait toute seule dans une jolie maison au bout de hameau : « Hé ! Gustave, saurais-tu balayer la neige ? » – « Je crois qu’oui, Mademoiselle ; en tous cas, je me donnerais bien de la peine pour le faire ». – « Alors, mon petit ami, tous les sentiers de mon jardin en sont couverts. Je ne puis plus m’y promener : viens tous les matins en enlever un peu ! Je te donnerai quelque chose pour te récompenser, et comme tu es un brave garçon, voilà déjà une avance de vingt centimes ».

Qui fut tout fier et tout joyeux ? – Ce fut Gusti ! Il revint en courant au logis et rentra en chantant. Annette qui tricotait activement à la maigre lueur du foyer releva la tête tout étonnée de ce bruit inusité. « Mère, mère, vois-tu ? » et son fils ouvrant toute grande sa menotte rouge lui présenta triomphalement la pièce qu’il avait reçue : « C’est pour toi, Maman, je te le donne, et on m’en a promis d’autres, pense un peu ! » Comme il était doux, ce premier argent ! Plus tard, il arriva souvent à Gusti de gagner des sommes bien plus fortes, mais nulle ne lui causa plus la légitime fierté et la joie profonde de l’humble pièce de quatre sous.

Annette écouta les explications de son enfant, puis l’attirant contre elle, elle le baisa et lui dit : « Merci, petiot, mais je ne veux pas te prendre cet argent et le dépenser pour nous. Je te le garderai jusqu’à ce que tu en aies besoin pour quelque chose ».

Gusti était devenu pensif : « Mère ! »

« Quoi donc ? »

« Je sais bien ce que j’en voudrais faire ».

« Dis-le ! »

Le garçon hésitait : « Tu ne me gronderas pas, mère, mais vois-tu, j’aimerais que nous eussions un soir, rien qu’une fois, un souper comme Ami de chez Pierre-Henri Constant. Cela ferait si plaisir à Estelle, à Augusta, et à toi et à moi aussi ».

– « Qu’est-ce qu’ils avaient donc chez le père Constant ? » – « Ami mangeait deux grosses pommes de terre bien chaudes et un puissant morceau de gâteau. Avec un peu de lait dans le café et une tranche de pain frais, cela serait si bon pour un soir ! Est-ce que tu voudras, dis ? »

La mère soupira ; il y avait bien des choses plus pressantes à se procurer avant ce luxe auquel pensait son garçon, mais elle réfléchit que de manger une fois à leur saoul ne ferait pas de mal aux enfants, et qu’il fallait bien organiser une petite fête avec le premier argent gagné par Gusti. Celui-ci vit dans son regard qu’elle consentait et, tout joyeux, il s’assit sur le foyer entre les deux fillettes et leur décrivit en détail ce festin de roi qu’elles lui dévoraient. Augusta et Estelle battaient des mains de joie en savourant déjà d’avance les bonnes choses que le grand frère leur promettait.

Les jours se passaient. Gusti avait déjà gagné quatre francs. Le jour du souper avait été fixé au surlendemain, et c’était avec une joie sans mélange que les trois enfants voyaient ce beau moment approcher.

On traversait alors cette époque douloureuse qui est restée si profondément et si tristement gravée dans les cœurs où la Suisse, saisie de compassion devant la France vaincue, recueillait ses malheureux fils. Les Bourbakis, comme on les appelait, commençaient à passer en longues files, tristes et mornes, mourant de faim, avec leurs grands chevaux efflanqués qui parfois s’abattaient tout à coup et ne se relevaient plus. Leur maître, exténué, devait continuer sa route à pied sous peine de partager le sort de la pauvre bête.

Oh ! qui dira jamais toutes les scènes déchirantes qui se sont produites à la frontière, dans nos montagnes, sur nos routes, sur nos sentiers déserts, au milieu de la neige implacable. Pauvres malheureux Français qui, après avoir été vaincu par les hommes, voyaient encore les éléments se liguer contre eux. Ne devaient-ils pas croire que Dieu les avait abandonnés, lorsque, brisés par la maladie et la souffrance, ils tombaient sur le sol durci, incapables de vaincre l’engourdissement physique qui les envahissait et le découragement profond que leur inspirait la défaite. Les infortunés ! ne valait-il pas mieux mourir que de vivre avec l’image écrasante de la patrie déshonorée et livrée aux étrangers, sans que ses enfants désarmés pussent rien faire pour la sauver. Oh ! combien de pensées terribles la neige n’a-t-elle pas recouvertes en même temps qu’elle ensevelissait les corps sous son linceul glacé !

Lorsqu’arrivèrent les premières troupes, Pierre-Henri Constant dit à sa femme : « Écoute, Élise, c’est le moment de faire quelque chose pour les autres comme Monsieur le Ministre nous l’a commandé dans son dernier sermon, et m’est avis que puisqu’on voit passer tant de ces malheureux qui ont faim, tu feras dès le matin une bonne soupe qui sera tenue tout le jour bien au chaud. On en donnera une grande assiette à tous ceux qui viendront demander un peu de nourriture ». – Ainsi fut fait.

Un jour que le paysan se tenait devant sa porte, les mains dans ses poches, son bonnet de fourrure rabattu jusqu’aux yeux, lançant des torrents de fumée par la grosse pipe de bois qu’il avait à la bouche, un détachement de cavaliers français entra dans le village. Ils allaient à la débandade ; les hommes, les mains rougies par le froid, ne pouvaient plus tenir la bride de leurs chevaux. Les malheureux animaux baissaient tristement la tête, buttant parfois contre les mottes de neige durcie qui roulaient sous leurs pieds. Soudain, l’un d’eux s’abattit juste devant le père Constant, son cavalier roula avec lui ; les autres ne s’arrêtèrent pas : il fallait qu’ils arrivassent le soir même à la ville prochaine où on leur avait promis un asile. Or, il commençait à nuiter et les pauvres gens devaient se hâter pour ne pas se trouver pris par les ténèbres au milieu d’une contrée inconnue.

Pierre-Henri releva l’homme et le cheval ; ils ne s’étaient blessés ni l’un ni l’autre, mais tous deux se trouvaient trop exténués pour reprendre leur marche. « Entrez, dit le paysan à l’inconnu ; c’est l’heure du souper ; il y aura bien de la soupe et du café pour vous. C’est pas, me semble-t-il, l’envie d’un bon repas qui doit vous manquer. Je vais soigner votre bête, pendant que ma femme s’occupera de vous ».

Tout en conduisant l’animal à l’abri, maître Constant l’examinait d’un œil. C’était un beau cheval aux jambes fines, au poil lustré, et qui, bien nourri et bien soigné, devait certainement beaucoup valoir. Le regard du campagnard brillait : « Qui sait ! il y avait peut-être une bonne affaire à conclure. Le tout était de savoir s’y prendre ». Au reste, le commerce ne l’effrayait pas, Pierre-Henri. Toujours prêt à rendre service à ses voisins dans les petites choses de la vie ordinaire, il devenait intraitable sitôt qu’il y avait quelque argent en jeu.

Lorsqu’il rentra dans la salle basse où sa famille se tenait le soir, il vit l’étranger bien établi près de la table, assis devant le poêle et achevant de vider une grande écuelle qu’Élise se tenait prête à remplir de nouveau. Avec sa gaieté gauloise, il racontait déjà de façon plaisante les tristes faits de sa campagne.

Ami, les yeux arrondis par l’admiration, écoutait les récits du soldat. Il n’avait jamais entendu quelqu’un parler si vite et si bien. Quelles choses intéressantes il aurait à raconter à l’école le lendemain !

Son père interrompit le cours de son extase en interpellant l’étranger : « On ne mange pas de la soupe comme cela au régiment, pas vrai ? » – « Ah ! bien oui, de la soupe ! voilà longtemps qu’on n’en sait plus le goût : un pain de munition, de l’eau fraîche et de la neige pour saler le tout, c’est l’ordinaire ». – « Peuh, repartit le paysan, je parie bien que ma femme aurait trouvé le moyen de préparer quelque chose avec cela ; c’est une fière ménagère que ma femme, allez ! elle est adroite comme pas une et ne rechigne jamais à l’ouvrage ».

La paysanne rougissait de plaisir en recevant les éloges de son mari : « Qu’est-ce que tu racontes-là, père Constant ? Monsieur le militaire en va dire de belles sur nous, lorsqu’il retournera dans son pays… » Le paysan riait d’un bon gros rire : « Ta, ta, ta ! faut toujours que tu rabattes quelque chose de mes paroles. Tiens : va à la cave ; il y reste bien encore une bonne bouteille, quelque chose comme du 65, quoi ! une fière année, celle-là ! où les raisins étaient gros comme des noix, sucrés comme du miel et abondants comme des grains de blé. Vous n’y bouderez pas, compagnon… »

Le Français se frottait les mains dans un état de béatitude complète : « Ça me rappelle la ferme de chez nous, en Normandie. C’est là qu’on a du fameux cidre ; il mousse qu’on n’a jamais rien vu de pareil. Si tous nos soldats en avaient eu chaque jour une chopine, on aurait pour sûr battu les Allemands ».

Depuis un long moment, Ami méditait en silence ; il mourait d’envie d’interroger aussi l’étranger, mais le courage lui manquait. Enfin, il se hasarda : « Est-ce qu’ils sont bien laids, les Allemands ? » Le Français prit un air goguenard : « Ma foi, je n’en sais rien ! Nous les avons toujours si bien barbouillés de poudre et de balles que je n’ai jamais pu voir quel type ils avaient, ces petits blondins-là. En tout cas, les Français sont bien plus jolis qu’eux : tu n’as qu’à me regarder pour t’en convaincre ». Et comme l’enfant l’examinait avec la meilleure foi du monde, il se mit à rire aux larmes de sa plaisanterie.

Élise était revenue avec le vin demandé ; elle mit prestement la table du souper. « Je vais vous faire quelque chose de bon, dit-elle au soldat. La soupe, ça ne comptait pas ; qu’est-ce que vous pouvez bien aimer ? des croûtes dorées avec des pommes de terre, de la mélasse et du fromage ? » Les dents blanches de l’étranger s’épanouirent dans un large sourire : « C’est pas de refus, Madame, il y a si longtemps qu’on n’a pas mangé à sa faim ».

Les deux hommes s’attablèrent ; Ami s’assit à sa place ordinaire, sur un petit escabeau. Sa mère les servait tous trois, avalant de temps à autre une bouchée, mais elle était si occupée du bien-être de son hôte que cela lui ôtait l’appétit.

Il y avait certainement quelque chose de touchant dans cette hospitalité rustique et généreuse qui, pour un inconnu ramassé devant la porte, un passant qui, le lendemain, s’éloignerait pour toujours et dont on n’entendrait plus jamais parler, donnait joyeusement ce qu’elle possédait de meilleur.

Pierre-Henri leva son verre à la hauteur de son œil en admirant à part lui la belle couleur d’or du liquide : « C’est à votre santé, l’ami, pour que vous puissiez bientôt rentrer dans votre pays et faire déguerpir les Allemands ». Le Français but quelques gorgées en le remerciant, puis il se leva brusquement : « À la France ! » dit-il d’une voix vibrante, et vidant d’un trait ce qui lui restait de vin, il se rassit.

Après un instant de silence, le paysan reprit la parole : « Dites voir, compagnon, où irez-vous après avoir quitté le village ? » – « Est-ce qu’on sait jamais où l’on va avec un diable de sort comme celui qui nous poursuit, et lorsqu’on n’a pas un liard en poche ? » – « Lorsqu’on n’a pas d’argent, faut s’en procurer », répliqua philosophiquement son interlocuteur ». – « Et comment ? » – « On vent, on achète, on fait du commerce… là, soyons francs : j’ai besoin d’un cheval ; le vôtre me plaît. Voulez-vous me le céder ? »

Le militaire se frottait l’oreille : « Vous vendre mon cheval, c’est bien une idée… il faut me laisser le temps d’y penser… une fois que je n’aurai plus la pauvre bête, ce n’est pas de l’argent qu’elle m’aura procuré qui me portera sur son dos à travers la campagne… On verra ça demain ». Mais Pierre-Henri, une fois en passe de traiter une affaire, en l’arrosant d’une bonne bouteille de vin, ne s’arrêtait pas qu’elle ne fût terminée. Aussi revint-il bientôt à la charge et attaqua-t-il résolument le point brûlant de la question : « Combien m’en demanderiez-vous de votre cheval, à supposer que je voulusse l’acheter ?… » – « Eh ! bien, 350 francs. C’est pas cher, je suppose ? »

Maître Constant eut un éblouissement. C’était au moins 125 francs plus bas que ce qu’il avait pensé. Mais comme le brave paysan eût mieux aimé s’aller pendre dans sa grange que de manquer une seule fois à sa bonne habitude de marchander à tort et à travers, il eut garde de ne pas saisir une si belle occasion : « Ce n’est pas que j’aime causer du dommage aux gens, mon garçon, mais tout de même, vous en pourriez bien rabattre un peu ».

« Allons donc ! un cheval qui a fait la campagne, qui a vu des Allemands, et qui a fini par jeter son maître à terre et par tomber avec, c’est des chicaneries que de vouloir le posséder pour moins. Mon capitaine aurait bien aimé l’avoir pour huit cents francs ; il m’a même offert de troquer avec le sien : pas de danger que j’aie dit oui. Nom d’une pipe ! faut-il que je sois dans la misère pour songer à me défaire du pauvre animal ; lorsqu’on s’est battu ensemble contre l’ennemi, qu’on a eu faim ensemble, qu’on a souffert tant de choses ensemble, on n’est plus simplement un homme et un cheval, on est deux amis ! on se comprend, il y a quelque chose qui vous tient l’un à l’autre. Je lui dois la vie à cette bête-là ! Les montures de mes camarades ne pouvaient plus avancer ; elles se jetaient par terre, s’entêtaient et ne bougeaient plus ; leurs cavaliers n’étaient plus capables de marcher, on était obligé de les laisser dans la neige. Mais Mousquetaire (c’est comme cela qu’il s’appelle, mon cheval) a toujours continué jusqu’à aujourd’hui, et s’il est tombé devant votre porte, c’est exprès, ma parole ! il savait bien ce qu’il faisait. Vous voyez bien que ce n’est pas une bête qu’on puisse vendre pour rien : elle n’eût pas trouvé sa pareille dans tout le régiment. Jusqu’à hier, elle ne m’a pas trouvé sa pareille dans tout le régiment. Jusqu’à hier, elle ne m’a pas porté seul. Il y avait un camarade qui n’avait plus la force de se trainer ; alors, je l’ai pris en croupe ; on n’eût pas dit que le cheval y sentait quelque chose ».

Pierre-Henri se rengorgea intérieurement. Le jugement qu’il avait porté sur la monture du soldat était bien juste ; aussi se jura-t-il à lui-même que celui-ci ne quitterait pas le village sans la lui avoir laissée. « Vous comprenez, l’ami, reprit-il sur un ton indifférent, que ce n’est pas que j’y tienne beaucoup, à votre cheval. J’en trouverais facilement un autre qui m’irait la même chose. C’était seulement affaire de vous obliger. Du bon argent bien sonnant dans la poche vaut pourtant mieux qu’une bête qui d’un instant à l’autre peut vous crever entre les mains sans rapporter aucun profit ».

Le Français haussa les épaules : « Baste ! elle n’en est pas encore là. Il y a plus de ressort chez les animaux que chez les hommes. Après s’être bien restaurée chez vous ce soir, elle aura ainsi que moi la force d’aller encore un bon bout de chemin ». – « Vous avez tort, je ne vous dis que cela. Une fois que les chevaux commencent à tomber, c’est un signe qu’ils n’ont plus le pied solide et qu’ils ne sont plus sûrs à monter. C’est ce qui m’empêche d’accepter votre prix. Je n’aime pas lésiner, moi ! Je paye ce qu’il faut, mais l’argent est rare ; et c’est bien par amitié pour vous que je vous offrais ce marché ».

« Mais quel prix me donneriez-vous alors ? » – « 300 francs ». – « Oh ! pour cela non. Pour cette somme, je ne lâche rien. Si je veux vendre mon cheval, j’en tirerai bien 600 francs à la ville. N’en parlons plus ! tout bien réfléchi, j’aime mieux garder mon brave Mousquetaire ».

Pierre-Henri vit qu’il faisait fausse route et que l’objet de son envie allait lui échapper. Il se rapprocha de son hôte : « Là, là ! ne le prenez pas de la sorte. J’ai comme ça dit : 300 francs, mais on peut monter un peu. Quand on voit un brave jeune homme comme vous être dans le malheur, on aimerait lui venir en aide d’une façon ou d’une autre. Tenez ! il faut partager l’affaire : j’offre 325 francs ; êtes-vous content ? »

Le soldat s’entêtait : « Non, non ! j’en veux 350 ou rien. Quand je pense, un cheval que mon capitaine aurait voulu monter ! Cela serait leur faire injure à tous deux que de vendre Mousquetaire pour si peu. Laissons l’affaire de côté maintenant, puisqu’on ne peut pas s’entendre ». – « Et qui vous dit qu’on ne puisse pas s’entendre ? » reprit Pierre-André, excité par ces obstacles à son projet. « J’ai dit 325. Eh bien ! je mets quinze francs de plus, est-ce dit ? » – « Non ». – « 345 ? » – « Non ».

Pierre-André se grattait anxieusement la tête. Il voulait le cheval et certainement il l’aurait, mais il voulait aussi rabattre un peu du prix. Quelle honte pour lui ! et l’on allait dire dans le village qu’il avait dû en passer par la volonté d’un pauvre Bourbaki. Il reprit : « Écoutez donc ! l’ami. Vrai, je suis trop bon, mais je vous souhaite du bien. Voilà ma dernière offre… vous pouvez bien faire quelque chose pour moi, qué oui ! hé bien, je donne 349 francs cinquante centimes : ça vous va-t-il ? »

L’étranger se mit à rire ! « Enfin, puisque vous y tenez tant, ce sera pour l’avoine que vous y aurez donnée à mon cheval.

Ah ! si je n’étais pas si pauvre » et il passa furtivement sa manche sur ses yeux. Le paysan jubilait : il avait du même coup fait une bonne action, une magnifique affaire et gagné cinquante centimes.

*

* *

La petite salle basse qu’habitaient les Brünner avait ce même soir un air de fête. Un grand feu brûlait sur le foyer et une odeur appétissante s’élevait de la grosse marmite suspendue au-dessus de la flamme.

Les quatre francs de Gusti avaient fait merveille. Sur la table s’étalaient un beau gâteau bien chaud et bien doré, et un grand pot plein de café au lait, onctueux et tout bouillant. La veuve, une grande fourchette à la main, s’apprêtait à retirer de la marmite les grosses pommes de terre rondes et soigneusement grillées. Gusti et ses sœurs, le visage rayonnant de joie, regardaient faire leur mère, et en ce moment-là, ils n’eussent voulu échanger leur sort contre celui de personne. Le garçonnet surtout était radieux ; de temps en temps, il embrassait les fillettes : « C’est moi qui vous donne cela ; êtes-vous contentes ? » et elles lui rendaient ses baisers.

Quand tout fut prêt, il installa sa mère sur une chaise, les deux petites sur leurs escabeaux boiteux et oublia de manger pour les regarder. Annette avait été servie par lui, mais elle aussi ne pensait pas à rien avaler, absorbée qu’elle était par la joie d’Estelle et d’Augusta.

Soudain, une grande rumeur s’éleva à l’entrée du village ; toute une troupe de Français y débouchait. Elle s’arrêta sur la place principale ; hommes et bêtes étaient incapables d’aller plus loin. Vaincus par la fatigue, la faim et le froid, les uns se laissèrent tomber sur le sol glacé ; les autres s’appuyaient, le front hâve, les yeux mornes, contre les murs des maisons. Les chevaux poussaient par intervalles de sourds hennissements et léchaient la neige, espérant y trouver quelques brins de paille égarés.

« Je vais aller voir, Mère ! cria Gusti ; ce sont de nouveau de ces pauvres gens qui viennent de France ». Annette le rappela : « Bois ton lait avant et cache tes pommes de terre dans ta poche », dit-elle en lui mettant dans les mains le quart du gâteau. Le garçonnet vida sa tasse d’un coup et s’élança dehors, non sans se dire avec un légitime orgueil que dans ce moment, il avait de quoi souper tout aussi bien qu’Ami Constant.

Les gens du hameau s’étaient assemblés auprès des malheureux, apportant qui, un morceau de salé, qui, quelques livres de pain, qui, une bouteille de vin. Plusieurs offraient leur grange pour abriter les infortunés pendant cette nuit glacée. Les feux de quelques lanternes éclairaient seuls cette scène et donnaient des reflets rouges aux figures tristes et aux uniformes humides et déchirés des arrivants. Quelques-uns qui avaient voulu quitter leurs chevaux ne pouvaient plus se tenir debout, leurs pieds étaient gelés.

Gusti avisa un pauvre soldat qui se tenait dans l’ombre, à demi couché. Il paraissait extrêmement maigre et fermait à moitié les yeux comme s’il n’eût pas pu les tenir ouverts : « Pourquoi est-ce que vous restez comme cela dans l’ombre ? lui dit-il. Personne ne vous verra ici ». Le pauvre homme tressaillit : « Je dormais déjà. Je n’ai plus la force de rien faire, pas même celle de penser ; j’ai si froid, j’ai si faim ! »

Gusti mit la main dans sa poche où se faisait sentir une douce chaleur, et en tira ses deux grosses pommes de terre : « Tenez ! Monsieur, mangez vite ; pour sûr, ça veut vous faire du bien. Voici aussi mon morceau de gâteau, si vous l’acceptez ; seulement, j’ai déjà mordu dedans : ça ne vous fait rien ?… »

Oh ! non, cela ne faisait rien, et le malheureux avec un appétit de sauvage dévora le souper de Gusti. « Maintenant, reprit le jeune garçon, lorsque l’inconnu eut fini, il faut venir vous chauffer chez nous ; la mère ne grondera pas ».

Annette se tenait justement sur le seuil de sa porte qu’elle avait soigneusement refermée derrière elle. De loin, la veuve aperçut son fils s’approcher avec le militaire ; l’idée ne lui vint pas de récriminer : « Heureusement qu’il y a un peu de bois de reste et que je n’ai pas encore touché à mon souper », pensa-t-elle. Elle fit entrer l’étranger et le soigna si bien qu’elle put. Lorsqu’elle voulut le faire manger, il refusa : « Merci ! je n’ai plus faim ; maintenant, cela a passé. Votre petit garçon m’a donné quelque chose ». Annette regarda son fils. Gusti était tout rouge, et cherchait à se cacher. Sa mère l’embrassa, malgré qu’il s’en défendît. Le soldat le prit sur ses genoux, tandis que de sa main droite, il caressait les têtes blondes des deux fillettes qui le regardaient toutes ébahies : « J’en ai trois comme cela à la maison, disait-il à son hôtesse, et une bonne femme comme vous. Je ne les reverrai peut-être jamais ; ils sont si loin de moi, et je ne sais pas où nous allons. On ne trouvera pas toujours de braves gens comme vous. Vous… Oh ! comme c’est affreux, la guerre ».

Annette l’encouragea de son mieux et fit si bien qu’à la fin de la soirée, le pauvre homme était tout guilleret et voyait tout en rose. La veuve se leva : « Venez maintenant avec moi : la voisine a un petit fenil bien chaud ; elle ne refusera pas de vous loger. Ici, vous seriez trop mal : nous ne possédons ni foin ni paille ».

Lorsqu’elle revint, après avoir installé le Français dans le foin parfumé que la chaleur de l’écurie y attenante rendait tout à fait confortable, Annette trouva Estelle et Augusta endormies, tandis que Gusti rêvait solitaire auprès du feu qui s’éteignait. La veuve alla à l’armoire où était serrée la part de son repas auquel elle n’avait pas touché : « Viens ! Gusti, il te faut pourtant en manger un peu de ce bon goûter que tu nous a donné ». Mais l’enfant secoua la tête : « Non, non ! Mère, je n’en ai plus envie ». Et avisant le sac du soldat que celui-ci avait oublié sur une chaise, il le déboucla, tandis que sa mère y glissait en souriant la nourriture dont elle eût cependant eu grand besoin pour elle-même, car elle ne possédait plus d’argent. La huche était vide, et sa dernière bûche de bois avait été consumée pour réchauffer le pauvre Français.

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