Récit grec

C’était le dernier jour des fêtes célébrées à Delphes en l’honneur d’Apollon. Le disque enflammé du soleil s’inclinait déjà fortement à l’horizon, et ses rayons obliques changeaient en autant de colonnes d’or les piliers du temple où le dieu était adoré.

La vaste place qui se trouvait devant le bâtiment était déserte ; la foule qui la remplissait naguère s’était dispersée et rien ne troublait plus le silence du sanctuaire, lorsqu’un chant lointain s’éleva dans les airs et se rapprocha peu à peu. Bientôt, au contour du chemin, apparut un cortège de jeunes hommes. À la manière particulière dont le bout de leur manteau était rejeté sur leur épaule gauche, au nœud singulier de leur cothurne, et surtout aux rameaux d’olivier sacré qu’ils tenaient en leurs mains, on reconnaissait en eux au premier coup d’œil des fils de la vaillante Athènes.

Ils s’arrêtèrent au pied des marches du temple, devant une statue magnifique représentant le dieu en grandeur naturelle ; et le premier d’entre eux, élevant une couronne de laurier qu’il tenait en ses mains, en couronna le front de la divinité. « Ô Apollon ! dit-il, dieu du Soleil, ne repousse pas notre hommage, jette un regard favorable sur notre patrie, que les arts y fleurissent toujours et que la prospérité l’accompagne ! »

Il achevait, que la lourde portière qui masquait l’entrée du temple se déplaça et sur le seuil, les yeux dilatés par l’exaltation et lançant des flammes, le front haut et superbe, la bouche fière et triste, Mégare, la prêtresse d’Apollon, apparut ; encore tout enivrée des fumées de l’encens qui formaient comme un nuage autour d’elle, elle appuyait chancelante une de ses mains au portique de marbre, tandis que de l’autre elle écartait la lourde draperie. Sur ses cheveux noirs comme le jais et tombant en ondes épaisses jusqu’à ses genoux était posée une couronne de verveine dont le feuillage vert sombre encadrait admirablement sa tragique beauté.

Un murmure d’admiration parcourut les rangs des jeunes hommes, ils s’inclinèrent avec respect. « Le dieu vous remercie, ô Athéniens ! dit la prêtresse d’une voix basse et sonore, il a abaissé sur vous un regard bienveillant. Pallas Athéné verra durant de longs jours encore les sciences et les arts fleurir au milieu de la cité qu’elle protège ».

Les étrangers s’inclinèrent jusqu’à terre ; puis, après avoir déposé de riches offrandes au pied de la statue du dieu, ils s’éloignèrent lentement.

Lorsque tout fut désert, la prêtresse fit quelques pas en avant et descendit les degrés du temple ; puis, s’arrêtant près de l’Apollon, elle appuya légèrement son bras sur l’épaule du dieu, et tomba dans une profonde rêverie.

Un grenadier en fleurs étendait ses rameaux au-dessus de leurs têtes et les derniers rayons du soleil passant à travers les branches fleuries épandaient des lueurs rosées sur la divinité de marbre, lui communiquant une apparence de vie, et sur les blanches draperies de la prêtresse dont le beau visage un peu dans l’ombre avait pris une pâleur de mort. On eût cru voir dans ce groupe que le ciseau du sculpteur eût été impuissant à rendre dans sa souveraine magnificence, la perfection de la beauté humaine unie à l’incarnation de la beauté divine.

Cependant, un étranger s’avançait vers le temple. Il était jeune encore et son visage aux traits puissants et réguliers, ses yeux perdus dans l’infini, son front plissé par la méditation, attiraient les regards. Il vint s’agenouiller devant le dieu, sans que la prêtresse le remarquât.

« Ô Apollon ! dit-il, chef des Muses, toi qui résides sur les altiers sommets du Parnasse, toi qui chaque jour traverses les cieux, guidant la course du soleil, créateur des arts, écoute ma prière ! Abaisse sur ton disciple un complaisant regard et fais luire en mon âme un rayon de tes feux ! Que je puisse enfin réunir dans une unité parfaite et sublime ces flottantes images qui sans cesse passent devant mes yeux et s’effacent, avant que je puisse les retenir et les fixer à jamais dans mon âme. Apprends-moi à décrire avec des traits de feu le bouillant Achille, le sage Nestor, l’inconsolable Priam, le rusé Ulysse. – Ô divin Apollon ! ne me retranche pas la moitié de ce don que tu m’as fait, et si mon esprit a pu concevoir ces grandes idées, permets que mes lèvres les expriment dans toute leur grandeur. Que pourrais-je t’offrir, ô Apollon, pour que tu m’exauces ? Hélas ! la fortune capricieuse ne m’a pas enrichi de ses dons, ton serviteur est pauvre, il n’a que son génie à t’offrir. Donne-lui donc des ailes pour s’élever jusqu’à toi, des lèvres de feu pour te célébrer dans tous ses plus beaux chants et le monde entier te verra guidant les destinées de ces héros que ma voix va faire revivre ».

Alors l’étranger tira des plis de son manteau une lyre à sept cordes, et s’accompagnant de ses sons harmonieux, il entonna en l’honneur du dieu un hymne superbe ; et devant ces accents d’une beauté si énergique et grande, la nature tout entière se tut et écouta.

Dès les premières notes, la prêtresse avait tressailli et maintenant elle se tenait penchée légèrement en avant, égarée, les mains crispées. – Avec exaltation, elle arracha soudain de la tête du dieu la couronne de laurier, présent des Athéniens, et la posa sur le noble front de l’inconnu : « Tu la mérites plus que lui ! chantre divin, s’écriait-elle, il inventa les arts, mais toi, tu les immortalises ».

Le visage de l’étranger s’illumina d’une clarté presque céleste. On eût dit qu’il remarquait alors la beauté de la Grecque, et poussant une exclamation : « Quelle es-tu, vision qui m’ouvres un horizon nouveau ? dit-il. Ah ! telle Hélène dut apparaître aux yeux des Troyens éblouis, telle tu m’apparais, divinité nouvelle, sur les marches de ce temple », et faisant un pas en avant, il allait se prosterner devant elle, lorsqu’une voix terrible fit trembler le ciel et la terre : « Malheur à toi, prêtresse sacrilège, disait-elle, malheur à toi qui as osé préférer l’homme au dieu ! »

Le sol s’ébranla, un éclair passa devant les yeux de l’étranger qui s’abattit aveuglé sur la terre, tandis que la lourde statue d’Apollon oscillant sur sa base se brisait soudain en plusieurs morceaux ; l’un d’eux frappa la Grecque au front et l’entraîna mortellement blessé au bas des degrés de marbre du temple ; bientôt quelques gouttes de sang pareilles à des rubis étincelèrent dans ses cheveux d’ébène, puis l’immobilité de la mort régna sur ces lieux que les derniers feux d’un soleil rougeâtre éclairaient de lueurs fantastiques.

La nuit était déjà avancée, et la lune versait des flots d’argent sur les deux corps étendus sur les marches du temple, lorsque l’un d’eux fit un mouvement et se redressa lentement. C’était l’étranger ; il leva les mains au ciel et ses yeux devenus mornes, démesurément ouverts : « La lumière du jour m’est ravie, dit-il, mais n’ai-je point vu dans cet éclair qui me l’a ôtée mon œuvre se dresser achevée et parfaite ? Ô monde extérieur ! la dernière image qui me reste de toi, n’était-ce point celle de la beauté divine que j’ai vainement cherchée jusqu’ici ? Où n’atteindrai-je pas sous cette influence mystérieuse qui ouvre de nouveaux horizons à mon esprit fatigué ? Ô Apollon, ô déesse ! c’est le baptême du génie que j’ai reçu de vous ; est-ce le payer trop cher ? Non, non ! car en m’ôtant la lumière du jour, vous m’avez donné celle de l’âme. Ah ! soyez-en bénis ».

Puis, cherchant en chancelant sa route, l’aveugle s’éloigna ; et quand l’aurore apparut, mouillant de ses pleurs le corps inanimé de la prêtresse, on vit en caractères étranges à la place qu’occupait la statue du dieu, un nom gravé sur le marbre ; et le premier passant qui s’approcha de ces lieux lut en s’inclinant le nom immortel d’Homère.

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