Le lendemain, nous devions nous rendre chez M. Clément Laborde. Il nous attendait à son habitation située sur les premières collines qui longent la côte, à 12 kilomètres environ de Tamatave. Aussi étions-nous prêts de bonne heure afin de disposer nos bagages et d’organiser le chargement et le départ de nos marmites (porteurs). Mais le temps devint noir, la pluie tombait par torrents, et les rafales ébranlaient la case. Il y avait de quoi décourager les plus intrépides ; nous partîmes cependant.
Le tacon est le seul véhicule usité à Madagascar ; sa construction est des plus simples : figurez-vous une chaise ou un fauteuil placé sur un brancard ; l’appareil est léger, quatre hommes le soulèvent sans effort, lorsque toutefois le voyageur n’est pas d’un embonpoint exagéré. Si le tacon comme véhicule est seul connu, c’est qu’il est seul possible. Madagascar n’a de chemin d’aucune sorte et les voitures ne sauraient pénétrer dans l’intérieur. Le Malgaches n’ont en fait de quadrupèdes que les bœufs dont ils font uniquement un objet de commerce, et le cheval n’est pour eux qu’un animal de haute curiosité. Il serait tout aussi difficile de voyager pour un cavalier que pour une voiture ; les marais fangeux, les rivières et les forêts entraveraient sa marche ; dans les plaines du nord de l’île la chose serait facile.
Pour une simple course en tacon, il faut quatre hommes à chaque promeneur ; mais un voyage de quelques jours exige toute une armée ; douze porteurs d’abord pour le voyageur et de vingt-cinq à trente autres marmites pour les bagages et les provisions. Voyez quel nombre de Malgaches nécessiterait une compagnie de dix personnes ; cela monterait à quatre cents pour le moins. Notre excursion ne comportait pas autant de monde. Nous n’avions que huit hommes chacun.
Nous partîmes donc, le chapeau sur les yeux, car la pluie nous aveuglait, et, sans nos manteaux de caoutchouc, nous eussions été littéralement noyés. Quant à nos Malgaches, ils n’y faisaient nulle attention ; ils allaient de leur petit trot saccadé, frappant la terre en cadence et poussant de temps à autre des cris bizarres, auxquels chaque troupe répondait. Nous débouchâmes bientôt sur le rivage de la petite baie d’Yvondrou ; le vent redoublait de violence et la mer était belle à voir. Elle ondulait au large en collines menaçantes, déferlait en fureur sur les coraux de la pointe d’Hastie, puis, formant trois étages superposés de volutes immenses, venait mourir à nos pieds blanche d’écume, couvrant nos voix de son bruit formidable et lançant jusque sur nos porteurs du sable et des débris.
L’admiration ne se lasse point devant ces magnifiques spectacles ; pour mon compte, j’oubliais le but de notre course et les petites misères de notre position présente ; cette voix semblable au tonnerre, ces luttes gigantesques des vagues, cette plaine d’écume me captivaient encore lorsque nous tournâmes à droite pénétrant dans le taillis de la côte et nous dirigeant vers l’intérieur. A voir la mer en ces moments suprêmes, la formation sablonneuse des plaines de Tamatave s’explique aisément, et il n’a fallu sans doute que peu de siècles à l’Océan pour mettre en relief ces vastes espaces.
Les dunes sont couvertes d’une végétation bizarre qui envahit tout le premier plan des sables de la côte : ce sont les vacoas (pandanus utilis), plante voisine des palmiers et de la famille des monocotylédones ; elle est d’un port étrange, gracieux et triste à la fois ; le tronc couvert d’une écorce lisse se divise généralement à une hauteur de deux mètres en trois branches égales, et chaque branche elle-même trifurquée au sommet lui compose une tête volumineuse d’où pendent, semblables à une chevelure éplorée, de grandes feuilles charnues brisées par le milieu. Ces feuilles fournissent des filaments grossiers et s’emploient, subdivisées, à la fabrication des sacs ; la hauteur du vacoa ne dépasse pas trente pieds.
Mais l’orage cesse, le vent tombe, la pluie s’arrête et le soleil vient nous sourire dans les éclaircies des nuages qu’il chasse au loin ; comme le voyageur de la fable, nous éprouvons que « plus fait douceur que violence, » nous relevons nos chapeaux rabattus, nous dépouillons nos lourds manteaux, et le soleil nous pénètre de sa bienfaisante chaleur. Autour de nous la nature se réveille belle et transfigurée ; l’herbe verdoie ; les arbustes, pliés sous le poids des gouttes brillantes, se relèvent soulagés de leur humide fardeau, les citronniers jettent sur notre passage leur parfum pénétrant ; et les orchidées parasites entr’ouvrent les pétales de leurs blanches corolles.
La plaine s’étend loin devant nous onduleuse, coupée de ruisseaux et de marais. Nos marmites passent, faisant jaillir l’eau, poussant des cris sauvages ; le tacon semble léger pour leurs épaules robustes ; ils se hâtent et luttent de vitesse, comptant bien sur notre générosité pour une distribution de rhum ou de betza-betza. Nous atteignons alors la première limite des bois ; l’étroit sentier court au milieu d’une végétation vigoureuse où se mêlent les copaliers à l’écorce blanchâtre, le nath couleur d’acajou et l’indraména au bois rouge ; le vacoa pyramidal élève sa tête conique au-dessus des palmiers nains, et des touffes d’immenses bambous viennent en se recourbant entraver notre course et nous fouetter le visage ; le bois est désert, les oiseaux sont rares, et le cri désolé du coucou solitaire se mêle seul au bruit de nos voix.
La plaine s’ouvre de nouveau, couverte d’une herbe haute et serrée où nos porteurs disparaissent ; plus nous avançons et plus les marais deviennent larges et profonds. Les marmites s’y engagent néanmoins, et ce n’est pas sans appréhension que du haut de nos sièges mobiles nous les voyons s’enfoncer dans cette fange liquide ; ils en ont parfois jusqu’aux épaules et ce n’est qu’à force d’adresse, sondant le terrain et nous soulevant au-dessus de leurs têtes, qu’ils nous déposent à l’autre bord pour recommencer plus loin,
Les premières collines apparaissent enfin, et, vers midi, nous arrivons à la maison de M. Clément. Du sommet de ce petit plateau, comme d’un observatoire, nous avons de la contrée environnante un aperçu plus complet : devant nous une large bande de forêt, puis la plaine sablonneuse de Tamatave, au loin la mer ; du côté de Tananarive une suite de collines ou mamelons dénudés et semblables à d’énormes huttes de castors s’élevant progressivement jusqu’à la grande chaîne centrale. Ces mamelons, isolés les uns des autres par des marécages ou de petits cours d’eau, ne présentent à l’œil que le vert uniforme de leur surface en dôme. Quelques arbres, échappés à l’incendie des bois, dressent çà et là leurs troncs violentés et noircis ; ils semblent protester contre cette dévastation sacrilége et jettent sur la campagne un air de mortelle tristesse ; partout où règne l’Ova, même impression, même silence et même désolation.
Autour de nous cependant, tout s’agite : les marmites vannent le riz que pilent des esclaves malgaches ; les feux brillent à la cuisine, et de belles servantes, vêtues d’étoffes aux couleurs éclatantes, s’empressent autour des cases, vont de l’une à l’autre, riant, criant, s’agitant et préparant les mets. Le déjeuner, servi à la malgache, nous attend ; l’hôte nous fait signe et nous entrons.
Au milieu de la salle principale de la petite habitation, sur un plancher couvert de nattes fines, l’on avait étendu d’immenses feuilles de ravenal du plus beau vert ; ces feuilles, de près de deux mètres, remplaçaient la nappe et formaient un carré long autour duquel on avait disposé, pour les convives, des sièges malgaches, espèces d’ottomanes sur lesquelles nous nous assîmes. Au milieu de cette table nouvelle pour nous, et sur un plateau également recouvert de feuilles de ravenal, s’élevait fumante une pyramide de riz d’un blanc de neige ; c’est le pain malgache : devant nous, de petits carrés de feuilles devaient nous servir d’assiettes, et d’autres devaient remplacer les fourchettes et les verres. Il est difficile de s’expliquer comment une feuille peut s’appliquer à tant d’usages ; elle s’applique à bien d’autres encore.
Le ravenal ou arbre du voyageur, est un des végétaux les plus utiles au Malgache. Ses feuilles, dépouillées des côtes, servent, ainsi que nous venons de le dire, de nappes pour étaler le riz, de cuiller pour le manger, de coupe pour boire le ranapang et la betza-betza, et même d’écopes pour vider les pirogues. Fendues, elles forment les toitures des maisons qu’elles abritent admirablement : les côtes reliées entre elles composent les parois des cases, et le tronc de l’arbre fournit les poteaux qui soutiennent le petit édifice ; mais l’épithète d’arbre du voyageur qu’on donne au ravenal, en prétendant qu’il est d’une précieuse ressource pour les gens altérés, ne m’a paru qu’une mauvaise plaisanterie, attendu que le ravenal se trouve principalement dans les marais et sur le bord des cours d’eau où chacun peut se désaltérer à son aise ; il a du reste assez de mérites sans qu’il soit nécessaire de lui en prêter qu’il n’a pas.
Mais revenons à notre déjeuner, qui, si poétiquement commencé sur des feuilles vertes, se termina prosaïquement à l’européenne. Il fallut abandonner nos belles coupes et nos assiettes primitives pour la porcelaine anglaise et le verre à champagne, car le moët frémissait dans son enveloppe, et Gros-Bœuf, notre échanson, le délivrait déjà de ses liens de fer. Impossible aujourd’hui d’achever une idylle ! nous eûmes un dessert de la Maison-d’Or et des liqueurs de Mme Amfoux.
La maison était en fête et les travaux furent suspendus ; esclaves, domestiques et marmites attendaient à la porte une distribution de rhum qui ne leur fit point faute ; aussi trépignaient-ils de joie et n’attendaient-ils qu’un signe pour commencer leurs danses. Déjà, dans leur impatience, ils faisaient résonner les bambous sous leurs doigts agiles, lorsque le maître leur fit dire que nous attendions ; ils entrèrent alors dans la salle que nous occupions et vinrent s’accroupir en cercle, laissant an milieu d’eux un espace vide pour les danseurs. Une femme se présenta la première ; elle n’était ni belle ni blanche ; ce n’était point une Rosati ; mais ses yeux noirs brillaient d’un joyeux éclat, et son gros sourire entr’ouvrant sa bouche lippue, creusait ses joues de fossettes profondes et montrait l’émail nacré de ses dents ; son canezou bleu comprimait avec peine une poitrine d’airain et dessinait une taille robuste et d’une certaine élégance.
Une large jupe blanche à grandes fleurs jaunes dessinait son corps, et le simbou dans lequel elle se drapait, ouvert ou fermé tour à tour, laissait voir, comme entre-deux de la jupe et du corsage, une large bande de chair bronzée.
Mais déjà le feu sacré s’empare de nos Malgaches ; le bambou résonne, les voix s’unissent en chœur, les mains battent en mesure et la danseuse s’agite : voici la danse des Oiseaux.
Le corps penché en avant, les bras étendus comme une sibylle antique, la danseuse frappe lentement le sol de ses pieds nus ; ses bras avancent, reculent, s’abaissent et s’élèvent, elle tient à la terre et ne peut s’envoler. L’accompagnement va crescendo, les voix grossissent, les mains battent plus fort, la Malgache précipite ses coups ; le buste reste à peu près immobile pendant que les bras, semblables à deux ailes, semblent vouloir la transporter dans l’espace ; vains efforts ! L’impatience gagne alors la danseuse, une sorte de rage s’empare de tout son être ; elle parcourt haletante le cercle qui l’enferme, le sol devient sonore sous le frémissement de ses pieds, et ses bras, ses mains, ses doigts semblent se tordre en convulsions désespérées. Vaincue, elle s’arrête ; nous l’applaudissons.
Un Malgache se lève : nous allons assister à la danse du Riz ; il faut pour cette nouvelle danse un plus large espace, nous agrandissons le cercle.
Le danseur est presque nu ; il n’a pour tout vêtement qu’une longue bande de coton blanc, qu’il drape en artiste autour de ses reins ; son buste est élégant et bien musclé ; cet homme est beau, vigoureux, plein de grâce naturelle.
Les bambous, les mains et les chants de ses camarades composent au Malgache le même accompagnement primitif : il commence. C’est d’abord la coupe du bois, le retentissement de la hache, la chute des arbres. Nous le suivons avec intérêt ; il se baisse, frappe, s’écarte, revient, nous comprenons sa pantomime ; viennent ensuite l’incendie de la forêt abattue, les pétillements de la flamme, les crépitations du bois ; il court, il souffle, il active l’action du feu, et tous ces bruits, il nous les rend saisissables au milieu du développement de l’action et sans rien perdre de la mesure. Mais il va piquer le riz ; il parcourt alors le cercle en bonds réguliers, égaux à la distance qui sépare chaque trou fait par le semoir ; nous assistons à la semaille, il enfouit le grain, le recouvre, puis, revenant au milieu du cercle, il semble adresser aux esprits une invocation suppliante,
Il faut avertir le lecteur qu’à Madagascar ainsi que dans certaines parties de l’Amérique, les naturels brûlent les forêts pour planter le riz ou le maïs ; ils ne sèment point, ils piquent le grain dans des trous, le recouvrent et attendent la moisson. A Madagascar, ils achèvent les semailles par la cérémonie invocatoire que voici. On place au milieu du terrain préparé et sur une feuille de ravenal, de la viande cuite, un peu d’argent et des bambous pleins de betza-betza. Le chef de famille, entouré des siens, s’avance alors, il invoque un à un les esprits des parents morts de leur mort naturelle et non par le tanguin (le nombre de ces esprits monte quelquefois à cinq ou six cents) ; enfin il termine ainsi sa prière : « Si j’ai fait quelque omission, je supplie ceux que j’ai oubliés de me pardonner, et je les prie de venir partager l’offrande que je fais aux bons, car je n’appelle que ceux-ci ; je compte sur l’appui de Zanahar-be (le grand esprit), pour m’aider, moi et les miens ; lui seul est mon maître. »
Nos applaudissements accompagnèrent le danseur ; une nouvelle distribution de rhum fut reçue avec acclamation, et M. Clément Laborde termina la fête par un pas de caractère, qu’il dansait à Tananarive devant ce pauvre Radama II.