Notre seconde expédition nous conduisit à Yvondrou ; Ferdinand Fiche fut notre hôte et voulut bien être noire guide.
Yvondrou est un village jadis considérable, situé à quinze kilomètres au sud de Tamatave sur la rivière du même nom ; ancienne résidence d’un prince malgache, il commande le débouché des lacs qui s’étendent à plus de quatre-vingts lieues dans le sud, et la route de Tananarive dont il forme la première étape.
Ferdinand Fiche est fils de Juliette et du prince Fiche, le plus puissant des anciens chefs de la côte ; élevé à Paris, ancien élève de l’Ecole centrale, Ferdinand possède une instruction remarquable que l’on peut hardiment dire sans égale à Madagascar ; d’un caractère doux mais d’un extérieur un peu sombre, il faut le connaître pour l’apprécier ; je ne lui trouvai qu’un défaut, défaut rare s’il en fut, Ferdinand est trop modeste, il s’annule trop devant des étrangers qui pour la plupart n’ont pas le centième de sa valeur. Mme Ida Pfeiffer en fait un ours mal léché. Elle n’a point su démêler les étrangetés de cette nature timide, elle n’a point su comprendre de quel poids pesait sur cette âme endolorie l’inquiète et atroce tyrannie des Ovas, l’humiliation de ce joug de brute sur une intelligence élevée réduite à l’impuissance ; pour moi, j’ai trouvé Ferdinand Fiche le plus charmant des hommes.
Nos tacons nous déposèrent sur les bords de la petite baie qui fait pointe dans le village d’Yvondrou. Une collation nous attendait ; nous devions, le déjeuner achevé, nous embarquer dans des pirogues que Ferdinand tenait à notre disposition ; nous allions explorer les lacs, et nous comptions pousser jusqu’à Andevorande, le temps ne le permit pas.
Trois belles pirogues garnies de seize pagayeurs chacune nous attendaient dans la petite baie qui mouille le village ; Ferdinand les avait chargées d’un matériel complet nécessaire à une absence de plusieurs jours, c’est-à-dire de provisions de toutes sortes, vins de France, bière anglaise, champagne, etc. ; on le voit, notre nouvel ami faisait princièrement les choses. Nous avions des fusils pour la chasse, et les pirogues étaient recouvertes de tentes pour le mauvais temps. Le départ fut des plus gais ; nous partions charmés de l’aspect du pays, de l’aimable réception de notre hôte, pleins de l’attrayant espoir de recueillir à chaque pas de nouveaux documents et de curieuses études de mœurs sur cette contrée presque vierge aux yeux d’un explorateur européen.
La navigation en pirogue demande une certaine habitude ; l’esquif est si mobile, que chacun doit le mieux possible garder son équilibre ; le vent nous prenait en poupe, et le fleuve soulevé nous jetait la crête des vagues ; aussi une appréhension de quelques minutes est-elle un tribut bien naturel à cet exercice d’un nouveau genre ; nos Malgaches, du reste, nageaient avec un ensemble merveilleux, et nous filions comme le vent. Nous atteignîmes bientôt le milieu de la rivière, où Ferdinand nous fit remarquer une langue de terre rougeâtre, sur laquelle se dénoua l’un des petits drames guerriers de l’histoire moderne.
« Vous savez, nous dit notre guide, que les habitants de Madagascar portent le nom générique de Sakalaves ; quant à nous, populations de la côte, notre appellation de Betzimisarack, ainsi que l’indique ce mot composé, vient d’une vaste association de tribus, be (beaucoup), tzi (ne pas), misarack (divisés). Nous nommons Ambanivoules les Malgaches qui vivent à la campagne, les cultivateurs ou les paysans, et nous avons en outre les Betanimènes, tribu révoltée qui gagna cette épithète par sa honteuse défaite sur la langue de terre que nous avons doublée. Betanimènes vient de be (beaucoup), tani (terre) et mène (rouge), parce que la tribu en question, battue et acculée sur cette pointe, se rendit aux vainqueurs qui, par dérision, se bornèrent à lui lancer des boulettes de terre rouge avec leurs sarbacanes, les couvrant ainsi de fange et de honte. »
Cette petite anecdote me fit comprendre pourquoi il y avait si peu de Betanimènes et tant de Betzimisaracks ; nous ne sommes pas les seuls à n’accepter d’héritage que sous bénéfice d’inventaire.
Cependant nous avions laissé derrière nous la rivière d’Yvondrou pour entrer dans les canaux qui mènent aux lacs ; la végétation de ces terres marécageuses ne se compose que de ravenals, de raffias et de sauges gigantesques qui forment le long du rivage une ligne continue de sombre verdure ; sur la gauche, la mer brise avec violence, et, sur la droite, les terres plus élevées du second plan sont couvertes de forêts magnifiques.
Effrayés par les chants de nos rameurs, des canards de toutes nuances s’élèvent à l’avant des pirogues ; des poules d’eau glissent dans les joncs, et des couples criards de perroquets noirs passent rapides, se dirigeant vers les bois. Il n’y a dans cette nature rien du grandiose qui saisit l’âme, et les rivages américains ont plus de grandeur et de majesté. Cependant, la nouveauté de cette végétation bizarre, presque toute herbacée, excite une sorte d’admiration curieuse ; les chants madécasses de nos pagayeurs, le frôlement de la pirogue au milieu des champs de vontamo (nénufar), les larges fleurs jaunes et blanches émaillant les eaux, les cris joyeux et le vol léger du voron-tsaranony, petit martin-pêcheur de la taille du colibri, et, comme lui, émeraude et saphir, jettent sur ce paysage monotone un voile de poésie sauvage qui s’étend jusqu’à nous.
Nous devions bientôt arriver à Ambavarano (bouche de l’eau) ; c’est un petit village placé sur une éminence, à l’entrée du lac de Nossi-Be (lac des îles), de nossi (île) et be (beaucoup).
L’une des pirogues nous avait précédés et devait annoncer notre arrivée ; aussi trouvâmes-nous le village tout en mouvement ; on déménageait à la hâte une case pour nous la donner. Elle fut prête en peu d’instants, et nous nous y installâmes.
Les chefs du village vinrent alors nous souhaiter la bienvenue ; deux ou trois femmes les accompagnaient, et chacune d’elles portait, sur des feuilles de ravenal, du riz blanc comme la neige et quelques douzaines de poissons. Tout le monde s’assit, la petite cabane était pleine, et nous allions assister à notre premier kabar. (On appelle kabar toute réunion quelconque ayant pour but de causer, délibérer ou recevoir ; rien ne se fait à Madagascar sans une assemblée préalable : c’était, en ce cas, le kabar de l’hospitalité.)
Quand chacun eut pris place, il y eut une minute de recueillement. Le chef prit alors la parole, et, réunissant devant lui le riz et les poissons qu’avaient apportés les femmes, il nous adressa le discours suivant :
« O vasas (hommes blancs) ! soyez les bienvenus dans ce village, la case qui vous abrite est à vous, et nos bras sont à votre disposition ; nous sommes pauvres, ô vasas, mais nos offrandes viennent du cœur ; acceptez donc avec bienveillance ce riz que nous avons planté et ces poissons qui viennent de nos lacs, c’est tout ce nous possédons. »
Nous serrâmes la main de ces bonnes gens, en signe de remercîment, et Ferdinand, qui nous avait traduit la petite harangue, leur traduisit aussi notre réponse. Il leur dit que nous étions touchés de la généreuse hospitalité qu’ils nous offraient, et leur présentant également, sur une feuille de ravenal, une piastre accompagnée de quelques hameçons et divers menus objets, il ajouta que nous les priions d’accepter ces légers présents, non comme prix de leurs offrandes, mais comme un souvenir de notre part. Nous leur fîmes en même temps verser quelques verres d’arack, qu’ils burent à notre santé ; puis, se recueillant encore, l’un d’eux prit la parole et nous dit :
« Nous remercions les nobles étrangers de leurs procédés pour nous et des touchantes faveurs qu’ils nous accordent ; nous ne sommes point habitués à voir les Ovas, nos maîtres, et les vasas voyageurs nous traiter avec tant de douceur ; nous les remercions donc de toute notre âme. En sortant de cette case aujourd’hui consacrée par leur présence, nous montrerons à nos femmes et à nos enfants les présents, objets de leur munificence ; le souvenir de leur bonté ne s’effacera point de notre mémoire, et la tradition le perpétuera jusqu’à nos arrière-neveux et nos petits-enfants. »
Nous étions véritablement touchés de la bonté de ces braves gens ; les Ovas durent avoir beau jeu à soumettre des populations aussi douces, et la férocité qu’ils déploient à la moindre velléité de révolte, n’est que de la barbarie toute pure.
Pendant que les esclaves de Ferdinand s’occupaient du souper, notre petite troupe se divisa ; les uns coururent explorer les bois, d’autres voulurent battre les roseaux des lacs à la recherche des canards.
Notre chasse ne fut pas des plus heureuses. Les pintades que l’on nous avait dit fort communes fréquentent les forêts plus reculées, et nous ne rapportâmes que des perroquets noirs, gros comme des poules et délicieux en salmis, des merles étiques et beaucoup de petites perruches à tête bleue de la taille d’un moineau ; quant aux makis (espèce de singe) il nous fut impossible d’en trouver aucun. Les bois sont hauts, touffus, mais les gros arbres sont rares, la végétation parasite les dévore, les lianes et les orchidées surtout, dont plusieurs sont de couleurs et de formes ravissantes.
En regagnant le village, nous fîmes route avec des jeunes filles revenant de la fontaine. Elles étaient chargées d’énormes bambous dans lesquels elles renferment leur provision d’eau, qui s’y maintient fraîche et pure ; mais leur manière de porter ce fardeau n’est point gracieuse ; il est impossible de rien trouver de poétique dans ce grand roseau lourdement placé sur l’épaule comme une charge d’esclave ; les images si facilement évoquées de l’antiquité, ces tableaux charmants des Rebeccas et des jeunes Grecques aux amphores élégantes, se refusent à tout parallèle avec ces Malgaches crépues qui, malgré toute notre bonne volonté, nous semblèrent gauches et malhabiles.
Ces femmes étaient du reste vêtues de rabanes grossières ; elles semblaient pauvres et malheureuses ; c’est que le village placé sur la route de Tananarive est sans cesse exposé aux visites des Ovas. Les habitants courbés sous le joug de fer de leurs maîtres, supportant des corvées continuelles et sujets à des exactions de toutes sortes, renoncent au bien-être qu’ils ne peuvent conserver et tombent dans un morne désespoir. A quoi bon de belles cases ? on les leur brûle ; à quoi bon de beaux vêtements ? on les en dépouille ; de quoi serviraient des provisions ? on les leur vole. La misère fut toujours l’ennemie de l’élégance et des arts ; elle est pour l’homme le fardeau le plus lourd et le tyran le plus impitoyable. Dans d’autres parages nous devions retrouver le Malgache plus semblable à lui-même ; moins de douleur et de souffrance, plus de sourires et plus de grâces.