VI

Couronnement de la reine à Tamatave. – Andrian-Mandrousso. – Les Antaymours. – Les Cymerirs. – Raharla. – Les Ovas. – Code de lois. – Organisation à Tananarive. – Organisation des provinces. – Départ pour Sainte-Marie. – Sainte-Marie. – La colonie. – Le cap d’Ambre. – Nossi-Mitsiou. – Nossi-be. – Elsville. – Passandava. –Bavatoubé. – M. Darvoy. – Bombetok. – Mohéli. – Ramanateka. – La reine de Mohéli. – Retour à la Réunion.#id___RefHeading___Toc156089909

A peine de retour, nous trouvâmes à notre adresse une invitation du commandant de la province, nous engageant à vouloir bien assister à la cérémonie du couronnement de la nouvelle reine : cérémonie qui devait avoir lieu dans l’intérieur du fort de Tamatave. Nous devions partager cet honneur avec toute la population, car elle était aussi invitée. Nous nous y rendîmes ; le chemin du fort était couvert de piétons de toutes les classes, de tous les rangs et dans tous les costumes, depuis le lamba de rabane et le simbou de coton, jusqu’à l’habit noir ; il n’y a point de tenue officielle. Nous reconnûmes quelques-uns de nos nouveaux amis, et nous vîmes passer Juliette, toute resplendissante dans sa robe de velours nacarat, le diadème de princesse en tête et sa robuste poitrine ornée de deux décorations brillantes.

« Laissez passer le veau gras, » dit en nous voyant cette femme d’esprit, allant ainsi d’elle-même au-devant du quolibet et se moquant de son costume de cour.

Nous arrivâmes au fort ; l’esplanade intérieure était criblée de monde, le menu peuple occupait des talus tout alentour. Au centre, s’élevait une vaste tente abritant une table sur laquelle des rafraîchissements de toutes sortes se tenaient à la disposition des invités. L’état-major de la place s’était groupé auprès, entourant Son Exc. Andrian-Mandrousso, ex-bouvier, aujourd’hui général, quatorzième honneur, etc.… Chacun venait lui rendre hommage et lui porter ses félicitations au sujet de l’avènement de Rasouaherina, sa gracieuse maîtresse, dont l’étendard flottait au-dessus de la place.

Mais le personnage le plus remarquable, à mon avis, pour l’uniforme du moins, me parut être un ancien matelot français nommé Estienne, dont le costume éclatant attirait tous les regards. Cet homme chamarré, beau garçon du reste, et portant sans trop de gaucherie sa dignité de contrebande, était simplement grand amiral de la flotte ova. Il n’avait, il est vrai, pas un canot à son service, et deux modestes pirogues formaient la seule force navale de Tamatave ; mais, à son air martial, on devinait qu’il n’eût pas demandé mieux que de commander un trois-ponts : ainsi soit-il !

Pour l’ex-bouvier, c’était la représentation la plus exacte d’un marchand de vulnéraire suisse. Il portait un pantalon de velours bleu galonné d’or ; un habit rouge avec parements et brandebourgs d’or ; ses manches étaient chargées de cinq gros galons d’or ; deux épaulettes d’or meublaient jusqu’à ses avant-bras, et son chef s’abritait sous un chapeau à claque également galonné d’or. Vous voyez que l’or n’était point ménagé. La figure triste et refrognée du commandant jurait avec ce costume de saltimbanque ; il paraissait tout aussi embarrassé de ce travestissement pompeux, qu’intimidé par la foule européenne qui l’admirait en souriant.

Je soupçonne Son Excellence de n’être pas fort éloquente, car elle ne fit aucun speech ; je la crois furieusement timide, car lorsqu’on se mit à reproduire ses nobles traits, monsieur le gouverneur tremblait comme une feuille, et l’aspect de l’innocent objectif braqué sur sa majestueuse personne lui occasionna un tremblement que je ne pus calmer. Il nous offrit néanmoins assez gracieusement un verre de champagne, que nous bûmes, je l’avoue pour mon compte, à la chute de la reine qu’on acclamait. Quant à l’autre personnage dont nous donnons le portrait (Raharla), nous ne pouvons dire qu’une chose, c’est qu’il porte avec une égale aisance l’habit de ville et l’habit de cour, et que grâce à son éducation anglaise et à son esprit naturel il ne se trouverait déplacé dans aucun salon d’Europe.

Cependant les jeux commencèrent ; ils furent précédés d’abondantes libations de betza-betza. Les dames s’assirent à terre, les genoux au menton, dans la posture qu’on connaît, et se mirent à frapper des mains en accompagnant d’une voix lamentable deux ou trois de leurs compagnes dont les mouvements cadencés n’avaient rien d’agréable. Les Antaymours, guerriers malgaches au service des Ovas, fixèrent bientôt l’attention de l’assemblée ; leur danse était d’ailleurs le divertissement favori du maître, et comme partout au monde les hommes sont les mêmes, on s’empressa et l’on fit cercle près des guerriers. Leurs gestes sauvages, leurs cris, leurs bonds, la férocité qu’ils déployaient dans leur simulacre de guerre, donnaient une idée de leur manière de combattre ; ils agitaient avec rage leurs sagaies brillantes ; ils les lançaient, les reprenaient et frappaient le sabre avec fureur ; ils tournaient et retournaient l’arme comme dans la plaie d’un ennemi terrassé et semblaient la lécher toute sanglante avec une volupté sans pareille. Ce jeu de cannibales, ces contorsions d’énergumènes et de convulsionnaires faisaient les délices du commandant, qui, lui-même, armé d’un bouclier, encourageait les lutteurs. Ce spectacle ne m’occasionna que du dégoût et j’abandonnai la partie.

Si l’Ova fait un présent, c’est qu’il attend le centuple ; s’il vous tend la main, c’est pour que vous y jetiez quelque chose. Il adore la pièce d’argent, en fait de dieu c’est le seul qu’il reconnaisse ; il est fourbe, menteur, lâche, cruel, insolent et plat. On pourra dire que je suis partial, je l’admets, car cet homme, autant que j’en ai vu et surtout autant qu’on m’en a dit, me soulève le cœur, et je n’ai plus de sang-froid pour le juger.

Comme type, il est petit, scrofuleux, rachitique et galeux. Nous parlons toujours des Ovas de la côte. A Tananarive, nous dit-on, la race est mieux conservée et quelques femmes sont jolies.

Comme politique, les Ovas sont fins, grands diplomates et fort habiles ; habitués dès le plus jeune âge à la discussion des affaires publiques, leur organisation à Tananarive rappelle en quelques points celle de la république romaine. C’est une oligarchie toute pure ; et de sa nature c’est le gouvernement le plus persistant dans ses desseins Cette petite aristocratie représente le sénat de Rome, et le premier ministre, charge héréditaire d’une famille plébéienne, serait un véritable tribun du peuple.

Aucune résolution n’est prise, rien ne se projette ou ne s’exécute sans kabar ou discussion publique.

Le premier kabar se tient chez le roi, où les membres des grandes familles se réunissent chaque matin ; on vient y donner son avis sur l’affaire du jour. C’est le moins important de l’assemblée qui parle le premier ; chacun, selon son rang, prend ensuite la parole si bon lui semble, et le premier ministre ou le roi résume la question.

Dans les assemblées de province, c’est le premier commandant qui résume les débats et qui résout toutes choses sous sa responsabilité personnelle.

En sortant de la demeure du roi, chaque noble trouve au dehors une foule de clients qui l’attendent et auxquels il fait part des résolutions prises au palais. Second kabar, où chacun donne de nouveau son avis, discute, approuve ou combat.

Dans ce kabar, chaque client reçoit de ses patrons des conseils sur la ligne de conduite qu’il doit suivre pour travailler à la fortune de son chef ; c’est le kabar des petites intrigues ; l’esprit de parti vient y puiser des forces, le mot d’ordre pour agiter le peuple et diriger l’opinion publique.

A l’issue de ce kabar, les agents se répandent au dehors et se mêlent au peuple dans les cases ou sur les places publiques. La multitude discute alors en un troisième kabar toutes les nouvelles du jour ; ces assemblées leur tiennent lieu de la « presse » qu’ils n’ont pas, et l’on prétend que par ce moyen toutes les nouvelles circulent aussitôt avec la rapidité de l’éclair.

Les Ovas ont en outre les assemblées publiques du Champ de Mars.

Le code des lois ovas contient des articles qui peuvent intéresser les lecteurs ; nous en citerons quelques-uns.

Art. 1er – Il y a peine de mort, vente des femmes et des enfants et confiscation des biens :

1° Pour la désertion à l’ennemi.

2° Pour celui qui cherchera à se procurer les femmes des princes et des ducs.

3° Pour celui qui cache une arme quelconque sous ses vêtements.

4° Pour celui qui fomente une révolution.

5° Pour celui qui entraîne des hommes en dehors du territoire ova.

6° Pour celui qui vole les cachets ou contrefait les signatures.

7° Pour qui découvre, fouille ou dénonce une mine d’or ou d’argent.

Art. 4. – Je n’ai d’ennemis que la famine ou les inondations, et, quand les digues d’une rizière seront brisées, si les avoisinants ne suffisent pas pour les réparer, le peuple devra donner la main pour en finir tout de suite.

Art. 6. – Celui qui, dans un procès, corrompt ou cherche à corrompre ses juges, perd son procès et est condamné à cinquante piastres d’amende ; s’il ne peut payer cette amende, il est vendu.

Art. 9. – Lorsque vous aurez donné à vos propres enfants ou à ceux que vous avez adoptés une partie de vos biens, et que plus tard vous avez à vous en plaindre, vous pourrez les déshériter et même les méconnaître.

Art. 17. – Si vous avez des peines et des chagrins, soit hommes, femmes ou enfants, faites-en part aux officiers et aux juges de votre village, pour que la confidence de vos peines ou de vos chagrins parvienne jusqu’à moi.

Art. 18. – Quand un homme ivre se battra avec le premier venu, lui dira des injures ou détériorera des objets qui ne lui appartiennent pas, liez-le, et, lorsqu’il aura recouvré la raison, déliez-le et faites-lui payer les dégâts qu’il aura commis.

Art. 21. – Soyez amis tous ensemble, aimez-vous les uns les autres, parce que je vous aime tous également et ne veux retirer l’amitié de personne.

Art. 26. – Celui qui aura des médicaments qui ne lui viendront pas de ses ancêtres, ordre de les jeter.

Art. 28. – Celui qui ne suivra pas mes lois, sera marqué au front et ne pourra pas porter les cheveux longs, ni aucune toile propre, ni le chapeau sur la tête.

Art. 29. – Tout homme non marié est déclaré mineur.

Il y a de tout dans ces lois. Le chrétien y trouve des maximes de sa religion mêlées à des maximes sauvages, et le dernier article peut fournir à l’homme politique un sérieux sujet de réflexion. Nous pourrions citer encore la coutume suivante qui fait loi à Madagascar. Les père et mère, à l’encontre de nos habitudes, prennent le nom de leur fils en le faisant précéder de Raini, père de, ou de Reinéni, mère de… Il semble qu’il y ait, dans cet usage, un motif d’émulation entre les enfants, heureux de glorifier leurs parents par leurs actes : cela vaut mieux, en somme, que des enfants nuls, écrasés par la grandeur de leur naissance.

A Madagascar, tout appartient au roi. L’État craint tellement les empiétements des étrangers, qu’il leur défend d’élever des maisons de pierre, et même de bois : il ne leur tolère que des cases de roseaux, afin qu’ils aient toujours présent à l’esprit qu’ils ne sont que passagèrement établis sur le sol de l’île.

Les Malgaches traités en vaincus sont des esclaves que les gouverneurs de provinces, nommés par le roi, administrent comme bon leur semble. Ces commandants réunissent les trois pouvoirs, militaire, civil et judiciaire.

Ils commandent les troupes, apaisent les révoltes et fixent le contingent que chaque famille doit fournir en cas de guerre.

Ils répartissent les impôts, les font percevoir, les expédient à la capitale et commandent les corvées. Le code pénal étant inconnu des Malgaches, les chefs ovas leur appliquent la loi selon leur bon plaisir, ils les accusent, les jugent et les dépouillent ; dans son commandement le gouverneur n’a qu’un but : s’enrichir.

L’éloignement de la capitale rend toute réclamation vaine et la terreur que ces despotes inspirent étouffe la voix des plus audacieux.

Le gouverneur de province reçoit ses ordres de la capitale, par des courriers établis en relais sur la route de Tananarive au chef-lieu de son commandement ; ces courriers, toujours Malgaches, sont placés sous la surveillance de quelques soldats ovas et doivent être prêts nuit et jour à transmettre les dépêches. Ils n’ont pour ce service ni solde, ni rémunération quelconque ; ils sont seulement exempts de la corvée.

Chaque village malgache a pour chef le descendant le plus direct de l’ancien roi du pays. C’est à cet homme que le gouverneur ova délègue quelques pouvoirs. Celui-ci, nommé grand juge, est en même temps l’intermédiaire des indigènes et du commandant au moyen des chefs de second ordre.

Le grand juge seul a le droit de posséder dans son village le Lapa, case, auvent, ou hangar où se tiennent les kabars et où il rend la justice ; à côté se trouve le mât de pavillon sur lequel se hisse l’étendard de la reine, lorsque le commandant arrive ou qu’un navire est en vue.

Le grand juge tranche toutes les contestations entre Malgaches, qui ne peuvent en appeler du jugement qu’à l’autorité ova ; mais cet appel n’est pour eux qu’un sujet de ruine.

Dans ce cas, le commandant cite les parties à son tribunal ; il se fait assister par des officiers ovas et tous se réunissent dans le Lapa. Une fois l’affaire expliquée, le jugement rendu est exécutoire sur l’heure. Si le condamné s’y refuse ou s’il est absent, on lui dépêche un officier accompagné d’une foule d’Ovas ; cet officier est lui-même précédé par un homme, porteur d’une sagaie à lame d’argent, appelée tsitia lingua (qui ne veut pas de mensonge ou qui ne plaisante pas).

Lorsque le porteur de la sagaie arrive devant la demeure de celui auquel elle est envoyée, il plante la sagaie en terre, et le condamné doit se montrer soumis et respectueux envers tous les exécuteurs de la sentence ; il les fait entrer dans sa case, et comme première mesure, il est tenu de leur fournir des vivres et d’offrir à chacun comme présent de bienvenue un morceau d’argent, dont la valeur est proportionnée au grade des assistants.

Cela fait, on entre en matière ; les officiers réclament d’abord les frais de justice, dont ils s’adjugent une bonne part, et si l’avoir du malheureux ne suffit pas à payer l’amende et les frais, il est vendu lui et les siens.

En dehors de ce genre de procédure, les Ovas infligent à leurs justiciables des peines corporelles d’une atroce barbarie.

1° Coups de bâton, lorsque dans la corvée le Malgache travaille avec nonchalance.

2° Alors même qu’il s’agirait d’un chef, exposition au soleil pendant un certain nombre de jours.

Le supplice est alors des plus raffinés ; les mains du patient sont réunies à ses genoux par un brin de jonc ! si par sa faute le jonc vient à se rompre, la peine est doublée, et pendant le temps qu’elle dure, le Malgache doit rester tête nue, quelle que soit la température, depuis le matin jusqu’au soir, et quelle que soit la durée de la peine.

Admirable justice ! ruine ou torture, le vaincu ne saurait y échapper ; le commandant a soin que le grand juge soit toujours sous sa dépendance ; il en fait ordinairement l’oppresseur de ses compatriotes ; le malheureux n’est jamais que le complice ou la victime de l’Ova qui le dépouille.

Le 1er octobre, à cinq heures du soir, nous quittions Tamatave, nous dirigeant vers Sainte-Marie, que nous aperçûmes au lever du jour. Située à vingt-cinq lieues dans le Nord, l’île Sainte-Marie s’étend à l’est de Madagascar, sur une longueur de quarante-huit kilomètres ; comme largeur moyenne, elle n’en a que deux ou trois.

Nous doublâmes d’abord l’île des Nattes ; deux heures après, nous passions devant l’île aux Baleiniers pour jeter l’ancre à deux cents mètres environ de l’îlot Madame, sur lequel se trouve établi le gouvernement de notre petite colonie.

Vu de la mer, le panorama de Sainte-Marie est ravissant. C’est d’abord l’îlot Madame, qui défend la baie ; l’île aux Forbans, dans le fond, en face ; l’église avec son clocher ; une allée de manguiers centenaires sous lesquels s’abrite la maison des Jésuites, et, tout le long de la côte, sur la gauche, les maisons éparses des employés, le village malgache d’Amboudifoutch et la magnifique promenade longeant le rivage que vient lécher une mer toujours tranquille.

Ce beau paysage n’est malheureusement qu’un trompe-l’œil ; car au delà, dans l’intérieur, tout est désert, aride, dénudé. L’île est malsaine et stérile, sauf quelques points ; les colons y sont rares, et les membres du gouvernement n’ont autre chose à faire qu’à s’administrer entre eux.

Le gouverneur cependant est un homme remarquable à tous égards et déploie, pour la prospérité de son petit royaume, une activité prodigieuse. Nulle part, à Mayotte pas plus qu’à Nossi-be, nous n’ayons vu tant de mouvement et tant d’efforts ; chantiers de construction, assainissement de l’île, port en voie de création, jetées, etc., tout marche à la fois ; mais l’on se demande quels sont le but et l’utilité de tous ces travaux. Sans la possession de Madagascar, Sainte-Marie n’est qu’un point de relâche pour nos vaisseaux de la côte, et l’abandon de l’île nous paraît probable dans un temps plus ou moins éloigné. Avec l’occupation de la grande terre, Sainte-Marie deviendrait au contraire le point le plus important de Madagascar ; ce serait alors l’entrepôt général des marchandises importées et exportées, un port de relâche et de radoub, un refuge sûr pour nos vaisseaux, une forteresse facile à défendre.

Occuperons-nous Madagascar ? That is the question. Ce n’est point ici le lieu d’en parler.

La population noire de Sainte-Marie se compose de six à sert mille habitants.

Ces Malgaches, quoique vivant à l’abri de la tyrannie ova, ne semblent point heureux ; on a voulu précipiter leur civilisation, brusquer leurs goûts, faire violence à leur caractère. Un peuple ne se transforme pas en quelques jours ; il faut de longues années, des siècles, pour le modifier, en admettant toutefois un mélange de sang.

Le Malgache est un être sensuel par excellence ; dénué d’instinct religieux, on a voulu tout d’abord l’astreindre à des pratiques que son intelligence bornée ne peut comprendre ; on a voulu pour ainsi dire l’élever à l’égal du        blanc sans le faire passer par l’échelle progressive qui l’y pourrait conduire. Un pareil système ne saurait qu’annuler ses qualités naturelles, le démoraliser par l’hypocrisie et lui faire perdre le respect du blanc, qu’il regarde comme son supérieur.

Les missions de Madagascar ont droit cependant à toutes nos admirations. Dans le dévouement qui les inspire, nos religieux ont le double mérite de la persévérance auprès d’une population rebelle, et du désintéressement le plus absolu. Les Anglais méthodistes leur livrent une guerre acharnée ; les moyens dont disposent ces derniers en font des concurrents redoutables.

« Mes amis, disait l’un d’eux, s’adressant au peuple de Tananarive, ces hommes, ces Français, ont beau vous dire que la religion qu’ils vous apportent est bonne, n’en croyez rien : lorsque Jésus-Christ, notre maître à tous, vint sanctifier la terre par sa présence, c’est en Angleterre qu’il descendit, c’est à nous qu’il confia sa doctrine, mais jamais, entendez vous, jamais il ne mit les pieds en France : à cette préférence, jugez de la vérité des deux religions. »

Les Ovas, assurément, ne sont pas en état de s’enquérir autrement de la chose et de soutenir le contraire.        

Nous eûmes à Sainte-Marie nos fêtes comme à Madagascar : danses sous la feuillée au bord de la mer, libations et jeux de toutes sortes. Les malheureux Malgaches s’en donnaient d’autant plus à cœur joie, que le gouverneur était absent, et que sa présence dans l’île chasse les jeux et les ris ; peut-être avons-nous compromis nos noirs amis et seront-ils condamnés à deux mois de gravité de plus ; ce qui est beaucoup pour un Malgache qui aime tant à rire.

Nous levâmes l’ancre le 3, dans l’après-midi, faisant voile pour Nossi-be où nous ne devions arriver que deux jours après.

Nous longeâmes les côtes de Madagascar, laissant à gauche la pointe à Larrey ; puis, poussant au nord-est, nous perdîmes bientôt la terre de vue pour ne la revoir qu’à la hauteur du cap Est, où dès lors nous courûmes parallèlement à la côte.

Un vaste panorama, toujours divers et toujours nouveau, se déroulait à nos yeux ; depuis les hautes montagnes d’Angontsy aux collines dentelées de Vohemar et jusqu’aux sommets escarpés de la montagne d’Ambre, nous pûmes jouir du profil de la grande terre, sauf aux environs du cap, où l’Océan, toujours agité, nous força de prendre le large. Le lendemain, nous courions à toute vapeur dans une mer d’un bleu d’azur et tranquille comme un lac. A dix heures, nous doublions la pointe Saint-Sébastien ; peu après, nous apercevions Nossi-Mitsiou, patrie de Tsimiar, notre allié, dernier descendant des rois du Nord. Le soir, à six heures, nous étions mouillés à égale distance de
Nossi-Fali et de Nossi-be.

Le lendemain, nous passions entre l’île de Nossi-Cumba et la forêt de Lucubé pour arriver à onze heures dans la rade d’Elsville, siège du gouvernement.

Comme Sainte-Marie, Nossi-be n’est qu’une dépendance de Madagascar ; la prise de possession de l’île peut n’être également considérée que comme un acheminement à l’occupation de la grande terre.

Nossi-be présente l’aspect dénudé des îles Malgaches, le premier soin des noirs étant d’incendier les forêts pour planter le riz et créer des pâturages à leurs bestiaux. L’administration a dû prendre les mesures les plus sévères pour garantir la forêt de Lucubé des mêmes dévastations.

Le sol de l’île est volcanique pour la plus grande partie, et de nombreux cratères éteints, aujourd’hui remplis d’eau, attestent l’ancienne action des feux souterrains. La rade d’Elsville est fort belle. Protégée des vents du nord et des vents d’est par l’île même, par celles de Nossi-Fali et de Nossi-Cumba, la mer y est unie comme une glace. Le paysage est gracieux et animé, le rivage se découpe en petites baies au fond desquelles reposent à l’abri des palmiers deux ou trois villages malgaches, et plus loin une petite ville arabe.

Comme à Sainte-Marie la population s’est groupée sur cette partie de la côte ; le reste de l’île est presque         désert ; on n’y rencontre pas de Malgaches. Chassés de leurs domaines par l’envahissement des blancs concessionnaires, ils émigrent à Madagascar, ou viennent s’étioler dans la misère aux environs d’Elsville. On ne peut les astreindre à un travail quelconque et l’on ne s’en rend maître que par un engagement toujours forcé.

Les planteurs n’emploient comme travailleurs que des Macoas ou des Cafres ; c’est la race la plus résistante aux travaux des champs ; ils sont amenés par des Arabes qui pratiquent avec audace ce petit commerce de chair humaine.

Ils ont à cet effet des établissements sur la côte d’Afrique d’où ils rayonnent pour exploiter les villages avoisinants. Tout moyen leur est bon pour s’emparer des noirs ; ils les achètent, les attirent et les enlèvent. Quelquefois, à l’aide de verroteries ou de pièces de cotonnades aux couleurs éclatantes, ils séduisent de pauvres filles, les entraînent par l’appât loin du village, et là, ils s’en emparent, les enchaînent et les transportent dans leur enclos. Je dis enclos, car ils n’ont même point d’abri à leur offrir ; ils les parquent comme des bœufs ou des bêtes fauves, entre de hautes palissades et jettent à ces malheureuses, comme des animaux immondes, la nourriture de chaque jour. Pour les transports, les Arabes n’ont à leur disposition que des boutres, petits navires d’un tonnage de cinquante à quatre-vingts tonneaux, munis de fortes voilures, très-légers et fort rapides, de manière à fuir devant les croiseurs auxquels ils échappent assez facilement.

L’équipage d’un boutre ne se composant que de trois ou quatre hommes, les Arabes s’appliquent à débiliter leurs victimes afin d’en rester plus facilement les maîtres. Chaque jour ils leur jettent donc une moindre quantité de vivres, et lorsque ces malheureux, réduits à la dernière expression de maigreur et de faiblesse, se laissent tomber accroupis et hors d’état de se mouvoir, ils les embarquent en ayant soin d’appliquer le même système pendant la traversée. Ils ajoutent même la terreur aux mauvais traitements et persuadent à leurs prisonniers que les blancs auxquels ils seront vendus ne les achètent que pour les manger. Ces malheureux luttent donc eux-mêmes contre la faim qui les dévore, de peur que l’embonpoint ne précipite leur destinée.

L’esclavage étant défendu, les noirs sont d’abord transportés soit à Mohéli, soit à Anjouan, où des traitants les reçoivent des mains des Arabes en simulant la comédie de l’engagement volontaire. Quel engagement ! les Anglais qui croisent dans le canal de Mozambique, sous prétexte de défendre la traite, font un métier non moins honorable que celui des Arabes. Ils courent sus, il est vrai, à tout navire, à tout boutre suspect ; mais jamais un sentiment d’humanité ne les guide ; l’espoir du gain les pousse, pas autre chose ; et lorsque un négrier tombe entre leurs mains, ils pendent l’équipage, s’emparent des marchandises, confisquent le boutre et vendent eux-mêmes la noire cargaison dans quelque port à eux appartenant ; voilà ce qu’ils appellent empêcher la traite. Ce commerce est si commun et d’un tel rapport, que chaque commandant de croisière cède son poste comme une clientèle à celui qui lui succède. Le dernier paya, dit-on, deux cent mille francs le droit de pratiquer la piraterie sur toute la longueur du canal de Mozambique.

Nous reçûmes pour première visite à Nossi-be, celle du chef arabe Califan, négrier déterminé, mais à bout de ressources par suite de ses expéditions malheureuses ; les Anglais lui avaient enlevé une grande partie de ses boutres. Ce Califan, d’une figure fine et d’une physionomie rusée, est en rapport avec les Ovas, auxquels il sert d’espion, et ce fut à lui, j’en ai la conviction, que nous dûmes à Bavatoubé la présence des chefs d’Amorontsanga qui arrivèrent peu de jours après, pour nous défendre de stationner dans leurs eaux.

Avant de quitter Nossi-be nous pûmes jouir du haut des premières collines qui bordent le rivage d’un délicieux panorama. Comme premier plan, des cases malgaches entourées de manguiers, de palmiers et de bananiers, la petite baie d’Elsville, puis la ville elle-même et la maison du gouvernement au milieu de ses jardins ; à gauche, la sombre masse de Lucubé, la montagne verdoyante de Nossi-Cumba ; devant nous, une mer d’un éclat sans pareil, semée d’îles aux teintes rosées, sillonnée de pirogues aux voiles blanches, et vingt-cinq milles plus loin la silhouette bleuâtre de Madagascar et les pointes en aiguilles des sommets des Deux-Sœurs.

La navigation dans ces parages n’est qu’une promenade, où le gracieux balancement des vagues ne saurait affecter les nerfs les plus sensibles ; c’est ainsi que mollement bercés nous visitâmes Kisuman, premier point de la côte ; puis débarquant à chaque pas, toute cette délicieuse baie de Pasandava couverte à cette époque de cases de pêcheurs nomades. Bavatoubé, dont les formes imitent un crabe monstrueux, nous laissa pénétrer dans sa gigantesque serre ; c’est là que le téméraire Darvoy trouva la mort en poursuivant l’exploitation d’un terrain carbonifère, dont les premiers affleurements accusent la présence d’un vaste bassin houiller.

Surpris par les Ovas dont il récusait l’autorité, M. Darvoy fut assassiné par les ordres de la reine Ranavalo. Nous visitâmes le lieu témoin de ce crime impuni ; nous vîmes debout encore quelques poteaux de sa case incendiée, et nous mêlâmes à nos tristes réflexions sur le passé, d’ardents désirs de venger tant d’insultes faites par ces barbares au pavillon de la France.

La côte ouest de Madagascar est découpée, déchirée, sillonnée de golfes, de baies et de ports ; le plus important est relui de Bombetok à l’embouchure de la rivière de Boéni. Cette rivière, qui prend sa source aux environs de Tananarive, est la plus considérable de l’île, et présente le chemin le plus facile pour se rendre à la capitale. La ville de Majonga, ancienne possession arabe et conquise par Radama Ier en 1824, défend l’entrée de la baie. Les Ovas y entretiennent comme à Tamatave une garnison de douze cents hommes, force plus que suffisante pour tenir en respect la population indigène. Un fortin garni de quelques canons s’élève sur l’extrême pointe du rivage. A deux cents mètres de là, sur la même hauteur, se trouve le village palissadé des Ovas, tandis que l’ancienne ville s’allonge sur les terres basses de la rivière. Nous ne fîmes à Majonga qu’un séjour de courte durée : nous devions visiter Mohéli où nous arrivâmes le surlendemain.

L’île de Mohéli, sur laquelle la France exerce une sorte de protectorat, est placée au sud de la grande Comore dont on aperçoit la nuit les éclats volcaniques. Elle a pour voisine à l’est Anjouan, dont la masse se détache comme un voile bleuâtre à l’horizon. Mohéli est gouvernée par une reine, Jumbe-Souli, cousine de Radama et fille de Ramanateka.        

Ramanateka, le fondateur de cette petite dynastie, était gouverneur de Bombetok sous Radama Ier. A l’avénement de Ranavalo, ses ennemis, puissants à Tananarive, convoitant ses richesses, demandèrent et obtinrent de le faire périr ; il fut donc appelé à la cour sous prétexte d’honneurs qu’on voulait lui rendre. On expédiait en même temps l’ordre de l’arrêter s’il refusait d’obéir. Averti secrètement et entouré de quelques amis fidèles, il réussit à tromper la vigilance de ses assassins ; il s’embarqua suivi de quelques serviteurs, et muni d’une somme de quarante à cinquante mille piastres.

Ramanateka remonta la côte et vint aborder à Anjouan, dont le sultan lui accorda l’hospitalité : en retour il l’aida puissamment dans ses guerres et se fit remarquer par sa valeur. Bientôt son hôte lui même, jaloux et désirant s’approprier le petit trésor qu’il avait apporté, résolut de le perdre. Ramanateka, obligé de fuir, alla se réfugier à Mohéli dont il fit la conquête pour son propre compte ; mais il ne put s’y maintenir qu’en luttant sans cesse contre ses voisins, et en détruisant jusqu’au dernier homme une forte expédition envoyée à Mohéli par le gouvernement de Ranavalo.

Il avait deux filles, Jumbe-Souli et Jumbe-Salama. La seconde mourut, et la première, aujourd’hui reine de Mohéli, succéda à son père.

Jumbe-Souli n’eut point de compétiteur au trône de son microscopique royaume ; les chefs de l’île l’acclamèrent. Comme elle était mineure, ils lui adjoignirent un conseil de régence. Pendant ce temps la jeune reine, instruite par une Française, se familiarisait avec nos mœurs, notre langage, et l’on pouvait espérer que notre religion même, embrassée par cette jeune fille, assurerait dans l’avenir à la France une nouvelle colonie. Rien n’eût été plus facile, et deux officiers de marine manifestèrent le désir de s’allier à la fille de Ramanateka. Jumbe-Souli était jeune, belle, on la disait intelligente, et, certes, on pouvait plus mal choisir ; il ne fut rien cependant de tous ces projets, la France l’oublia, et l’âge nubile arrivant, les chefs de l’île résolurent de donner un époux à leur petite souveraine. A défaut d’officier français ils allèrent chercher à la côte de Zanzibar un Arabe de bonne famille, auquel ils unirent Jumbe-Souli.

N’ayant personnellement aucune conviction religieuse, la reine de Mohéli accepta sans contrainte la croyance de son mari : elle devint mahométane. Les choses en sont là. Grâce à notre protectorat, les quelques troubles élevés par les rivalités de ses ministres sont apaisés aujourd’hui.

A notre arrivée dans l’île, nous nous empressâmes de nous rendre chez la reine qui voulut bien nous recevoir. Le palais qu’elle habite, placé à l’aile gauche d’une petite batterie qui regarde la mer, est proportionné comme grandeur à la dimension de son royaume.

Ce palais consiste en une petite maison blanchie à la chaux, ne renfermant que deux salles percées d’ouvertures mauresques. La première, celle du rez-de-chaussée, est précédée d’une cour où s’étalent toutes les armes offensives de l’île, deux ou trois petits canons, espèce de fauconneaux, et les fusils de la garnison. La garnison, vêtue de ses plus beaux uniformes, nous attendait l’arme au bras, et nous passâmes en revue dix-huit soldats noirs, pieds nus, munis d’un pantalon blanc, le buste couvert d’une veste rouge à l’anglaise sur laquelle se croisaient deux larges courroies de buffleterie. Ils avaient comme shakos des espèces de mitres d’évêque, également rouges et de l’effet le plus bouffon.

A notre arrivée, le prince époux, qui nous avait accompagnés, nous précéda dans cette première salle du rez-de-chaussée, étroite et longue : c’est une espèce d’antichambre, de salle des gardes, où la garnison se tint debout pendant que Son Altesse nous présentait aux grands officiers de la couronne.

J’éprouvai quelque répugnance à toucher la main de ces grands dignitaires dont quelques-uns me parurent affligés de gale on de lèpre.

Une fois assis, la conversation languit malgré les soins de l’interprète, bavard juré dont la langue ne chômait cependant guère. Nous attendions l’instant de voir la reine qu’on était allé avertir, et qui, je le supposais, devait faire pour la circonstance un brin de toilette.

Le grand chambellan vint enfin nous dire qu’elle nous attendait. L’époux nous précéda, montrant le chemin, et nous suivîmes. Il faut en convenir, l’escalier qui conduisait aux appartements de Sa Majesté n’était point un escalier royal, mais bien une simple échelle de fenil, qu’il nous fallut gravir avec précaution ; elle était courte, heureusement, la salle étant fort basse.

L’appartement de la reine était la répétition de la salle d’attente ; seulement un voile tendu dans le fond séparait la couche de Son Altesse de la partie où nous fûmes reçus, comme dans une salle du trône. Jumbe-Souli siégeait effectivement sur un fauteuil élevé, ayant un coussin sous les pieds, flanquée à droite de sa vieille nourrice, à gauche, d’une confidente ou d’une esclave. Cette reine d’un petit royaume était drapée dans une étoffe turque tissée soie et or qui l’enveloppait tout entière. Sa main assez fine, était seule visible ; mais malgré le masque en forme de diadème qui recouvrait sa tête, on devinait, grâce aux larges ouvertures, tout l’ensemble de ses traits ; ses yeux, du reste, pleins d’un doux éclat mélancolique, nous regardaient de temps à autre, et sa bouche un peu molle, à la lèvre tombante, accusait une femme abattue et d’une santé ruinée par le climat et les exhalaisons morbides du rivage.

Jumbe-Souli paraît plus âgée qu’elle ne l’est, et, lorsque je la vis au jour pour reproduire ses traits, je lui donnai trente-cinq ans au moins, tandis qu’elle n’en a que vingt-huit. Deux jeunes garçons, tous deux beaux comme le jour, sont les héritiers destinés à régner après elle. La faiblesse maladive de leur mère, me fait présumer qu’ils n’auront point le temps d’atteindre leur majorité.

Notre audience dura une demi-heure environ ; on eut la galanterie de nous offrir quelques rafraîchissements à l’eau de rose, que je n’oublierai de ma vie.

L’île de Mohéli m’a semblé la plus belle des Comores ; c’est la plus petite mais la plus verdoyante ; d’innombrables plantations de cocotiers lui donnent l’aspect gracieux des terres tropicales ; d’immenses baobabs y élèvent leurs troncs majestueux semblables à des pyramides ; de petits chemins sillonnent l’île, tout couverts de riants ombrages, et des ruisseaux se précipitant en cascade du haut des collines, prodiguent à ce coin de terre enchanteur une eau limpide, une fraîcheur précieuse en ces climats brûlants, et des bains naturels où nous nous plongeâmes avec délices.

Mohéli est une île où l’on aimerait vivre dans la paix et dans le silence, loin des hommes, entouré de cette nature merveilleuse, environné de l’océan vermeil qui en fait une oasis dans sa vaste solitude.

Je la quittai non sans regret ; nous devions toucher à Mayotte, revoir Nossi-be, Sainte-Marie, Tamatave, ce qui nous demandait encore douze jours de navigation, avant d’arriver à Saint-Denis de la Réunion, notre dernière étape.

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