En quittant Nossi-Malaza, nous suivîmes d’autres canaux dont quelques-uns étaient tellement étroits qu’à peine notre pirogue pouvait y passer. D’autres étaient larges comme un fleuve, et, tous également barrés au moyen de claies de roseaux, formaient autant de pêcheries destinées à nourrir les habitants. Nous visitâmes les îles éparses çà et là. Quelques-unes, plantées de manguiers d’une verdure éternelle, servent de retraite aux riches habitants de Tamatave. Dans l’une d’elles, Ferdinand nous montra la tirelire du géant d’Arafif.
Cette tirelire est une sphère de quatre-vingt-dix centimètres de diamètre, munie d’une petite ouverture, et qui fut, selon la légende, laissée en cet endroit par le géant d’Arafif, puissant roi du Nord, auquel on prête une foule de hauts faits. Une autre version prétend qu’elle fut apportée par Benyouski lorsqu’il vint conquérir le sud de Madagascar. Ce ne pourrait être en tout cas que l’un de ses lieutenants, car il ne fit jamais en personne d’expédition dans ces parages ; l’urne me parut être d’origine arabe ; elle est fort ancienne et quelques forbans durent la laisser sur ces rivages.
Quoi qu’il en soit, la crédulité malgache en fit un objet de sainteté, une relique vénérable, et le lieu où elle gît est devenu le but d’un pèlerinage. Chaque Malgache passant clans les environs se détournait de sa route et venait selon ses moyens déposer une offrande dans la tirelire sacrée ; le trésor s’accrut avec le temps, et lorsque le fétiche contint dans ses flancs une somme assez considérable, des Ovas sacriléges portèrent la main sur le dieu ventru : ils brisèrent la tirelire et s’emparèrent du contenu.
Aujourd’hui l’ancienne idole gît éventrée comme une citrouille desséchée ; les fidèles néanmoins viennent encore en pèlerinage, prodiguer à leur fétiche profané de nouvelles mais plus innocentes offrandes : le sol tout alentour est jonché de pattes de poulets, de cornes de bœufs, de petits morceaux de rabanes et de nœuds de roseaux pleins de betza-betza. D’une valeur trop minime pour tenter la cupidité des incrédules, ces pauvres hommages restent épars auprès de la tirelire et jettent sur ce coin de terre un voile de désolation recouvert de sauvage poésie. Nous ramassâmes religieusement un morceau de ce dieu tombé et nous le gardons comme souvenir de l’inconstance des hommes et de la fragilité de leurs croyances.
De l’île de Papay où se trouvait la tirelire, nous allâmes déboucher dans la rivière d’Yvondrou que nous avions quittée quelques jours auparavant et qu’il nous fallut remonter pour atteindre Soamandrakisaï.
Les bords de la rivière sont plats et dénudés de végétation ; la chaleur était accablante ; cinq journées d’excursions nous avaient abattus, et nous arrivâmes avides de repos.
Soamandrakisaï est une vaste distillerie montée jadis par M. Delastelle et dont Ferdinand Fiche est aujourd’hui le directeur. Comme d’après le code ova et la volonté de Ranavalo nul étranger ne peut posséder de terres à Madagascar, l’affaire fut faite de compte à demi entre M. Delastelle et la reine. La reine donna les terres, cinq cents esclaves et les matériaux ; M. Delastelle donna son temps et son industrie.
Un poste ova, commandé par un « douzième honneur, » surveille la fabrication, la vente des produits et la conduite du maître ; c’est une surveillance incessante, une immixtion de tous les instants dans les moindres actions de Ferdinand, et le malheureux est plus esclave que le dernier de ses serviteurs.
L’établissement, situé au pied des premières collines, s’étend sur des terres élevées, à l’abri des débordements de la rivière. Il se compose d’une distillerie à vapeur, de vastes hangars pour la fabrication des futailles, d’ateliers de charpenterie et de serrurerie, d’une belle maison d’habitation et de nombreuses dépendances. Les esclaves habitent un village groupé tout auprès de l’établissement, et les cases des Ovas sont voisines, de manière que rien ne puisse échapper à ces jaloux surveillants.
Ferdinand nous conduisit sur la hauteur voisine, où s’élève le tombeau de M. Delastelle, pieux hommage rendu à la mémoire de ce grand citoyen par Juliette Fiche, son amie. Il repose à l’ombre des orangers et des citronniers en fleurs, sur le sol d’une contrée qu’il s’est efforcé de civiliser et qu’il a dotée tout du moins de nombreux établissements de commerce et de trois usines en voie de prospérité.
La vue qui se développait à nos yeux ne manquait pas d’une grandeur sauvage ; à l’est, la mer se brisait, blanche d’écume, sur les sables qu’elle amoncelle ; au sud, les lacs brillaient comme des miroirs d’acier, et l’œil, en suivant le cours sinueux de l’Yvondrou, remontait jusqu’à l’horizon vers les montagnes de Tananarive. Au nord, les collines dépouillées par l’incendie de leur manteau de forêts, laissaient planer la vue sur un moutonnement d’éminences d’un vert criard où s’élevaient çà et là quelques squelettes d’arbres noircis par le feu, derniers souvenirs de la végétation qui les couvrait, tandis qu’à nos pieds s’étendait un de ces marais immenses d’un pittoresque et d’une tristesse indicibles.
Une végétation exubérante, extraordinaire, où se mêlent des sauges gigantesques, des ravenals, des rafias et ces immenses cônes (vacoas pyramidals) qui ressemblent à nos cyprès funéraires, donnaient à ce lieu l’aspect d’un champ de repos abandonné. Refuge des serpents et des crocodiles, ces marais sont de dangereux voisinages pour les habitations, et ce n’est qu’avec terreur qu’on traverse les petits cours d’eau qui les sillonnent.
Les animaux ont, pour se garder de l’attaque des caïmans, un instinct bien remarquable ; les chiens, par exemple, usent d’un stratagème qui leur réussit ; l’instinct, dans ce cas, ne suffit plus pour expliquer une telle manœuvre, il faut admettre la raison. Voici ce qui se passe :
Lorsqu’un chien veut traverser une rivière à la recherche de son maître, ou qu’égaré à la poursuite d’une proie, il veut rejoindre son réduit, il s’arrête sur le bord du rivage, gémit, aboie, hurle de toutes ses forces. Son raisonnement est simple : « Au bruit que je fais, pense-t-il, le crocodile, très-friand de ma chair, s’empressera vers l’endroit où je l’appelle ; les plus éloignés abandonneront leurs retraites, et ce sera à qui arrivera le premier pour s’emparer d’un animal aussi bête que moi. » Le chien jappe donc, il aboie, et la comédie dure tout le temps qu’il juge nécessaire pour attirer ses ennemis ; puis, lorsqu’ils sont là, tout près, cachés dans la vase, se gaudissant entre eux et savourant d’avance une proie si facile, le chien part comme une flèche, va passer en toute sécurité la rivière à cinq cents mètres au delà, et, jappant et bondissant sur la plage, il se moque de son ennemi qui, paraît-il, se laisse toujours prendre à cette ruse.
A notre retour à l’habitation, Ferdinand nous avait ménagé une surprise : c’était un dîner en compagnie des deux chefs ovas de l’endroit ; l’honneur n’était pas pour nous assurément, mais il devait y avoir là le sujet d’une curieuse étude de mœurs, et nous remerciâmes notre hôte.
L’Ova, quel qu’il soit, est un grand ami de la table et du verre : aussi nos deux chefs s’étaient-ils empressés d’accepter l’invitation que leur avait envoyée Ferdinand. Ces messieurs nous firent attendre néanmoins : ils étaient excusables si l’on pense à la toilette européenne qu’ils s’étaient crus obligés de faire ; car, pour rien au monde, ils n’eussent voulu paraître à ce dîner (que, vu notre présence, ils considéraient comme officiel), vêtus du lamba, leur costume national.
Mme la commandante devait accompagner son époux, et je suppose qu’il dut y avoir dans le ménage grande révolution au sujet de la crinoline de rigueur, et des falbalas qui, à Madagascar comme partout au monde, constituent la toilette d’une femme.
Il était huit heures, et par conséquent nuit close, quand la compagnie arriva ; elle était précédée d’une affreuse trompette et d’un tambour, musique de Son Excellence, et accompagnée d’une escouade de cinq hommes et un caporal, total de la force armée de l’endroit. Tous marchaient en mesure avec une gravité comique qui rappelait les marches de nos guerriers de théâtre ; le caporal, tout fier de ses hommes, commandait, d’une voix éclatante, des manœuvres que nous ne pouvions comprendre ; et lorsqu’enfin ils s’arrêtèrent sous la véranda de l’habitation, ils poussèrent tous ensemble des exclamations épouvantables qui, nous dit-on, étaient à notre honneur.
Il y eut présentation, et ces messieurs, plus émus qu’ils n’eussent voulu paraître, s’assirent timidement. Le commandant et son acolyte étaient deux maigres personnages d’une stature assez haute et d’une physionomie intelligente ; l’un, le commandant, s’efforçait d’être grave, ainsi qu’il convient à un homme de son importance ; l’autre, moins comblé d’honneur, laissait plus libre cours à son humeur badine, et nous eûmes tôt fait connaissance. Tous deux nous observaient avec une attention sans égale, s’efforçant de copier nos gestes et manières, sûrs qu’ils étaient, guidés par notre exemple, de l’emporter en civilité puérile et honnête sur la foule de leurs connaissances.
Ils avaient bien la tenue de rigueur : habit noir, passé de mode il est vrai, gilet antédiluvien et pantalon d’un miroitement prodigieux, qui dénonçait son antique origine. Les chapeaux qu’ils venaient de quitter en se mettant à table, avaient la forme évasée de nos shakos civiques, de respectable mémoire ; ils avaient des reflets d’un rouge ardent, et, quant aux mouchoirs à carreaux qu’ils agitaient avec une grâce si séduisante, ils finirent par en être embarrassés au point qu’ils furent obligés de s’asseoir dessus, ignorant la destination d’une poche.
Mme la commandante, qui se trouvait ma voisine, était une grosse commère, basse sur jambes, gauche dans son vêtement fort mal fait à sa taille, et d’un teint jaune pomme passée. L’ensemble n’avait rien d’attrayant, et ma galanterie, se trouva, malgré ma bonne volonté, fort refroidie à son endroit. Ses manières, du reste, ne m’encourageaient guère, car elle ne répondait à mes avances que par un épais regard qui ne disait rien, et se contentait de vider méthodiquement l’assiette que je lui remplissais à chaque plat nouveau.
Ferdinand me donna l’explication de l’énigme : je servais madame la première, et c’était à mon voisin qu’il fallait m’adresser d’abord, la politesse malgache exigeant qu’on serve l’homme le premier ; l’on ne doit pas s’occuper des femmes, qui ne sont considérées que comme créatures inférieures. L’étonnement de ma voisine se trouvait donc naturel, et je ne m’occupai plus que de mon « douzième honneur » qui, de son coté, s’épuisait en amabilités de toutes sortes.
Il me copiait avec une telle persistance que sa fourchette marchait en cadence avec la mienne ; je buvais, il buvait ; je mangeais, il mangeait ; je m’arrêtais, il s’arrêtait ; cet homme était certainement doué d’un rare talent d’imitation, et, n’eût été la gravité de la circonstance, j’eusse volontiers porté ma fourchette à l’oreille, pour voir s’il eût fait comme moi.
Mon voisin buvait sec ; mais le vin lui semblait fade ; il préférait le vermuth, d’un bien plus haut goût ; il n’en usait du reste qu’à plein gobelet de telle sorte qu’en peu d’instants nous en vînmes aux familiarités les plus touchantes. A la moindre occasion, il me frappait sur le ventre, ce dont j’étais assurément très flatté ; il jurait qu’il était mon ami, ce que je méritais à tous égards ; et, dans son expansion, il finit par plonger ses mains dans mon assiette, jugeant fort sainement que deux amis devaient tout avoir en commun.
A cette nouvelle marque de faveur, je rougis d’abord ; et fus pris d’un fou rire qui l’enchanta. Je lui fis comprendre aussitôt qu’en France, dans la meilleure société, les choses se passaient ainsi, et, lui abandonnant le restant du plat qu’il avait touché, je changeai d’assiette.
Il se faisait tard ; ces messieurs s’efforçaient d’éterniser la plaisanterie qui fût devenue fort mauvaise à la longue. Quoique portant bien le vin, ils commençaient à divaguer ; nous nous levâmes donc ; mais comme jamais dîner malgache ne se termine sans toasts, il fallut nous rasseoir. La coutume est de porter une santé à chaque invité, en commençant par le plus humble en grade ; on termine par la reine et l’empereur. Les gens zélés boivent aussi aux parents de leurs hôtes, à leurs enfants, petits-enfants, etc.… jugez de notre position !… Nous commençâmes. Quand vint le tour de la reine, une manœuvre fut exécutée sous la véranda par la garnison du logis : la voix du caporal éclata comme un tonnerre, nos hôtes se levèrent chancelants, et se tournant vers Tananarive, vidèrent leur coupe à la gloire incomparable de Rasouaherina pangaka ny Madagascar.
Quand nous portâmes à notre tour la santé de l’Empereur, l’anxiété de nos Ovas fut grande ; ils commandèrent bien la manœuvre au dehors ; mais, ne sachant pas où se trouvait Paris, ils hésitaient sur le point de l’horizon. Il fallut les tourner vers le nord ; les difficultés augmentèrent lorsqu’ils durent prononcer les noms de Napoléon III, empereur des Français, et ce ne fut qu’au moyen de répétitions nombreuses qu’ils portèrent d’une voix émue cette santé dernière. Nous les renvoyâmes, il était temps. Chacun comprendra qu’après de si nombreuses santés, nous devions nous porter fort mal.
La nuit fut pénible, agitée, désolante ; les punaises nous avaient envahis ; des rats énormes prenaient nos corps étendus pour une route royale, et des moustiques affamés se ruaient à la curée. A peine avions-nous pu fermer l’œil, que le son d’une cloche fêlée, semblable à un glas de mort, nous fit dresser sur nos séants : nous nous interrogions, étonnés de ces sons lugubres, lorsqu’un bruit de chaînes, lourdement traînées, vint ajouter à notre effroi. Étions-nous donc dans la demeure des morts ! Je n’y tins plus, et, m’élançant au dehors, je fus témoin du spectacle le plus affreux qui se puisse voir.
La cloche sinistre était une énorme et vieille marmite qu’on frappait avec une barre d’acier, pour appeler les esclaves au travail. Au milieu de la cour se déroulait une longue colonne de nègres, enchaînés deux à deux ; leurs jambes, également reliées par de gros anneaux, ne se mouvaient qu’avec peine ; pour avancer, ils les courbaient de façon que leurs pas ne pouvaient dépasser la longueur de leurs pieds. O les pauvres créatures ! Des guenilles informes couvraient leurs membres déchirés. Quelques-uns n’avaient qu’un lambeau de paillasson noir de fange ; leurs figures, abruties par la souffrance, n’avaient rien des races que nous avions vues : les malheureux avaient perdu la forme humaine. Juste ciel ! pensais-je, voilà donc les esclaves de la reine ! Ah ! que nous étions loin de la servitude patriarcale que j’avais rencontrée dans les cases malgaches !
Bien des fois j’avais vu des esclaves ; mais jamais, non, jamais, je n’avais assisté au spectacle de tant de douleur, de tant d’abjection et de tant de misère.
Ferdinand, que je rencontrai, m’expliqua que ceux-là étaient des esclaves rebelles et fugitifs, et qu’on leur imposait cette abominable rigueur dans les châtiments.
Quelques-uns de ces malheureux traînaient depuis de longs mois, d’autres depuis plusieurs années, cette existence de damné ; nous demandâmes à notre hôte, comme faveur et comme un bon souvenir de notre séjour dans sa maison, la grâce d’un coupable : il s’empressa de nous l’accorder, et le misérable qu’on délivra sur l’heure vint en tremblant nous remercier.
Vers le midi, nous faisions nos adieux à Ferdinand, pour regagner Tamatave.