Années de ma vie 1802 et 1803. — Châteaux. — Mme de Custine. — M. de Saint-Martin. — Mmes d’Houdetot et Saint-Lambert. — Voyage dans le midi de la France, 1802. — Années de ma vie 1802 et 1803. — M. de la Harpe. — Sa mort. — Années de ma vie 1802 et 1803. — Entrevue avec Bonaparte. — Année de ma vie 1803. — Je suis nommé premier secrétaire d’ambassade à Rome. — Année de ma vie 1803. — Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. — Du mont Cenis à Rome. — Milan et Rome. — Palais du cardinal Fesch. — Mes occupations. — Année de ma vie 1803. — Manuscrit de Mme de Beaumont. — Lettres de Mme de Caud. — Arrivée de Mme de Beaumont à Rome. — Lettres de ma sœur. — Lettre de Mme de Krüdener. — Mort de Mme de Beaumont. — Funérailles. — Année de ma vie 1803. — Lettres de M. Chênedollé, de M. de Fontanes, de M. Necker et Mme de Staël. — Années de ma vie 1803 et 1804. — Première idée de mes Mémoires. — Je suis nommé ministre de France dans le Valais. — Départ de Rome. — Année de ma vie 1804. — République du Valais. — Visite au château des Tuileries. — Hôtel de Montmorin. — J’entends crier la mort du duc d’Enghien. — Je donne ma démission.
Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu’elle cessa d’être à moi. J’avais une foule de connaissance en dehors de ma société habituelle. J’étais appelé dans les châteaux que l’on rétablissait. On se rendait comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés demi-meublés, où un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf. Cependant quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que le Marais, échu à madame de La Briche, excellente femme dont le bonheur n’a jamais pu se débarrasser. Je me souviens que mon immortalité allait rue Saint-Dominique-d’Enfer prendre une place pour le Marais dans une méchante voiture de louage, où je rencontrais madame de Vintimille et madame de Fezensac. À Champlâtreux, M. Molé faisait refaire de petites chambres au second étage. Son père, tué révolutionnairement, était remplacé, dans un grand salon délabré, par un tableau dans lequel Matthieu Molé était représenté arrêtant une émeute avec son bonnet carré : tableau qui faisait sentir la différence des temps. Une superbe patte d’oie de tilleuls avait été coupée ; mais une des trois avenues existait encore dans la magnificence de son vieux ombrage ; on l’a mêlée depuis à de nouvelles plantations : nous en sommes aux peupliers.
Au retour de l’émigration, il n’y avait si pauvre banni qui ne dessinât les tortillons d’un jardin anglais dans les dix pieds de terre ou de cour qu’il avait retrouvés : moi-même, n’ai-je pas planté jadis la Vallée-aux-Loups ? N’y ai-je pas commencé ces Mémoires ? Ne les ai-je pas continués dans le parc de Montboissier, dont on essayait alors de raviver l’aspect défiguré par l’abandon ? Ne les ai-je pas prolongés dans le parc de Maintenon rétabli tout à l’heure, proie nouvelle pour la démocratie qui revient ? Les châteaux brûlés en 1789 auraient dû avertir le reste des châteaux de demeurer cachés dans leurs décombres : mais les clochers des villages engloutis qui percent les laves du Vésuve n’empêchent pas de replanter sur la surface de ces mêmes laves d’autres églises et d’autres hameaux.
Parmi les abeilles qui composaient leur ruche, était la marquise de Custine, héritière des longs cheveux de Marguerite de Provence, femme de saint Louis, dont elle avait du sang. J’assistai à sa prise de possession de Fervacques, et j’eus l’honneur de coucher dans le lit du Béarnais, de même que dans le lit de la reine Christine à Combourg. Ce n’était pas une petite affaire que ce voyage : il fallait embarquer dans la voiture Astolphe de Custine, enfant, M. Berstœcher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne parlant qu’allemand, Jenny la femme de chambre, et Trim, chien fameux qui mangeait les provisions de la route. N’aurait-on pas pu croire que cette colonie se rendait à Fervacques pour jamais ? et cependant le château n’était pas achevé de meubler que le signal du délogement fut donné. J’ai vu celle qui affronta l’échafaud d’un si grand courage, je l’ai vue, plus blanche qu’une Parque, vêtue de noir, la taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l’ai vue me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu’elle quittait Sécherons, près Genève, pour expirer à Bex, à l’entrée du Valais ; j’ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à Fervacques : elle se hâtait de se cacher dans une terre qu’elle n’avait possédée qu’un moment, comme sa vie. J’avais lu sur le coin d’une cheminée du château ces méchantes rimes attribuées à l’amant de Gabrielle :
La dame de Fervacques
Mérite de vives attaques.
Le soldat-roi en avait dit autant à bien d’autres : déclarations passagères des hommes, vite effacées et descendues de beautés en beautés jusqu’à madame de Custine. Fervacques a été vendu.
Je rencontrai encore la duchesse de Châtillon, laquelle, pendant mon absence des Cent-Jours, décora ma vallée d’Aulnay. Madame Lindsay, que je n’avais cessé de voir, me fit connaître Julie Talma. Madame de Clermont-Tonnerre m’attira chez elle. Nous avions une grand’mère commune, et elle voulait bien m’appeler son cousin. Veuve du comte de Clermont-Tonnerre, elle se remaria depuis au marquis de Talaru. Elle avait, en prison, converti M. de La Harpe. Ce fut par elle que je connus le peintre Neveu, enrôlé au nombre de ses cavaliers servants ; Neveu me mit un moment en rapport avec Saint-Martin.
M. de Saint-Martin avait cru trouver dans Atala certain argot dont je ne me doutais pas, et qui lui prouvait une affinité de doctrines avec moi. Neveu, afin de lier deux frères, nous donna à dîner dans une chambre haute qu’il habitait dans les communs du Palais-Bourbon. J’arrivai au rendez-vous à six heures ; le philosophe du ciel était à son poste. À sept heures, un valet discret posa un potage sur la table, se retira et ferma la porte. Nous nous assîmes et nous commençâmes à manger en silence. M. de Saint-Martin, qui, d’ailleurs, avait de très-belles façons, ne prononçait que de courtes paroles d’oracle. Neveu répondait par des exclamations, avec des attitudes et des grimaces de peintre ; je ne disais mot.
Au bout d’une demi-heure, le nécromant rentra, enleva la soupe, et mit un autre plat sur la table : les mets se succédèrent ainsi un à un et à de longues distances. M. de Saint-Martin, s’échauffant peu à peu, se mit à parler en façon d’archange ; plus il parlait, plus son langage devenait ténébreux. Neveu m’avait insinué, en me serrant la main, que nous verrions des choses extraordinaires, que nous entendrions des bruits : depuis six mortelles heures, j’écoutais et je ne découvrais rien. À minuit, l’homme des visions se lève tout à coup : je crus que l’esprit des ténèbres ou l’esprit divin descendait, que les sonnettes allaient faire retentir les mystérieux corridors ; mais M. de Saint-Martin déclara qu’il était épuisé, et que nous reprendrions la conversation une autre fois ; il mit son chapeau et s’en alla. Malheureusement pour lui, il fut arrêté à la porte et forcé de rentrer par une visite inattendue : néanmoins, il ne tarda pas à disparaître. Je ne l’ai jamais revu : il courut mourir dans le jardin de M. Lenoir-Laroche, mon voisin d’Aulnay.
Je suis un sujet rebelle pour le Swedenborgisme : l’abbé Faria, à un dîner chez madame de Custine, se vanta de tuer un serin en le magnétisant : le serin fut le plus fort, et l’abbé, hors de lui, fut obligé de quitter la partie, de peur d’être tué par le serin : chrétien, ma seule présence avait rendu le trépied impuissant.
Une autre fois, le célèbre Gall, toujours chez madame de Custine, dîna près de moi sans me connaître, se trompa sur mon angle facial, me prit pour une grenouille, et voulut, quand il sut qui j’étais, raccommoder sa science d’une manière dont j’étais honteux pour lui. La forme de la tête peut aider à distinguer le sexe dans les individus, à indiquer ce qui appartient à la bête, aux passions animales ; quant aux facultés intellectuelles, la phrénologie en ignorera toujours. Si l’on pouvait rassembler les crânes divers des grands hommes morts depuis le commencement du monde, et qu’on les mît sous les yeux des phrénologistes sans leur dire à qui ils ont appartenu, ils n’enverraient pas un cerveau à son adresse : l’examen des bosses produirait les méprises les plus comiques.
Il me prend un remords : j’ai parlé de M. de Saint-Martin avec un peu de moquerie, je m’en repens. Cette moquerie, que je repousse continuellement et qui me revient sans cesse, me met en souffrance ; car je hais l’esprit satirique comme étant l’esprit le plus petit, le plus commun et le plus facile de tous ; bien entendu que je ne fais pas ici le procès à la haute comédie. M. de Saint-Martin était, en dernier résultat, un homme d’un grand mérite, d’un caractère noble et indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient élevées et d’une nature supérieure. Ne devrais-je pas le sacrifice des deux pages précédentes à la généreuse et beaucoup trop flatteuse déclaration de l’auteur du Portrait de M. de Saint-Martin fait par lui-même ? Je ne balancerais pas à les effacer, si ce que je dis pouvait nuire le moins du monde à la renommée grave de M. de Saint-Martin et à l’estime qui s’attachera toujours à sa mémoire. Je vois du reste avec plaisir que mes souvenirs ne m’avaient pas trompé : M. de Saint-Martin n’a pas pu être tout à fait frappé de la même manière que moi dans le dîner dont je parle ; mais on voit que je n’avais pas inventé la scène et que le récit de M. de Saint-Martin ressemble au mien par le fond.
« Le 27 janvier 1803, dit-il, j’ai eu une entrevue avec M. de Chateaubriand dans un dîner arrangé pour cela, chez M. Neveu, à l’École polytechnique. J’aurais beaucoup gagné à le connaître plus tôt : c’est le seul homme de lettres honnête avec qui je me sois trouvé en présence depuis que j’existe, et encore n’ai-je joui de sa conversation que pendant le repas. Car aussitôt après parut une visite qui le rendit muet pour le reste de la séance, et je ne sais quand l’occasion pourra renaître, parce que le roi de ce monde a grand soin de mettre des bâtons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui ai-je besoin, excepté de Dieu ? »
M. de Saint-Martin vaut mille fois mieux que moi : la dignité de sa dernière phrase écrase du poids d’une nature sérieuse ma raillerie inoffensive.
J’avais aperçu M. de Saint-Lambert et madame de Houdetot au Marais, représentant l’un et l’autre les opinions et les libertés d’autrefois, soigneusement empaillées et conservées : c’était le XVIIIe siècle expiré et marié à sa manière. Il suffit de tenir bon dans la vie pour que les illégitimités deviennent des légitimités. On se sent une estime infinie pour l’immoralité parce qu’elle n’a pas cessé d’être et que le temps l’a décorée de rides. À la vérité, deux vertueux époux, qui ne sont pas époux, et qui restent unis par respect humain, souffrent un peu de leur vénérable état ; ils s’ennuient et se détestent cordialement dans toute la mauvaise humeur de l’âge : c’est la justice de Dieu.
Malheur à qui le ciel accorde de longs jours !
Il devenait difficile de comprendre quelques pages des Confessions, quand on avait vu l’objet des transports de Rousseau : madame de Houdetot avait-elle conservé les lettres que Jean-Jacques lui écrivait, et qu’il dit avoir été plus brûlantes que celles de la Nouvelle Héloïse ? On croit qu’elle en avait fait le sacrifice à Saint-Lambert.
À près de quatre-vingts ans madame de Houdetot s’écriait encore, dans des vers agréables :
Et l’amour me console !
Rien ne pourra me consoler de lui.
Elle ne se couchait point qu’elle n’eût frappé trois fois à terre avec sa pantoufle, en disant à feu l’auteur des Saisons : « Bonsoir, mon ami ! » C’était là à quoi se réduisait, en 1803, la philosophie du XVIIIe siècle.
La société de madame de Houdetot, de Diderot, de Saint-Lambert, de Rousseau, de Grimm, de madame d’Épinay, m’a rendu la vallée de Montmorency insupportable, et quoique, sous le rapport des faits, je sois bien aise qu’une relique des temps voltairiens soit tombée sous mes yeux, je ne regrette point ces temps. J’ai revu dernièrement, à Sannois, la maison qu’habitait madame de Houdetot ; ce n’est plus qu’une coque vide, réduite aux quatre murailles. Un âtre abandonné intéresse toujours ; mais que disent des foyers où ne s’est assise ni la beauté, ni la mère de famille, ni la religion, et dont les cendres, si elles n’étaient dispersées, reporteraient seulement le souvenir vers des jours qui n’ont su que détruire ?
Une contrefaçon du Génie du Christianisme, à Avignon, m’appela au mois d’octobre 1802 dans le midi de la France. Je ne connaissais que ma pauvre Bretagne et les provinces du Nord, traversées par moi en quittant mon pays. J’allais voir le soleil de Provence, ce ciel qui devait me donner un avant-goût de l’Italie et de la Grèce, vers lesquelles mon instinct et la muse me poussaient. J’étais dans une disposition heureuse ; ma réputation me rendait la vie légère : il y a beaucoup de songes dans le premier enivrement de la renommée, et les yeux se remplissent d’abord avec délices de la lumière qui se lève ; mais que cette lumière s’éteigne, elle vous laisse dans l’obscurité ; si elle dure, l’habitude de la voir vous y rend bientôt insensible.
Lyon me fit un extrême plaisir. Je retrouvai ces ouvrages des Romains que je n’avais point aperçus depuis le jour où je lisais dans l’amphithéâtre de Trêves quelques feuilles d’Atala, tirées de mon havresac. Sur la Saône passaient d’une rive à l’autre des barques entoilées, portant la nuit une lumière ; des femmes les conduisaient ; une nautonière de dix-huit ans, qui me prit à son bord, raccommodait, à chaque coup d’aviron, un bouquet de fleurs mal attaché à son chapeau. Je fus réveillé le matin par le son des cloches. Les couvents suspendus aux coteaux semblaient avoir recouvré leurs solitaires. Le fils de M. Ballanche, propriétaire, après M. Migneret, du Génie du Christianisme, était devenu mon hôte : il est devenu mon ami. Qui ne connaît aujourd’hui le philosophe chrétien dont les écrits brillent de cette clarté paisible sur laquelle on se plaît à attacher les regards, comme sur le rayon d’un astre ami dans le ciel ?
Le 27 octobre, le bateau de poste qui me conduisait à Avignon fut obligé de s’arrêter à Tain, à cause d’une tempête. Je me croyais en Amérique : le Rhône me représentait mes grandes rivières sauvages. J’étais niché dans une petite auberge, au bord des flots ; un conscrit se tenait debout dans un coin du foyer ; il avait le sac sur le dos, et allait rejoindre l’armée d’Italie. J’écrivais sur le soufflet de la cheminée, en face de l’hôtelière, assise en silence devant moi, et qui, par égard pour le voyageur, empêchait le chien et le chat de faire du bruit.
Ce que j’écrivais était un article déjà presque fait en descendant le Rhône et relatif à la Législation primitive de M. de Bonald. Je prévoyais ce qui est arrivé depuis : « La littérature française, disais-je, va changer de face ; avec la Révolution vont naître d’autres pensées, d’autres vues des choses et des hommes. Il est aisé de prévoir que les écrivains se diviseront. Les uns s’efforceront de sortir des anciennes routes ; les autres tâcheront de suivre les antiques modèles, mais toutefois en les présentant sous un jour nouveau. Il est assez probable que les derniers finiront par l’emporter sur leurs adversaires, parce qu’en s’appuyant sur les grandes traditions et sur les grands hommes, ils auront des guides plus sûrs et des documents plus féconds. »
Les lignes qui terminent ma critique voyageuse sont de l’histoire ; mon esprit marchait dès lors avec mon siècle : « L’auteur de cet article, disais-je, ne se peut refuser à une image qui lui est fournie par la position dans laquelle il se trouve. Au moment même où il écrit ces derniers mots, il descend un des plus grands fleuves de France. Sur deux montagnes opposées s’élèvent deux tours en ruine ; au haut de ces tours sont attachées de petites cloches que les montagnards sonnent à notre passage. Ce fleuve, ces montagnes, ces sons, ces monuments gothiques, amusent un moment les yeux des spectateurs ; mais personne ne s’arrête pour aller où le clocher l’invite. Ainsi, les hommes qui prêchent aujourd’hui morale et religion donnent en vain le signal du haut de leurs ruines à ceux que le torrent du siècle entraîne ; le voyageur s’étonne de la grandeur des débris, de la douceur des bruits qui en sortent, de la majesté des souvenirs qui s’en élèvent, mais il n’interrompt point sa course, et, au premier détour du fleuve, tout est oublié. »
Arrivé à Avignon la veille de la Toussaint, un enfant portant des livres m’en offrit : j’achetai du premier coup trois éditions différentes et contrefaites d’un petit roman nommé Atala. En allant de libraire en libraire, je déterrai le contrefacteur, à qui j’étais inconnu. Il me vendit les quatre volumes du Génie du Christianisme, au prix raisonnable de neuf francs l’exemplaire, et me fit un grand éloge de l’ouvrage et de l’auteur. Il habitait un bel hôtel entre cour et jardin. Je crus avoir trouvé la pie au nid : au bout de vingt-quatre heures, je m’ennuyai de suivre la fortune, et je m’arrangeai presque pour rien avec le voleur.
Je vis madame de Janson, petite femme sèche, blanche et résolue, qui, dans sa propriété, se battait avec le Rhône, échangeait des coups de fusil avec les riverains et se défendait contre les années.
Avignon me rappela mon compatriote. Du Guesclin valait bien Bonaparte, puisqu’il arracha la France à la conquête. Arrivé auprès de la ville des papes avec les aventuriers que sa gloire entraînait en Espagne, il dit au prévôt envoyé au-devant de lui par le pontife : « Frère, ne me celez pas : dont vient ce trésor ? l’a prins le pape en son trésor ? Et il lui répondit que non, et que le commun d’Avignon l’avoit payé chacun sa portion. Lors, dit Bertrand, prévost, je vous promets que nous n’en aurons denier en notre vie, et voulons que cet argent cueilli soit rendu à ceux qui l’ont payé, et dites bien au pape qu’il le leur fasse rendre ; car si je savois que le contraire fust, il m’en poiseroit ; et eusse ores passé la mer, si retournerois-je par deçà. Adonc fut Bertrand payé de l’argent du pape, et ses gens de rechief absous, et ladite absolution primière de rechief confirmée. »
Les voyages transalpins commençaient autrefois par Avignon, c’était l’entrée de l’Italie. Les géographies disent : « Le Rhône est au roi, mais la ville d’Avignon est arrosée par une branche de la rivière de la Sorgue, qui est au pape. » Le pape est-il bien sûr de conserver longtemps la propriété du Tibre ? On visitait à Avignon le couvent des Célestins. Le bon roi René, qui diminuait les impôts quand la tramontane soufflait, avait peint dans une des salles du couvent des Célestins un squelette : c’était celui d’une femme d’une grande beauté qu’il avait aimée.
Dans l’église des Cordeliers se trouvait le sépulcre de madonna Laura : François Ier commanda de l’ouvrir et salua les cendres immortalisées. Le vainqueur de Marignan laissa à la nouvelle tombe qu’il fit élever cette épitaphe :
En petit lieu compris vous pouvez voir
Ce qui comprend beaucoup par renommée :
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Ô gentille âme, estant tant estimée,
Qui te pourra louer qu’en se taisant ?
Car la parole est toujours réprimée,
Quand le sujet surmonte le disant.
On aura beau faire, le père des lettres, l’ami de Benvenuto Cellini, de Léonard de Vinci, du Primatice, le roi à qui nous devons la Diane, sœur de l’Apollon du Belvédère, et la Sainte Famille de Raphaël ; le chantre de Laure, l’admirateur de Pétrarque, a reçu des beaux-arts reconnaissants une vie qui ne périra point.
J’allai à Vaucluse cueillir, au bord de la fontaine, des bruyères parfumées et la première olive que portait un jeune olivier :
Chiara fontana, in quel medesmo bosco
Sorgea d’un sasso ; ed acque fresche e dolci
Spargea soavemente mormorando :
Al bel seggio riposto, ombroso e fosco
Ne pastori appressavan, ne bifolci ;
Ma nimfe e muse a quel tenor cantando.
« Cette claire fontaine, dans ce même bocage, sort d’un rocher ; elle répand, fraîches et douces, ses ondes qui suavement murmurent. À ce beau lit de repos, ni les pasteurs, ni les troupeaux ne s’empressent ; mais la nymphe et la muse y vont chantant. »
Pétrarque a raconté comment il rencontra cette vallée : « Je m’enquérais, dit-il, d’un lieu caché où je pusse me retirer comme dans un port, quand je trouvai une petite vallée fermée, Vaucluse, bien solitaire, d’où naît la source de la Sorgue, reine de toutes les sources : je m’y établis. C’est là que j’ai composé mes poésies en langue vulgaire : vers où j’ai peint les chagrins de ma jeunesse. »
C’est aussi de Vaucluse qu’il entendait, comme on l’entendait encore lorsque j’y passai, le bruit des armes retentissant en Italie ; il s’écriait :
Italia mia. . . .
. . . . . . . . . . . .
O diluvio raccolto
Di che deserti strani
Per inondar i nostri dolci campi !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Non è questo ’l terren ch’ io toccai pria ?
Non è questo ’l mio nido,
Ove audrito fui si dolcemente ?
Non è questa la patria, in ch’ io mi fido,
Madre benigna e pia
Chi copre l’ uno et l’ altro mio parente ?
« Mon Italie !… Ô déluge rassemblé des déserts étrangers pour inonder nos doux champs ! N’est-ce pas là le sol que je touchai d’abord ? n’est-ce pas là le nid où je fus si doucement nourri ? n’est-ce pas là la patrie en qui je me confie, mère bénigne et pieuse qui couvre l’un et l’autre de mes parents ? »
Plus tard, l’amant de Laure invite Urbain V à se transporter à Rome : « Que répondrez-vous à saint Pierre, » s’écrie-t-il éloquemment, « quand il vous dira : Que se passe-t-il à Rome ? Dans quel état est mon temple, mon tombeau, mon peuple ? Vous ne répondez rien ? D’où venez-vous ? Avez-vous habité les bords du Rhône ? Vous y naquîtes, dites-vous : et moi, n’étais-je pas né en Galilée ? »
Siècle fécond, jeune, sensible, dont l’admiration remuait les entrailles ; siècle qui obéissait à la lyre d’un grand poète, comme à la voix d’un législateur ! C’est à Pétrarque que nous devons le retour du souverain pontife au Vatican ; c’est sa voix qui a fait naître Raphaël et sortir de terre le dôme de Michel-Ange.
De retour à Avignon, je cherchai le palais des papes, et l’on me montra la Glacière : la Révolution s’en est prise aux lieux célèbres : les souvenirs du passé sont obligés de pousser au travers et de reverdir sur des ossements. Hélas ! les gémissements des victimes meurent vite après elles ; ils arrivent à peine à quelque écho qui les fait survivre un moment, quand déjà la voix dont ils s’exhalaient est éteinte. Mais tandis que le cri des douleurs expirait au bord du Rhône, on entendait dans le lointain les sons du luth de Pétrarque ; une canzone solitaire, échappée de la tombe, continuait à charmer Vaucluse d’une immortelle mélancolie et de chagrins d’amour d’autrefois.
Alain Chartier était venu de Bayeux se faire enterrer à Avignon, dans l’église de Saint-Antoine. Il avait écrit la Belle Dame sans mercy, et le baiser de Marguerite d’Écosse l’a fait vivre.
D’Avignon je me rendis à Marseille. Que peut avoir à désirer une ville à qui Cicéron adresse ces paroles, dont le tour oratoire a été imité par Bossuet : « Je ne t’oublierai pas, Marseille, dont la vertu est à un degré si éminent, que la plupart des nations te doivent céder, et que la Grèce même ne doit pas se comparer à toi ! » (Pro L. Flacco.) Tacite, dans la Vie d’Agricola, loue aussi Marseille, comme mêlant l’urbanité grecque à l’économie des provinces latines. Fille de l’Hellénie, institutrice de la Gaule, célébrée par Cicéron, emportée par César, n’est-ce pas réunir assez de gloire ? Je me hâtai de monter à Notre-Dame de la Garde, pour admirer la mer que bordent avec leurs ruines les côtes riantes de tous les pays fameux de l’antiquité. La mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme l’Océan, qui se lève deux fois le jour, est l’abîme auquel a dit Jéhovah : « Tu n’iras pas plus loin. »
Cette année même, 1838, j’ai remonté sur cette cime ; j’ai revu cette mer qui m’est à présent si connue, et au bout de laquelle s’élevèrent la croix et la tombe victorieuses. Le mistral soufflait ; je suis entré dans le fort bâti par François Ier, où ne veillait plus un vétéran de l’armée d’Égypte, mais où se tenait un conscrit destiné pour Alger et perdu sous des voûtes obscures. Le silence régnait dans la chapelle restaurée, tandis que le vent mugissait au dehors. Le cantique des matelots de la Bretagne à Notre-Dame de Bon-Secours me revenait en pensée : vous savez quand et comment je vous ai déjà cité cette complainte de mes premiers jours de l’Océan :
Je mets ma confiance,
Vierge, en votre secours, etc.
Que d’événements il avait fallu pour me ramener aux pieds de l’Étoile des mers, à laquelle j’avais été voué dans mon enfance ! Lorsque je contemplais ces ex-voto, ces peintures de naufrages suspendues autour de moi, je croyais lire l’histoire de mes jours. Virgile plaque sous les portiques de Carthage le héros troyen, ému à la vue d’un tableau représentant l’incendie de Troie, et le génie du chantre d’Hamlet a profité de l’âme du chantre de Didon.
Au bas de ce rocher, couvert autrefois d’une forêt chantée par Lucain, je n’ai point reconnu Marseille : dans ses rues droites, longues et larges, je ne pouvais plus m’égarer. Le port était encombré de vaisseaux ; j’y aurais à peine trouvé, il y a trente-six ans, une nave, conduite par un descendant de Pythéas, pour me transporter en Chypre comme Joinville : au rebours des hommes, le temps rajeunit les villes. J’aimais mieux ma vieille Marseille, avec ses souvenirs des Bérenger, du duc d’Anjou, du roi René, de Guise et d’Épernon, avec les monuments de Louis XIV et les vertus de Belsunce ; les rides me plaisaient sur son front. Peut-être qu’en regrettant les années qu’elle a perdues, je ne fais que pleurer celles que j’ai trouvées. Marseille m’a reçu gracieusement, il est vrai ; mais l’émule d’Athènes est devenu trop jeune pour moi.
Si les Mémoires d’Alfieri eussent été publiés en 1802, je n’aurais pas quitté Marseille sans visiter le rocher des bains du poète. Cet homme rude est arrivé une fois au charme de la rêverie et de l’expression :
« Après le spectacle, dit-il, un de mes amusements, à Marseille, était de me baigner presque tous les soirs dans la mer ; j’avais trouvé un petit endroit fort agréable, sur une langue de terre placée à droite hors du port, où, en m’asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un rocher, qui empêchait qu’on ne pût me voir du côté de la terre, je n’avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux immensités qu’embellissaient les rayons d’un soleil couchant, je passais, en rêvant, des heures délicieuses ; et là, je serais devenu poète, si j’avais su écrire dans une langue quelconque. »
Je revins par le Languedoc et la Gascogne. À Nîmes, les Arènes et la Maison-Carrée n’étaient pas encore dégagées : cette année 1838, je les ai vues dans leur exhumation. Je suis aussi allé chercher Jean Reboul. Je me défiais de ces ouvriers-poètes, qui ne sont ordinairement ni poètes, ni ouvriers : réparation à M. Reboul. Je l’ai trouvé dans sa boulangerie ; je me suis adressé à lui sans savoir à qui je parlais, ne le distinguant pas de ses compagnons de Cérès. Il a pris mon nom, et m’a dit qu’il allait voir si la personne que je demandais était chez elle. Il est revenu bientôt après et s’est fait connaître : il m’a mené dans son magasin ; nous avons circulé dans un labyrinthe de sacs de farine, et nous sommes grimpés par une espèce d’échelle dans un petit réduit, comme dans la chambre haute d’un moulin à vent. Là, nous nous sommes assis et nous avons causé. J’étais heureux comme dans mon grenier à Londres, et plus heureux que dans mon fauteuil de ministre à Paris. M. Reboul a tiré d’une commode un manuscrit, et m’a lu des vers énergiques d’un poème qu’il compose sur le Dernier jour. Je l’ai félicité de sa religion et de son talent. Je me rappelais ces belles strophes à un Exilé :
Quelque chose de grand se couve dans le monde.
Il faut, ô jeune roi, que ton âme y réponde…
Oh ! ce n’est pas pour rien que, calmant notre deuil,
Le ciel par un mourant fit révéler ta vie ;
Que quelque temps après, de ses enfants suivie,
Aux yeux de l’univers, la nation ravie
T’éleva dans ses bras sur le bord d’un cercueil !
Il fallut me séparer de mon hôte, non sans souhaiter au poète les jardins d’Horace. J’aurais mieux aimé qu’il rêvât au bord de la Cascade de Tibur, que de le voir recueillir le froment broyé par la roue au-dessus de cette cascade. Il est vrai que Sophocle était peut-être un forgeron à Athènes, et que Plaute, à Rome, annonçait Reboul à Nîmes.
Entre Nîmes et Montpellier, je passai sur ma gauche Aigues-Mortes, que j’ai visitée en 1838. Cette ville est encore tout entière avec ses tours et son enceinte : elle ressemble à un vaisseau de haut bord échoué sur le sable où l’ont laissée saint Louis, le temps et la mer. Le saint roi avait donné des usages et statuts à la ville d’Aigues-Mortes : « Il veut que la prison soit telle, qu’elle serve non à l’extermination de la personne, mais à sa garde ; que nulle information ne soit faite pour des paroles injurieuses ; que l’adultère même ne soit recherché qu’en certains cas, et que le violateur d’une vierge, volente vel nolente, ne perde ni la vie, ni aucun de ses membres, sed alio modo puniatur. »
À Montpellier, je revis la mer, à qui j’aurais volontiers écrit comme le roi très-chrétien à la Confédération suisse : « Ma fidèle alliée et ma grande amie. » Scaliger aurait voulu faire de Montpellier le nid de sa vieillesse. Elle a reçu son nom de deux vierges saintes, Mons puellarum : de là la beauté de ses femmes. Montpellier, en tombant devant le cardinal de Richelieu, vit mourir la constitution aristocratique de la France.
De Montpellier à Narbonne, j’eus, chemin faisant, un retour à mon naturel, une attaque de mes songeries. J’aurais oublié cette attaque si, comme certains malades imaginaires, je n’avais enregistré le jour de ma crise sur un tout petit bulletin, seule note de ce temps retrouvée pour aide à ma mémoire. Ce fut cette fois un espace aride, couvert de digitales, qui me fit oublier le monde : mon regard glissait sur cette mer de tiges empourprées, et n’était arrêté au loin que par la chaîne bleuâtre du Cantal. Dans la nature, hormis le ciel, l’océan et le soleil, ce ne sont pas les immenses objets dont je suis inspiré ; ils me donnent seulement une sensation de grandeur, qui jette ma petitesse éperdue et non consolée aux pieds de Dieu. Mais une fleur que je cueille, un courant d’eau qui se dérobe parmi des joncs, un oiseau qui va s’envolant et se reposant devant moi, m’entraînent à toutes sortes de rêves. Ne vaut-il pas mieux s’attendrir sans savoir pourquoi, que de chercher dans la vie des intérêts émoussés, refroidis par leur répétition et leur multitude ? Tout est usé aujourd’hui, même le malheur.
À Narbonne, je rencontrai le canal des Deux-Mers. Corneille, chantant cet ouvrage, ajoute sa grandeur à celle de Louis XIV :
La Garonne et le Tarn, en leurs grottes profondes,
Soupiraient dès longtemps pour marier leurs ondes,
Et faire ainsi couler par un heureux penchant
Les trésors de l’aurore aux rives du couchant.
Mais à des vœux si doux, à des flammes si belles
La nature, attachée à des lois éternelles,
Pour obstacle invincible opposait fièrement
Des monts et des rochers l’affreux enchaînement.
France, ton grand roi parle, et ces rochers se fendent,
La terre ouvre son sein, les plus hauts monts descendent.
Tout cède. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
À Toulouse, j’aperçus, du pont de la Garonne, la ligne des Pyrénées ; je la devais traverser quatre ans plus tard : les horizons se succèdent comme nos jours. On me proposa de me montrer dans un caveau le corps desséché de la belle Paule : heureux ceux qui croient sans avoir vu ! Montmorency avait été décapité dans la cour de l’hôtel de ville : cette tête coupée était donc bien importante, puisqu’on en parle encore après tant d’autres têtes abattues ? Je ne sais si dans l’histoire des procès criminels il existe une déposition de témoin qui ait fait mieux reconnaître l’identité d’un homme : « Le feu et la fumée dont il étoit couvert, dit Guitaut, m’empêchèrent de le reconnoître ; mais voyant un homme qui, après avoir rompu six de nos rangs, tuoit encore des soldats au septième, je jugeai que ce ne pouvoit être que M. de Montmorency ; je le sus certainement lorsque je le vis renversé à terre sous son cheval mort. »
L’église abandonnée de Saint-Sernin me frappa par son architecture. Cette église est liée à l’histoire des Albigeois, que le poème, si bien traduit par M. Fauriel, fait revivre :
« Le vaillant jeune comte, la lumière et l’héritier de son père, la croix et le fer, entrent ensemble par l’une des portes. Ni en chambre, ni en étage, il ne resta pas une jeune fille ; les habitants de la ville, grands et petits, regardent tous le comte comme fleur de rosier. »
C’est de l’époque de Simon de Montfort que date la perte de la langue d’Oc : « Simon, se voyant seigneur de tant de terres, les départit entre les gentilshommes, tant françois qu’autres, atque loci leges dedimus ; » disent les huit archevêques et évêques signataires.
J’aurais bien voulu avoir le temps de m’enquérir à Toulouse d’une de mes grandes admirations, de Cujas, écrivant, couché à plat ventre, ses livres épandus autour de lui. Je ne sais si l’on a conservé le souvenir de Suzanne, sa fille, mariée deux fois. La constance n’amusait pas beaucoup Suzanne, elle en faisait peu de cas ; mais elle nourrit l’un de ses maris des infidélités dont mourut l’autre. Cujas fut protégé par la fille de François Ier, Pibrac par la fille de Henri II, deux Marguerites de ce sang des Valois, pur sang des Muses. Pibrac est célèbre par ses quatrains traduits en persan. (J’étais logé peut-être dans l’hôtel du président son père.) « Ce bon monsieur de Pibrac, dit Montaigne, avoit un esprit si gentil, les opinions si saines, les mœurs si douces ; son âme étoit si disproportionnée à notre corruption et à nos tempêtes ! » Et Pibrac a fait l’apologie de la Saint-Barthélemy.
Je courais sans pouvoir m’arrêter ; le sort me renvoyait à 1838 pour admirer en détail la cité de Raimond de Saint-Gilles, et pour parler des nouvelles connaissances que j’y ai faites : M. de Lavergne, homme de talent, d’esprit et de raison ; mademoiselle Honorine Gasc, Malibran future. Celle-ci, en ma qualité nouvelle de serviteur de Clémence Isaure, me rappelait ces vers que Chapelle et Bachaumont écrivaient dans l’île d’Ambijoux, près de Toulouse :
Hélas ! que l’on seroit heureux
Dans ce beau lieu digne d’envie,
Si, toujours aimé de Sylvie,
On pouvoit, toujours amoureux,
Avec elle passer sa vie !
Puisse mademoiselle Honorine être en garde contre sa belle voix ! Les talents sont de l’or de Toulouse : ils portent malheur.
Bordeaux était à peine débarrassé de ses échafauds et de ses lâches Girondins. Toutes les villes que je voyais avaient l’air de belles femmes relevées d’une violente maladie et qui commencent à peine à respirer. À Bordeaux, Louis XIV avait jadis fait abattre le palais des Tutelles, afin de bâtir le Château-Trompette : Spon et les amis de l’antiquité gémirent :
Pourquoi démolit-on ces colonnes des dieux,
Ouvrage des Césars, monument tutélaire ?
On trouvait à peine quelques restes des Arènes. Si l’on donnait un témoignage de regret à tout ce qui tombe, il faudrait trop pleurer.
Je m’embarquai pour Blaye. Je vis ce château alors ignoré, auquel, en 1833, j’adressai ces paroles : « Captive de Blaye ! je me désole de ne pouvoir rien pour vos présentes destinées ! » Je m’acheminai vers Rochefort, et je me rendis à Nantes, par la Vendée.
Ce pays portait, comme un vieux guerrier, les mutilations et les cicatrices de sa valeur. Des ossements blanchis par le temps et des ruines noircies par les flammes frappaient les regards. Lorsque les Vendéens étaient près d’attaquer l’ennemi, ils s’agenouillaient et recevaient la bénédiction d’un prêtre : la prière prononcée sous les armes n’était point réputée faiblesse, car le Vendéen qui élevait son épée vers le ciel demandait la victoire et non la vie.
La diligence dans laquelle je me trouvais enterré était remplie de voyageurs qui racontaient les viols et les meurtres dont ils avaient glorifié leur vie dans les guerres vendéennes. Le cœur me palpita, lorsque ayant traversé la Loire à Nantes, j’entrai en Bretagne. Je passai le long des murs de ce collège de Rennes qui vit les dernières années de mon enfance. Je ne pus que rester vingt-quatre heures auprès de ma femme et de mes sœurs, et je regagnai Paris.
J’arrivai pour voir mourir un homme qui appartenait à ces noms supérieurs au second rang dans le XVIIIe siècle, et qui, formant une arrière-ligne solide dans la société, donnaient à cette société de l’ampleur et de la consistance.
J’avais connu M. de La Harpe en 1789 : comme Flins, il s’était pris d’une belle passion pour ma sœur, madame la comtesse de Farcy. Il arrivait avec trois gros volumes de ses œuvres sous ses petits bras, tout étonné que sa gloire ne triomphât pas des cœurs les plus rebelles. Le verbe haut, la mine animée, il tonnait contre les abus, faisant faire une omelette chez les ministres où il ne trouvait pas le dîner bon, mangeant avec ses doigts, traînant dans les plats ses manchettes, disant des grossièretés philosophiques aux plus grands seigneurs qui raffolaient de ses insolences ; mais, somme toute, esprit droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir le talent, de l’admirer, de pleurer à de beaux vers ou à une belle action, et ayant un de ces fonds propres à porter le repentir. Il n’a pas manqué sa fin : je le vis mourir chrétien courageux, le goût agrandi par la religion, n’ayant conservé d’orgueil que contre l’impiété, et de haine que contre la langue révolutionnaire.
À mon retour de l’émigration, la religion avait rendu M. de La Harpe favorable à mes ouvrages : la maladie dont il était attaqué ne l’empêchait pas de travailler ; il me récitait des passages d’un poème qu’il composait sur la Révolution ; on y remarquait quelques vers énergiques contre les crimes du temps et contre les honnêtes gens qui les avaient soufferts :
Mais s’ils ont tout osé, vous avez tout permis :
Plus l’oppresseur est vil, plus l’esclave est infâme.
Oubliant qu’il était malade, coiffé d’un bonnet blanc, vêtu d’un spencer ouaté, il déclamait à tue-tête ; puis, laissant échapper son cahier, il disait d’une voix qu’on entendait à peine : « Je n’en puis plus : je sens une griffe de fer dans le côté. » Et si, malheureusement, une servante venait à passer, il reprenait sa voix de Stentor et mugissait : « Allez-vous-en ! Fermez la porte ! » Je lui disais un jour : « Vous vivrez pour l’avantage de la religion. — Ah ! oui, me répondit-il, ce serait bien à Dieu ; mais il ne le veut pas, et je mourrai ces jours-ci. » Retombant dans son fauteuil et enfonçant son bonnet sur ses oreilles, il expiait son orgueil par sa résignation et son humilité.
Dans un dîner chez Migneret, je l’avais entendu parler de lui-même avec la plus grande modestie, déclarant qu’il n’avait rien fait de supérieur, mais qu’il croyait que l’art et la langue n’avaient point dégénéré entre ses mains.
M. de La Harpe quitta ce monde le 11 février 1803 : l’auteur des Saisons mourait presque en même temps au milieu de toutes les consolations de la philosophie, comme M. de La Harpe au milieu de toutes les consolations de la religion ; l’un visité des hommes, l’autre visité de Dieu.
M. de La Harpe fut enterré, le 12 février 1803, au
Philippoteaux del.
Bodin sc
Imp V ve Sarazin
UNE SOIRÉE CHEZ LUCIEN BONAPARTE
cimetière de la barrière de Vaugirard. Le cercueil ayant été déposé au bord de la fosse, sur le petit monceau de terre qui le devait bientôt recouvrir, M. de Fontanes prononça un discours. La scène était lugubre : les tourbillons de neige tombaient du ciel et blanchissaient le drap mortuaire que le vent soulevait, pour laisser passer les dernières paroles de l’amitié à l’oreille de la mort. Le cimetière a été détruit et M. de La Harpe exhumé : il n’existait presque plus rien de ses cendres chétives. Marié sous le Directoire, M. de La Harpe n’avait pas été heureux avec sa belle femme ; elle l’avait pris en horreur en le voyant, et ne voulut jamais lui accorder aucun droit.
Au reste, M. de La Harpe avait, ainsi que toute chose, diminué auprès de la Révolution qui grandissait toujours : les renommées se hâtaient de se retirer devant le représentant de cette Révolution, comme les périls perdaient leur puissance devant lui.
Tandis que nous étions occupés du vivre et du mourir vulgaires, la marche gigantesque du monde s’accomplissait ; l’homme du temps prenait le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remuements immenses, précurseurs du déplacement universel, j’étais débarqué à Calais pour concourir à l’action générale, dans la mesure assignée à chaque soldat. J’arrivai, la première année du siècle, au camp où Bonaparte battait le rappel des destinées : il devint bientôt premier consul à vie.
Après l’adoption du Concordat par le Corps législatif en 1802, Lucien, ministre de l’intérieur, donna une fête à son frère ; j’y fus invité, comme ayant rallié les forces chrétiennes et les ayant ramenées à la charge. J’étais dans la galerie, lorsque Napoléon entra : il me frappa agréablement ; je ne l’avais jamais aperçu que de loin. Son sourire était caressant et beau ; son œil admirable, surtout par la manière dont il était placé sous son front et encadré dans ses sourcils. Il n’avait encore aucune charlatanerie dans le regard, rien de théâtral et d’affecté. Le Génie du Christianisme, qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid : il n’eût pas été ce qu’il était si la Muse n’eût été là ; la raison accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie sont toujours un composé de deux natures, car il les faut capables d’inspiration et d’action : l’une enfante le projet, l’autre l’accomplit.
Bonaparte m’aperçut et me reconnut, j’ignore à quoi. Quand il se dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait ; les rangs s’ouvraient successivement ; chacun espérait que le consul s’arrêterait à lui ; il avait l’air d’éprouver une certaine impatience de ces méprises. Je m’enfonçais derrière mes voisins ; Bonaparte éleva tout à coup la voix et me dit : « Monsieur de Chateaubriand ! » Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m’aborda avec simplicité : sans me faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-champ de l’Égypte et des Arabes, comme si j’eusse été de son intimité et comme s’il n’eût fait que continuer une conversation déjà commencée entre nous. « J’étais toujours frappé, me dit-il, quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l’Orient et toucher le sable de leur front. Qu’était-ce que cette chose inconnue qu’ils adoraient vers l’Orient ? »
Bonaparte s’interrompit, et passant sans transition à une autre idée : « Le christianisme ! Les idéologues n’ont-ils pas voulu en faire un système d’astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l’allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à l’infâme. »
Bonaparte incontinent s’éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, « un esprit est passé devant moi ; les poils de ma chair se sont hérissés ; il s’est tenu là : je ne connais point son visage et j’ai entendu sa voix comme un petit souffle. »
Mes jours n’ont été qu’une suite de visions ; l’enfer et le ciel se sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tête, sans que j’aie eu le temps de sonder leurs ténèbres ou leurs lumières. J’ai rencontré une seule fois sur le rivage des deux mondes l’homme du dernier siècle et l’homme du nouveau, Washington et Napoléon. Je m’entretins un moment avec l’un et l’autre ; tous deux me renvoyèrent à la solitude, le premier par un souhait bienveillant, le second par un crime.
Je remarquai qu’en circulant dans la foule, Bonaparte me jetait des regards plus profonds que ceux qu’il avait arrêtés sur moi en me parlant. Je le suivais aussi des yeux :
Chi è quel grande che non par che curi
L’ incendio ?
« Quel est ce grand qui n’a cure de l’incendie ? » (Dante.)
À la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome : il avait jugé d’un coup d’œil où et comment je lui pouvais être utile. Peu lui importait que je n’eusse pas été dans les affaires, que j’ignorasse jusqu’au premier mot de la diplomatie pratique ; il croyait que tel esprit sait toujours, et qu’il n’a pas besoin d’apprentissage. C’était un grand découvreur d’hommes ; mais il voulait qu’ils n’eussent de talent que pour lui, à condition encore qu’on parlât peu de ce talent ; jaloux de toute renommée, il la regardait comme une usurpation sur la sienne : il ne devait y avoir que Napoléon dans l’univers.
Fontanes et madame Bacciochi me parlèrent de la satisfaction que le Consul avait eue de ma conversation : je n’avais pas ouvert la bouche ; cela voulait dire que Bonaparte était content de lui. Il me pressèrent de profiter de la fortune. L’idée d’être quelque chose ne m’était jamais venue ; je refusai net. Alors on fit parler une autorité à laquelle il m’était difficile de résister.
L’abbé Émery, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, vint me conjurer, au nom du clergé, d’accepter, pour le bien de la religion, la place de premier secrétaire de l’ambassade que Bonaparte destinait à son oncle, le cardinal Fesch. Il me faisait entendre que l’intelligence du cardinal n’étant pas très remarquable, je me trouverais bientôt le maître des affaires. Un hasard singulier m’avait mis en rapport avec l’abbé Émery : j’avais passé aux États-Unis avec l’abbé Nagot et divers séminaristes, vous le savez. Ce souvenir de mon obscurité, de ma jeunesse, de ma vie de voyageur, qui se réfléchissait dans ma vie publique, me prenait par l’imagination et le cœur. L’abbé Émery, estimé de Bonaparte, était fin par sa nature, par sa robe et par la Révolution ; mais cette triple finesse ne lui servait qu’au profit de son vrai mérite ; ambitieux seulement de faire le bien, il n’agissait que dans le cercle de la plus grande prospérité d’un séminaire. Circonspect dans ses actions et dans ses paroles, il eût été superflu de violenter l’abbé Émery, car il tenait toujours sa vie à votre disposition, en échange de sa volonté qu’il ne cédait jamais : sa force était de vous attendre, assis sur sa tombe.
Il échoua dans sa première tentative ; il revint à la charge, et sa patience me détermina. J’acceptai la place qu’il avait mission de me proposer, sans être le moins du monde convaincu de mon utilité au poste où l’on m’appelait : je ne vaux rien du tout en seconde ligne. J’aurais peut-être encore reculé, si l’idée de madame de Beaumont n’était venue mettre un terme à mes scrupules. La fille de M. de Montmorin se mourait ; le climat de l’Italie lui serait, disait-on favorable ; moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes : je me sacrifiai à l’espoir de la sauver. Madame de Chateaubriand se prépara à me venir rejoindre ; M. Joubert parlait de l’accompagner, et madame de Beaumont partit pour le Mont-Dore, afin d’achever ensuite sa guérison au bord du Tibre.
M. de Talleyrand occupait le ministère des relations extérieures ; il m’expédia ma nomination. Je dînai chez lui : il est demeuré tel dans mon esprit qu’il s’y plaça au premier moment. Au reste, ses belles façons faisaient contraste avec celles des marauds de son entourage ; ses roueries avaient une importance inconcevable : aux yeux d’un brutal guêpier, la corruption des mœurs semblait génie, la légèreté d’esprit profondeur. La Révolution était trop modeste ; elle n’appréciait pas assez sa supériorité : ce n’est pas même chose d’être au-dessus ou au-dessous des crimes.
Je vis les ecclésiastiques attachés au cardinal ; je distinguai le joyeux abbé de Bonnevie : jadis aumônier à l’armée des princes, il s’était trouvé à la retraite de Verdun ; il avait aussi été grand vicaire de l’évêque de Châlons, M. de Clermont-Tonnerre, qui s’embarqua derrière nous pour réclamer une pension du saint-siége, en qualité de Chiaramonte. Mes préparatifs achevés, je me mis en route : je devais devancer à Rome l’oncle de Napoléon.
À Lyon, je revis mon ami M. Ballanche. Je fus témoin de la Fête-Dieu renaissante : je croyais avoir quelque part à ces bouquets de fleurs, à cette joie du ciel que j’avais rappelée sur la terre.
Je continuai ma route ; un accueil cordial me suivait : mon nom se mêlait au rétablissement des autels. Le plaisir le plus vif que j’aie éprouvé, c’est de m’être senti honoré en France et chez l’étranger des marques d’un intérêt sérieux. Il m’est arrivé quelquefois, tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer un père et une mère avec leur fils : ils m’amenaient, me disaient-ils, leur enfant pour me remercier. Était-ce l’amour-propre qui me donnait alors ce plaisir dont je parle ? Qu’importait à ma vanité que d’obscurs et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu où personne ne les entendait ? Ce qui me touchait, du moins j’ose le croire, c’était d’avoir produit un peu de bien, consolé quelques affligés, fait renaître au fond des entrailles d’une mère l’espérance d’élever un fils chrétien, c’est-à-dire un fils soumis, respectueux, attaché à ses parents. Aurais-je goûté cette joie pure si j’eusse écrit un livre dont les mœurs et la religion auraient eu à gémir ?
La route est assez triste en sortant de Lyon : depuis la Tour-du-Pin jusqu’à Pont-de-Beauvoisin, elle est fraîche et bocagère.
À Chambéry, où l’âme chevaleresque de Bayard se montra si belle, un homme fut accueilli par une femme, et pour prix de l’hospitalité qu’il en reçut il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Tel est le danger des lettres ; le désir de faire du bruit l’emporte sur les sentiments généreux : si Rousseau ne fût jamais devenu écrivain célèbre, il aurait enseveli dans les vallées de la Savoie les faiblesses de la femme qui l’avait nourri ; il se serait sacrifié aux défauts mêmes de son amie ; il l’aurait soulagée dans ses vieux ans, au lieu de se contenter de lui donner une tabatière et de s’enfuir. Ah ! que la voix de l’amitié trahie ne s’élève jamais contre notre tombeau !
Après avoir passé Chambéry, se présente le cours de l’Isère. On rencontre partout dans les vallées des croix sur les chemins et des madones dans le tronc des pins. Les petites églises, environnées d’arbres, font un contraste touchant avec les grandes montagnes. Quand les tourbillons de l’hiver descendent de ces sommets chargés de glaces, le Savoyard se met à l’abri dans son temple champêtre et prie.
Les vallées où l’on entre au-dessus de Montmélian sont bordées par des monts de diverses formes, tantôt demi-nus, tantôt habillés de forêts.
Aiguebelle semble clore les Alpes ; mais en tournant un rocher isolé, tombé dans le chemin, vous apercevez de nouvelles vallées attachées au cours de l’Arche.
Les monts des deux côtés se dressent ; leurs flancs deviennent perpendiculaires ; leurs sommets stériles commencent à présenter quelques glaciers : des torrents se précipitent et vont grossir l’Arche qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux, on remarque une cascade légère qui tombe avec une grâce infinie sous un rideau de saules.
Ayant traversé Saint-Jean-de-Maurienne et arrivé vers le coucher du soleil à Saint-Michel, je ne trouvai pas de chevaux : obligé de m’arrêter, j’allai me promener hors du village. L’air devint transparent à la crête des monts ; leur dentelure se traçait avec une netteté extraordinaire, tandis qu’une grande nuit sortant de leur pied s’élevait vers leur cime. La voix du rossignol était en bas, le cri de l’aigle en haut ; l’alizier fleuri dans la vallée, la blanche neige sur la montagne. Un château, ouvrage des Carthaginois, selon la tradition populaire, se montrait sur le redan taillé à pic. Là, s’était incorporée au rocher la haine d’un homme, plus puissante que tous les obstacles. La vengeance de l’espèce humaine pesait sur un peuple libre, qui ne pouvait bâtir sa grandeur qu’avec l’esclavage et le sang du reste du monde.
Je partis à la pointe du jour et j’arrivai, vers les deux heures après midi, à Lans-le-Bourg, au pied du Mont-Cenis. En entrant dans le village, je vis un paysan qui tenait un aiglon par les pieds ; une troupe impitoyable frappait le jeune roi, insultait à la faiblesse de l’âge et à la majesté tombée ; le père et la mère du noble orphelin avaient été tués : on me proposa de me le vendre ; il mourut des mauvais traitements qu’on lui avait fait subir avant que je le pusse délivrer. Je me souvenais alors du pauvre petit Louis XVII ; je pense aujourd’hui à Henri V : quelle rapidité de chute et de malheur !
Ici, l’on commence à gravir le Mont-Cenis et on quitte la petite rivière d’Arche, qui vous conduit au pied de la montagne. De l’autre côté du Mont-Cenis, la Doire vous ouvre l’entrée de l’Italie. Les fleuves sont non-seulement des grands chemins qui marchent, comme les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes.
Quand je me vis pour la première fois au sommet des Alpes, une étrange émotion me saisit ; j’étais comme cette alouette qui traversait, en même temps que moi, le plateau glacé, et qui, après avoir chanté sa petite chanson de la plaine, s’abattait parmi des neiges, au lieu de descendre sur des moissons. Les stances que m’inspirèrent ces montagnes en 1822 retracent assez bien les sentiments qui m’agitaient aux mêmes lieux en 1803 :
Alpes, vous n’avez point subi mes destinées !
Le temps ne vous peut rien ;
Vos fronts légèrement ont porté les années
Qui pèsent sur le mien.
Pour la première fois, quand, rempli d’espérance,
Je franchis vos remparts,
Ainsi que l’horizon, un avenir immense
S’ouvrait à mes regards.
L’Italie à mes pieds, et devant moi le monde !
Ce monde, y ai-je réellement pénétré ? Christophe Colomb eut une apparition qui lui montra la terre de ses songes, avant qu’il l’eût découverte ; Vasco de Gama rencontra sur son chemin le géant des tempêtes : lequel de ces deux grands hommes m’a prédit mon avenir ? Ce que j’aurais aimé avant tout eût été une vie glorieuse par un résultat éclatant, et obscure par sa destinée. Savez-vous quelles sont les premières cendres européennes qui reposent en Amérique ? Ce sont celles de Biorn le Scandinave : il mourut en abordant à Winland, et fut enterré par ses compagnons sur un promontoire. Qui sait cela ? Qui connaît celui dont la voile devança le vaisseau du pilote génois au Nouveau Monde ? Biorn dort sur la pointe d’un cap ignoré, et depuis mille ans son nom ne nous est transmis que par les sagas des poètes, dans une langue que l’on ne parle plus.
J’avais commencé mes courses dans le sens contraire des autres voyageurs : les vieilles forêts de l’Amérique s’étaient offertes à moi avant les vieilles cités de l’Europe. Je tombais au milieu de celles-ci au moment où elles se rajeunissaient et mouraient à la fois dans une révolution nouvelle. Milan était occupé par nos troupes ; on achevait d’abattre le château, témoin des guerres du moyen âge.
L’armée française s’établissait, comme une colonie militaire, dans les plaines de la Lombardie. Gardés çà et là par leurs camarades en sentinelle, ces étrangers de la Gaule, coiffés d’un bonnet de police, portant un sabre en guise de faucille par-dessus leur veste ronde, avaient l’air de moissonneurs empressés et joyeux. Ils remuaient des pierres, roulaient des canons, conduisaient des chariots, élevaient des hangars et des huttes de feuillage. Des chevaux sautaient, caracolaient, se cabraient dans la foule comme des chiens qui caressent leurs maîtres. Les Italiennes vendaient des fruits sur leurs éventaires au marché de cette foire armée : nos soldats leur faisaient présent de leurs pipes et de leurs briquets, en leur disant comme les anciens barbares, leurs pères, à leurs bien-aimées : « Moi, Fotrad, fils d’Eupert, de la race des Franks, je te donne, à toi, Helgine, mon épouse chérie, en honneur de ta beauté (in honore pulchritudinis tuæ), mon habitation dans le quartier des Pins. »
Nous sommes de singuliers ennemis : on nous trouve d’abord un peu insolents, un peu trop gais, trop remuants ; nous n’avons pas plutôt tourné les talons qu’on nous regrette. Vif, spirituel, intelligent, le soldat français se mêle aux occupations de l’habitant chez lequel il est logé ; il tire de l’eau au puits, comme Moïse pour les filles de Madian, chasse les pasteurs, mène les agneaux au lavoir, fend le bois, fait le feu, veille à la marmite, porte l’enfant dans ses bras ou l’endort dans son berceau. Sa bonne humeur et son activité communiquent la vie à tout ; on s’accoutume à le regarder comme un conscrit de la famille. Le tambour bat-il, le garnisaire court à son mousquet, laisse les filles de son hôte pleurant sur la porte, et quitte la chaumière, à laquelle il ne pensera plus avant qu’il soit entré aux Invalides.
À mon passage à Milan, un grand peuple réveillé ouvrait un moment les yeux. L’Italie sortait de son sommeil, et se souvenait de son génie comme d’un rêve divin : utile à notre pays renaissant, elle apportait dans la mesquinerie de notre pauvreté la grandeur de la nature transalpine, nourrie qu’elle était, cette Ausonie, aux chefs-d’œuvre des arts et dans les hautes réminiscences d’une patrie fameuse. L’Autriche est venue ; elle a remis son manteau de plomb sur les Italiens ; elle les a forcés à regagner leur cercueil. Rome est rentrée dans ses ruines, Venise dans sa mer. Venise s’est affaissée en embellissant le ciel de son dernier sourire ; elle s’est couchée charmante dans ses flots, comme un astre qui ne doit plus se lever.
Le général Murat commandait à Milan. J’avais pour lui une lettre de madame Bacciochi. Je passai la journée avec les aides de camp : ils n’étaient pas aussi pauvres que mes camarades devant Thionville. La politesse française reparaissait sous les armes ; elle tenait à prouver qu’elle était toujours du temps de Lautrec.
Je dînai en grand gala, le 23 juin, chez M. de Melzi, à l’occasion du baptême d’un fils du général Murat. M. de Melzi avait connu mon frère ; les manières du vice-président de la République cisalpine étaient belles ; sa maison ressemblait à celle d’un prince qui l’aurait toujours été : il me traita poliment et froidement ; il me trouva tout juste dans des dispositions pareilles aux siennes.
J’arrivai à ma destination le 27 juin au soir, avant-veille de la Saint-Pierre : le prince des apôtres m’attendait, comme mon indigent patron me reçut depuis à Jérusalem. J’avais suivi la route de Florence, de Sienne et de Radicofani. Je m’empressai d’aller rendre ma visite à M. Cacault auquel le cardinal Fesch succédait, tandis que je remplaçais M. Artaud.
Le 28 juin, je courus tout le jour : je jetai un premier regard sur le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane et le château Saint-Ange. Le soir, M. Artaud me mena à un bal dans une maison aux environs de la place Saint-Pierre. On apercevait la girandole de feu de la coupole de Michel-Ange, entre les tourbillons des valses qui roulaient devant les fenêtres ouvertes ; les fusées du feu d’artifice du môle d’Adrien s’épanouissaient à Saint-Onuphre, sur le tombeau du Tasse : le silence, l’abandon et la nuit étaient dans la campagne romaine.
Le lendemain j’assistai à l’office de la Saint-Pierre. Pie VII, pâle, triste et religieux, était le vrai pontife des tribulations. Deux jours après, je fus présenté à Sa Sainteté : elle me fit asseoir auprès d’elle. Un volume du Génie du Christianisme était obligeamment ouvert sur sa table. Le cardinal Consalvi, souple et ferme, d’une résistance douce et polie, était l’ancienne politique romaine vivante, moins la foi du temps et plus la tolérance du siècle.
En parcourant le Vatican, je m’arrêtai à contempler ces escaliers où l’on peut monter à dos de mulet, ces galeries ascendantes repliées les unes sur les autres, ornées de chefs-d’œuvres, le long desquelles les papes d’autrefois passaient avec toute leur pompe, ces Loges que tant d’artistes immortels ont décorées, tant d’hommes illustres admirées, Pétrarque, Tasse, Arioste, Montaigne, Milton, Montesquieu, et puis des reines et des rois, ou puissants ou tombés, enfin un peuple de pèlerins venu des quatre parties de la terre : tout cela maintenant immobile et silencieux ; théâtre dont les gradins abandonnés, ouverts devant la solitude, sont à peine visités par un rayon de soleil.
On m’avait recommandé de me promener au clair de la lune : du haut de la Trinité-du-Mont, les édifices lointains paraissaient comme les ébauches d’un peintre ou comme des côtes effumées vues de la mer, du bord d’un vaisseau. L’astre de la nuit, ce globe que l’on suppose un monde fini, promenait ses pâles déserts au-dessus des déserts de Rome ; il éclairait des rues sans habitants, des enclos, des places, des jardins où ne passait personne, des monastères où l’on n’entend plus la voix des cénobites, des cloîtres aussi muets et aussi dépeuplés que les portiques du Colisée.
Qu’arriva-t-il, il y a dix-huit siècles, à pareille heure et aux mêmes lieux ? Quels hommes ont ici traversé l’ombre de ces obélisques, après que cette ombre eut cessé de tomber sur les sables d’Égypte ? Non seulement l’ancienne Italie n’est plus, mais l’Italie du moyen âge a disparu. Toutefois la trace de ces deux Italies est encore marquée dans la ville éternelle : si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et ses chefs-d’œuvre, la Rome ancienne lui oppose son Panthéon et ses débris ; si l’une fait descendre du Capitole ses consuls, l’autre amène du Vatican ses pontifes. Le Tibre sépare les deux gloires : assises dans la même poussière, Rome païenne s’enfonce de plus en plus dans ses tombeaux, et Rome chrétienne redescend peu à peu dans ses catacombes.
Le cardinal Fesch avait loué, assez près du Tibre, le palais Lancellotti : j’y ai vu depuis, en 1828, la princesse Lancellotti. On me donna le plus haut étage du palais : en y entrant, une si grande quantité de puces me sautèrent aux jambes, que mon pantalon blanc en était tout noir. L’abbé de Bonnevie et moi, nous fîmes, le mieux que nous pûmes, laver notre demeure. Je me croyais retourné à mes chenils de New-Road : ce souvenir de ma pauvreté ne me déplaisait pas. Établi dans ce cabinet diplomatique, je commençai à délivrer des passe-ports et à m’occuper de fonctions aussi importantes. Mon écriture était un obstacle à mes talents, et le cardinal Fesch haussait les épaules quand il apercevait ma signature. N’ayant presque rien à faire dans ma chambre aérienne, je regardais par-dessus les toits, dans une maison voisine, des blanchisseuses qui me faisaient des signes ; une cantatrice future, instruisant sa voix, me poursuivait de son solfège éternel ; heureux quand il passait quelque enterrement pour me désennuyer ! Du haut de ma fenêtre, je vis dans l’abîme de la rue le convoi d’une jeune mère : on la portait, le visage découvert, entre deux rangs de pèlerins blancs ; son nouveau-né, mort aussi et couronné de fleurs, était couché à ses pieds.
Il m’échappa une grande faute : ne doutant de rien, je crus devoir rendre visite aux personnes notables ; j’allai, sans façon, offrir l’hommage de mon respect au roi abdicataire de Sardaigne. Un horrible cancan sortit de cette démarche insolite ; tous les diplomates se boutonnèrent. « Il est perdu ! il est perdu ! » répétaient les caudataires et les attachés, avec la joie que l’on éprouve charitablement aux mésaventures d’un homme, quel qu’il soit. Pas une buse diplomatique qui ne se crût supérieure à moi de toute la hauteur de sa bêtise. On espérait bien que j’allais tomber, quoique je ne fusse rien et que je ne comptasse pour rien : n’importe, c’était quelqu’un qui tombait, cela fait toujours plaisir. Dans ma simplicité, je ne me doutais pas de mon crime, et, comme depuis, je n’aurais pas donné d’une place quelconque un fétu. Les rois, auxquels on croyait que j’attachais une importance si grande, n’avaient à mes yeux que celle du malheur. On écrivit de Rome à Paris mes effroyables sottises : heureusement j’avais affaire à Bonaparte ; ce qui devait me noyer me sauva.
Toutefois, si de prime abord et de plein saut devenir premier secrétaire d’ambassade sous un prince de l’Église, oncle de Napoléon, paraissait être quelque chose, c’était néanmoins comme si j’eusse été expéditionnaire dans une préfecture. Dans les démêlés qui se préparaient, j’aurais pu trouver à m’occuper, mais on ne m’initiait à aucun mystère. Je me pliais parfaitement au contentieux de chancellerie : mais à quoi bon perdre mon temps dans des détails à la portée de tous les commis ?
Après mes longues promenades et mes fréquentations du Tibre, je ne rencontrais en rentrant, pour m’occuper, que les parcimonieuses tracasseries du cardinal, les rodomontades gentilhommières de l’évêque de Châlons, et les incroyables menteries du futur évêque de Maroc. L’abbé Guillon, profitant d’une ressemblance de noms qui sonnaient à l’oreille de la même manière que le sien, prétendait, après s’être échappé miraculeusement du massacre des Carmes, avoir donné l’absolution à madame de Lamballe, à la Force. Il se vantait d’être l’auteur du discours de Robespierre à l’Être suprême. Je pariai, un jour, lui faire dire qu’il était allé en Russie : il n’en convint pas tout à fait, mais il avoua avec modestie qu’il avait passé quelques mois à Saint-Pétersbourg.
M. de La Maisonfort, homme d’esprit qui se cachait, eut recours à moi, et bientôt M. Bertin l’aîné, propriétaire des Débats , m’assista de son amitié dans une circonstance douloureuse. Exilé à l’île d’Elbe par l’homme qui, revenant à son tour de l’île d’Elbe, le poussa à Gand, M. Bertin avait obtenu, en 1803, du républicain M. Briot que j’ai connu, la permission d’achever son ban en Italie. C’est avec lui que je visitai les ruines de Rome et que je vis mourir madame de Beaumont ; deux choses qui ont lié sa vie à la mienne. Critique plein de goût, il m’a donné, ainsi que son frère, d’excellents conseils pour mes ouvrages. Il eût montré un vrai talent de parole, s’il avait été appelé à la tribune. Longtemps légitimiste, ayant subi l’épreuve de la prison du Temple et celle de la déportation à l’île d’Elbe, ses principes sont, au fond, demeurés les mêmes. Je resterai fidèle au compagnon de mes mauvais jours ; toutes les opinions politiques de la terre seraient trop payées par le sacrifice d’une heure d’une sincère amitié : il suffit que je reste invariable dans mes opinions, comme je reste attaché à mes souvenirs.
Vers le milieu de mon séjour à Rome, la princesse Borghèse arriva : j’étais chargé de lui remettre des souliers de Paris. Je lui fus présenté ; elle fit sa toilette devant moi : la jeune et jolie chaussure qu’elle mit à ses pieds ne devait fouler qu’un instant cette vieille terre.
Un malheur me vint enfin occuper : c’est une ressource sur laquelle on peut toujours compter.
Quand je partis de France, nous étions bien aveuglés sur madame de Beaumont : elle pleura beaucoup, et son testament a prouvé qu’elle se croyait condamnée. Cependant ses amis, sans se communiquer leur crainte, cherchaient à se rassurer ; ils croyaient aux miracles des eaux, achevés ensuite par le soleil d’Italie ; ils se quittèrent et prirent des routes diverses : le rendez-vous était Rome.
Des fragments écrits à Paris, au Mont-Dore, à Rome, par madame de Beaumont, et trouvés dans ses papiers, montrent quel était l’état de son âme.
Paris.
« Depuis plusieurs années, ma santé dépérit d’une manière sensible. Des symptômes que je croyais le signal du départ sont survenus sans que je sois encore prête à partir. Les illusions redoublent avec les progrès de la maladie. J’ai vu beaucoup d’exemples de cette singulière faiblesse, et je m’aperçois qu’ils ne me serviront de rien. Déjà je me laisse aller à faire des remèdes aussi ennuyeux qu’insignifiants, et, sans doute, je n’aurai pas plus de force pour me garantir des remèdes cruels dont on ne manque pas de martyriser ceux qui doivent mourir de la poitrine. Comme les autres, je me livrerai à l’espérance ; à l’espérance ! puis-je donc désirer de vivre ? Ma vie passée a été une suite de malheurs, ma vie actuelle est pleine d’agitations et de troubles ; le repos de l’âme m’a fui pour jamais. Ma mort serait un chagrin momentané pour quelques-uns, un bien pour d’autres, et pour moi le plus grand des biens.
« Ce 21 floréal, 10 mai, anniversaire de la mort de ma mère et de mon frère :
« Je péris la dernière et la plus misérable !
« Oh ! pourquoi n’ai-je pas le courage de mourir ? Cette maladie, que j’avais presque la faiblesse de craindre, s’est arrêtée, et peut-être suis-je condamnée à vivre longtemps : il me semble cependant que je mourrais avec joie :
« Mes jours ne valent pas qu’il m’en coûte un soupir.
« Personne n’a plus que moi à se plaindre de la nature : en me refusant tout, elle m’a donné le sentiment de tout ce qui me manque. Il n’y a pas d’instant où je ne sente le poids de la complète médiocrité à laquelle je suis condamnée. Je sais que le contentement de soi et le bonheur sont souvent le prix de cette médiocrité dont je me plains amèrement ; mais en n’y joignant pas le don des illusions la nature en a fait pour moi un supplice. Je ressemble à un être déchu qui ne peut oublier ce qu’il a perdu, qui n’a pas la force de le regagner. Ce défaut absolu d’illusion, et par conséquent d’entraînement, fait mon malheur de mille manières. Je me juge comme un indifférent pourrait me juger et je vois mes amis tels qu’ils sont. Je n’ai de prix que par une extrême bonté qui n’a assez d’activité, ni pour être appréciée, ni pour être véritablement utile, et dont l’impatience de mon caractère m’ôte tout le charme : elle me fait plus souffrir des maux d’autrui qu’elle ne me donne de moyens de les réparer. Cependant je lui dois le peu de véritables jouissances que j’ai eues dans ma vie ; je lui dois surtout de ne pas connaître l’envie, apanage si ordinaire de la médiocrité sentie. »
Mont-Dore.
« J’avais le projet d’entrer sur moi dans quelques détails ; mais l’ennui me fait tomber la plume des mains.
« Tout ce que ma position a d’amer et de pénible se changerait en bonheur, si j’étais sûre de cesser de vivre dans quelques mois.
« Quand j’aurais la force de mettre moi-même à mes chagrins le seul terme qu’ils puissent avoir, je ne l’emploierais pas : ce serait aller contre mon but, donner la mesure de mes souffrances et laisser une blessure trop douloureuse dans l’âme que j’ai jugée digne de m’appuyer dans mes maux.
« Je me supplie en pleurant de prendre un parti aussi rigoureux qu’indispensable. Charlotte Corday prétend qu’il n’y a point de dévouement dont on ne retire plus de jouissance qu’il n’en a coûté de peine à s’y décider ; mais elle allait mourir, et je puis vivre encore longtemps. Que deviendrai-je ? Où me cacher ? Quel tombeau choisir ? Comment empêcher l’espérance d’y pénétrer ? Quelle puissance en murera la porte ?
« M’éloigner en silence, me laisser oublier, m’ensevelir pour jamais, tel est le devoir qui m’est imposé et que j’espère avoir le courage d’accomplir. Si le calice est trop amer, une fois oubliée rien ne me forcera de l’épuiser en entier, et peut-être que tout simplement ma vie ne sera pas aussi longue que je le crains.
« Si j’avais déterminé le lieu de ma retraite, il me semble que je serais plus calme ; mais la difficulté du moment ajoute aux difficultés qui naissent de ma faiblesse, et il faut quelque chose de surnaturel pour agir contre soi avec force, pour se traiter avec autant de rigueur que le pourrait faire un ennemi violent et cruel. »
Rome, ce 28 octobre.
« Depuis dix mois, je n’ai pas cessé de souffrir ; Depuis six, tous les symptômes du mal de poitrine et quelques-uns au dernier degré : il ne me manque plus que les illusions, et peut-être en ai-je ! »
M. Joubert, effrayé de cette envie de mourir qui tourmentait madame de Beaumont, lui adressait ces paroles dans ses Pensées : « Aimez et respectez la vie, sinon pour elle, au moins pour vos amis. En quelque état que soit la vôtre, j’aimerai toujours mieux vous savoir occupée à la filer qu’à la découdre. »
Ma sœur, dans ce moment, écrivait à madame de Beaumont. Je possède cette correspondance, que la mort m’a rendue. L’antique poésie représente je ne sais quelle Néréide comme une fleur flottant sur l’abîme : Lucile était cette fleur. En rapprochant ses lettres des fragments cités plus haut, on est frappé de cette ressemblance de tristesse d’âme, exprimée dans le langage différent de ces anges infortunés. Quand je songe que j’ai vécu dans la société de telles intelligences, je m’étonne de valoir si peu. Ces pages de deux femmes supérieures, disparues de la terre à peu de distance l’une de l’autre, ne tombent pas sous mes yeux, qu’elles ne m’affligent amèrement :
À Lascardais, ce 30 juillet.
« J’ai été si charmée, madame, de recevoir enfin une lettre de vous, que je ne me suis pas donné le temps de prendre le plaisir de la lire de suite tout entière : j’en ai interrompu la lecture pour aller apprendre à tous les habitants de ce château que je venais de recevoir de vos nouvelles, sans réfléchir qu’ici ma joie n’importe guère, et que même presque personne ne savait que j’étais en correspondance avec vous. Me voyant environnée de visages froids, je suis remontée dans ma chambre, prenant mon parti d’être seule joyeuse. Je me suis mise à achever de lire votre lettre, et, quoique je l’aie relue plusieurs fois, à vous dire vrai, madame, je ne sais pas tout ce qu’elle contient. La joie que je ressens toujours en voyant cette lettre si désirée nuit à l’attention que je lui dois.
« Vous partez donc, madame ? N’allez pas, rendue au Mont-Dore, oublier votre santé ; donnez-lui tous vos soins, je vous en supplie du meilleur et du plus tendre de mon cœur. Mon frère m’a mandé qu’il espérait vous voir en Italie. Le destin, comme la nature, se plaît à le distinguer de moi d’une manière bien favorable. Au moins, je ne céderai pas à mon frère le bonheur de vous aimer : je le partagerai avec lui toute la vie. Mon Dieu, madame, que j’ai le cœur serré et abattu ! Vous ne savez pas combien vos lettres me sont salutaires, comme elles m’inspirent du dédain pour mes maux ! L’idée que je vous occupe, que je vous intéresse, m’élève singulièrement le courage. Écrivez-moi donc, madame, afin que je puisse conserver une idée qui m’est si nécessaire.
« Je n’ai point encore vu M. Chênedollé ; je désire beaucoup son arrivée. Je pourrai lui parler de vous et de M. Joubert ; ce sera pour moi un bien grand plaisir. Souffrez, madame, que je vous recommande encore votre santé, dont le mauvais état m’afflige et m’occupe sans cesse. Comment ne vous aimez-vous pas ? Vous êtes si aimable et si chère à tous : ayez donc la justice de faire beaucoup pour vous.
« Lucile. »
Ce 2 septembre.
« Ce que vous me mandez, madame, de votre santé, m’alarme et m’attriste ; cependant je me rassure en pensant à votre jeunesse, en songeant que, quoique vous soyez fort délicate, vous êtes pleine de vie.
« Je suis désolée que vous soyez dans un pays qui vous déplaît. Je voudrais vous voir environnée d’objets propres à vous distraire et à vous ranimer. J’espère qu’avec le retour de votre santé, vous vous réconcilierez avec l’Auvergne : il n’est guère de lieu qui ne puisse offrir quelque beauté à des yeux tels que les vôtres. J’habite maintenant Rennes : je me trouve assez bien de mon isolement. Je change, comme vous voyez, madame, souvent de demeure ; j’ai bien la mine d’être déplacée sur la terre : effectivement, ce n’est pas d’aujourd’hui que je me regarde comme une de ses productions superflues. Je crois, madame, vous avoir parlé de mes chagrins et de mes agitations. À présent, il n’est plus question de tout cela, je jouis d’une paix intérieure qu’il n’est plus au pouvoir de personne de m’enlever. Quoique parvenue à mon âge, ayant, par circonstance et par goût, mené presque toujours une vie solitaire, je ne connaissais, madame, nullement le monde : j’ai fait enfin cette maussade connaissance. Heureusement la réflexion est venue à mon secours. Je me suis demandé qu’avait donc ce monde de si formidable et où résidait sa valeur, lui qui ne peut jamais être, dans le mal comme dans le bien, qu’un objet de pitié ! N’est-il pas vrai, madame, que le jugement de l’homme est aussi borné que le reste de son être, aussi mobile et d’une incrédulité égale à son ignorance ? Toutes ces bonnes ou mauvaises raisons m’ont fait jeter avec aisance, derrière moi, la robe bizarre dont je m’étais revêtue : je me suis trouvée pleine de sincérité et de force ; on ne peut plus me troubler. Je travaille de tout mon pouvoir à ressaisir ma vie, à la mettre tout entière sous ma dépendance.
« Croyez aussi, madame, que je ne suis point trop à plaindre, puisque mon frère, la meilleure partie de moi-même, est dans une situation agréable, qu’il me reste des yeux pour admirer les merveilles de la nature, Dieu pour appui, et pour asile un cœur plein de paix et de doux souvenirs. Si vous avez la bonté, madame, de continuer à m’écrire, cela me sera un grand surcroît de bonheur. »
Le mystère du style, mystère sensible partout, présent nulle part ; la révélation d’une nature douloureusement privilégiée ; l’ingénuité d’une fille qu’on croirait être dans sa première jeunesse, et l’humble simplicité d’un génie qui s’ignore, respirent dans ces lettres, dont je supprime un grand nombre. Madame de Sévigné écrivait-elle à madame de Grignan avec une affection plus reconnaissante que madame de Caud à madame de Beaumont ? Sa tendresse pouvait se mêler de marcher côte à côte avec la sienne. Ma sœur aimait mon amie avec toute la passion du tombeau, car elle sentait qu’elle allait mourir. Lucile n’avait presque point cessé d’habiter près des Rochers ; mais elle était la fille de son siècle et la Sévigné de la solitude.
Une lettre de M. Ballanche, datée du 30 fructidor, m’annonça l’arrivée de madame de Beaumont, venue du Mont-Dore à Lyon et se rendant en Italie. Il me mandait que le malheur que je redoutais n’était point à craindre, et que la santé de la malade paraissait s’améliorer. Madame de Beaumont, parvenue à Milan, y rencontra M. Bertin que des affaires y avaient appelé : il eut la complaisance de se charger de la pauvre voyageuse, et il la conduisit à Florence où j’étais allé l’attendre. Je fus terrifié à sa vue ; elle n’avait plus que la force de sourire. Après quelques jours de repos, nous nous mîmes en route pour Rome, cheminant au pas pour éviter les cahots. Madame de Beaumont recevait partout des soins empressés : un attrait vous intéressait à cette aimable femme, si délaissée et si souffrante. Dans les auberges, les servantes même se laissaient prendre à cette douce commisération.
Ce que je sentais peut se deviner : on a conduit des amis à la tombe, mais ils étaient muets et un reste d’espérance inexplicable ne venait pas rendre votre douleur plus poignante. Je ne voyais plus le beau pays que nous traversions ; j’avais pris le chemin de Pérouse : que m’importait l’Italie ? J’en trouvais encore le climat trop rude, et si le vent soufflait un peu, les brises me semblaient des tempêtes.
À Terni, madame de Beaumont parla d’aller voir la cascade ; ayant fait un effort pour s’appuyer sur mon bras, elle se rassit et me dit : « Il faut laisser tomber les flots. » J’avais loué pour elle à Rome une maison solitaire près de la place d’Espagne, sous le mont Pincio ; il y avait un petit jardin avec des orangers en espalier et une cour plantée d’un figuier. J’y déposai la mourante. J’avais eu beaucoup de peine à me procurer cette retraite, car il y a un préjugé à Rome contre les maladies de poitrine, regardées comme contagieuses.
À cette époque de la renaissance de l’ordre social, on recherchait ce qui avait appartenu à l’ancienne monarchie : le pape envoya savoir des nouvelles de la fille de M. de Montmorin ; le cardinal Consalvi et les membres du sacré collège imitèrent Sa Sainteté ; le cardinal Fesch lui-même donna à madame de Beaumont jusqu’à sa mort des marques de déférence et de respect que je n’aurais pas attendues de lui, et qui m’ont fait oublier les misérables divisions des premiers temps de mon séjour à Rome. J’avais écrit à M. Joubert les inquiétudes dont j’étais tourmenté avant l’arrivée de madame de Beaumont : « Notre amie m’écrit du Mont-Dore, lui disais-je, des lettres qui me brisent l’âme : elle dit qu’elle sent qu’il n’y a plus d’huile dans la lampe ; elle parle des derniers battements de son cœur. Pourquoi l’a-t-on laissée seule dans ce voyage ? Pourquoi ne lui avez-vous point écrit ? Que deviendrons-nous si nous la perdons ? qui nous consolera d’elle ? Nous ne sentons le prix de nos amis qu’au moment où nous sommes menacés de les perdre. Nous sommes même assez insensés, quand tout va bien, pour croire que nous pouvons impunément nous éloigner d’eux : le ciel nous en punit ; il nous les enlève, et nous sommes épouvantés de la solitude qu’ils laissent autour de nous. Pardonnez, mon cher Joubert ; je me sens aujourd’hui mon cœur de vingt ans ; cette Italie m’a rajeuni ; j’aime tout ce qui m’est cher avec la même force que dans mes premières années. Le chagrin est mon élément : je ne me retrouve que quand je suis malheureux. Mes amis sont à présent d’une espèce si rare, que la seule crainte de me les voir ravir glace mon sang. Souffrez mes lamentations : je suis sûr que vous êtes aussi malheureux que moi. Écrivez-moi, écrivez aussi à cette autre infortunée de Bretagne. »
Madame de Beaumont se trouva d’abord un peu soulagée. La malade elle-même recommença à croire à sa vie. J’avais la satisfaction de penser que, du moins, madame de Beaumont ne me quitterait plus : je comptais la conduire à Naples au printemps, et de là envoyer ma démission au ministre des affaires étrangères. M. d’Agincourt, ce véritable philosophe, vint voir le léger oiseau de passage, qui s’était arrêté à Rome avant de se rendre à la terre inconnue ; M. Boguet, déjà le doyen de nos peintres, se présenta. Ces renforts d’espérances soutinrent la malade et la bercèrent d’une illusion qu’au fond de l’âme elle n’avait plus. Des lettres cruelles à lire m’arrivaient de tous côtés, m’exprimant des craintes et des espérances. Le 4 d’octobre, Lucile m’écrivait de Rennes :
« J’avais commencé l’autre jour une lettre pour toi ; je viens de la chercher inutilement ; je t’y parlais de madame de Beaumont, et je me plaignais de son silence à mon égard. Mon ami, quelle triste et étrange vie je mène depuis quelques mois ! Aussi ces paroles du prophète me reviennent sans cesse à l’esprit : Le Seigneur vous couronnera de maux et vous jettera comme une balle. Mais laissons mes peines et parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me les persuader fondées : je vois toujours madame de Beaumont pleine de vie et de jeunesse, et presque immatérielle ; rien de funeste ne peut, à son sujet, me tomber dans le cœur. Le ciel, qui connaît nos sentiments pour elle, nous la conservera sans doute. Mon ami, nous ne la perdrons point ; il me semble que j’en ai au-dedans de moi la certitude. Je me plais à penser que, lorsque tu recevras cette lettre, tes soucis seront dissipés. Dis-lui de ma part tout le véritable et tendre intérêt que je prends à elle ; dis-lui que son souvenir est pour moi une des plus belles choses de ce monde. Tiens ta promesse et ne manque pas de m’en donner le plus possible des nouvelles. Mon Dieu ! quel long espace de temps il va s’écouler avant que je ne reçoive une réponse à cette lettre ! Que l’éloignement est quelque chose de cruel ! D’où vient que tu me parles de ton retour en France ? Tu cherches à me flatter, tu me trompes. Au milieu de toutes mes peines, il s’élève en moi une douce pensée, celle de ton amitié, celle que je suis dans ton souvenir telle qu’il a plu à Dieu de me former. Mon ami, je ne regarde plus sur la terre de sûr asile pour moi que ton cœur ; je suis étrangère et inconnue pour tout le reste. Adieu, mon pauvre frère, te reverrai-je ? cette idée ne s’offre pas à moi d’une manière bien distincte. Si tu me revois, je crains que tu ne me retrouves qu’entièrement insensée. Adieu, toi à qui je dois tant ! Adieu, félicité sans mélange ! Ô souvenirs de mes beaux jours, ne pouvez-vous donc éclairer un peu maintenant mes tristes heures ?
« Je ne suis pas de ceux qui épuisent toute leur douleur dans l’instant de la séparation ; chaque jour ajoute au chagrin que je ressens de ton absence, et serais-tu cent ans à Rome que tu ne viendrais pas à bout de ce chagrin. Pour me faire illusion sur ton éloignement, il ne se passe pas de jour où je ne lise quelques feuilles de ton ouvrage : je fais tous mes efforts pour croire t’entendre. L’amitié que j’ai pour toi est bien naturelle : dès notre enfance, tu as été mon défenseur et mon ami ; jamais tu ne m’as coûté une larme, et jamais tu n’as fait un ami sans qu’il soit devenu le mien. Mon aimable frère, le ciel, qui se plaît à se jouer de toutes mes autres félicités, veut que je trouve mon bonheur tout en toi, que je me confie à ton cœur. Donne-moi vite des nouvelles de madame de Beaumont. Adresse-moi tes lettres chez mademoiselle Lamotte, quoique je ne sache pas quel espace de temps j’y pourrai rester. Depuis notre dernière séparation, je suis toujours, à l’égard de ma demeure, comme un sable mouvant qui me manque sous les pieds : il est bien vrai que pour quiconque ne me connaît pas, je dois paraître inexplicable ; cependant je ne varie que de forme, car le fond reste constamment le même. »
La voix du cygne qui s’apprêtait à mourir fut transmise par moi au cygne mourant : j’étais l’écho de ces ineffables et derniers concerts !
Une autre lettre, bien différente de celle-ci, mais écrite par une femme dont le rôle a été extraordinaire, madame de Krüdener, montre l’empire que madame de Beaumont, sans aucune force de beauté, de renommée, de puissance ou de richesse, exerçait sur les esprits.
Paris, 24 novembre 1803.
« J’ai appris avant-hier par M. Michaud, qui est revenu de Lyon, que madame de Beaumont était à Rome et qu’elle était très, très-malade : voilà ce qu’il m’a dit. J’en ai été profondément affligée ; mes nerfs s’en sont ressentis, et j’ai beaucoup pensé à cette femme charmante, que je ne connaissais pas depuis longtemps, mais que j’aimais véritablement. Que de fois j’ai désiré pour elle du bonheur ! Que de fois j’ai souhaité qu’elle pût franchir les Alpes et trouver sous le ciel de l’Italie les douces et profondes émotions que j’y ai ressenties moi-même ! Hélas ! n’aurait-elle atteint ce pays si ravissant que pour n’y connaître que les douleurs et pour y être exposée à des dangers que je redoute ! Je ne saurais vous exprimer combien cette idée m’afflige. Pardon, si j’en ai été si absorbée que je ne vous ai pas encore parlé de vous-même, mon cher Chateaubriand ; vous devez connaître mon sincère attachement pour vous, et, en vous montrant l’intérêt si vrai que m’inspire madame de Beaumont, c’est vous toucher plus que je n’eusse
Philippoteaux del.
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MADAME DE BEAUMONT
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pu le faire en m’occupant de vous. J’ai devant mes yeux ce triste spectacle ; j’ai le secret de la douleur, et mon âme s’arrête toujours avec déchirement devant ces âmes auxquelles la nature donna la puissance de souffrir plus que les autres. J’espérais que madame de Beaumont jouirait du privilège qu’elle reçut, d’être plus heureuse ; j’espérais qu’elle retrouverait un peu de santé avec le soleil d’Italie et le bonheur de votre présence. Ah ! rassurez-moi, parlez-moi ; dites-lui que je l’aime sincèrement, que je fais des vœux pour elle. A-t-elle eu ma lettre écrite en réponse à la sienne à Clermont ? Adressez votre réponse à Michaud : je ne vous demande qu’un mot, car je sais, mon cher Chateaubriand, combien vous êtes sensible et combien vous souffrez. Je la croyais mieux ; je ne lui ai pas écrit ; j’étais accablée d’affaires ; mais je pensais au bonheur qu’elle aurait de vous revoir, et je savais le concevoir. Parlez-moi un peu de votre santé ; croyez à mon amitié, à l’intérêt que je vous ai voué à jamais, et ne m’oubliez pas.
« B. Krüdener. »
Le mieux que l’air de Rome avait fait éprouver à madame de Beaumont ne dura pas : les signes d’une destruction immédiate disparurent, il est vrai ; mais il semble que le dernier moment s’arrête toujours pour nous tromper. J’avais essayé deux ou trois fois une promenade en voiture avec la malade ; je m’efforçais de la distraire, en lui faisant remarquer la campagne et le ciel : elle ne prenait plus goût à rien. Un jour, je la menai au Colisée ; c’était un de ces jours d’octobre, tels qu’on n’en voit qu’à Rome. Elle parvint à descendre, et alla s’asseoir sur une pierre, en face d’un des autels placés au pourtour de l’édifice. Elle leva les yeux ; elle les promena lentement sur ces portiques morts eux-mêmes depuis tant d’années, et qui avaient vu tant mourir ; les ruines étaient décorées de ronces et d’ancolies safranées par l’automne et noyées dans la lumière. La femme expirante abaissa ensuite, de gradins en gradins jusqu’à l’arène, ses regards qui quittaient le soleil ; elle les arrêta sur la croix de l’autel, et me dit : « Allons ; j’ai froid. » Je la reconduisis chez elle ; elle se coucha et ne se releva plus.
Je m’étais mis en rapport avec le comte de La Luzerne ; je lui envoyais de Rome, par chaque courrier, le bulletin de la santé de sa belle-sœur. Lorsqu’il avait été chargé par Louis XVI d’une mission diplomatique à Londres, il avait emmené mon frère avec lui : André Chénier faisait partie de cette ambassade.
Les médecins que j’avais assemblés de nouveau, après l’essai de la promenade, me déclarèrent qu’un miracle seul pouvait sauver madame de Beaumont. Elle était frappée de l’idée qu’elle ne passerait pas le 2 novembre, jour des Morts ; puis elle se rappela qu’un de ses parents, je ne sais lequel, avait péri le 4 novembre. Je lui disais que son imagination était troublée ; qu’elle reconnaîtrait la fausseté de ses frayeurs ; elle me répondait, pour me consoler : « Oh ! oui, j’irai plus loin ! » Elle aperçut quelques larmes que je cherchais à lui dérober ; elle me tendit la main, et me dit : « Vous êtes un enfant ; est-ce que vous ne vous y attendiez pas ? »
La veille de sa fin, jeudi 3 novembre, elle parut plus tranquille. Elle me parla d’arrangements de fortune, et me dit, à propos de son testament, que tout était fini ; mais que tout était à faire, et qu’elle aurait désiré seulement avoir deux heures pour s’occuper de cela. Le soir, le médecin m’avertit qu’il se croyait obligé de prévenir la malade qu’il était temps de songer à mettre ordre à sa conscience : j’eus un moment de faiblesse ; la crainte de précipiter, par l’appareil de la mort, le peu d’instants que madame de Beaumont avait encore à vivre, m’accabla. Je m’emportai contre le médecin, puis je le suppliai d’attendre au moins jusqu’au lendemain.
Ma nuit fut cruelle, avec le secret que j’avais dans le sein. La malade ne me permit pas de la passer dans sa chambre. Je demeurai en dehors, tremblant à tous les bruits que j’entendais : quand on entr’ouvrait la porte, j’apercevais la clarté débile d’une veilleuse qui s’éteignait.
Le vendredi 4 novembre, j’entrai, suivi du médecin. Madame de Beaumont s’aperçut de mon trouble, elle me dit : « Pourquoi êtes vous comme cela ? J’ai passé une bonne nuit. » Le médecin affecta alors de me dire tout haut qu’il désirait m’entretenir dans la chambre voisine. Je sortis : quand je rentrai, je ne savais plus si j’existais. Madame de Beaumont me demanda ce que me voulait le médecin. Je me jetai au bord de son lit, en fondant en larmes. Elle fut un moment sans parler, me regarda et me dit d’une voix ferme, comme si elle eût voulu me donner de la force : « Je ne croyais pas que c’eût été tout à fait aussi prompt : allons, il faut bien vous dire adieu. Appelez l’abbé de Bonnevie. »
L’abbé de Bonnevie, s’étant fait donner des pouvoirs, se rendit chez madame de Beaumont. Elle lui déclara qu’elle avait toujours eu dans le cœur un profond sentiment de religion ; mais que les malheurs inouïs dont elle avait été frappée pendant la Révolution l’avaient fait douter quelque temps de la justice de la Providence ; qu’elle était prête à reconnaître ses erreurs et à se recommander à la miséricorde éternelle ; qu’elle espérait, toutefois, que les maux qu’elle avait soufferts dans ce monde-ci abrégeraient son expiation dans l’autre. Elle me fit signe de me retirer et resta seule avec son confesseur.
Je le vis revenir une heure après, essuyant ses yeux et disant qu’il n’avait jamais entendu un plus beau langage, ni vu un pareil héroïsme. On envoya chercher le curé, pour administrer les sacrements. Je retournai auprès de madame de Beaumont. En m’apercevant, elle me dit : « Eh bien, êtes-vous content de moi ? » Elle s’attendrit sur ce qu’elle daignait appeler mes bontés pour elle : ah ! si j’avais pu dans ce moment racheter un seul de ses jours par le sacrifice de tous les miens, avec quelle joie je l’aurais fait ! Les autres amis de madame de Beaumont, qui n’assistaient pas à ce spectacle, n’avaient du moins qu’une fois à pleurer : debout, au chevet de ce lit de douleurs d’où l’homme entend sonner son heure suprême, chaque sourire de la malade me rendait la vie et me la faisait perdre en s’effaçant. Une idée déplorable vînt me bouleverser : je m’aperçus que madame de Beaumont ne s’était doutée qu’à son dernier soupir de l’attachement véritable que j’avais pour elle : elle ne cessait d’en marquer sa surprise et elle semblait mourir désespérée et ravie. Elle avait cru qu’elle m’était à charge, et elle avait désiré s’en aller pour me débarrasser d’elle.
Le curé arriva à onze heures : la chambre se remplit de cette foule de curieux et d’indifférents qu’on ne peut empêcher de suivre le prêtre à Rome. Madame de Beaumont vit la formidable solennité sans le moindre signe de frayeur. Nous nous mîmes à genoux, et la malade reçut à la fois la communion et l’extrême-onction. Quand tout le monde se fut retiré, elle me fit asseoir au bord de son lit et me parla pendant une demi-heure de mes affaires et de mes intentions avec la plus grande élévation d’esprit et l’amitié la plus touchante ; elle m’engagea surtout à vivre auprès de madame de Chateaubriand et de M. Joubert ; mais M. Joubert devait-il vivre ?
Elle me pria d’ouvrir la fenêtre, parce qu’elle se sentait oppressée. Un rayon de soleil vint éclairer son lit et sembla la réjouir. Elle me rappela alors des projets de retraite à la campagne, dont nous nous étions quelquefois entretenus, et elle se mit à pleurer.
Entre deux et trois heures de l’après-midi, madame de Beaumont demanda à changer de lit à madame Saint-Germain, vieille femme de chambre espagnole qui la servait avec une affection digne d’une aussi bonne maîtresse : le médecin s’y opposa dans la crainte que madame de Beaumont n’expirât pendant le transport. Alors elle me dit qu’elle sentait l’approche de l’agonie. Tout à coup elle rejeta sa couverture, me tendit une main, serra la mienne avec contraction ; ses yeux s’égarèrent. De la main qui lui restait libre, elle faisait des signes à quelqu’un qu’elle voyait au pied de son lit ; puis, reportant cette main sur sa poitrine, elle disait : « C’est là ! » Consterné, je lui demandai si elle me reconnaissait : l’ébauche d’un sourire parut au milieu de son égarement ; elle me fit une légère affirmation de tête : sa parole n’était déjà plus dans ce monde. Les convulsions ne durèrent que quelques minutes. Nous la soutenions dans nos bras, moi, le médecin et la garde : une de mes mains se trouvait appuyée sur son cœur qui touchait à ses légers ossements ; il palpitait avec rapidité comme une montre qui dévide sa chaîne brisée. Oh ! moment d’horreur et d’effroi, je le sentis s’arrêter ! nous inclinâmes sur son oreiller la femme arrivée au repos ; elle pencha la tête. Quelques boucles de ses cheveux déroulés tombaient sur son front ; ses yeux étaient fermés, la nuit éternelle était descendue. Le médecin présenta un miroir et une lumière à la bouche de l’étrangère : le miroir ne fut point terni du souffle de la vie et la lumière resta immobile. Tout était fini.
Ordinairement ceux qui pleurent peuvent jouir en paix de leurs larmes, d’autres se chargent de veiller aux derniers soins de la religion : comme représentant, pour la France, le cardinal-ministre absent alors, comme le seul ami de la fille de M. de Montmorin, et responsable envers sa famille, je fus obligé de présider à tout : il me fallut désigner le lieu de la sépulture, m’occuper de la profondeur et de la largeur de la fosse, faire délivrer le linceul et donner au menuisier les dimensions du cercueil.
Deux religieux veillèrent auprès de ce cercueil qui devait être porté à Saint-Louis des Français. Un de ces pères était d’Auvergne et né à Montmorin même. Madame de Beaumont avait désiré qu’on l’ensevelît dans une pièce d’étoffe que son frère Auguste, seul échappé à l’échafaud, lui avait envoyée de l’Île-de-France. Cette étoffe n’était point à Rome ; on n’en trouva qu’un morceau qu’elle portait partout. Madame Saint-Germain attacha cette zone autour du corps avec une cornaline qui renfermait des cheveux de M. de Montmorin. Les ecclésiastiques français étaient convoqués ; la princesse Borghèse prêta le char funèbre de sa famille ; le cardinal Fesch avait laissé l’ordre, en cas d’un accident trop prévu, d’envoyer sa livrée et ses voitures. Le samedi 5 novembre, à sept heures du soir, à la lueur des torches et au milieu d’une grande foule, passa madame de Beaumont par le chemin où nous passons tous. Le dimanche 6 novembre, la messe de l’enterrement fut célébrée. Les funérailles eussent été moins françaises à Paris qu’elles ne le furent à Rome. Cette architecture religieuse, qui porte dans ses ornements les armes et les inscriptions de notre ancienne patrie ; ces tombeaux où sont inscrits les noms de quelques-unes des races les plus historiques de nos annales ; cette église, sous la protection d’un grand saint, d’un grand roi et d’un grand homme, tout cela ne consolait pas, mais honorait le malheur. Je désirais que le dernier rejeton d’une famille jadis haut placée trouvât du moins quelque appui dans mon obscur attachement, et que l’amitié ne lui manquât pas comme la fortune.
La population romaine, accoutumée aux étrangers, leur sert de frères et de sœurs. Madame de Beaumont a laissé, sur ce sol hospitalier aux morts, un pieux
Fath del.
Weil sculp
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MARIE JOSEPH CHENIER
Garnier frères Éditeurs
souvenir ; on se la rappelle encore : j’ai vu Léon XII prier à son tombeau. En 1828, je visitai le monument de celle qui fut l’âme d’une société évanouie ; le bruit de mes pas autour de ce monument muet, dans une église solitaire, m’était une admonition. « Je t’aimerai toujours, dit l’épitaphe grecque ; mais toi, chez les morts, ne bois pas, je t’en prie, à cette coupe qui te ferait oublier tes anciens amis. »
Si l’on rapportait à l’échelle des événements publics les calamités d’une vie privée, ces calamités devraient à peine occuper un mot dans des Mémoires. Qui n’a perdu un ami ? qui ne l’a vu mourir ? qui n’aurait à retracer une pareille scène de deuil ? La réflexion est juste, cependant personne ne s’est corrigé de raconter ses propres aventures : sur le vaisseau qui les emporte, les matelots ont une famille à terre qui les intéresse et dont ils s’entretiennent mutuellement. Chaque homme renferme en soi un monde à part, étranger aux lois et aux destinées générales des siècles. C’est, d’ailleurs, une erreur de croire que les révolutions, les accidents renommés, les catastrophes retentissantes, soient les fastes uniques de notre nature : nous travaillons tous un à un à la chaîne de l’histoire commune, et c’est de toutes ces existences individuelles que se compose l’univers humain aux yeux de Dieu.
En assemblant des regrets autour des cendres de madame de Beaumont, je ne fais que déposer sur un tombeau les couronnes qui lui étaient destinées.
LETTRE DE M. CHÊNEDOLLÉ.
« Vous ne doutez pas, mon cher et malheureux ami, de toute la part que je prends à votre affliction. Ma douleur n’est pas aussi grande que la vôtre, parce que cela n’est pas possible ; mais je suis bien profondément affligé de cette perte, et elle vient noircir encore cette vie qui, depuis longtemps, n’est plus que de la souffrance pour moi. Ainsi donc passe et s’efface de dessus la terre tout ce qu’il y a de bon, d’aimable et de sensible. Mon pauvre ami, dépêchez-vous de repasser en France ; venez chercher quelques consolations auprès de votre vieux ami. Vous savez si je vous aime : venez.
« J’étais dans la plus grande inquiétude sur vous : il y avait plus de trois mois que je n’avais reçu de vos nouvelles, et trois de mes lettres sont restées sans réponse. Les avez-vous reçues ? Madame de Caud a cessé tout à coup de m’écrire, il y a deux mois. Cela m’a causé une peine mortelle, et cependant je crois n’avoir aucun tort à me reprocher envers elle. Mais, quoi qu’elle fasse, elle ne pourra m’ôter l’amitié tendre et respectueuse que je lui ai vouée pour la vie. Fontanes et Joubert ont aussi cessé de m’écrire ; ainsi, tout ce que j’aimais semble s’être réuni pour m’oublier à la fois. Ne m’oubliez pas, ô vous, mon bon ami, et que sur cette terre de larmes il me reste encore un cœur sur lequel je puisse compter ! Adieu ! je vous embrasse en pleurant. Soyez sûr, mon bon ami, que je sens votre perte comme on doit la sentir. »
23 novembre 1803.
LETTRE DE M. DE FONTANES.
« Je partage tous vos regrets, mon cher ami : je sens la douleur de votre situation. Mourir si jeune et après avoir survécu à toute sa famille ! Mais, du moins, cette intéressante et malheureuse femme n’aura pas manqué des secours et des souvenirs de l’amitié. Sa mémoire vivra dans des cœurs dignes d’elle. J’ai fait passer à M. de la Luzerne la touchante relation qui lui était destinée. Le vieux Saint-Germain, domestique de votre amie, s’est chargé de la porter. Ce bon serviteur m’a fait pleurer en me parlant de sa maîtresse. Je lui ai dit qu’il avait un legs de dix mille francs ; mais il ne s’en est pas occupé un seul moment. S’il était possible de parler d’affaires dans de si lugubres circonstances, je vous dirais qu’il était bien naturel de vous donner au moins l’usufruit d’un bien qui doit passer à des collatéraux éloignés et presque inconnus. J’approuve votre conduite ; je connais votre délicatesse ; mais je ne puis avoir pour mon ami le même désintéressement qu’il a pour lui-même. J’avoue que cet oubli m’étonne et m’afflige. Madame de Beaumont sur son lit de mort vous a parlé, avec l’éloquence du dernier adieu, de l’avenir et de votre destinée. Sa voix doit avoir plus de force que la mienne. Mais vous a-t-elle conseillé de renoncer à huit ou dix mille francs d’appointements lorsque votre carrière était débarrassée des premières épines ? Pourriez-vous précipiter, mon cher ami, une démarche aussi importante ? Vous ne doutez pas du grand plaisir que j’aurai à vous revoir. Si je ne consultais que mon propre bonheur, je vous dirais : Venez tout à l’heure. Mais vos intérêts me sont aussi chers que les miens et je ne vois pas des ressources assez prochaines pour vous dédommager des avantages que vous perdez volontairement. Je sais que votre talent, votre nom et le travail ne vous laisseront jamais à la merci des premiers besoins ; mais je vois là plus de gloire que de fortune. Votre éducation, vos habitudes, veulent un peu de dépense. La renommée ne suffit pas seule aux choses de la vie, et cette misérable science du pot-au-feu est à la tête de toutes les autres quand on veut vivre indépendant et tranquille. J’espère toujours que rien ne vous déterminera à chercher la fortune chez les étrangers. Eh ! mon ami, soyez sûr qu’après les premières caresses ils valent encore moins que les compatriotes. Si votre amie mourante a fait toutes ces réflexions, ses derniers moments ont dû être un peu troublés ; mais j’espère qu’au pied de sa tombe vous trouverez des leçons et des lumières supérieures à toutes celles que les amis qui vous restent pourraient vous donner. Cette aimable femme vous aimait : elle vous conseillera bien. Sa mémoire et votre cœur vous guideront sûrement : je ne suis plus en peine si vous les écoutez tous deux. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse tendrement. »
M. Necker m’écrivit la seule lettre que j’aie jamais reçue de lui. J’avais été témoin de la joie de la cour lors du renvoi de ce ministre, dont les honnêtes opinions contribuèrent au renversement de la monarchie. Il avait été collègue de M. de Montmorin. M. Necker allait bientôt mourir au lieu d’où sa lettre était datée : n’ayant pas alors auprès de lui madame de Staël, il trouva quelques larmes pour l’amie de sa fille :
LETTRE DE M. NECKER.
« Ma fille, monsieur, en se mettant en route pour l’Allemagne, m’a prié d’ouvrir les paquets d’un grand volume qui pourraient lui être adressés, afin de juger s’ils valaient la peine de les lui faire parvenir par la poste : c’est le motif qui m’instruit, avant elle, de la mort de madame de Beaumont. Je lui ai envoyé, monsieur, votre lettre à Francfort, d’où elle sera probablement transmise plus loin, et peut-être à Weimar ou à Berlin. Ne soyez donc pas surpris, monsieur, si vous ne recevez pas la réponse de madame de Staël aussitôt que vous avez droit de l’attendre. Vous êtes bien sûr, monsieur, de la douleur qu’éprouvera madame de Staël en apprenant la perte d’une amie dont je lui ai toujours entendu parler avec un profond sentiment. Je m’associe à sa peine, je m’associe à la vôtre, monsieur, et j’ai une part à moi en particulier lorsque je songe au malheureux sort de toute la famille de mon ami M. de Montmorin.
« Je vois, monsieur, que vous êtes sur le point de quitter Rome pour retourner en France : je souhaite que vous preniez votre route par Genève, où je vais passer l’hiver. Je serais très empressé à vous faire les honneurs d’une ville où vous êtes déjà connu de réputation. Mais où ne l’êtes-vous pas, monsieur ? Votre dernier ouvrage, étincelant de beautés incomparables, est entre les mains de tous ceux qui aiment à lire.
« J’ai l’honneur de vous présenter, monsieur, les assurances et l’hommage des sentiments les plus distingués.
« Necker. »
Coppet, le 27 novembre 1803.
LETTRE DE MADAME DE STAËL.
Francfort, ce 3 décembre 1803
« Ah ! mon Dieu, my dear Francis, de quelle douleur je suis saisie en recevant votre lettre ! Déjà hier, cette affreuse nouvelle était tombée sur moi par les gazettes, et votre déchirant récit vient la graver pour jamais en lettres de sang dans mon cœur. Pouvez-vous, pouvez-vous me parler d’opinions différentes sur la religion, sur les prêtres ? Est-ce qu’il y a deux opinions, quand il n’y a qu’un sentiment ? Je n’ai lu votre récit qu’à travers les plus douloureuses larmes. My dear Francis, rappelez-vous le temps où vous vous sentiez le plus d’amitié pour moi ; n’oubliez pas surtout celui où tout mon cœur était attiré vers vous, et dites-vous que ces sentiments, plus tendres, plus profonds que jamais, sont au fond de mon âme pour vous. J’aimais, j’admirais le caractère de madame de Beaumont : je n’en connais point de plus généreux, de plus reconnaissant, de plus passionnément sensible. Depuis que je suis entrée dans le monde, je n’avais jamais cessé d’avoir des rapports avec elle, et je sentais toujours qu’au milieu même de quelques diversités, je tenais à elle par toutes les racines. Mon cher Francis, donnez-moi une place dans votre vie. Je vous admire, je vous aime, j’aimais celle que vous regrettez. Je suis une amie dévouée, je serai pour vous une sœur. Plus que jamais je dois respecter vos opinions : Matthieu, qui les a, a été un ange pour moi dans la dernière peine que je viens d’éprouver. Donnez-moi une nouvelle raison de les ménager : faites que je vous sois utile ou agréable de quelque manière. Vous a-t-on écrit que j’avais été exilée à quarante lieues de Paris ? J’ai pris ce moment pour faire le tour de l’Allemagne ; mais, au printemps, je serai revenue à Paris même, si mon exil est fini, ou auprès de Paris, ou à Genève. Faites que, de quelque manière, nous nous réunissions. Est-ce que vous ne sentez pas que mon esprit et mon âme entendent la vôtre, et ne sentez-vous pas en quoi nous nous ressemblons, à travers les différences ? M. de Humboldt m’avait écrit, il y a quelques jours, une lettre où il me parlait de votre
Fath del.
Mauduison père sc
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MADAME DE STAËL
Garnier frères Éditeurs
ouvrage avec une admiration qui doit vous flatter dans un homme et de son mérite et de son opinion. Mais que vais-je vous parler de vos succès, dans un tel moment ? Cependant elle les aimait ces succès, elle y attachait sa gloire. Continuez de rendre illustre celui qu’elle a tant aimé. Adieu, mon cher François. Je vous écrirai de Weimar en Saxe. Répondez-moi là, chez MM. Desport, banquiers. Que dans votre récit il y a des mots déchirants ! Et cette résolution de garder la pauvre Saint-Germain : vous l’amènerez une fois dans ma maison.
« Adieu tendrement : douloureusement adieu.
« N. de Staël. »
Cette lettre empressée, affectueusement rapide, écrite par une femme illustre, me causa un redoublement d’attendrissement. Madame de Beaumont aurait été bien heureuse dans ce moment, si le ciel lui eût permis de renaître ! Mais nos attachements, qui se font entendre des morts, n’ont pas le pouvoir de les délivrer : quand Lazare se leva de la tombe, il avait les pieds et les mains liés avec des bandes et le visage enveloppé d’un suaire : or, l’amitié ne saurait dire, comme le Christ à Marthe et à Marie : « Déliez-le, et le laissez aller. »
Ils sont passés aussi mes consolateurs, et ils me demandent pour eux les regrets qu’ils donnaient à une autre.
J’étais déterminé à quitter cette carrière des affaires où des malheurs personnels étaient venus se mêler à la médiocrité du travail et à d’intimes tracasseries politiques. On n’a pas su ce que c’est que la désolation du cœur, quand on n’est point demeuré seul à errer dans les lieux naguère habités d’une personne qui avait agréé votre vie : on la cherche et on ne la trouve plus ; elle vous parle, vous sourit, vous accompagne ; tout ce qu’elle a porté ou touché reproduit son image ; il n’y a entre elle et vous qu’un rideau transparent, mais si lourd que vous ne pouvez le lever. Le souvenir du premier ami qui vous a laissé sur la route est cruel ; car, si vos jours se sont prolongés, vous avez nécessairement fait d’autres pertes : ces morts qui se sont suivies se rattachent à la première, et vous pleurez à la fois dans une seule personne toutes celles que vous avez successivement perdues.
Tandis que je prenais des arrangements prolongés par l’éloignement de la France, je restais abandonné sur les ruines de Rome. À ma première promenade, les aspects me semblaient changés, je ne reconnaissais ni les arbres, ni les monuments, ni le ciel ; je m’égarais au milieu des campagnes, le long des cascades, des aqueducs, comme autrefois sous les berceaux des bois du Nouveau Monde. Je rentrais dans la ville éternelle, qui joignait actuellement à tant d’existences passées une vie éteinte de plus. À force de parcourir les solitudes du Tibre, elles se gravèrent si bien dans ma mémoire, que je les reproduisis assez correctement dans ma Lettre à M. de Fontanes : « Si l’étranger est malheureux, disais-je ; s’il a mêlé les cendres qu’il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du tombeau de Cecilia Metella au cercueil d’une femme infortunée ! »
C’est aussi à Rome que je conçus pour la première fois l’idée d’écrire les Mémoires de ma vie ; j’en trouve quelques lignes jetées au hasard, dans lesquelles je déchiffre ce peu de mots : « Après avoir erré sur la terre, passé les plus belles années de ma jeunesse loin de mon pays, et souffert à peu près tout ce qu’un homme peut souffrir, la faim même, je revins à Paris en 1800. »
Dans une lettre à M. Joubert, j’esquissais ainsi mon plan :
« Mon seul bonheur est d’attraper quelques heures, pendant lesquelles je m’occupe d’un ouvrage qui peut seul apporter de l’adoucissement à mes peines : ce sont les Mémoires de ma vie. Rome y entrera ; ce n’est que comme cela que je puis désormais parler de Rome. Soyez tranquille ; ce ne seront point des confessions pénibles pour mes amis : si je suis quelque chose dans l’avenir, mes amis y auront un nom aussi beau que respectable. Je n’entretiendrai pas non plus la postérité du détail de mes faiblesses ; je ne dirai de moi que ce qui est convenable à ma dignité d’homme et, j’ose le dire, à l’élévation de mon cœur. Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau ; ce n’est pas mentir à Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos pareils à des sentiments nobles et généreux. Ce n’est pas qu’au fond j’aie rien à cacher ; je n’ai ni fait chasser une servante pour un ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme qui m’a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-Trouvés ; mais j’ai eu mes faiblesses, mes abattements de cœur ; un gémissement sur moi suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes, faites pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société à la reproduction de ces plaies que l’on retrouve partout ? On ne manque pas d’exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature humaine. »
Dans ce plan que je me traçais, j’oubliais ma famille, mon enfance, ma jeunesse, mes voyages et mon exil : ce sont pourtant les récits où je me suis plu davantage.
J’avais été comme un heureux esclave : accoutumé à mettre sa liberté au cep, il ne sait plus que faire de son loisir quand ses entraves sont brisées. Lorsque je me voulais livrer au travail, une figure venait se placer devant moi, et je ne pouvais plus en détacher mes yeux : la religion seule me fixait par sa gravité et par les réflexions d’un ordre supérieur qu’elle me suggérait.
Cependant, en m’occupant de la pensée d’écrire mes Mémoires, je sentis le prix que les grands attachaient à la valeur de leur nom : il y a peut-être une réalité touchante dans cette perpétuité des souvenirs qu’on peut laisser en passant. Peut-être, parmi les grands hommes de l’antiquité, cette idée d’une vie immortelle chez la race humaine leur tenait-elle lieu de cette immortalité de l’âme, demeurée pour eux un problème. Si la renommée est peu de chose quand elle ne se rapporte qu’à nous, il faut convenir néanmoins que c’est un beau privilège attaché à l’amitié du génie, de donner une existence impérissable à tout ce qu’il a aimé.
J’entrepris un commentaire de quelques livres de la Bible, en commençant par la Genèse. Sur ce verset : Voici qu’Adam est devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal ; donc, maintenant, il ne faut pas qu’il porte la main au fruit de vie, qu’il le prenne, qu’il en mange et qu’il vive éternellement ; je remarquai l’ironie formidable du Créateur : Voici qu’Adam est devenu semblable à l’un de nous, etc. Il ne faut pas que l’homme porte la main au fruit de vie. Pourquoi ? Parce qu’il a goûté au fruit de la science et qu’il connaît le bien et le mal ; il est maintenant accablé de maux ; donc, il ne faut pas qu’il vive éternellemen :t quelle bonté de Dieu que la mort !
Il y a des prières commencées, les unes pour les inquiétudes de l’âme, les autres pour se fortifier contre la prospérité des méchants : je cherchais à ramener à un centre de repos mes pensées errantes hors de moi.
Comme Dieu ne voulait pas finir là ma vie, la réservant à de longues épreuves, les orages qui s’étaient soulevés se calmèrent. Tout à coup, le cardinal ambassadeur changea de manières à mon égard : j’eus une explication avec lui, et déclarai ma résolution de me retirer. Il s’y opposa : il prétendit que ma démission, dans ce moment, aurait l’air d’une disgrâce ; que je réjouirais mes ennemis, que le premier consul prendrait de l’humeur, ce qui m’empêcherait d’être tranquille dans les lieux où je voulais me retirer. Il me proposa d’aller passer quinze jours ou un mois à Naples.
Dans ce moment même, la Russie me faisait sonder pour savoir si j’accepterais la place de gouverneur d’un grand-duc : ce serait tout au plus si j’aurais voulu faire à Henri V le sacrifice des dernières années de ma vie.
Tandis que je flottais entre mille partis, je reçus la nouvelle que le premier consul m’avait nommé ministre dans le Valais. Il s’était d’abord emporté sur des dénonciations ; mais, revenant à sa raison, il comprit que j’étais de cette race qui n’est bonne que sur un premier plan, qu’il ne fallait me mêler à personne, ou bien que l’on ne tirerait jamais parti de moi. Il n’y avait point de place vacante ; il en créa une, et, la choisissant conforme à mon instinct de solitude et d’indépendance, il me plaça dans les Alpes ; il me donna une république catholique, avec un monde de torrents : le Rhône et nos soldats se croiseraient à mes pieds, l’un descendant vers la France, les autres remontant vers l’Italie, le Simplon ouvrant devant moi son audacieux chemin. Le consul devait m’accorder autant de congés que j’en désirerais pour voyager en Italie, et madame Bacciochi me faisait mander par Fontanes que la première grande ambassade disponible m’était réservée. J’obtins donc cette première victoire diplomatique sans m’y attendre, et sans le vouloir : il est vrai qu’à la tête de l’État se trouvait une haute intelligence, qui ne voulait pas abandonner à des intrigues de bureaux une autre intelligence qu’elle sentait trop disposée à se séparer du pouvoir.
Cette remarque est d’autant plus vraie que le cardinal Fesch, à qui je rends dans ces Mémoires une justice sur laquelle peut-être il ne comptait pas, avait envoyé deux dépêches malveillantes à Paris, presque au moment même que ses manières étaient devenues plus obligeantes, après la mort de madame de Beaumont. Sa véritable pensée était-elle dans ses conversations, lorsqu’il me permettait d’aller à Naples, ou dans ses missives diplomatiques ? Conversations et missives sont de la même date, et contradictoires. Il n’eût tenu qu’à moi de mettre M. le cardinal d’accord avec lui-même, en faisant disparaître les traces des rapports qui me concernaient : il m’eût suffi de retirer des cartons, lorsque j’étais ministre des affaires étrangères, les élucubrations de l’ambassadeur : je n’aurais fait que ce qu’a fait M. de Talleyrand au sujet de sa correspondance avec l’empereur. Je n’ai pas cru avoir le droit d’user de ma puissance à mon profit. Si, par hasard, on recherchait ces documents, on les trouverait à leur place. Que cette manière d’agir soit une duperie, je le veux bien ; mais, pour ne pas me faire le mérite d’une vertu que je n’ai pas, il faut qu’on sache que ce respect des correspondances de mes détracteurs tient plus à mon mépris qu’à ma générosité. J’ai vu aussi dans les archives de l’ambassade à Berlin des lettres offensantes de M. le marquis de Bonnay à mon égard : loin de me ménager, je les ferai connaître.
M. le cardinal Fesch ne gardait pas plus de retenue avec le pauvre abbé Guillon (l’évêque du Maroc) : il était signalé comme un agent de la Russie. Bonaparte traitait M. Lainé d’agent de l’Angleterre : c’étaient là de ces commérages dont ce grand homme avait pris la méchante habitude dans des rapports de police. Mais n’y avait-il rien à dire contre M. Fesch lui-même ? Le cardinal de Clermont-Tonnerre était à Rome comme moi, en 1803 ; que n’écrivait-il point de l’oncle de Napoléon ! J’ai les lettres.
Au reste, à qui ces contentions, ensevelies depuis quarante ans dans des liasses vermoulues, importent-elles ? Des divers acteurs de cette époque un seul restera, Bonaparte. Nous tous qui prétendons vivre, nous sommes déjà morts : lit-on le nom de l’insecte à la faible lueur qu’il traîne quelquefois après lui en rampant ?
M. le cardinal Fesch m’a retrouvé depuis, ambassadeur auprès de Léon XII ; il m’a donné des preuves d’estime : de mon côté, j’ai tenu à le prévenir et à l’honorer. Il est d’ailleurs naturel que l’on m’ait jugé avec une sévérité que je ne m’épargne pas. Tout cela est archipassé : je ne veux pas même reconnaître l’écriture de ceux qui, en 1803, ont servi de secrétaires officiels ou officieux à M. le cardinal Fesch.
Je partis pour Naples : là commença une année sans madame de Beaumont ; année d’absence, que tant d’autres devaient suivre ! Je n’ai point revu Naples depuis cette époque, bien qu’en 1828 je fusse à la porte de cette même ville, où je me promettais d’aller avec madame de Chateaubriand. Les orangers étaient couverts de leurs fruits, et les myrtes de leurs fleurs. Baïes, les Champs-Élysées et la mer, étaient des enchantements que je ne pouvais plus dire à personne. J’ai peint la baie de Naples dans les Martyrs. Je montai au Vésuve et descendis dans son cratère. Je me pillais : je jouais une scène de René.
À Pompéi, on me montra un squelette enchaîné et des mots latins estropiés, barbouillés par des soldats sur des murs. Je revins à Rome. Canova m’accorda l’entrée de son atelier tandis qu’il travaillait à une statue de nymphe. Ailleurs, les modèles des marbres du tombeau que j’avais commandé étaient déjà d’une grande expression. J’allai prier sur des cendres à Saint-Louis, et je partis pour Paris le 21 janvier 1804, autre jour de malheur.
Voici une prodigieuse misère : trente-cinq ans se sont écoulés depuis la date de ces événements. Mon chagrin ne se flattait-il pas, en ces jours lointains, que le lien qui venait de se rompre serait mon dernier lien ? Et pourtant, que j’ai vite, non pas oublié, mais remplacé ce qui me fut cher ! Ainsi va l’homme de défaillance en défaillance. Lorsqu’il est jeune et qu’il mène devant lui sa vie, une ombre d’excuse lui reste ; mais lorsqu’il s’y attelle et qu’il la traîne péniblement derrière lui, comment l’excuser ! L’indigence de notre nature est si profonde, que dans nos infirmités volages, pour exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des mots déjà usés par nous dans nos anciens attachements. Il est cependant des paroles qui ne devraient servir qu’une fois : on les profane en les répétant. Nos amitiés trahies et délaissées nous reprochent les nouvelles sociétés où nous sommes engagés ; nos heures s’accusent : notre vie est une perpétuelle rougeur, parce qu’elle est une faute continuelle.
Mon dessein n’étant pas de rester à Paris, je descendis à l’hôtel de France, rue de Beaune, où madame de Chateaubriand vint me rejoindre pour se rendre avec moi dans le Valais. Mon ancienne société, déjà à demi dispersée, avait perdu le lien qui la réunissait.
Bonaparte marchait à l’empire ; son génie s’élevait à mesure que grandissaient les événements : il pouvait, comme la poudre en se dilatant, emporter le monde ; déjà immense, et cependant ne se sentant pas au sommet, ses forces le tourmentaient ; il tâtonnait, il semblait chercher son chemin : quand j’arrivai à Paris, il en était à Pichegru et à Moreau ; par une mesquine envie, il avait consenti à les admettre pour rivaux : Moreau, Pichegru et Georges Cadoudal, qui leur était fort supérieur, furent arrêtés.
Ce train vulgaire de conspirations que l’on rencontre dans toutes les affaires de la vie n’avait rien de ma nature, et j’étais aise de m’enfuir aux montagnes.
Le conseil de la ville de Sion m’écrivit. La naïveté de cette dépêche en a fait pour moi un document ; j’entrais dans la politique par la religion : le Génie du Christianisme m’en avait ouvert les portes.
RÉPUBLIQUE DU VALAIS
Sion, 20 février 1804.
le conseil de la ville de sion
À monsieur Chateaubriand, secrétaire de légation de la République française à Rome.
« Monsieur,
« Par une lettre officielle de notre grand bailli, nous avons appris votre nomination à la place de ministre de France près de notre République. Nous nous empressons à vous en témoigner la joie la plus complète que ce choix nous donne. Nous voyons dans cette nomination un précieux gage de la bienveillance du premier consul envers notre République, et nous nous félicitons de l’honneur de vous posséder dans nos murs : nous en tirons les plus heureux augures pour les avantages de notre patrie et de notre ville. Pour vous donner un témoignage de ces sentiments, nous avons délibéré de vous faire préparer un logement provisoire, digne de vous recevoir, garni de meubles et d’effets convenables pour votre usage, autant que la localité et nos circonstances le permettent, en attendant que vous ayez pu prendre vous-même des arrangements à votre convenance.
« Veuillez, monsieur, agréer cette offre comme une preuve de nos dispositions sincères à honorer le gouvernement français dans son envoyé, dont le choix doit plaire particulièrement à un peuple religieux. Nous vous prions de vouloir bien nous prévenir de votre arrivée dans cette ville.
« Agréez, monsieur, les assurances de notre respectueuse considération.
« Le président du conseil de la ville de Sion,
« De Riedmatten.
« Par le conseil de la ville :
« Le secrétaire du conseil,
« De Torrenté. »
Deux jours avant le 21 mars, je m’habillai pour aller prendre congé de Bonaparte aux Tuileries ; je ne l’avais pas revu depuis le moment où il m’avait parlé chez Lucien. La galerie où il recevait était pleine ; il était accompagné de Murat et d’un premier aide de camp ; il passait presque sans s’arrêter. À mesure qu’il approcha de moi, je fus frappé de l’altération de son visage : ses joues étaient dévalées et livides, ses yeux âpres, son teint pâli et brouillé, son air sombre et terrible. L’attrait qui m’avait précédemment poussé vers lui cessa ; au lieu de rester sur son passage, je fis un mouvement afin de l’éviter. Il me jeta un regard comme pour chercher à me reconnaître, dirigea quelques pas vers moi, puis se détourna et s’éloigna. Lui étais-je apparu comme un avertissement ? Son aide de camp me remarqua ; quand la foule me couvrait, cet aide de camp essayait de m’entrevoir entre les personnages placés devant moi, et rentraînait le consul de mon côté. Ce jeu continua près d’un quart d’heure, moi toujours me retirant, Napoléon me suivant toujours sans s’en douter. Je n’ai jamais pu m’expliquer ce qui avait frappé l’aide de camp. Me prenait-il pour un homme suspect qu’il n’avait jamais vu ? Voulait-il, s’il savait qui j’étais, forcer Bonaparte à s’entretenir avec moi ? Quoi qu’il en soit, Napoléon passa dans un autre salon. Satisfait d’avoir rempli ma tâche en me présentant aux Tuileries, je me retirai. À la joie que j’ai toujours éprouvée en sortant d’un château, il est évident que je n’étais pas fait pour y entrer.
Retourné à l’hôtel de France, je dis à plusieurs de mes amis : « Il faut qu’il y ait quelque chose d’étrange que nous ne savons pas, car Bonaparte ne peut être changé à ce point, à moins d’être malade. » M. Bourrienne a su ma singulière prévision, il a seulement confondu les dates ; voici sa phrase : « En revenant de chez le premier consul, M. de Chateaubriand déclara à ses amis qu’il avait remarqué chez le premier consul une grande altération et quelque chose de sinistre dans le regard. »
Oui, je le remarquai : une intelligence supérieure n’enfante pas le mal sans douleur, parce que ce n’est pas son fruit naturel, et qu’elle ne devait pas le porter.
Le surlendemain, 21 mars, je me levai de bonne heure, pour un souvenir qui m’était triste et cher. M. de Montmorin avait fait bâtir un hôtel au coin de la rue Plumet, sur le boulevard neuf des Invalides. Dans le jardin de cet hôtel, vendu pendant la Révolution, madame de Beaumont, presque enfant, avait planté un cyprès, et elle s’était plu quelquefois à me le montrer en passant : c’était à ce cyprès, dont je savais seul l’origine et l’histoire, que j’allais faire mes adieux. Il existe encore, mais il languit et s’élève à peine à la hauteur de la croisée sous laquelle une main qui s’est retirée aimait à le cultiver. Je distingue ce pauvre arbre entre trois ou quatre autres de son espèce ; il semble me connaître et se réjouir quand j’approche ; des souffles mélancoliques inclinent un peu vers moi sa tête jaunie, et il murmure à la fenêtre de la chambre abandonnée : intelligences mystérieuses entre nous, qui cesseront quand l’un ou l’autre sera tombé.
Mon pieux tribut payé, je descendis le boulevard et l’esplanade des Invalides, traversai le pont Louis XVI et le jardin des Tuileries, d’où je sortis près du pavillon Marsan, à la grille qui s’ouvre aujourd’hui sur la rue de Rivoli. Là, entre onze heures et midi, j’entendis un homme et une femme qui criaient une nouvelle officielle ; des passants s’arrêtaient, subitement pétrifiés par ces mots : « Jugement de la commission militaire spéciale convoquée à Vincennes, qui condamne à la peine de mort le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772 à Chantilly. »
Ce cri tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie, de même qu’il changea celle de Napoléon. Je rentrai chez moi ; je dis à madame de Chateaubriand : « Le duc d’Enghien vient d’être fusillé. » Je m’assis devant une table, et je me mis à écrire ma démission. Madame de Chateaubriand ne s’y opposa point et me vit écrire avec un grand courage. Elle ne se dissimulait pas mes dangers : on faisait le procès au général Moreau et à Georges Cadoudal ; le lion avait goûté le sang, ce n’était pas le moment de l’irriter.
M. Clausel de Coussergues arriva sur ces entrefaites ; il avait aussi entendu crier l’arrêt. Il me trouva la plume à la main : ma lettre, dont il me fit supprimer, par pitié pour madame de Chateaubriand, des phrases de colère, partit ; elle était au ministre des relations extérieures. Peu importait la rédaction : mon opinion et mon crime étaient dans le fait de ma démission : Bonaparte ne s’y trompa pas. Madame Bacciochi jeta les hauts cris en apprenant ce qu’elle appelait ma défection ; elle m’envoya chercher et me fit les plus vifs reproches. M. de Fontanes devint presque fou de peur au premier moment : il me réputait fusillé avec toutes les personnes qui m’étaient attachées. Pendant plusieurs jours, mes amis restèrent dans la crainte de me voir enlever par la police ; ils se présentaient chez moi d’heure en heure, et toujours en frémissant, quand ils abordaient la loge du portier. M. Pasquier vint m’embrasser le lendemain de ma démission, disant qu’on était heureux d’avoir un ami tel que moi. Il demeura un temps assez considérable dans une honorable modération, éloigné des places et du pouvoir.
Néanmoins, ce mouvement de sympathie, qui nous emporte à la louange d’une action généreuse, s’arrêta. J’avais accepté, en considération de la religion, une place hors de France, place que m’avait conférée un génie puissant, vainqueur de l’anarchie, un chef sorti du principe populaire, le consul d’une république, et non un roi continuateur d’une monarchie usurpée ; alors, j’étais isolé dans mon sentiment, parce que j’étais conséquent dans ma conduite ; je me retirai quand les conditions auxquelles je pouvais souscrire s’altérèrent ; mais aussitôt que le héros se fut changé en meurtrier, on se précipita dans ses antichambres. Six mois après le 21 mars, on eût pu croire qu’il n’y avait plus qu’une opinion dans la haute société, sauf de méchants quolibets que l’on se permettait à huis clos. Les personnes tombées prétendaient avoir été forcées, et l’on ne forçait, disait-on, que ceux qui avaient un grand nom ou une grande importance, et chacun, pour prouver son importance ou ses quartiers, obtenait d’être forcé à force de sollicitations.
Ceux qui m’avaient le plus applaudi s’éloignèrent ; ma présence leur était un reproche : les gens prudents trouvent de l’imprudence dans ceux qui cèdent à l’honneur. Il y a des temps où l’élévation de l’âme est une véritable infirmité ; personne ne la comprend ; elle passe pour une espèce de borne d’esprit, pour un préjugé, une habitude inintelligente d’éducation, une lubie, un travers qui vous empêche de juger les choses ; imbécillité honorable peut-être, dit-on, mais ilotisme stupide. Quelle capacité peut-on trouver à n’y voir goutte, à rester étranger à la marche du siècle, au mouvement des idées, à la transformation des mœurs, au progrès de la société ? N’est-ce pas une méprise déplorable que d’attacher aux événements une importance qu’ils n’ont pas ? Barricadé dans vos étroits principes, l’esprit aussi court que le jugement, vous êtes comme un homme logé sur le derrière d’une maison, n’ayant vue que sur une petite cour, ne se doutant ni de ce qui se passe dans la rue, ni du bruit qu’on entend au dehors. Voilà où vous réduit un peu d’indépendance, objet de pitié que vous êtes pour la médiocrité : quant aux grands esprits à l’orgueil affectueux et aux yeux sublimes, oculos sublimes, leur dédain miséricordieux vous pardonne, parce qu’ils savent que vous ne pouvez pas entendre. Je me renfonçai donc humblement dans ma carrière littéraire ; pauvre Pindare destiné à chanter dans ma première olympique l’excellence de l’eau, laissant le vin aux heureux.
L’amitié rendit le cœur à M. de Fontanes ; madame Bacciochi plaça sa bienveillance entre la colère de son frère et ma résolution ; M. de Talleyrand, indifférence ou calcul, garda ma démission plusieurs jours avant d’en parler : quand il l’annonça à Bonaparte, celui-ci avait eu le temps de réfléchir. En recevant de ma part la seule et directe marque de blâme d’un honnête homme qui ne craignait pas de le braver, il ne prononça que ces deux mots : « C’est bon. » Plus tard il dit à sa sœur : « Vous avez eu bien peur pour votre ami ? » Longtemps après, en causant avec M. de Fontanes, il lui avoua que ma démission était une des choses qui l’avait le plus frappé. M. de Talleyrand me fit écrire une lettre de bureau dans laquelle il me reprochait gracieusement d’avoir privé son département de mes talents et de mes services. Je rendis les frais d’établissement, et tout fut fini en apparence. Mais en osant quitter Bonaparte je m’étais placé à son niveau, et il était animé contre moi de toute sa forfaiture, comme je l’étais contre lui de toute ma loyauté. Jusqu’à sa chute, il a tenu le glaive suspendu sur ma tête ; il revenait quelquefois à moi par un penchant naturel et cherchait à me noyer dans ses fatales prospérités ; quelquefois j’inclinais vers lui par l’admiration qu’il m’inspirait, par l’idée que j’assistais à une transformation sociale, non à un simple changement de dynastie : mais, antipathiques sous beaucoup de rapports, nos deux natures reparaissaient, et s’il m’eût fait fusiller volontiers, en le tuant, je n’aurais pas senti beaucoup de peine.
La mort fait ou défait un grand homme ; elle l’arrête au pas qu’il allait descendre, ou au degré qu’il allait monter : c’est une destinée accomplie ou manquée ; dans le premier cas, on en est à l’examen de ce qu’elle a été ; dans le second, aux conjectures de ce qu’elle aurait pu devenir.
Si j’avais rempli un devoir dans des vues lointaines d’ambition, je me serais trompé. Charles X n’a appris qu’à Prague ce que j’avais fait en 1804 : il revenait de la monarchie. « Chateaubriand, me dit-il, au château de Hradschin, vous aviez servi Bonaparte ? — Oui, sire. — Vous avez donné votre démission à la mort de M. le duc d’Enghien ? — Oui, sire. » Le malheur instruit ou rend la mémoire. Je vous ai raconté qu’un jour, à Londres, réfugié avec M. de Fontanes dans une allée pendant une averse, M. le duc de Bourbon se vint cacher sous le même abri : en France, son vaillant père et lui, qui remerciaient si poliment quiconque écrivait l’oraison funèbre de M. le duc d’Enghien, ne m’ont pas adressé un souvenir : ils ignoraient sans doute aussi ma conduite ; il est vrai que je ne leur en ai jamais parlé.
↑ La pièce de Pierre Corneille à laquelle sont empruntés ces vers a pour titre : Sur le canal du Languedoc, pour la jonction des Deux Mers : Imitation d’une pièce latine de Parisot, avocat de Toulouse. Dans le premier vers, Corneille n’a pas dit : « La Garonne et le Tarn », mais :
La Garonne et l’Atax, en leurs grottes profondes…
L’Atax, c’est l’Aude, qui se jette dans la Méditerranée par les étangs de Sijean et de Vendres.
↑ La lettre de Talleyrand, notifiant à l’auteur du Génie du Christianisme sa nomination de secrétaire, est du 19 floréal, an XI (9 mai 1803). En voici le texte :
« Je m’empresse, citoyen, de vous envoyer une copie de l’arrêté par lequel le Premier Consul vous nomme secrétaire de la légation de la République à Rome. Vos talents et l’usage que vous en avez fait n’ont pu que vous faire connaître d’une manière avantageuse dans votre pays et dans celui où vous allez résider, et je ne doute point du soin que vous mettrez à justifier la confiance du gouvernement. J’ai l’honneur, etc. »
↑ L’abbé de Bonnevie (Pierre-Étienne), né à Rethel le 6 janvier 1761, mort à Lyon le 7 mars 1849. Pendant l’émigration, il avait été, ainsi que le dit Chateaubriand, aumônier à l’armée des princes. Après le rétablissement du culte, il fut nommé chanoine à la Primatiale de Lyon, et accompagna le cardinal Fesch à Rome en 1803. Une étroite intimité s’établit entre l’auteur du Génie du Christianisme et le très spirituel abbé, qui ne tarda pas à conquérir l’estime et l’affection de Mme de Chateaubriand. Jusqu’à leur mort, il resta l’un de leurs plus fidèles amis. On trouvera dans le livre de M. l’abbé Pailhès sur Chateaubriand, sa femme et ses amis, quelques-unes des lettres écrites par la vicomtesse de Chateaubriand à son cher Comte de Lyon. Elles sont charmantes, surtout celle du 10 juillet 1839, trop longue pour être ici donnée tout entière, mais dont voici au moins quelques lignes :
« … Je vous écris ces lignes pour vous gronder. On dit, l’abbé, que vous vous portez à merveille ; que vous êtes jeune et gai comme par le passé ; pourquoi donc ne pas venir nous voir ? On voyage à tout âge, et dans ce moment surtout que la poste vient de lancer sur les chemins des voitures de courriers qui feraient rougir une voiture d’ambassadeur. Je vous ai dit que nous avons une vilaine chambre à vous donner ; mais si vous voulez être logé comme un chanoine, vous pourrez prendre un appartement aux Missions-Étrangères ; vous serez là à notre porte, pouvant venir déjeuner, dîner et déraisonner avec nous… »
↑ Le lendemain, dans la ferveur de son enthousiasme, il écrit à Fontanes :
« Rome, 10 messidor an xi (29 juin 1803).
« Mon cher et très cher ami, un mot pour vous annoncer mon arrivée. Me voilà logé chez M. Cacault qui me traite comme son fils. Il est Breton. (M. Cacault était né à Nantes). Le secrétaire de légation (M. Artaud), que je remplace ou que je ne remplace pas (car il n’est pas encore rappelé), me trouve le meilleur enfant du monde et nous sommes les meilleurs amis. Je reçois compliments sur compliments de tous les grands du monde, et pour achever cette chance heureuse, je tombe à Rome la veille même de la Saint-Pierre, et je vois en arrivant la plus belle fête de l’année, au pied même du trône pontifical.
« Venez vite ici, mon cher ami. Toute ma froideur n’a pu tenir contre une chose si étonnante : j’ai la tête troublée de tout ce que je vois. Figurez-vous que vous ne savez rien de Rome, que personne ne sait rien quand on n’a pas vu tant de grandeurs, de ruines, de souvenirs.
« Enfin, venez, venez : voilà tout ce que je puis vous dire à présent. Il faut que mes idées se soient un peu rassemblées, avant que je puisse vous tracer l’ombre de ce que je vois… »
↑ Dès le mois de septembre 1802, Chateaubriand avait fait hommage à Pie VII de ses volumes du Génie du Christianisme. La lettre suivante accompagnait l’envoi de l’ouvrage :
TRÈS SAINT-PÈRE,
« Ignorant si ce faible ouvrage obtiendrait quelque succès, je n’ai pas osé d’abord le présenter à Votre Sainteté. Maintenant que le suffrage du public semble le rendre digne de vous être offert, je prends la liberté de le déposer à vos pieds sacrés.
« Si Votre Sainteté daigne jeter les yeux sur le quatrième volume, elle verra les efforts que j’ai faits pour venger les autels et leurs ministres des injures d’une fausse philosophie. Elle y verra mon admiration pour le Saint Siège et pour le génie des Pontifes qui l’ont occupé. Elle me pardonnera peut-être d’avoir annoncé leur glorieux successeur qui vient de fermer les plaies de l’Église. Heureux si Votre Sainteté agrée l’hommage que j’ai rendu à ses vertus, et si mon zèle pour la religion peut me mériter sa bénédiction paternelle.
« Je suis, avec le plus profond respect, de Votre Sainteté, le très humble et très obéissant serviteur.
« de Chateaubriand.
« Paris, ce 28 septembre 1802. »
La présentation de Chateaubriand à Pie VII eut lieu le 2 juillet 1803. Il écrivait, le lendemain, à M. Joubert : « Sa Sainteté m’a reçu hier ; elle m’a fait asseoir auprès d’elle de la manière la plus affectueuse. Elle m’a montré obligeamment qu’elle lisait le Génie du Christianisme, dont elle avait un volume ouvert sur sa table. On ne peut voir un meilleur homme, un plus digne prélat, et un prince plus simple : ne me prenez pas pour madame de Sévigné. »
↑ Victor-Emmanuel I (1754-1824), le souverain dépossédé que représentait alors à Saint-Pétersbourg le comte Joseph de Maistre. — Avant l’arrivée du cardinal Fesch, qu’il précédait à Rome de quelques jours, Chateaubriand avait cru pouvoir faire visite à l’ex-roi de Sardaigne. Il annonçait du reste lui-même, en ces termes, à M. de Talleyrand, la démarche qui allait attirer sur sa tête un si violent orage :
« 12 juillet 1803.
« CITOYEN MINISTRE,
« M. le cardinal Fesch présente ce soir ses lettres de créance au Pape. Avant que notre mission fût officiellement reconnue à Rome, je me suis empressé de voir ici toutes les personnes qu’il était honorable de voir. J’ai été présenté, comme simple particulier et homme de lettres, au roi et à la reine de Sardaigne. Leurs Majestés ne m’ont entretenu que d’objets d’art et de littérature.
« J’ai l’honneur de vous saluer respectueusement. »
↑ Antoine-François-Philippe Dubois-Descours, marquis de La Maisonfort (1778-1827). Il était, au moment de la Révolution, sous-lieutenant dans les gardes du corps, à la compagnie de Gramont. Il émigra et fit la campagne de 1792, à l’armée des princes. Rentré en France au début du Consulat, il fut arrêté et interné à l’île d’Elbe, d’où il s’échappa et vint à Rome. C’est alors que le vit Chateaubriand. Il put gagner la Russie et ne revit la France qu’en 1814. Député du Nord, de 1815 à 1816, il fut, après la session, chargé de la direction du domaine extraordinaire de la couronne. Devenu plus tard ministre plénipotentiaire à Florence, il eut la bonne fortune d’y voir arriver, comme secrétaire de la légation, Alphonse de Lamartine. Le marquis de la Maisonfort a publié un grand nombre d’écrits politiques, notamment le Tableau politique de l’Europe depuis la bataille de Leipzig jusqu’au 13 mars 1814. Il devra de vivre à cette double chance d’avoir eu son nom inscrit dans les Mémoires de Chateaubriand et dans les Méditations de Lamartine, qui lui a dédié sa pièce intitulée : Philosophie.
Toi qui longtemps battu des vents et de l’orage,
Jouissant aujourd’hui de ce ciel sans nuage,
Du sein de ton repos contemples du même œil
Nos revers sans dédain, nos erreurs sans orgueil…
↑ Ce monument, c’était Chateaubriand qui l’avait fait élever, dans l’église Saint-Louis-des-Français. Dans la première chapelle à gauche en entrant, en face du tombeau du cardinal de Bernis, un bas-relief, en marbre blanc représente madame de Beaumont étendue sur sa couche funèbre ; au-dessus, les médaillons de son père, de sa mère, de ses deux frères et de sa sœur, avec ces mots : Quia non sunt ; dessous, cette inscription :
D. O. M.
Après avoir vu périr toute sa famille,
Son père, sa mère, ses deux frères et sa sœur,
pauline de montmorin,
Consumée d’une maladie de langueur,
Est venue mourir sur cette terre étrangère.
F.-A. de Chateaubriand a élevé ce monument
à sa mémoire.
En cette circonstance, ainsi que cela lui arrivera si souvent, Chateaubriand avait plus écouté ses sentiments qu’il n’avait fait état de sa fortune. Il écrivait à Gueneau de Mussy, le 20 décembre 1803 : « Je vous prie de veiller un peu à mes intérêts littéraires ; songez que c’est la seule ressource qui va me rester… Le monument de Mme de Beaumont me coûtera environ neuf mille francs. J’ai vendu tout ce que j’avais pour en payer une partie… »
↑ C’est une épigramme anonyme de l’Anthologie grecque (VII, 346). En voici la traduction complète : « Excellent Sabinus, que ce monument, bien que la pierre en soit petite, te soit un gage de ma grande amitié ! Je te regretterai sans cesse ; mais toi, ne vas pas, si tu le peux chez les morts, boire une seule goutte de cette eau du Léthé qui te ferait m’oublier. » — Les deux derniers vers de l’épigramme grecque se retrouvent dans l’Anthologie latine de Burmann (t. II, p. 139) :
Tu cave Lethœo contingas ora liquore,
Et cito venturi sis memor, oro, viri.
↑ On trouve la confirmation de tous ces détails dans la lettre suivante, écrite par Chateaubriand à Fontanes le 12 novembre 1803 :
« Rome, 12 novembre.
« J’espère que cette lettre, que je mets à la poste de Milan, vous parviendra presque aussi vite que le récit de la mort de ma malheureuse amie, que je vous ai fait passer par la poste directe, mercredi soir. Je vous apprends que ma résolution est changée. J’ai parlé au cardinal, il m’a traité avec tant de bonté, il m’a fait sentir tellement les inconvénients d’une retraite dans ce moment, que je lui ai promis que j’accomplirais au moins mon année, comme nous en étions convenus dans le principe.
« Par ce moyen, je tiens ma parole à ma protectrice (madame Bacciochi) ; je laisse le temps aux bruits philosophiques de Paris de s’éteindre, et, si je me retire au printemps, je sortirai de ma place à la satisfaction de tout le monde, et sans courir les risques de me faire tracasser dans ma solitude. Il n’est donc plus question pour le moment de démission ; et vous pouvez dire hautement, car c’est la vérité, que non seulement je reste, mais que l’on est fort content de moi. Mes entrées chez le Pape vont m’être rendues ; on va me traduire au Vatican, et la Gazette de Rome fait aujourd’hui même un éloge pompeux de mon ouvrage, qui, selon les chimistes, est mis à l’index. Le cardinal écrira mardi au ministre des relations extérieures pour désapprouver tous les bruits et s’en plaindre. On me donne un congé de douze jours pour Naples afin de me tirer un moment de cette ville où j’ai eu tant de chagrins.
« Je désire que cette lettre, mon cher ami, vous fasse autant de plaisir que les autres ont pu vous faire de peine ; mais je n’en suis pas moins très malheureux. J’espère vous embrasser au printemps. En attendant, souvenez-vous que je ne pars plus. Mille amitiés. » — Bibliothèque de Genève. Orig. autog.
↑ Antoine Canova (1757-1822). En 1813, lors du premier séjour de Mme Récamier en Italie, Canova fit, d’après elle, de souvenir, pendant une absence de la belle Française, qui s’était rendue à Naples, deux bustes modelés en terre, l’un coiffé simplement en cheveux, et l’autre avec la tête à demi couverte d’un voile. Dans les deux bustes, le regard était levé vers le ciel. Lorsque le grand sculpteur les lui montra, il ne parut pas que cette surprise lui fût agréable, et Canova, doublement blessé comme ami et comme artiste, ne lui en parla plus, jusqu’au jour où Mme Récamier lui demandant ce qu’il avait fait du buste au voile, il répondit : « Il ne vous avait pas plu ; j’y ai ajouté une couronne d’olivier et j’en ai fait une Béatrix. » Telle est l’origine de ce beau buste de la Béatrice de Dante que plus tard le statuaire exécuta en marbre et dont un exemplaire fut envoyé à Mme Récamier, après la mort de Canova, par son frère l’abbé, avec ces lignes :
« Sovra candido vel, cinta d’oliva,
« Donna m’apparve…
« DANTE
« Ritratto di Giuletta Recamier modellato di memoria da Canova nel 1813 e poi consacrato in marmo col nome di Beatrice. »
↑ Voici le texte de la lettre de démission de Chateaubriand :
« Citoyen ministre,
« Les médecins viennent de me déclarer que Mme de Chateaubriand est dans un état de santé qui fait craindre pour sa vie. Ne pouvant absolument quitter ma femme dans une pareille circonstance, ni l’exposer au danger d’un voyage, je supplie Votre Excellence de trouver bon que je lui remette les lettres de créance et les instructions qu’elle m’avait adressées pour le Valais. Je me confie encore à son extrême bienveillance pour faire agréer au Premier Consul les motifs douloureux qui m’empêchent de me charger aujourd’hui de la mission dont il avait bien voulu m’honorer. Comme j’ignore si ma position exige quelque autre démarche, j’ose espérer de votre indulgence ordinaire, citoyen ministre, des ordres et des conseils ; je les recevrai avec la reconnaissance que je ne cesserai d’avoir pour vos bontés passées.
« J’ai l’honneur de vous saluer respectueusement,
« Chateaubriand.
« Paris, rue de Beaune, hôtel de France.
« 1er germinal an XII (22 mars 1804). »
↑ La lettre de Talleyrand ne vint que dix jours après la lettre de démission ; elle était ainsi conçue :
« 12 germinal (2 avril 1804).
« J’ai mis, citoyen, sous les yeux du Premier Consul les motifs qui ne vous ont pas permis d’accepter la légation du Valais à laquelle vous aviez été nommé.
« Le citoyen Consul s’était plu à vous donner un témoignage de confiance. Il a vu avec peine, par une suite de cette même bienveillance, les raisons qui vous ont empêché de remplir cette mission.
« Je dois aussi vous exprimer combien j’attachais d’intérêt aux relations nouvelles que j’aurais eu à entretenir avec vous ; à ce regret, qui m’est personnel, je joins celui de voir mon département privé de vos talents et de vos services. »