Livre III

Mort du duc d’Enghien. — Année de ma vie 1804. — Le général Hulin. — Le duc de Rovigo. — M. de Talleyrand. — Part de chacun. — Bonaparte, son sophisme et ses remords. — Ce qu’il faut conclure de tout ce récit. — Inimitiés enfantées par la mort du duc d’Enghien. — Un article du Mercure. — Changement dans la vie de Bonaparte. — Abandon de Chantilly.

Comme aux oiseaux voyageurs, il me prend au mois d’octobre une inquiétude qui m’obligerait à changer de climat, si j’avais encore la puissance des ailes et la légèreté des heures : les nuages qui volent à travers le ciel me donnent envie de fuir. Afin de tromper cet instinct, je suis accouru à Chantilly. J’ai erré sur la pelouse, où de vieux gardes se traînent à l’orée des bois. Quelques corneilles, volant devant moi, par-dessus des genêts, des taillis, des clairières, m’ont conduit aux étangs de Commelle. La mort a soufflé sur les amis qui m’accompagnèrent jadis au château de la reine Blanche : les sites de ces solitudes n’ont été qu’un horizon triste, entr’ouvert un moment du côté de mon passé. Aux jours de René, j’aurais trouvé des mystères de la vie dans le ruisseau de la Thève : il dérobe sa course parmi des prêles et des mousses ; des roseaux le voilent ; il meurt dans ces étangs qu’alimente sa jeunesse, sans cesse expirante, sans cesse renouvelée : ces ondes me charmaient quand je portais en moi le désert avec les fantômes qui me souriaient, malgré leur mélancolie, et que je parais de fleurs.

Revenant le long des haies à peine tracées, la pluie m’a surpris ; je me suis réfugié sous un hêtre : ses dernières feuilles tombaient comme mes années ; sa cime se dépouillait comme ma tête ; il était marqué au tronc d’un cercle rouge, pour être abattu comme moi. Rentré à mon auberge, avec une moisson de plantes d’automne et dans des dispositions peu propres à la joie, je vous raconterai la mort de M. le duc d’Enghien, à la vue des ruines de Chantilly.

Cette mort, dans le premier moment, glaça d’effroi tous les cœurs ; on appréhenda le revenir du règne de Robespierre. Paris crut revoir un de ces jours qu’on ne voit qu’une fois, le jour de l’exécution de Louis XVI. Les serviteurs, les amis, les parents de Bonaparte étaient consternés. À l’étranger, si le langage diplomatique étouffa subitement la sensation populaire, elle n’en remua pas moins les entrailles de la foule. Dans la famille exilée des Bourbons, le coup pénétra d’outre en outre : Louis XVIII renvoya au roi d’Espagne l’ordre de la Toison-d’Or, dont Bonaparte venait d’être décoré ; le renvoi était accompagné de cette lettre, qui fait honneur à l’âme royale :

« Monsieur et cher cousin, il ne peut y avoir rien de commun entre moi et le grand criminel que l’audace et la fortune ont placé sur un trône qu’il a eu la barbarie de souiller du sang pur d’un Bourbon, le duc d’Enghien. La religion peut m’engager à pardonner à un assassin ; mais le tyran de mon peuple doit toujours être mon ennemi. La Providence, par des motifs inexplicables, peut me condamner à finir mes jours en exil ; mais jamais ni mes contemporains ni la postérité ne pourront dire que, dans le temps de l’adversité, je me sois montré indigne d’occuper, jusqu’au dernier soupir, le trône de mes ancêtres. »

Il ne faut point oublier un autre nom, qui s’associe au nom du duc d’Enghien : Gustave-Adolphe, le détrôné et le banni, fut le seul des rois alors régnants qui osa élever la voix pour sauver le jeune prince français. Il fit partir de Carlsruhe un aide de camp porteur d’une lettre à Bonaparte ; la lettre arriva trop tard : le dernier des Condé n’existait plus. Gustave-Adolphe renvoya au roi de Prusse le cordon de l’Aigle-Noir, comme Louis XVIII avait renvoyé la Toison-d’Or au roi d’Espagne. Gustave déclarait à l’héritier du grand Frédéric que, « d’après les lois de la chevalerie, il ne pouvait pas consentir à être le frère d’armes de l’assassin du duc d’Enghien. » (Bonaparte avait l’Aigle-Noir.) Il y a je ne sais quelle dérision amère dans ces souvenirs presque insensés de chevalerie, éteints partout, excepté au cœur d’un roi malheureux pour un ami assassiné ; nobles sympathies de l’infortune, qui vivent à l’écart sans être comprises, dans un monde ignoré des hommes !

Hélas ! nous avions passé à travers trop de despotismes différents, nos caractères, domptés par une suite de maux et d’oppressions, n’avaient plus assez d’énergie pour qu’à propos de la mort du jeune Condé notre douleur portât longtemps le crêpe : peu à peu les larmes se tarirent ; la peur déborda en félicitations sur les dangers auxquels le premier consul venait d’échapper ; elle pleurait de reconnaissance d’avoir été sauvée par une si sainte immolation. Néron, sous la dictée de Sénèque, écrivit au sénat une lettre apologétique du meurtre d’Agrippine ; les sénateurs, transportés, comblèrent de bénédictions le fils magnanime qui n’avait pas craint de s’arracher le cœur par un parricide tant salutaire ! La société retourna vite à ses plaisirs ; elle avait frayeur de son deuil : après la Terreur, les victimes épargnées dansaient, s’efforçaient de paraître heureuses, et, craignant d’être soupçonnées coupables de mémoire, elles avaient la même gaieté qu’en allant à l’échafaud.

Ce ne fut pas de but en blanc et sans précaution que l’on arrêta le duc d’Enghien ; Bonaparte s’était fait rendre compte du nombre des Bourbons en Europe. Dans un conseil où furent appelés MM. de Talleyrand et Fouché, on reconnut que le duc d’Angoulême était à Varsovie avec Louis XVIII ; le comte d’Artois et le duc de Berry à Londres, avec les princes de Condé et de Bourbon. Le plus jeune des Condé était à Ettenheim, dans le duché de Bade. Il se trouva que MM. Taylor et Drake, agents anglais, avaient noué des intrigues de ce côté. Le duc de Bourbon, le 16 juin 1803, mit en garde son petit-fils contre une arrestation possible, par un billet à lui adressé de Londres et que l’on conserve. Bonaparte appela auprès de lui les deux consuls ses collègues : il fit d’abord d’amers reproches à M. Réal de l’avoir laissé ignorer ce qu’on projetait contre lui. Il écouta patiemment les objections : ce fut Cambacérès qui s’exprima avec le plus de vigueur. Bonaparte l’en remercia et passa outre. C’est ce que j’ai vu dans les Mémoires de Cambacérès, qu’un de ses neveux, M. de Cambacérès, pair de France, m’a permis de consulter, avec une obligeance dont je conserve un souvenir reconnaissant. La bombe lancée ne revient pas ; elle va où le génie l’envoie, et tombe. Pour exécuter les ordres de Bonaparte, il fallait violer le territoire de l’Allemagne, et le territoire fut immédiatement violé. Le duc d’Enghien fut arrêté à Ettenheim. On ne trouva auprès de lui, au lieu du général Dumouriez, que le marquis de Thumery et quelques autres émigrés de peu de renom : cela aurait dû avertir de la méprise. Le duc d’Enghien est conduit à Strasbourg. Le commencement de la catastrophe de Vincennes nous a été raconté par le prince même : il a laissé un petit journal de route d’Ettenheim à Strasbourg : le héros de la tragédie vient sur l’avant-scène prononcer ce prologue :

journal du duc d’enghien.

« Le jeudi 15 mars, à Ettenheim, ma maison cernée, dit le prince, par un détachement de dragons et des piquets de gendarmerie, total, deux cents hommes environ, deux généraux, le colonel des dragons, le colonel Charlot de la gendarmerie de Strasbourg, à cinq heures (du matin). À cinq heures et demie, les portes enfoncées, emmené au Moulin, près la Tuilerie. Mes papiers enlevés, cachetés. Conduit dans une charrette, entre deux haies de fusiliers, jusqu’au Rhin. Embarqué pour Rhisnau. Débarqué et marché à pied jusqu’à Pfortsheim. Déjeuné à l’auberge. Monté en voiture avec le colonel Charlot, le maréchal des logis de la gendarmerie, un gendarme sur le siège et Grunstein. Arrivé à Strasbourg, chez le colonel Charlot, vers cinq heures et demie. Transféré une demi-heure après, dans un fiacre, à la citadelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dimanche 18, on vient m’enlever à une heure et demie du matin. On ne me laisse que le temps de m’habiller. J’embrasse mes malheureux compagnons, mes gens. Je pars seul avec deux officiers de gendarmerie et deux gendarmes. Le colonel Charlot m’a annoncé que nous allons chez le général de division, qui a reçu des ordres de Paris. Au lieu de cela, je trouve une voiture avec six chevaux de poste sur la place de l’Église. Le lieutenant Petermann y monte à côté de moi, le maréchal des logis Blitersdorff sur le siège, deux gendarmes en dedans, l’autre en dehors. »

Ici le naufragé, prêt à s’engloutir, interrompt son journal de bord.

Arrivée vers les quatre heures du soir à l’une des barrières de la capitale, où vient aboutir la route de Strasbourg, la voiture, au lieu d’entrer dans Paris, suivit le boulevard extérieur et s’arrêta au château de Vincennes. Le prince, descendu de la voiture dans la cour intérieure, est conduit dans une chambre de la forteresse, on l’y enferme et il s’endort. À mesure que le prince approchait de Paris, Bonaparte affectait un calme qui n’était pas naturel. Le 18 mars, il partit pour la Malmaison ; c’était le dimanche des Rameaux. Madame Bonaparte, qui, comme toute sa famille, était instruite de l’arrestation du prince, lui parla de cette arrestation. Bonaparte lui répondit : « Tu n’entends rien à la politique. » Le colonel Savary était devenu un des habitués de Bonaparte. Pourquoi ? parce qu’il avait vu le premier consul pleurer à Marengo. Les hommes à part doivent se défier de leurs larmes, qui les mettent sous le joug des hommes vulgaires. Les larmes sont une de ces faiblesses par lesquelles un témoin peut se rendre maître des résolutions d’un grand homme.

On assure que le premier consul fit rédiger tous les ordres pour Vincennes. Il était dit dans un de ces ordres que si la condamnation prévue était une condamnation à mort, elle devait être exécutée sur-le-champ.

Je crois à cette version, bien que je ne puisse l’attester, puisque ces ordres manquent. Madame de Rémusat, qui, dans la soirée du 20 mars, jouait aux échecs à la Malmaison avec le premier consul, l’entendit murmurer quelques vers sur la clémence d’Auguste ; elle crut que Bonaparte revenait à lui et que le prince était sauvé. Non, le destin avait prononcé son oracle. Lorsque Savary reparut à la Malmaison, madame Bonaparte devina tout le malheur. Le premier consul s’était enfermé seul pendant plusieurs heures. Et puis le vent souffla, et tout fut fini.

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