Julie de Chateaubriand

Voici la vie de ma sœur Julie. Il n’y a pas un mot de moi dans le récit de l’abbé Carron ; en retranchant des phrases et supprimant des paragraphes, j’ai abrégé l’ouvrage de moitié.

Julie-Agathe, fille de messire René de Chateaubriand, comte de Combourg, et de dame Pauline de Bedée de la Bouëtardais, naquit dans la ville de Saint-Malo. Son père, homme de beaucoup d’esprit et plein de dignité dans les manières, remplissait avec régularité les devoirs du christianisme ; sa mère était douée de la piété la plus tendre .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Avec une figure que l’on trouvait charmante, une imagination pleine de fraîcheur et de grâce, avec beaucoup d’esprit naturel, se développèrent en elle ces talents brillants auxquels les amis de la terre et de ses vaines jouissances attachent un si puissant intérêt. Mademoiselle de Chateaubriand faisait agréablement et facilement les vers ; sa mémoire se montrait fort étendue, sa lecture prodigieuse ; c’était en elle une véritable passion. On a connu d’elle une traduction en vers du septième chant de la Jérusalem, quelques épîtres et deux actes d’une comédie où les mœurs de ce siècle étaient peintes avec autant de finesse que de goût.

Elle était âgée de dix-huit ans lorsqu’elle épousa Annibal de Farcy de Montavallon, capitaine au régiment de Condé .  .  .  .  .  .  .  .  .  .   Personne ne saurait peindre, je ne dis point encore cette héroïque pénitence qui sera la plus belle partie de ses jours, mais ce charme unique, inexprimable, attaché à toutes ses paroles, à toutes ses manières.

La jeune mondaine avait mis bas les armes ; la vertu l’enchaînait à son char ; mais combien il lui restait à faire pour immoler tout ce qui lui avait été le plus cher jusqu’à ce moment ! Entre les objets qu’elle affectionnait davantage, ayant aimé passionnément la poésie, elle s’y était livrée au point d’en faire son unique occupation .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Dans un temps que, seule à la campagne, poursuivie par un sentiment secret qu’elle repoussait encore, elle se promenait à grands pas dans un bois qui entourait sa demeure, disputant contre la grâce, elle se disait : « Faire des vers n’est pas un crime, s’ils n’attaquent ni la religion, ni les mœurs. Je ferai des vers et je servirai Dieu. » .  .  .  .  .  .  

Après des combats qui la retinrent pendant plusieurs jours dans un état d’agitation cruelle, elle prit enfin le parti de ne rien refuser à Dieu, et jeta au feu tous ses manuscrits, sans même épargner un ouvrage commencé auquel elle tenait, disait-elle, avec tout l’engouement de la plus ridicule prévention.

Madame de Farcy fut de ces caractères heureux qui ne se réservent en rien dans leur retour à Dieu ; âme forte et grande, elle quitta tout et trouva tout. Les personnes qui ont eu le bonheur de la connaître le plus intimement et qui ont pu l’apprécier savent ce qu’elle donna et devinent ce qu’elle reçut pour prix d’une immolation entière. Après s’être portée avec une répugnance presque insurmontable à certains sacrifices pénibles, elle s’était souvent demandé ensuite à elle-même : « Qu’est devenu mon chagrin de tantôt ? » .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Au milieu d’une vie employée à satisfaire son goût pour les plaisirs de l’esprit, la jeune et brillante Julie avait été frappée d’une maladie très grave ; elle voulut rentrer en elle-même et consulter ses plus secrets sentiments. Alors, se trouvant la tête remplie de tous les ouvrages de poésie qu’elle avait dévorés, et qui étaient comme son unique aliment, elle fut tout à coup saisie de cette pensée : « Je vais être bientôt appelée devant Dieu pour lui rendre compte de ma vie ; que lui répondrai-je ? je ne sais que des vers. » — Lorsque je n’étais encore que depuis peu de temps à Dieu, disait-elle à son amie, je m’étais mis à la torture sur le choix d’un ruban rose ou bleu, voulant prendre le bleu par mortification, et n’ayant pas le courage de résister au rose. »

Réconciliée avec le divin maître, nourrie délicieusement à son banquet adorable, admise, pour récompense de ses sacrifices, aux plus intimes communications avec le Dieu de toute bonté, de toute miséricorde, elle n’eut pas plutôt senti les charmes de la piété, les attraits de l’amour divin, que la jeune épouse ne fut plus reconnaissable ; bientôt elle répandit autour d’elle l’édification et l’admiration. Couverte de vêtements de la plus grande simplicité, d’une robe de laine noire ou brune, enveloppée l’hiver d’une pelisse mal fourrée, l’été d’une mante de taffetas noir, cette Julie, naguère si intéressante aux amis de la terre et de ses pompes par son élégance, expiait avant trente ans le goût et la délicatesse qui la paraient à vingt. Elle parvint ensuite, par des austérités poussées trop loin sans doute, et par les progrès d’un dépérissement successif, à décharner totalement un visage qu’on jugeait autrefois plus attrayant que la beauté régulière. Cependant le charme de son regard, le jeu de sa physionomie si expressive, si éloquente au profit de la vertu, les grâces de son esprit résistèrent encore aux efforts de son humilité. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Pour soutenir son ardeur naissante, et peut-être pour la modérer, son directeur la soumit successivement aux conseils de deux religieuses d’un mérite distingué. Sous les ailes de leur vigilance maternelle, elle s’occupait sans cesse à retrancher impitoyablement tout ce qu’elle craignait de dérober à la parfaite immolation d’elle-même. « Il faut que je m’éteigne, » disait-elle.

Madame de Farcy avait été bénie dans son union par la naissance d’une fille. Elle remplit d’une manière exemplaire les devoirs d’épouse et de mère pendant l’émigration de son mari. Mais ne serait-ce pas avec frayeur que nous révélerons ici cette partie de sa vie plus admirable qu’imitable, et dans laquelle, malgré les instances réitérées de sa mère et de ses sœurs, elle déclara comme une guerre interminable à tous ses sens, vivant avec une extrême austérité, que le dépérissement graduel de sa santé ne put interrompre ? C’était par un doux sourire qu’elle cherchait à consoler ses amies de l’excès de ses rigueurs envers elle. Souvent, pendant des froids rigoureux, elle demeurait la nuit fort longtemps prosternée la face contre terre, portant habituellement un cilice, punissant par d’autres austérités un corps innocent, jeûnant toute l’année avec la plus étonnante rigueur, mesurant scrupuleusement la quantité de pain noir et d’eau dont elle soutenait sa faiblesse, étant à peine vêtue, logée dans une espèce de grenier, couchée sur un lit sans rideaux et qui était aussi dur que des planches, travaillant sans cesse à cacher son esprit, employant à se défigurer autant d’art que la femme la plus coquette pourrait en mettre à s’embellir. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Après les soins que Julie donnait à l’éducation de sa fille, elle partageait son temps entre de fervents exercices et tous les genres possibles de bonnes œuvres. Associée à plusieurs dames pour concourir au soulagement des indigents, elle se vit adoptée par eux pour la mère la plus tendre. « Un jour, raconte sa fille, maman m’annonça que nous allions aller voir une de nos parentes, tombée du faîte de la prospérité dans la plus affreuse misère. Je trouvai le chemin fort long, et, en montant l’espèce d’échelle tournante qui conduisait à son triste réduit, j’étais prête à pleurer sur les vicissitudes humaines. La porte s’ouvre ; j’étais en peine s’il fallait appeler la dame du nom de tante ou de cousine, lorsqu’une femme couverte de haillons, de la figure la plus basse, avec le ton et les manières les plus ignobles, s’avança vers nous. Son aspect m’étonna d’abord, et tout ce qui l’entourait acheva de me déconcerter ; mais telle était ma prévention que je voulais absolument découvrir en elle quelque trace d’une noble origine. Trois quarts d’heure que nous passâmes avec elle furent employés par moi dans cette infructueuse recherche, et je sortis confondue. Mon premier soin fut de demander à ma mère le nom de cette étrange parente et de quel côté nous pouvions lui appartenir. — Ma fille, me répondit-elle, cette femme est comme nous fille d’Adam et d’Ève, et nous sommes déchus comme elle. Jamais mon orgueil n’a reçu une meilleure leçon. »

La juste réputation de mérite et de vertu que madame de Farcy s’était acquise, la rendait comme naturellement le conseil bienveillant de jeunes personnes qui répandaient dans son sein leurs troubles et leurs inquiétudes : « Ne croyez point aimer d’une manière criminelle, disait-elle à l’une, aussitôt que l’on vous plaît. Ne vous faites point des idées romanesques d’une prétendue nécessité d’aimer et d’être aimée pour contracter un engagement heureux. Lorsque Dieu appelle à cet état, il suffit de pouvoir estimer celui à qui on s’unit. »

Elle donne sur l’amitié les idées les plus justes et un avis aussi sage qu’il est ordinairement méconnu dans le premier âge de la vie : « Vous avez les idées les plus fausses, dit-elle, sur ce que vous appelez le besoin d’être seule ; croyez-moi, vous êtes à vous-même bien mauvaise compagnie. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .   Que l’amie que vous choisirez soit plus vertueuse que vous, afin qu’elle vous inspire assez de respect pour que vous n’osiez vous permettre avec elle certains épanchements inutiles .  .  .  .  .  .  .  .  

« On se permet souvent dans la conversation un genre de familiarité qui n’est pas vice, mais qui annoncerait une éducation vicieuse. Déshabituez-vous de certaines dénominations trop aisées ; donnez aux choses dont vous parlez une expression noble et délicate, et sachez vous faire estimer par cette pureté de langage qui est une émanation de celle de l’âme. »

Une de ses jeunes amies, craignant peut-être de blesser une conscience trop timorée par sa vive tendresse envers elle, madame de Farcy lui répond avec cette aimable ingénuité : « Je ne crois pas, ma très-aimable amie, un seul mot de tout le mal que vous pensez de votre pauvre cœur, et comme je ne suis pas d’humeur à renoncer à la part que j’y pouvais prétendre, je commence par vous prier de le laisser m’aimer à son aise. » .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Un nouveau champ de sacrifices et de mérites va s’ouvrir devant la vertueuse Julie .  .  .  .  .  .  .   Son rang, celui de ses parents, l’émigration de son mari, ses qualités personnelles : que de titres à la proscription ! Vers le milieu de 1793, elle fut arrêtée et conduite à la maison du Bon-Pasteur, à Rennes, et y demeura enfermée pendant treize mois. Elle y fut à toutes ses compagnes un modèle de patience, de courage et de toutes les qualités qui forment les parfaits chrétiens ; jamais on ne la vit se répandre en murmures .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Les compagnes de sa captivité se montraient à ses yeux comme autant de sœurs bien aimées .  .  .  .   Elle ne se contentait pas de supporter la gêne de la captivité, les traitements inhumains des satellites du crime ; elle parut en tout un modèle inimitable de mortification, d’oubli héroïque d’elle-même. Elle servait continuellement les autres et se comptait toujours comme n’étant rien. Ne pouvant conserver assez de recueillement au milieu du dortoir commun, elle obtint une petite place dans un grenier presque à l’injure de l’air ; elle s’y rendait à quatre heures du matin et y semblait absorbée dans ses méditations, toujours à genoux avec un peu d’eau auprès d’elle pour se désaltérer dans la chaleur que la saison et le lieu faisaient éprouver .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Le moyen de l’arracher à sa contemplation était de lui demander un service : elle quittait tout à l’instant. Une malade avait besoin de prendre des bains, et l’amie des affligés tirait et portait elle-même de l’eau : dévouement au-dessus de ses forces, et qui sans doute abrégea ses jours. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Rarement elle se trouvait aux repas des détenues, se contentant des restes qui demeuraient sur les tables. Aux représentations de l’amitié, elle répondait : « Ces restes ne seront pas donnés aux pauvres, et je tiens leur place en ce moment. »

Le grenier où l’humble captive passait ses plus longs et plus doux moments renfermait une statue de la très sainte Vierge que, par mégarde ou par mépris, on laissait jetée dans un coin ; quelle fut la joie de Julie quand elle l’y découvrit ! Elle fit tant par ses instances, par ses sacrifices auprès des geôliers de la maison, qu’elle obtint la faveur d’y avoir un petit oratoire. Elle l’orna avec tous les soins et l’appareil que son zèle et son cœur lui permirent ; elle y conduisit successivement ses compagnes pour y faire en commun de pieux exercices .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Un soir le bruit se répandit que les détenues seraient incessamment massacrées. Cette nouvelle causa une alarme générale : une des dames renfermées aperçoit au haut de la maison la faible lueur d’une lampe, et communique sa surprise et sa terreur à sa voisine : « Ne vous effrayez point, répondit celle-ci ; ne savez-vous pas que madame de Farcy passe la plus grande partie de la nuit en prières ? »

Après une longue captivité, madame de Farcy rentra dans sa famille, mais sa délicate constitution s’affaiblissait rapidement et préparait de longs et cuisants regrets à des amies dignes de l’avoir connue pour l’apprécier et pour la bénir. Peu de mois avant de mourir, elle venait de contracter avec une jeune personne de son pays une liaison qui fut précieuse à l’une et bien douce à l’autre. C’est d’un petit manuscrit intitulé : Mes Souvenirs de madame de Farcy, et que nous avons entre les mains, que nous recueillons de nouveau la manière ingénieuse et triomphante dont celle de qui nous écrivons la vie faisait des conquêtes à la vertu. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

« L’amie dont je m’étais créé la chimère, je ne l’ai trouvée qu’une fois. Dieu me la fît rencontrer au moment où j’en avais le plus besoin sans doute ; mais il ne me la donna que pour ce moment : c’était une sœur de l’auteur du Génie du christianisme. À cette époque son frère ne s’était pas encore fait un nom dans la littérature. Cette femme au-dessus de tout ce que j’ai connu, de la plus agréable mondaine, était devenue la plus austère pénitente ; plus aimable que jamais, elle faisait à Dieu autant de conquêtes que de jeunes personnes avaient le bonheur de l’approcher. Je ne l’ai connue que six mois : l’ardeur de sa pénitence avait déjà consumé ses forces ; elle finit de la mort des saints, me laissant d’éternels regrets. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .   Elle m’eût fait aller au bout du monde ; avec elle il était impossible de tomber ni de rester dans la tiédeur. » .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

La nouvelle amie de Julie la met en scène avec elle, et retrace fidèlement leur conversation : « Il faut, disait madame de Farcy, que nous soyons toutes à Dieu. Ce jour qui m’éclaire, cette terre qui fournit à tous mes besoins, ces plaisirs qui me délassent, ces parents, ces amis que j’aime, leur tendresse, le plus doux des biens, tout cela me vient de lui ; mes yeux ne peuvent reposer que sur ses bienfaits.

« Si le moment de vous présenter au tribunal arrive avant que vous sentiez que la grâce vous est accordée, allez, sans hésiter et avec confiance, aux pieds de Dieu, qui ne vous demande que la droiture et la bonne volonté ; c’est lui qui fera le reste.

« Jamais, nous dit la nouvelle amie de Julie, je n’eus de si doux moments que ceux où je me sentis pressée dans les bras de cette incomparable amie : il semblait qu’elle en voulût faire une chaîne pour m’attacher à Dieu. »

Madame de Farcy parlait de Dieu d’une manière simple, naturelle et pourtant élevée, et son ton de voix et sa physionomie prenaient alors un caractère attendrissant et même sublime.

« Lorsque j’eus le bonheur de la connaître, nous raconte une de ses autres amies, j’avais la tête farcie de chimères romanesques dont je m’étais alimentée toute ma vie.  . . . . . . . . . . Je me souviens qu’à l’occasion de sentiments exaltés après lesquels je courais beaucoup, elle me dit : Vous n’aimerez jamais comme vous voudriez aimer, à moins que vous ne vous tourniez vers Dieu.  . . . À l’égard de créatures .  .  .  .  .  .  .  .   vous ne serez jamais contente ni d’elles, ni de vos sentiments. Vous serez tendre aujourd’hui, froide demain ; vous ne les aimerez pas deux jours de la même manière ; vous ne saurez souvent s’il est bien vrai que vous les aimiez, à moins que vous ne commenciez à les aimer pour Dieu. »

Madame de Farcy n’approuvait pas ces épanchements intimes où l’on ne peut soulager son cœur qu’aux dépens de ceux qui en causent les peines. « On ne cherche qu’à soulager ses maux, disait-elle, et l’on ne parvient souvent qu’à les aigrir. En les faisant partager, on se les exagère à soi-même ; on détaille ses griefs, on s’appesantit sur chacun ; la compassion qu’on inspire d’un côté double le sentiment d’injustice qu’on éprouve de l’autre ; plus on se fait plaindre, plus on s’attendrit sur soi, et plus on se sent blessé de ce que l’on souffre. Ce résultat prouve que de telles consolations ne sont point dans l’ordre de Dieu. »

La détention si pénible et si longue de madame de Farcy dans la maison du Bon-Pasteur de Rennes avait comme éteint ce qui lui restait de forces. Elle était en proie aux douleurs les plus aiguës, mais elle les supportait sans se permettre la moindre plainte, et l’on ne s’en apercevait qu’à l’altération empreinte sur son visage. Pendant sa dernière maladie, elle conserva la même patience, acheva de mettre ordre à ses affaires et recommanda sa fille, alors dans sa quinzième année, à la famille de son mari.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Lorsque sa fille lui demandait en pleurant quand elle la reverrait, elle lui promettait que leur séparation ne serait pas très longue et qu’elles se réuniraient pour ne plus se quitter. Elle lui recommanda de prier Dieu chaque jour dans un moment qu’elle fixa, lui promettant de prier à la même heure et ainsi de concert avec l’objet de sa tendresse. Elle voulut entourer et comme garantir les beaux ans de sa fille par les avis les plus tendres et les plus salutaires. Elle les lui remit par écrit, et nous les consignons ici comme un précieux monument de cet amour qu’une bonne mère, une mère chrétienne, doit aux enfants que le ciel lui donna   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

« Je voudrais, ma chère petite, que tu conservasses la bonne habitude d’être matinale. Lève-toi, pendant la belle saison, à six heures du matin. Que ta première pensée soit pour Dieu, ta première action la prière ; fais-la à genoux et souviens-toi que cette attitude respectueuse, en rappelant notre attention, nous dispose à rendre à Dieu le seul hommage dont il soit jaloux, celui de nos cœurs.   .  .  .  .  .  .

« N’oublie pas de faire mention de ton père et de moi, ma bien-aimée. À peine avons-nous un seul jour à passer sur la terre, que serait-ce si nous étions condamnés à nous séparer après ce court espace, à ne plus nous aimer ? C’est au ciel que j’aspire à te voir à mes côtés durant l’éternité toute entière ; c’est à mon Dieu que je veux te présenter comme ma joie et ma couronne. »   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Dès que madame de Farcy se vit alitée, elle se fit dire, tous les jours, à trois heures après midi, les litanies pour la bonne mort ; à six, on lui récitait les prières des agonisants. Une de ses amies, qui avait une maison de campagne à une demi-lieue de Rennes, la pressa de venir chez elle ; elle s’y fit transporter.   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Morte à tous les objets créés, elle ne voulait plus que Dieu et que Dieu seul ; elle avouait ingénument avoir poussé trop loin l’amour de la pénitence, et cependant elle le conservait toujours, se réjouissant de l’accroissement de ses souffrances, souriant avec grâce après les nuits les plus pénibles et disant : « Cela est passé, il n’y faut plus penser. » Jamais on ne surprit sur ses lèvres l’aveu qu’elle eût souffert. Ses méditations si fréquentes sur la passion de Notre-Seigneur lui avaient appris combien on est heureux de se trouver un moment sur la croix.

Comment retracer fidèlement et sa douceur et sa reconnaissance pour les plus légers services, soit de la part de ses gardes, soit de la part de tous ceux qui l’approchaient ? L’amie qui l’avait recueillie dans son ermitage recevait à chaque instant un nouveau témoignage de sa gratitude. Elle lui répétait souvent : « Mais que vous êtes bonne et charitable de m’avoir reçue ! » Son immense charité ne se démentit jamais ; ses derniers vœux, ses derniers soupirs ont été pour les pauvres. Tous la pleurèrent et publiaient hautement les actes de son inépuisable charité.

Dans un moment où son état semblait empirer, elle dit, et comme hors d’elle-même, à une de ses meilleures amies : « Ah ! ma bonne amie, je verrai mon Dieu ! » Cependant l’extrême délicatesse de sa conscience lui faisait craindre que son désir de mourir, quoique inspiré par un si beau motif, ne fût pas assez pur. Il lui échappa de dire : « Non, je ne veux plus désirer la mort, mais uniquement le bon plaisir de Dieu. » Au flambeau de son humilité, Julie s’estimait la plus coupable des femmes ; elle disait à une intime amie : « Serait-il possible que, criminelle comme je le suis, je visse cependant mon Seigneur et mon Dieu ? Ah ! je me remets entièrement à lui, et j’adore ses décrets ; je me soumets à tout ce qu’il ordonnera de moi ; s’il me veut même en enfer, j’y consens. » À cet instant elle plaça son crucifix sur ses lèvres, mais avec une telle expression de résignation, de force et d’amour, que les témoins de cet acte sublime ne purent s’empêcher de verser des larmes que souvent depuis ils ont renouvelées au souvenir de leur amie mourante.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

En conservant jusqu’à la fin l’innocente gaieté qui l’animait, en continuant de manifester une charité pleine d’égards et de politesse, elle parlait de sa mort comme elle eût parlé d’un voyage de pur agrément ; elle lui donnait le nom de son départ. Elle se plaisait à raconter sans cesse les détails de la jouissance délicieuse qu’elle allait goûter dans le sein de Dieu. Combien souvent elle demandait : « Mais mon exil doit-il être encore bien long ? Ai-je encore bien des jours à vivre ? ».  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

La dernière fois que ses sœurs la visitèrent, elles ne purent s’énoncer que par leurs larmes ; Julie soutint cette entrevue avec force et courage.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Dans l’appartement où elle passait le jour se trouvait un tableau de Notre-Seigneur au Jardin des Olives ; elle avait toujours soin que l’on tournât son fauteuil de manière à le voir. Sur la cheminée de son appartement était placé un tableau de la mère de Dieu ; elle ne le contemplait qu’en tressaillant d’allégresse.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Il est pour le juste mourant certains moments d’abattement, tels que ceux où nous avons déjà vu la pieuse Julie, et que l’idée de la mort, prête à saisir sa victime, va renouveler en elle, pour lui donner quelques traits de ressemblance avec son Sauveur agonisant. Une religieuse, en qui madame de Farcy avait plus grande confiance, est chargée de lui annoncer qu’elle va bientôt quitter la terre : elle remplit par écrit cette mission douloureuse, et le lendemain matin vient demander à la mourante quelle impression sa lettre a faite sur elle. Hélas ! les saints se connaissent si peu, qu’après avoir tant désiré sa fin, l’humble servante du Seigneur, s’exagérant ses fautes, n’a plus en perspective qu’un jugement rigoureux ; elle ne dissimula point une sorte de consternation : « Je ne vous dirai pas, répond la mourante d’une voix paisible, mais altérée par la crainte, que votre nouvelle ne m’ait point fait de peine ; je ne suis pas du nombre de celles qui ont sujet de se réjouir en apprenant un tel événement. ».  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Un jour qu’elle se trouvait avec d’intimes amies qui parlaient de morts causées par sensations vives : « Il me paraît difficile, leur dit-elle, de mourir de joie, mais je conçois qu’on puisse mourir de contrition. ».  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Ainsi que son admirable modèle, l’humble servante de Jésus-Christ avait passé en faisant le bien ; elle touchait à sa dernière heure.

Le 26 juillet 1799, elle fut levée et fit ses prières à l’ordinaire ; dans l’après-dîner, on la coucha. Placé près de la mourante, l’abbé Leforestier lui demanda s’il ne convenait point d’envoyer chercher sa fille « Non, monsieur, répondit-elle, à moins que vous ne l’exigiez ; le sacrifice est fait. »

On lui demanda quelque temps après si elle reconnaissait ceux qui l’approchaient ; elle dit les reconnaître. À neuf heures elle demanda plusieurs fois combien de temps elle avait encore à vivre : « Peut-être trois heures, » lui répondit-on. — « Ah ! s’écria-t-elle, trois heures encore sans voir Dieu ! » À dix heures, elle reçut l’extrême-onction. Elle redoutait son agonie par sa grande crainte d’offenser dans une impatience : elle avait conjuré le Seigneur de lui accorder la grâce de perdre connaissance. Elle la perdit à dix heures et un quart, à onze heures elle expira.

Mademoiselle de Chateaubriand n’était pas fille unique : hélas ! la postérité, en s’attachant à ce nom célèbre, dira les victimes qu’il rappelle, victimes d’un dévouement sans bornes à l’autel et au trône. Un de ses frères, avec tant d’autres braves, avait quitté le sol de la patrie quand sa sœur y périt ; elle avait vu la tombe s’ouvrir devant elle, et ce fut de ses bords qu’elle fit tenir à ce frère, si chéri et si digne de l’être, le dernier gage de sa tendresse. Écoutons-le nous raconter l’effet que cet envoi touchant fit sur son cœur (préface de la première édition du Génie du christianisme) :

« Mes sentiments religieux n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. Tout en avouant la nécessité d’une religion et en admirant le christianisme, j’en ai cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus des institutions et des vices de quelques hommes, je suis tombé jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je fréquentais ; mais j’aime mieux me condamner ; je ne sais point excuser ce qui n’est point excusable. Je dirai seulement les moyens dont la Providence s’est servie pour me rappeler à mes devoirs. Ma mère, après avoir été à soixante-douze ans dans les cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea en mourant une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand sa lettre me parvint au delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé : je suis devenu chrétien. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie du cœur ; j’ai pleuré et j’ai cru. »

Ô chrétiens de tous les âges et de tous les rangs, que n’avez-vous point à admirer, que n’avez-vous point à imiter dans la vie de Julie de Chateaubriand !

Share on Twitter Share on Facebook