Lettre de M. de la Ferronnays.

Saint-Pétersbourg, le 14 mai 1824.

« Monsieur le vicomte,

« Les observations que j’ai cru devoir vous soumettre et les renseignements que je suis dans le cas de vous donner aujourd’hui m’ont paru d’une nature assez délicate pour ne devoir être confiés qu’à une occasion parfaitement sûre. Les moyens de séduction que dans certaines circonstances le cabinet russe ne se fait aucun scrupule d’employer sont tels, qu’il est de la prudence de les croire irrésistibles, au moins pour ceux de nos courriers qui ne sont pas personnellement connus ; c’est ce qui m’a décidé à vous expédier M. de Lagrené, que je recommande à vos bontés. J’ai de plus la certitude que depuis longtemps mes chiffres sont connus du ministère impérial, et je dois, à cette occasion, vous prévenir que j’ai quelques raisons de craindre qu’ils ne lui aient été envoyés de Paris même. Lorsque j’aurai le bonheur de vous voir, il sera indispensable d’organiser entre vous et moi un moyen de correspondre qui soit plus sûr que ceux dont nous faisons usage aujourd’hui et plus à l’abri des infidélités.

« Il est très-vrai, monsieur le vicomte, que j’ai eu à lutter dans ces derniers temps ; l’on n’a rien négligé pour me faire un peu peur, et pour me mettre dans le cas de vous la faire partager ; mais, comme je vous le mande dans ma dépêche, j’ai trop bien compris l’avantage que doit nous donner l’admirable situation dans laquelle se trouve aujourd’hui la France, pour me laisser facilement intimider. J’ai donc été avec prudence, mais sans aucune espèce de crainte, au-devant de l’orage ; je n’ai été ému ni de l’humeur que l’on m’a témoignée ni de tous les dangers dont on m’a menacé ; et du moment où l’on a été bien convaincu que je ne reculerais pas, on s’est calmé, on est entré en composition.

« Je n’ai pas obtenu tout ce que j’aurais voulu ; j’aurais désiré que la dépêche à Pozzo fût autrement rédigée ; il y a plusieurs phrases que j’aurais voulu faire supprimer ou changer ; mais, ayant obtenu le point essentiel pour le moment, je n’ai pas cru prudent de vouloir exiger davantage d’un amour-propre si facile à froisser. Tout mon désir maintenant est que vous soyez satisfait des communications que vous portent nos courriers, et que vous soyez bien convaincu que j’ai fait tout ce qui dépendait de moi pour remplir vos intentions.

« J’ai presque regretté que, dans votre dépêche et dans votre lettre particulière, vous ayez cru nécessaire d’entrer dans des explications aussi détaillées sur le discours du roi ; l’impression qu’on en avait d’abord reçue était effacée, ou du moins ce que j’avais répondu aux premières observations qui m’avaient été faites avait fait prendre la résolution de ne m’en plus parler ; les explications que vous me donnez ne se trouvent pas d’ailleurs entièrement conformes à celles qu’a envoyées Pozzo, qui a mandé, je crois, que vous aviez bien effectivement ajouté deux ou trois phrases au discours du roi, mais que le président du conseil les avait rayées. Quoi qu’il en soit, c’est une petite affaire dont il ne faut plus parler et qui sera plus qu’oubliée, si dans le courant de la session vous trouvez l’occasion de faire entendre à la tribune deux ou trois phrases qui satisfassent l’extrême exigence de nos amours-propres.

« Je ne sais en vérité si l’on n’est pas plus embarrassé que reconnaissant de notre empressement à venir au-devant des propositions qui nous ont été faites relativement aux affaires d’Orient ; on aimait bien mieux le rôle de tuteur que celui d’ami ; on est en quelque sorte gêné vis-à-vis de ceux avec lesquels on avait pris l’habitude de nous régenter, d’avouer une intimité qui doit déranger des rapports que l’on regretterait, parce qu’ils donneraient à peu de frais beaucoup d’importance. D’ailleurs, rien n’est encore moins clair que les intentions de la Russie à l’égard de la Grèce ; il y a bien longtemps que le comte de Nesselrode m’a dit qu’il n’y avait que ceux qui méconnaissaient les vrais intérêts politiques de la Russie qui pouvaient lui supposer l’intention de vouloir s’établir sur la Méditerranée ; que ce serait, pour ainsi dire, offrir volontairement à l’Angleterre le moyen et le prétexte de saisir un ennemi qu’elle redoute, qui aujourd’hui n’a rien à craindre d’elle, et qui plus tard pourra, sur un autre point, lui porter des atteintes dangereuses.

« Ainsi que j’ai l’honneur de vous le mander dans ma dépêche, il n’y a jamais eu le moindre rapport entre la conduite et le langage de la Russie depuis le commencement de l’insurrection de la Grèce. Le renvoi du comte Capo d’Istria, au moment même où les déclarations du cabinet de Saint-Pétersbourg semblaient ne devoir plus laisser ni espérance, ni moyens de prévenir la guerre, a prouvé à la fois le degré d’importance que l’on doit ajouter aux notes diplomatiques les plus énergiques de ce cabinet, et la vérité de l’intérêt qu’il prend à la cause des Grecs.

« Le sang-froid avec lequel on parle aujourd’hui à Pétersbourg du formidable armement préparé contre les insurgés, et qui semble les menacer d’une entière extermination, le soin que l’on met dans les journaux, qui tous se rédigent sous les yeux du gouvernement, à déconsidérer leur cause, à exalter les moyens de leurs ennemis, tout prouve que l’opinion de l’empereur doit être conforme à celle du comte de Nesselrode, et que le chef de la religion grecque ne voit en effet aucun intérêt pour sa politique à soutenir par des moyens efficaces la cause de ses coreligionnaires.

« Je n’ai point trouvé que le mécontentement que le comte de Nesselrode m’a témoigné du retard que l’Autriche et l’Angleterre apportaient à répondre à son mémoire fût exprimé avec franchise et vérité ; il semblait que ce qu’il me disait à ce sujet fît partie d’un rôle étudié ; qu’il avait en quelque sorte compté sur le peu d’empressement dont il se plaignait et qui semblait cependant déjouer ses plans. Tout semble indiquer que le mémoire qu’il a fait faire, et dont le succès a été si général, n’était qu’un acquit de conscience, l’exécution de l’engagement qu’il avait pris à Czernowitz, et que l’auteur a toujours été convaincu, ainsi que l’Autriche et l’Angleterre, que cette pièce diplomatique ne serait suivie d’aucun résultat, qu’elle resterait dans les archives impériales et dans celles de tous les cabinets de l’Europe comme un stérile monument de ce que l’on est convenu de nommer magnanimité de l’empereur, et un éloquent témoignage de son facile désintéressement.

« Il ne faut donc pas nous étonner si notre empressement à nous rendre à l’invitation du cabinet russe, si la bonne foi avec laquelle nous nous sommes montrés disposés à donner immédiatement suite aux idées soumises par la Russie, et que nous avons cru aussi franchement proposées qu’elles semblaient conçues avec générosité, ne nous ont pas valu plus de témoignages de reconnaissance. Vous avez dû vous-même, monsieur le vicomte, être étonné de la brièveté et de la sécheresse des remercîments qui vous ont été officiellement faits dans cette circonstance. Je crois vous en expliquer la véritable cause ; je suis sûr que si j’avais été dans le cas d’annoncer ici que nous allions donner une flotte au roi d’Espagne, de l’argent et des soldats, pour aller reconquérir l’autre hémisphère, ou bien encore que vous aviez fermé vos ports aux vaisseaux brésiliens, on vous aurait témoigné bien plus de satisfaction qu’on ne l’a fait en apprenant que nous étions prêts à prendre fait et cause pour la Russie dans une question que nous regardions comme liée à ses plus chers intérêts politiques.

« Dans cet état de choses, je pense que vous approuverez que je ne me mette pas plus en avant que je ne l’ai fait. Si la Russie veut agir, elle sait qu’elle peut compter sur nous ; mais pour cela il faut attendre qu’elle s’explique plus clairement. Si au contraire, comme tout peut le faire croire, on joue une comédie, je veux au moins laisser entrevoir que je suis dans la confidence, et ne pas trop légèrement accepter le rôle d’innocent dont mon collègue d’Autriche aimerait fort à me voir me charger,

« Ce qui me paraît certain, monsieur le vicomte, c’est que les Grecs eux-mêmes ne paraissent pas plus ambitieux aujourd’hui de la protection de la Russie qu’elle-même ne semble disposée à la leur accorder ; les liens de la religion attachent peut-être encore les basses classes au chef suprême de leur Église ; mais les gens éclairés de la nation, indignés d’abord de l’abandon dans lequel les a laissés une cour qui, depuis Catherine II, ne cesse de les porter à la révolte, ont ensuite étudié et recherché les causes de cet abandon ; ils ont vu ou cru voir que la crainte de laisser encore s’accroître la puissance et l’influence déjà si incommode de la Russie, armait contre leur cause l’Europe entière ; qu’ils étaient sacrifiés à l’intérêt général. Ils ont reconnu et bien jugé que l’empereur était incapable de concevoir et d’exécuter les projets de son aïeule ; dès-lors, ils ont compris que, loin de compter sur l’assistance de la Russie, ils devaient éviter de la rechercher, puisqu’au lieu de leur être utile, elle leur créait des ennemis. Ils ont alors, en désespoir de cause, tourné leurs regards vers l’Angleterre, qui déjà, quoique d’une manière non avouée, semble les prendre sous sa protection. Elle ne leur accordera point l’indépendance, parce qu’il ne lui convient pas de laisser se fonder dans la Méditerranée une marine marchande qui ferait tort à la sienne ; mais elle les protégera et les gouvernera à la façon des îles Ioniennes : triste perspective qui ne peut être acceptée que par les déplorables victimes de l’absurde despotisme des musulmans.

« Ce n’est pas la première fois, monsieur le vicomte, que nous devons regretter le fatal article du traité du 31 mars, qui nous a enlevé les îles Ioniennes ; nous y étions aimés et considérés autant que les Anglais y sont détestés, et aujourd’hui nous ne serions pas embarrassés du rôle que nous devrions jouer, ni incertains sur le plan que nous aurions à suivre. Celui de l’Autriche et de l’Angleterre était clair et tout tracé, il a été suivi avec hardiesse et habileté. Ceux qui ont été chargés de le conduire ont été admirablement secondés par les circonstances dans lesquelles l’Europe s’est trouvée, par le caractère inerte de l’empereur, par les dispositions personnelles et les rapports particuliers de celui de ses ministres qui est resté investi de sa confiance après le départ du comte Capo d’Istria. Le renvoi de ce dernier a été la plus grande victoire qu’aient obtenue M. de Metternich et lord Londonderry ; le jour de son départ a été celui d’un vrai triomphe pour leurs ministres à Pétersbourg.

« De ce jour-là, en effet, la Russie a prononcé l’abandon de toute son influence dans le Levant, et lord Strangford s’est trouvé à Constantinople pour hériter, au profit de son gouvernement, de l’immense sacrifice que la peur ou l’irrésolution venait d’arracher à l’empereur. Depuis lors, le rôle de cet ambassadeur n’a plus été qu’un jeu ; il a abusé d’une situation qu’il a due au hasard bien plus encore qu’à son habileté, avec une imprudence sans égale ; toutes ses notes, toutes ses prétendues conversations avec le Reis-Effendi, sont pleines de l’ironie la plus insultante pour la Russie. Mais il a prouvé du moins ce que l’on peut impunément oser contre un caractère faible et irrésolu, et les actes de l’ambassade de lord Strangford resteront pour servir d’exemple et d’instruction tant que l’empereur régnera.

« Ce même ambassadeur affecte aujourd’hui un mécontentement qui semble aller jusqu’à l’indignation contre ceux de ses compatriotes qui se vouent à la cause des Grecs, et surtout contre les capitaines de la marine royale anglaise, qui subitement se sont montrés aussi chauds protecteurs des insurgés qu’ils avaient été jusque-là ardents à les persécuter. Il déplore la perte de son influence ministérielle ; ses plaintes sont ici répétées avec une affectation plaisante par sir Charles Bagot et le comte de Lebzeltern, qui doivent réellement avoir bien de la confiance dans la bonhomie de ceux auxquels ils s’adressent. Lord Strangford a fait preuve de beaucoup trop d’esprit pendant sa négociation pour que quiconque ne veut pas volontairement fermer les yeux puisse penser qu’il se soit trompé sur les intentions véritables de son gouvernement. Le tout est une partie parfaitement bien jouée ; cependant ce ne sera que quand nous verrons un ambassadeur russe aux prises avec le divan que nous pourrons juger si toutes les chances de cette partie ont été bien calculées.

« Il me semble, monsieur le vicomte, que notre rôle dans cette situation est d’attendre ; peut-être que plus tard les circonstances pourront arracher l’empereur à son sommeil : le réveil alors pourrait faire du bruit et amener des combinaisons qui nous indiqueraient plus clairement qu’elle ne l’est aujourd’hui la route qu’une bonne politique devra nous faire suivre.

« En attendant, je crois que si nous avons ici quelques conférences, elles ne conduiront à rien de décisif ; l’ambassadeur d’Angleterre paraît savoir qu’il ne sera autorisé qu’à écouter et qu’il devra tout prendre ad referendum ; M. Lebzeltern trouvera dans les observations de M. de Metternich tous les motifs qui lui seront nécessaires pour en faire autant ; le comte de Nesselrode me paraît plus que dans aucune occasion, disposé à la temporisation. Il est donc probable que si l’on s’occupe des idées que renferme le mémoire russe, ce ne sera qu’après la campagne, et je ne prévois plus aucune affaire qui puisse s’opposer à ce que je profite du congé que vous avez la bonté de m’envoyer. Cependant, M. le vicomte, j’espère que je n’ai pas besoin de vous promettre que ni ma santé, ni aucune considération quelconque, ne pourra me faire un seul instant abandonner mon poste, tant que je pourrai croire que ma présence peut y être le moins du monde utile au service du roi.

« En voilà bien long sur la Grèce ; mais j’ai cru devoir vous faire connaître toute mon opinion sur l’importance réelle des conférences proposées sur cette grande question.

« Je dois vous confier, M. le vicomte, et sous le secret, un fait dont vous pourrez mieux que moi connaître l’exactitude, mais qui, s’il était vrai, pourrait influer d’une manière très fâcheuse sur la situation du général Pozzo. Sous ce rapport, la chose pourrait avoir de l’importance ; car si, par suite de l’affaire, il devait perdre sa place, il serait nécessaire de prévoir de bonne heure sur qui il nous conviendrait de jeter les yeux pour lui succéder, et d’autant plus que le choix serait aussi difficile à faire qu’il serait important pour nous.

« Vous n’ignorez pas, monsieur le vicomte, que depuis longtemps tous les efforts de M. de Metternich et du cabinet anglais tendent à renverser Pozzo ; il n’a pas en Russie une seule voix qui le soutienne, et le poste qu’il occupe est l’objet de tout ce qui a de l’ambition à Pétersbourg. La chute du comte Capo d’Istria a presque entraîné la sienne ; il a su se maintenir par sa propre habileté et par l’adresse avec laquelle il a toujours su persuader de l’importance du rôle qu’il joue à Paris ; ses rapports, rédigés avec art et infiniment d’esprit, intéressent l’empereur ; les lettres particulières, dans lesquelles l’ambassadeur se permet de donner des détails très étrangers aux affaires, amusent et font souvent le divertissement de ce monarque et de ses intimes.

« Depuis quelque temps, cependant, la faveur n’est plus la même. L’inutile voyage de Pozzo à Madrid a déjà porté une forte atteinte à son crédit : voici de plus ce qui vient d’arriver. L’ambassadeur d’Angleterre a reçu, par la poste, une lettre de M. Canning qui roule entièrement sur la situation de l’Espagne. Après avoir fait de ce malheureux pays la peinture la plus déplorable, M. Canning ajoute qu’elle est due presque entièrement aux intrigues du général Pozzo et au despotisme qu’il exerce au nom de son maître sur le roi d’Espagne et ses ministres ; il attribue entièrement ces intrigues à une cupidité insatiable, l’accusant de ne faire usage de son influence que pour forcer le roi Ferdinand à prendre des engagements humiliants et onéreux et dont Pozzo et quelques agioteurs profiteraient largement. À l’appui de cette grave accusation, M. Canning joint à sa lettre la copie d’une autre lettre sans signature, écrite de Madrid, qui dénonce en quelque sorte le général Pozzo comme travaillant à renverser le comte d’Offalia et tout le ministère espagnol (à la nomination duquel il est censé avoir cependant puissamment contribué), uniquement parce que le général Pozzo doit avoir acquis pour plusieurs millions de bons sur les Cortès, et que le comte d’Offalia, se refusant à reconnaître l’emprunt révolutionnaire, la fortune et la réputation du général se trouvent également compromises.

« Cette lettre, arrivée par la poste, a nécessairement été ouverte ; l’empereur en a connaissance et je crois être sûr que M. d’Oubril est chargé de prendre très secrètement des renseignements sur la vérité de cette accusation. J’espère pour le général Pozzo que ce n’est qu’une mauvaise intrigue du cabinet anglais. S’il en était autrement, j’en serais fâché pour son honneur et pour son existence ; l’un serait perdu, et l’autre serait affreuse et vouée au mépris. Vous serez à même, monsieur le vicomte, de savoir si toute cette vilaine histoire a quelque fondement ; dans ce cas-là, veuillez jusqu’à mon arrivée n’en faire aucun usage, et surtout ne rien m’écrire qui puisse y avoir rapport. Vous savez que si aucune affaire ne s’y oppose, je ne resterai plus ici assez longtemps pour recevoir réponse aux lettres que je vous adresse aujourd’hui.

« M. d’Oubril part aujourd’hui ; il sera probablement à Paris à peu près en même temps que ma lettre. Ses instructions lui prescrivent de travailler à réparer tout le mal qu’a fait à Madrid la conduite imprudente de M. Boulgary, de se faire le conciliateur et le modérateur de toutes les opinions ; d’engager en même temps le roi d’Espagne à résister fortement à tous les conseils, à toutes les insinuations dont le but serait de le porter à transiger sur quelques-uns de ses droits. La lettre du comte de Nesselrode au comte d’Offalia, qui vous sera probablement communiquée, indique assez que c’est là surtout la crainte de l’empereur, et, dans la conversation que j’ai eue avec M. d’Oubril, j’ai reconnu mot à mot ce qui m’avait été dit à moi-même lorsque j’ai eu l’honneur d’avoir un entretien avec Sa Majesté.

« J’ai déjà eu l’occasion de vous parler de M. d’Oubril, vous allez vous-même pouvoir le juger. Je crois, monsieur le vicomte, que vous trouverez qu’il n’est pas à la hauteur du rôle que l’on pouvait supposer à la Russie l’intention de vouloir faire jouer à son ministre en Espagne ; la fierté castillane ne sera peut-être pas flattée non plus de ne trouver aucun titre devant le nom de ce nouvel envoyé ; mais je crois que pour nous il vaut beaucoup mieux avoir affaire avec un homme de ce caractère qu’avec aucun de ceux dont il avait été question pour ce poste délicat.

« M. d’Alopeus (celui qui est à Berlin) l’avait fortement sollicité ; je crois que nous avons toute espèce de raisons de nous féliciter qu’il ne l’ait pas obtenu. M. d’Oubril n’exercera d’ailleurs, je crois, aucune influence personnelle à Madrid ; il est à craindre seulement que le sieur Ugarte s’empare de lui ; je crois être sûr, cependant, qu’on l’a prémuni d’avance contre les séductions de cet intrigant ; il sera nécessaire que Pozzo lui donne à ce sujet une bonne direction.

« M. d’Oubril retrouvera à Madrid un de ses collègues, sir Ev. A’Court, qui a de lui la plus mince opinion possible, et dont le premier soin sera sûrement de déconsidérer et de ridiculiser le nouvel arrivé, comme il l’a fait en Italie. Sous ce rapport, M. de Talaru pourra être fort utile à M. d’Oubril ; il deviendra en quelque sorte son appui et son soutien. Cette combinaison me paraît à la fois convenable à notre dignité, utile à nos intérêts et conforme à l’opinion que nous devons laisser prendre de la nature de nos rapports avec la Russie.

« Il me reste, monsieur le vicomte, à vous parler du Würtemberg. Je n’ai point laissé ignorer à M. de Nesselrode ni à l’empereur lui-même tout le prix et l’intérêt que le gouvernement du roi mettait à voir finir le différend qui existe entre la cour de Pétersbourg et celle de Stuttgard, et dans lequel toutes les puissances de l’Europe ont pris parti contre le roi de Würtemberg. J’ai eu occasion de vous mander déjà, M. le vicomte, que mes premiers efforts pour faire finir cet état de choses avaient été sans succès ; j’ai acquis la certitude depuis qu’en voulant nous mêler plus directement de cette affaire, nous achèverions de la gâter et peut-être de la rendre inarrangeable. Le roi de Wurtemberg a beaucoup de torts à se reprocher vis-à-vis de l’empereur ; sa conduite, son langage, ses correspondances, celles de ses ministres, ont été constamment inconsidérées et offensantes pour celui qu’il avait tant d’intérêt de ménager. Les représentations les plus douces ont été sans effet ; le roi avait adopté un rôle, il voulait le soutenir ; il avait près de lui de fort mauvaises têtes, des serviteurs perfides ; il n’a fait que des imprudences, et a fini par froisser d’une manière si forte l’amour-propre et les sentiments de l’empereur qu’il en est résulté cette espèce de rupture. Ici, les personnes chargées des intérêts du roi de Würtemberg se sont conduites avec maladresse ; elles ont voulu mettre de la roideur et de la dignité quand il aurait fallu agir avec franchise et bonne foi. L’empereur s’est aperçu qu’on voulait le braver, et ce qu’il eût été facile d’arranger dans le commencement avec de la prudence, est devenu maintenant une assez grande affaire ; elle est entièrement personnelle entre les deux souverains, ce qui rend toute espèce d’intervention ou de médiation étrangère impossible : celle de M. G. de Caraman ne peut donc être proposée.

« Il est nécessaire, il est indispensable que le roi de Würtemberg fasse une démarche, mais qu’il la fasse avec franchise et cordialité ; c’est moins le souverain que le parent qui se trouve offensé, la réparation n’en est que plus facile. C’est malheureusement ce que ni le roi ni ses ayants cause à Pétersbourg n’ont voulu jusqu’à présent ni comprendre ni conseiller. M. de Beroldingen a fait, avec les meilleures intentions du monde, beaucoup de fautes, mais elles ne sont pas irréparables, et j’espère que nous sommes au moment de terminer cette désagréable affaire. Me prévalant de l’intérêt que nous avons témoigné au Würtemberg dans cette circonstance, j’ai eu avec le comte de Beroldingen une explication très franche dans laquelle je ne lui ai point laissé ignorer que le seul moyen de rétablir les relations amicales entre les deux cours était entre les mains du roi, et que tant que la démarche que l’empereur attendait ne serait pas franchement faite, il était inutile d’espérer un raccommodement. Le comte de Beroldingen a paru apprendre quelque chose de nouveau ; nous nous sommes bien expliqués, et j’ai eu sa promesse que la première chose dont il s’occuperait en arrivant à Stuttgard serait d’obtenir du roi la lettre qui seule peut tout arranger. Depuis son départ, j’ai eu avec M. Fleischmann, resté chargé d’affaires, de fréquents entretiens : c’est un homme d’un excellent esprit, beaucoup plus calme et plus entendu que M. de Beroldingen ; il s’est laissé diriger par nos conseils et c’est après m’être consulté avec le comte de Nesselrode que je l’ai conseillé non seulement d’écrire avec toute espèce de franchise au roi, mais même de lui envoyer le modèle d’une lettre qui n’aurait rien que de très convenable pour la dignité du souverain, et qui mettra fin à toute cette mésintelligence.

« Le prince de Hohenlohe, envoyé ici par le roi de Würtemberg pour complimenter sur le mariage du grand-duc Michel, était un choix heureux. Allié de la famille, personnellement connu et fort estimé de l’empereur et de l’impératrice, le prince de Hohenlohe était sans contredit l’homme le plus propre à bien remplir une négociation du genre de celle qui paraissait lui être confiée. Malheureusement il n’était porteur que d’une simple lettre d’étiquette, et cette démarche faussement calculée est devenue un grief de plus. Aussi le prince de Hohenlohe, malgré l’estime particulière que l’on a pour lui, a-t-il eu beaucoup de désagréments pendant son séjour ; on lui en préparait de plus grands encore : je suis parvenu à les lui éviter et à lui faire obtenir une audience de congé. L’empereur l’a traité avec tant de bonté, lui a parlé avec tant d’effusion et tant de sentiment de la conduite du roi que le prince est sorti pénétré de reconnaissance. Il part demain pour Stuttgard, décidé à unir ses efforts à ceux que vient de faire M. Fleischmann pour obtenir du roi la démarche très simple qui doit satisfaire l’empereur. Tout permet donc d’espérer que l’arrivée de M. de Beroldingen et son entrée au ministère seront signalées par la fin de cette affaire dans laquelle vous voyez, monsieur le vicomte, que j’ai rempli, autant que la prudence me le permettait, le rôle de médiateur.

« Il est probable que si le roi se prête à ce que l’on a le droit d’attendre de lui, le même prince de Hohenlohe viendra ici remplir les fonctions de ministre plénipotentiaire ; l’empereur lui en a exprimé le désir ; il sera dans ce cas parfaitement accueilli. Quant à nous, monsieur le vicomte, je ne vous cache pas que l’empereur attache beaucoup de prix à ce que le retour de M. de Caraman à Stuttgard soit différé jusqu’à ce que cette affaire soit terminée. J’ai pris avec le comte de Nesselrode l’engagement de vous faire connaître le désir de Sa Majesté, mais je ne lui ai point laissé ignorer qu’étant entièrement étrangers à cette querelle, nous ne pouvions pas y prendre le même intérêt, ni adopter exactement les mêmes mesures que ceux qu’elle regarde personnellement ; que, malgré tout notre empressement à nous prêter toujours à ce qui peut être agréable à l’empereur, le retour de notre ministre à Stuttgard devait nécessairement rester subordonné à ce que pouvaient exiger de nous nos intérêts directs. Voilà où en est l’affaire. Si vous pouvez prolonger de deux mois le congé de M. de Caraman, ce sera pour le mieux ; dans le cas contraire, je prends sur moi de faire trouver bonnes les raisons qui vous auront mis dans l’obligation de le renvoyer plus tôt à son poste.

« Je commence à croire que je suivrai votre conseil et que je ne profiterai point de la frégate : j’irai alors faire une cure à Carlsbad. Je serai à Paris dans les premiers jours d’août, et de retour à mon poste dans le mois de septembre. Mon projet, si rien ne s’y oppose, est de partir au plus tard d’aujourd’hui en un mois.

« Adieu, monsieur le vicomte : je suis heureux de l’idée que je pourrai passer quelques instants avec vous ; j’aurai, malgré la longueur de mes lettres, bien des choses encore à vous dire, et j’ai la prétention de croire que mon voyage à Paris peut avoir de très heureux résultats pour le service du roi et de nos intérêts. Dans tous les cas, je serai heureux de vous renouveler de vive voix l’assurance d’un attachement depuis longtemps fondé sur la plus profonde estime, et que la confiance et la reconnaissance ont achevé de rendre indestructible.

« La Ferronnays. »

« P. S. L’ambassadeur d’Angleterre sort à l’instant de chez moi ; il vient de recevoir son courrier. Il est chargé de répéter au comte de Nesselrode à peu près tout ce que M. de Leiden a déjà mandé de l’opinion de M. Canning sur le mémoire russe. Sir Charles Bagot est autorisé à prendre part aux conférences, si toutefois il n’est pas jugé prudent d’en retarder l’ouverture jusqu’à l’époque du retour de l’ambassadeur de Russie à Constantinople. On annonce à sir Charles l’envoi très prochain d’instructions pour discuter les différentes parties du mémoire ; mais dans aucun cas il n’est autorisé à rien conclure, et doit tout prendre ad referendum. L’opinion de M. Canning est que la connaissance de ces conférences devant nécessairement produire une grande sensation et beaucoup d’irritation à Constantinople, il était à désirer qu’elles fussent ajournées ; il ajoute, dans la dépêche que l’ambassadeur doit communiquer au comte de Nesselrode, que cette opinion est entièrement partagée par le cabinet français et cite à cette occasion une conversation que vous devez avoir eue avec sir Charles Stuart le 15 avril, c’est-à-dire deux jours avant l’expédition de Maconet. Comme vous ne me parlez pas de cette conversation et que vous me renouvelez au contraire l’ordre d’assister aux conférences, si elles ont lieu, et d’accéder à tout ce qui sera proposé sur les bases indiquées dans le mémoire, je dois croire qu’il y a dans la dépêche de M. Canning ou de sir Charles Stuart une erreur (volontaire peut-être). J’ai répondu à l’ambassadeur que je ne verrais aucun inconvénient à ce que les conférences fussent ajournées ; mais que je n’étais point en mesure de faire à cet égard aucune réflexion au gouvernement russe, et que les instructions de Votre Excellence se bornaient à m’autoriser à prendre part aux conférences lorsqu’elles s’ouvriront. M. Canning se plaint aussi de n’avoir point encore reçu (25 avril) les observations annoncées depuis longtemps par le cabinet autrichien. Je suis plus que jamais confirmé dans l’opinion que ces conférences n’auront dans ce moment aucune espèce de résultat ; je serai plus à même dans quelques jours de vous donner à cet égard des éclaircissements plus précis.

« Vous m’avez mandé que le roi donnait son consentement au mariage de mademoiselle de Modène. Je ne vous cache pas que le père est au désespoir de ne pas avoir reçu dans cette circonstance une preuve plus positive et plus directe de l’intérêt du roi qui fut le protecteur de sa jeunesse. Son imagination est singulièrement frappée de l’idée d’avoir encouru la disgrâce de Sa Majesté. Le comte de Modène est un homme animé des meilleurs sentiments et des meilleurs principes ; il jouit ici d’une considération qui dédommage de voir un Français de son rang employé dans une cour étrangère. Ce serait de votre part, monsieur le vicomte, un acte de véritable bienfaisance d’obtenir que le roi eût la bonté d’écrire un mot à M. de Modène, ou que vous eussiez la complaisance de lui écrire vous-même de la part de Sa Majesté. »

Share on Twitter Share on Facebook