V

« C’est Aoustin, de Fédrun, dit Lucifer, garde. » Cet éloge d’Aoustin n’avait pas été sans émouvoir en Théotiste une sourde vague d’orgueil.

Elle était venue moins par curiosité que dans l’espoir de rencontrer sous une forme ou sous une autre, dans ce flot de pèlerins, quelque chose du bien-aimé. Mais quand lui-même, contre son attente, lui-même en personne, lui était apparu à la tête de son cortège, elle eût voulu s’évanouir sous terre. Ces meurtrissures lui avaient fait l’effet d’un écriteau la nommant devant tout le monde ! Quel devait être l’ulcère de son cœur, pour qu’il vînt se montrer de la sorte, et encore avec cet air si fier de vouloir se battre.

Profondément troublée, elle demeura là pourtant, entendit la harangue, resta jusqu’à la sortie de son père, dont l’aspect la fit reculer, et instinctivement sur elle ramener son châle. Tout à coup, sans qu’elle sût comment, ce surnom de Lucifer, ce sobriquet qui jusqu’ici ne lui avait rien dit, dans son sens effacé, venait de prendre à ses yeux son extension de géhenne et de ténèbres ; et toute la réprobation, toute la crainte qui s’éveillent à l’évocation du prince des méchants, se condensèrent dans son cœur à la vue de ce visage noir, desséché, où brillait en ce moment une si perçante lumière.

Mais ce fut bien autre chose lorsqu’elle reconnut derrière lui, tout près de lui, Jeanin, Jeanin qui ramait des bras pour ne pas se laisser séparer de son ennemi, qui se cousait à lui, tout en le perçant de son regard, d’un regard affreux, de haine noire, qui contribuait à le défigurer !… Elle en éprouva un malaise inexprimable… Puis, quand elle vit son amant s’engager dans le cortège du voyageur, et, d’un air fauve, le serrer aux talons dans cette espèce de marche d’honneur qu’on lui faisait, alors elle en fut rejetée en arrière par la commotion de quelque anomalie monstrueuse, et, effarée, confondue, ne pouvant ni demeurer, ni suivre, remonta chez elle en se sauvant…

Sa mère, la seule personne valide de Fédrun qui ne se fût point dérangée pour la fête, était occupée, quand elle rentra, à écraser une pâtée pour son chien.

— Tiens, mon loup, mange, mon loup…

Elle l’avait ramassé petit, un matin, sur la marche de l’église, le lendemain d’un passage de bohémiens ; et, de tout, cette bête la consolait, de son homme, de son fils, de sa fille, de tous les épanchements dont elle accusait le manque pendant les trente ans de sa vie conjugale, la consolant jusque de sa vocation manquée.

— Ah ! mon loup, mon loup ! quand je cause par ma fenêtre, il se met debout près de moi, les pattes sur le rebord et comprend tout ce que je dis !

Théotiste s’était arrêtée sur le pas de la porte. Une poussée de cris humains lui arrivait du lointain ; c’était la clameur dont les Briérons saluaient le départ de son père, et ce tumulte lui fit l’effet, dans l’état de frémissement de ses nerfs, de ces hurlements dont les hommes ont le propre quand ils s’acharnent contre une bête.

De toute la soirée elle ne put se calmer de son agitation. Toujours elle revoyait ce regard effrayant de Jeanin, auquel s’associait le profil édenté de la mère Quatrofunre, qu’elle avait rencontrée parmi la foule. De la nuit elle ne put dormir.

La journée du lendemain ne lui fut pas meilleure. Assise à sa fenêtre, elle n’avait aucun goût à l’ouvrage. Sans cesse elle s’interrompait pour comprimer son front moite. Certaines paroles du jeune homme, la dernière fois, lui revenaient avec un sens nouveau ; et elle était de plus en plus gagnée par son trouble.

Il était cinq heures, la lumière commençait à décroître, quand elle se leva brusquement, tant que son ouvrage et ses ciseaux en churent à terre. Elle les ramassa en désordre, et comme une folle traversa la pièce, où elle faillit renverser sa mère, qui, lui demandant ce qu’elle avait, resta sans la réponse au pied de l’escalier.

On entendit là-haut un bruit de souliers jetés sur le plancher.

Théotiste s’était chaussée rapidement, avait pris son châle, noué un fichu.

— Ne m’interrogez pas ! cria-t-elle à la bonne femme qui l’attendait au bas des marches, laissez-moi passer !

— Si tu sors, mets ta coiffe… c’est dimanche !

— Laissez-moi !

Et, refermant la porte : « Je vais chez Célestine Mahé. »

Les bras croisés dans son châle, marchant, aussi vite qu’elle pouvait, elle n’allait pas chez Célestine Mahé. Elle sortait de Fédrun, elle traversait Saint-Joachim, s’engageait sur la chaussée du marais, sur ce lacet de route sans fin où l’entraînait son cœur, qui ne consultait ni l’heure ni les brumes du couchant, qui la poussait, auquel elle faisait obéissance, comme au jour où il l’avait transportée dans les fourrés de la Bretêche. La volonté, qui éclatait en elle à la suite de ces deux journées, lui montrait pour but d’atteindre Jeanin le soir même, où qu’il fût. Et elle allait, sur cette longue route au milieu des lagunes, sans un passant, sans rien qui vive, toute seule sous le vol noir des corbeaux.

Elle marcha longtemps.

Quand elle arriva, le ciel était rouge derrière les chaumes. Des marmots par cinquantaines grouillaient dans les ruelles, croquant les dernières pommes volées au cellier. Au vu de cette figure qu’ils ne connaissaient pas, ils s’arrêtaient et chuchotaient.

C’était le moment où les troupeaux vont boire. De grandes jeunes filles, d’un pas bercé, les sabots claquant sur leurs talons, les menaient d’une baguette de bourdaine, envoyaient une pierre au chien, faisaient entendre un joli rire, et, voyant Théotiste arriver, se retournaient avec insistance.

Le placis où habitaient les Jeanin était encombré du bétail réuni pour l’abreuvoir. Les vaches, au-dessus de l’eau tremblante, laissaient s’égoutter leur lampée, puis, se retirant d’un recul brusque, s’en allaient une à une, dans la nuit brune des ruelles.

Théotiste se glissait le long des murs. Son cœur se rompait dans sa poitrine.

À une porte légèrement entrouverte, elle frappa, et une voix dit : « Entrez. »

Elle ne vit d’abord qu’un miroitement de lunettes, puis sous les lunettes une barbe grise ; puis enfin un petit vieil homme tout brun, qui, sur son genou, écorçait ses gaules de vannier, assis dans le nuage blanc de ses résidus.

— Pardon, demanda-telle, d’une voix qui s’étouffait, c’est bien ici qu’habite Jeanin ?

Le vieux, gêné par le contre-jour, pencha sa tête, car la voix non plus que la silhouette ne lui étaient connues. Puis, sans lui avoir fait réponse, par deux ou trois coups, il eut l’air de reprendre son raclage, tout en glissant de côté, par-dessus ses besicles, un regard qui semblait prendre conseil de quelqu’un ; et Théotiste s’aperçut qu’il y avait là assise une vieille femme, parmi des sacs et des pannerées de pommes de terre.

— Est-ce que Jeanin est ici ? demanda-t-elle encore, sans lâcher le loquet qu’elle tracassait de sa fièvre.

Mais ce fut le vieux qui l’interrogea :

— Vous êtes peut-être de Fédrun ? dit-il, avec un miroitement de lunettes si sévèrement braqué que Théotiste en ressentit dans son dos comme une lame de froid…

— En ce cas, résolut alors le vannier, en se replongeant dans ses bourdaines, si c’est Jeanin que vous cherchez, c’est moi Jeanin.

En toute autre circonstance, elle se serait retirée honteuse et mortifiée.

— C’est Jeanin… votre neveu… que je demande… votre neveu…, répéta-t-elle, en haussant la voix pour tâcher de dominer les beuglements des troupeaux…, si vous saviez ce que je lui veux, vous vous empresseriez… Je viens lui rendre un grand service peut-être… une voix me pousse et me commande de le trouver… s’il est ici, je veux le voir… ou bien ne me cachez pas où il est.

Elle ne parlait pas comme parle une personne dans son ordinaire, et les lunettes miroitèrent cette fois avec perplexité.

— Un grand service, fit le vieux avec étonnement, en la regardant du coup par-dessus ses verres… eh bien, si vous dites la vérité, il n’est pas ici… et puisque vous êtes de Fédrun, on peut bien vous déclarer, sans vouloir vous faire injure, que c’est justement depuis qu’il vous connaît qu’il ne tient plus la maison… voilà !… Je ne puis pas vous renseigner… je ne sais ni où il est… ni quand il rentrera.

Et comme la bonne femme à côté de lui toussait affreusement, l’oncle lui dit d’une voix douce : « Tu devrais tout de même boire sur les herbes, Georgina. »

Théotiste se retrouva dehors, et partit au hasard du chemin, sans savoir où elle allait.

Elle s’égara dans les ruelles, où le soir tombait, insouciante des grands yeux de femmes qui brillaient sur elle en passant.

Sous le vieux chêne, des jeunes filles, des adolescentes, dansaient pour se réchauffer, et leurs rires se mêlaient à leurs chants. Théotiste leur demanda si elles avaient vu Jeanin.

— Ils ont été tantôt casser la glace, répondit l’une d’elles, c’est peut-être qu’il s’est rendu ce soir à Langate pour pêcher.

— Ou bien, dit une seconde, il est peut-être à Osca, chez le marchand de perches, où il va souvent, ou au Cabeno, chez Buffetrille. On ne sait pas.

Il n’était pas impossible que Jeanin fût en train de pêcher à la chaussée de Langate, et Théotiste, ranimée par cette espérance, prit le chemin de servitude qu’on lui indiqua.

Dans cette partie du pays, le marais s’entremêle à la terre, les prairies alternent avec les lagunes.

Elle dévala par le chérau, et arriva dans des varennes basses, où ses souliers commencèrent à s’enfoncer.

Il y avait là un petit isthme de vase durcie, puis la platière. Des blocs de glace gisaient en effet, rejetés sur la rive. Elle s’arrêta, essoufflée, écouta, mais nul bruit ne se faisait entendre. La Brière avait déjà commencé sa nuit. L’eau dormait dans le brouillard, semée de nuages de feu entre les touffes noires des joncs.

La chaussée de Langate se trouvait tout près. Sur la couline bruissaient les bouillées de saules. Alors, elle s’avança jusqu’au bord, près des roseaux, et, se penchant de façon à mettre sa bouche en avant de la ligne d’eau, jeta de toutes ses forces un appel qui se répercuta au large : « Jeanin !… Jeanin !… »

Mais tout ce qu’elle entendit fut, plus loin derrière elle, une voix cassée, le tayautement d’un vieil homme qui se glissait d’un talus à têtards, et poussait le long d’obscurs bas-fonds son invisible troupeau de moutons.

Elle s’avança plus avant, relança son cri : mais il ne lui fut pas répondu davantage. On n’entendait que la plainte au loin de la grive des rivières.

Elle revint sur ses pas, en chancelant dans les trous.

À l’horizon de l’ouest s’effaçait la dernière clarté ; la vraie nuit se faisait, mais ce n’était pas de la nuit qu’elle avait peur.

Personne dans le village. Elle retourna à la maison des Jeanin. Un enfant vint lui ouvrir. L’oncle, assis à la même place, écorçait à la chandelle. En revoyant Théotiste, il eut un air gravement surpris, remua sur son nez ses besicles, et d’un ton reprochant, même inquiet, comme si les raisons de cette absence de Jeanin ne lui paraissaient plus aussi claires que tout à l’heure, lui répondit que son neveu n’était pas rentré. Ce fut tout ce qu’elle en eut. L’enfant referma la porte, et elle se retrouva de nouveau sur la route.

Elle n’hésita pas. Comme elle tenait des jeunes filles qu’il pouvait être à Osca, elle se rendit à Osca, avec l’espoir de le rencontrer sur le chemin ; mais elle ne le rencontra pas. Et à Osca, chez le marchand de perches, elle ne le trouva pas. Elle ne s’apercevait pas de la nuit. Elle n’avait qu’une seule idée, une terrible idée, qui l’entraînait de force par la main… Cette idée l’amena jusqu’à Cabeno, chez Buffetrille, où les gens, sur le point de se coucher, la considérèrent avec stupéfaction.

Alors elle marcha devant elle.

Elle n’était plus qu’une pauvre chair tremblante, poussée du vague instinct de son retour à l’île et à la maison. Au plus près elle s’engagea, et suivit le bord du marais, par des chéraux de raccourci que son enfance avait connus : le chemin de la butte au Bonhomme, qui s’en va sur les Vieux-Saulx, puis par la butte au Guerrier, jusqu’à la Pimbrogère.

Dans le lointain, une petite lumière allumée en Fédrun lui servait d’étoile du Nord, et le serpent brillant d’une couline la guidait dans l’étendue noire.

« Jeanin, Jeanin, où es-tu ? », car l’appeler elle n’osait, au milieu de cette immensité, de ces ténèbres sans formes, où les étoiles étaient presque la seule chose visible, où l’on ne distinguait plus que les grandes parties de la tourbe et des eaux.

Elle allait le long des roseaux, le plus vite qu’elle pouvait, mais non au milieu de ces buttes hachées comme elle l’aurait fait sur la route. À chaque instant le pied lui manquait ou elle se prenait dans sa jupe ; elle chutait dans des remises, d’anciens sillons de tourbage, ou bien, crevant la glace, elle enfonçait dans la vase en attrapant les joncs… Mais qu’était-ce que tout cela auprès de l’inquiétude qui brûlait dans son âme ?

— Jeanin… que fais-tu… que ne m’as-tu attendue !

Elle marchait toujours, coûte que coûte… Souvent elle avait grand-peine à retirer ses pieds. Elle était si troublée qu’elle n’avait seulement plus conscience du chemin qu’elle suivait.

La petite lumière s’était éteinte. Les grandes ténèbres l’environnaient. Elle ne savait où elle était rendue. Elle cherchait la butte au Valet, elle ne reconnaissait plus rien.

« Oh ! pourquoi ai-je eu cette idée !… pourquoi m’a-t-il fallu venir vers lui ! »

Les trous de tourbage se faisaient de plus en plus nombreux, rendant sa marche affreusement pénible. Elle se traînait de fatigue. Le souffle lui manquait, et elle dut s’arrêter enfin, prise d’épuisement, en proie à l’émotion, au froid, à la peur, car elle était perdue.

« Et si ce n’était qu’à cause de cela ! se dit-elle, en se pressant les flancs… Est-ce que cette chose-là ne trouble pas souvent l’esprit des pauvres femmes ! »

« Ô mon Dieu, secourez-moi ! », supplia-t-elle, en levant son visage vers les étoiles glacées.

La lune émergeait de cette désolation, roulait son char de feu sur l’abîme noir de la terre.

Une piarde au loin scintilla sous une coulée d’incandescence, mais les terrains n’en furent rendus que plus trompeurs ; et elle frémissait à tous les bruits qui se faisaient entendre sous cette clarté qui réveillait le marais de son premier sommeil : les mille murmures de l’oiseau dans sa gîtée, de la glace qui se craquelle, du roseau qui se berce, sensible à cette caresse éblouissante.

Un héron jeta son cri franc ; des canards sauvages passèrent à la frôler. Chaque chose la faisait tressaillir. Elle reprit sa marche, elle ne savait où elle allait, mais ne se demandait plus quand elle arriverait : elle butait, errait, se fourvoyait, abusée par cette perfide lune, qui l’arrêtait sur de vaines ombres pour l’attirer dans des fondrières. Un grand froid lui remontait de l’eau glaciale qui remplissait ses chaussures. Elle était à bout de courage, à bout de forces.

À la distance d’un coup de feu, elle entrevit la masse d’un mulon que le Briéron n’avait pas emporté, et se traîna jusque-là, pensant s’y ménager un abri dans les mottes. Mais cette forme l’avait trompée, ce n’était pas un amas de tourbe ; elle s’approcha : c’était le dolmen de la vieille Florence.

Elle chercha la porte, frappa, appela, frappa plus fort, dans la mortelle crainte que la femme, qui ne répondait pas, ne fût pas chez elle. Enfin, deux ou trois rais s’allumèrent dans le planchis ; le portillon s’ouvrit, et une lanterne éclaira le vieux visage explorant les ténèbres…

— Florence, c’est moi !… je suis perdue !… je n’en puis plus !… laisse-moi m’abriter chez toi !…

Florence leva sa lanterne, qui se mit à trembler dans sa main.

— Entre !… entre ! dit-elle enfin, en repoussant de son dos le portillon, afin qu’il fût ouvert au grand large, et reculant à l’intérieur, les yeux agrandis, fixés sur l’apparition de nuit de cette figure de jeunesse.

— Entre !… je t’attendais !… je t’attends toujours !… Entre !

Une douce tiédeur se faisait sentir dans la cabane. Théotiste se laissa choir sur le petit trépied de bois, dans le coin de l’âtre, appuya sa tête contre le dur bâti et ferma les yeux.

— Entre !… répétait la vieille, d’une voix tremblante, tandis qu’à genoux devant son foyer, elle ranimait la braise avec son souffle.

— Oh ! comme tes pieds me font peine. Ils ont ramassé toute la boue des croulières… jusqu’à ton châle qui en est souillé… Tes doigts sont des glaçons, disait-elle, en posant avec une douceur craintive sa main sur celles de la jeune fille, et tes joues sont si pâles !

Théotiste, la tête appuyée, semblait dormir. Cependant, des frissons l’agitaient ; et la vieille femme ne cessait de la contempler avec une émotion attendrie. Elle avait mis du café sur le feu, et le lui donna à boire quand il fut bien chaud.

— Tu es venue pendant mon sommeil… tu es venue comme un rêve, murmurait-elle, en lui effleurant le bras d’une longue caresse.

Puis un nom, presque imperceptiblement, sortit de ses lèvres : « Angeline !… »

— Je ne suis pas Angeline.

— Tu n’es pas Angeline ?… Est-ce que tu sais qui tu es ?… oui… regarde-moi ainsi… avec tes grands yeux perdus ! Je n’ai pas peur !… Je t’aime !

Ce langage étrange ne surprenait pas Théotiste ; elle l’écoutait à peine. Sa pensée n’était occupée que de son affreuse nuit, et de son tourment, qui maintenant, sous cet abri, reprenait tout entier possession de son âme.

— Tu as donc froid encore ?… pourquoi trembles-tu toujours, chuchotait la vieille, agenouillée près d’elle, et tendrement rapprochée du visage que la jeune fille tenait caché dans ses mains.

Et comme Théotiste restait sans lui répondre, elle se releva et, lentement, mystérieusement se rendit dans le fond du réduit, vers un amoncellement de friperies sous lequel elle chercha. Un cadenas crissa, et la vieille bientôt se retourna, tendant devant elle une nappe de lumière, un éblouissement de firmament, un tissu de lune et d’étoiles, des ondes d’argent d’une inexprimable mollesse.

— Tu ne le diras à personne !… jamais !… jamais !… couvre-toi de cette relique… Tu ne veux pas ?… pourquoi as-tu l’air si surprise ? C’était son manteau quand elle sortait du bal… le jour où elle est morte, il m’a été renvoyé par lui, pieusement… et j’ai dû signer pour l’avoir.

La jeune fille se laissa donc envelopper de la soyeuse étoffe bordée de plume de cygne, et le visage de la vieille à genoux près d’elle rayonnait. « Angeline, Angeline ! » murmurait-elle, plus que jamais éprise de son illusion.

— C’est chaud, dit Théotiste avec un sourire.

Elle était très belle ainsi.

Et longtemps elles demeurèrent là toutes deux, pendant que la femme, dans un inintelligible marmottement, laissait parler les obscures pensées de son cœur.

— Tu veux partir ? demanda-t-elle, comme Théotiste se levait tout à coup, et où veux-tu donc aller, fille de l’homme ? La Brière n’est pas meilleure que tout à l’heure !… viens… viens voir à la porte.

La pleine nuit sur de confus silences, les scintillements lointains de quelques piardes glacées, le lent voyage de la haute lune, moins brillante en son éther que Théotiste à l’entrée de cette cabane.

— Tu ne pourras partir avant que ces deux grandes étoiles n’aient disparu… Alors seulement le matin sera proche… rentrons.

Mais un bruit sourd, comme un bruit de détonation, partit au loin. Théotiste s’empara du poignet de sa compagne et le serra de toutes ses forces.

— As-tu entendu, Florence ?

— Malheur !… oui, c’est le grand fouet du Saulnier !

Elles écoutèrent.

— Oh ! j’ai bien entendu ! gémit Théotiste.

— Rentrons !… je vais attacher ma porte… Le Saulnier y cassera son couteau !… je vais l’attacher d’un double dreux quatre fois tourné comme aux cornes de ma bique.

Elle poussait devant elle la jeune fille : « Comme tu trembles !… Tu n’en peux plus !… Viens-t’en ici… couche-toi… c’est ma paillasse.

Théotiste se laissa tomber sur la rude couche durcie, faite de paille de maïs et de genévriers ; et ses yeux grands ouverts se fixèrent en haut…

Florence lui arrangea la tête parmi les couvertures.

— Dors… ne pense pas à ce qui est en toi… Je te réveillerai quand les hérons chanteront.

Et doucement, avec des gestes maternels, elle étendit la grande cape blanche sur son corps.

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