VI

Le jour était levé, quand une rumeur se répandit dans les quartiers du Chat-Fourré et de l’Étage : personne ne pouvait dire ce qui était arrivé ; mais toutes les têtes se montraient, les questions se croisaient de maison à maison ; on n’entendait rien, on ne voyait rien, on se demandait seulement : « Qu’est-ce qu’il y a ? »

Plusieurs femmes se saisissaient déjà de la trompe d’alarme ; des essaims d’enfants s’envolaient pour aller voir, quand au tournant du chemin de ceinture, dans la brouée, se dessina un groupe compact qui s’avançait lentement, à un pas de cadence.

— Qu’est-ce qu’ils portent ? demandait-on… Comme ils marchent drôlement !

— On dirait un catafalque !

— Ils rapportent quelqu’un, cria une Briéronne, qui se tenait en vedette à la lucarne de son grenier.

De nouvelles figures surgirent, plusieurs femmes, en levant les bras, préférèrent disparaître dans leur maison : « Qui est-ce ?… qui est-ce ? »

Le cortège approchait, la chose arrivait : c’était une civière sur les épaules de Petit-Bras et de Chat-Greni, de Montauciel de Brecun et de Colas-Chaland du bourg ; on reconnaissait sous une bâche, une bâche gelée, fleurie de givre, la forme d’un corps, et les quatre hommes, la figure grave, leur coiffure à la main pour la commodité, évitaient de secouer le fardeau, accordés à leurs pas de gros clous qui martelaient la terre comme à un service d’enterrement ; tandis que, galopant, tricotant de toutes leurs jambes, les petits garçons soufflaient : « Il est mort !… il est mort ! » et que la vérité enfin se répandait de toutes parts : « C’est Aoustin ! il a été tué cette nuit ! »

Un moment, devant la maison des Aoustin, les porteurs hésitèrent : ils ne savaient s’ils devaient le déposer là. Comme ils s’arrêtaient, de l’intérieur du logis partit un cri déchirant, que tout le monde, car la foule suivait, reconnut bien pour n’être pas de l’Aoustine. Mais une voix commanda : « Chez lui », et ils repartirent en avant.

Alors, au fond de son impasse apparut, dans la confiante fumée matinale, la petite maison, sous la prairie poudrée de gel de son chaume, avec sa porte de vieux chêne éclaté, comme triplement fermée sur le sommeil de son habitant. Elle était bien loin de paraître avoir conscience du malheur qui la frappait. Un canard et ses canes déambulaient devant le seuil, dans l’attente de le voir s’ouvrir.

— La clé… demanda l’un des hommes, en secouant la porte, pendant que les autres fouillaient sous la bâche, dans les poches.

Aoustin fut étendu sur son lit.

La chambre se remplit de monde. Les femmes, une à une, s’approchaient en silence, de tout près, sous l’ombre épaisse des rideaux, se retiraient, faisaient place aux suivantes, après avoir vu la figure, les yeux fermés, et deux terribles creux où s’avalaient des joues de cendre, souillées de sang… On entendait encore dans la gorge comme un râle.

Des volutes de fumée emplirent la pièce, d’un brasier de mottes apporté par Julie en toute hâte, à pleins bords d’une pelle à main ; et, en un clin d’œil, le feu fut rallumé, confié à Marie, qui sanglotait dans ses nattes.

L’Aoustine, accourue, s’était jetée au pied du lit, tête basse, à genoux, priait, récitait le Notre Père, le Je vous salue Marie, le Je crois en Dieu, le Je me confesse à Dieu ; et son regard, avec frayeur, se coulait vers cette chambre tout imprégnée des habitudes mystérieuses du vieil époux. Parfois, au milieu de son oraison, les mouvements de Julie, qui faisait chauffer de l’eau, ou revenait vers le moribond, lui faisaient risquer un coup d’œil ; mais aussitôt, craintivement, sa jalousie se repliait.

— C’est son sang qui est glacé !… Lève-toi, Nathalie !… vite, nous allons le frotter toutes les deux !

— Frotte les jambes !… frotte !… le plus dur que tu pourras, commandait-elle encore, en entreprenant elle-même la poitrine à l’aide d’un énorme tampon de grosse laine verte.

L’une et l’autre y allaient de toute leur haleine. Le lit craquait sous leur effort ; mais plus elles frottaient, plus le râle s’éteignait dans la gorge du blessé.

« Il va passer, on ne l’entend plus ! »

Des femmes entraient, sortaient. La Chédotale apportait un paquet de couvertures. Dans un groupe chuchotait la Capable, qui, forte de son flair de vipère, faisait remarquer à la Cadivoise que la fille n’était pas là présente. Elle disait vrai : Théotiste, en voyant passer la civière – elle venait de rentrer elle-même de son terrible voyage –, s’était évanouie ; et elle était en train de reprendre ses sens sur le lit où l’Aoustine l’avait laissée.

— Frotte, répétait Julie, ne t’arrête pas !

Le médecin arriva dans l’après-midi, un peu plus tôt qu’on ne prévoyait. Il était accompagné de M. Moyon, qui, le visage attristé, lui expliquait comment le blessé, parti la veille pour la ville, porteur d’une mission à lui confiée par le syndicat, avait été atteint d’un coup de fusil comme il s’en revenait la nuit suivante, et relevé à l’aube par des pêcheurs du côté du canal de dessèchement.

— C’était un homme de confiance.

Il insistait là-dessus, il y revenait sans cesse.

— Qu’est-ce que c’est que tout ce monde ! s’écria le médecin, rude petit bonhomme au toupet noir, intelligent et rapide dans ses gestes, qui connaissait ad unguem l’animal dont il tirait sa pâture ; et à l’exception de Julie, où du premier coup d’œil il avait reconnu la débrouillarde et la dévouée, il poussait tout le reste dehors, y compris l’Aoustine qui dut exciper de sa qualité d’épouse.

— Ah ! bon, bien, si vous êtes la femme, c’est différent… Mais c’est toujours la même chose, on y voit dans leurs maisons comme dans la cave du diable ! Allumez-moi une lampe… approchez… vous n’avez donc que cette bougie-là !

Il souleva les paupières, ausculta le cœur.

— Congestion, dit-il, mais cela va mieux… vous lui avez frotté les membres ! Bon… c’était ce qu’il fallait faire.

— Pourtant, monsieur le médecin, déclara timidement Julie, en tenant sa main en écran sur la lumière pour ménager les yeux du blessé, à mesure que nous frottions, moins on l’entendait respirer ?

— C’est justement qu’il respirait mieux, ma bonne femme… allez, c’est bien simple, vous lui avez sauvé la vie !… Courez-moi me chercher de la graine de moutarde et des sangsues, ce n’est pas ce qui manque ici… Et vous, dit-il à Nathalie, faites-moi en deux temps bouillir de l’eau.

Mais Julie y avait déjà pensé.

— Fichtre !

Ce n’était plus une main, mais un informe paquet de sang coagulé : trois déchirures profondes, trois trous béants, d’une pourpre sombre, s’ouvraient dans les chairs de la paume gonflée et tuméfiée ; tous les os, tous les nerfs broyés. Un exsangue lambeau de peau pendait, que le médecin examina avec attention.

— Qu’est-ce que c’est que cette marque bleue… serait-ce la poudre ?

— C’est peut-être son roseau… larmoya l’Aoustine.

— Quel roseau ?

— Il avait là un tatouage, expliqua M. Moyon.

Le médecin lava tout cela, lava aussi le visage, appliqua la moutarde sur les pieds et les jambes, mit les sangsues aux oreilles.

— Une décharge de chevrotines… accident de chasse, peut-être ? Mais ça m’étonne, disait-il au maire, près de la cheminée où il se chauffait les pieds l’un après l’autre, en attendant l’effet de ses applications. Aussi bien n’en sont-ils pas dans ce pays-ci à leur coup d’essai… Avez-vous des données ?

— Aucune, déclara le vieil homme, d’un air consterné, j’ai fait un commencement d’enquête, impossible de rien savoir. Songez, docteur, que j’ignore jusqu’au nom des porteurs qui l’ont ramené chez lui. Tout cela s’est éclipsé, personne n’a rien vu. Que voulez-vous, c’est comme cela. Le notaire, quand il vient au bourg donner ses consultations, est obligé de choisir la maison la plus cachée, avec tout un jeu de portes, sans quoi personne ne viendrait de peur d’être vu… Jamais ils n’entreront chez le pharmacien avant la nuit tombée… et si un malheur arrive, comme aujourd’hui, allez, allez chercher les témoins.

— Oh ! je les connais !… Mais qu’est-ce qu’il y a dans cette cage. Un faucon ?… Il a l’air affamé, cet oiseau ! Et, coupant au plafond un bout de couenne fumée, il le jeta entre les barreaux.

— Je les connais !… du reste, le caractère dépend des régions… ils sont loin de se ressembler tous. Je les ai pas mal étudiés, j’ai mon avis là-dessus… Les Briérons du centre, ceux des îles, là où nous sommes, doivent descendre, selon moi, de ces pillards saxons, qui, en prenant pied dans les îles de Brière, refoulèrent sur la grande rive des populations plus ou moins issues des traînards de l’armée de César. Remarquez, monsieur le maire, la figure osseuse, à fortes mâchoires, à pommettes saillantes, au petit œil aigu des gens de par ici, chez cet homme couché là, par exemple ; et voyez d’autre part les larges grands yeux, le teint olivâtre, le pur ovale italiote des gens de Mayun, pour ne citer que ceux-là… voyez les potiers d’Osca, qui, sans le savoir, vous font encore la lampe romaine.

Pendant que le médecin exposait ainsi ses vues à M. Moyon, qui l’écoutait en opinant, les réactifs agissaient. Peu à peu, sous les rideaux, renaissait une trouble, une indécise lumière, tremblant fantôme de vie à la recherche de sa mémoire. Aoustin se réveillait. Mais il était là-bas toujours, sous le grand ciel de la nuit glaciale, couché, abattu de violence dans le lit des roseaux… Tous ses membres étaient rongés aux vermines de la vase… Sa femme, l’Aoustine était présente… elle le regardait… elle ne lui venait pas en aide… C’était une mâtine… mais il en savait les raisons… vu qu’il avait sur lui une couverture enroulée quarante fois pour empêcher son âme de s’envoler… Du côté de sa cheminée aussi des hommes parlaient… De quel droit étaient-ils là ?… N’allaient-ils pas découvrir sa fosse, la mesurer, la sonder ?… Ils étaient venus exprès… ils allaient lui dresser un procès… est-ce qu’il n’y avait pas là, justement, dans ce trou, un tronc de mortas à moitié dégagé… un mottas qu’il n’avait pas eu le temps de mettre dehors ?… Il faisait des efforts surhumains pour tâcher de les arracher de là. Mais plus il se donnait de mal, moins il réussissait : « Tu ne peux les appeler… puisqu’ils n’ont point de noms… tire à toi ! tire, tire !… Ils ne veulent pas venir… oh ! il ne faut pas qu’ils voient… qu’ils voient le trou de la fosse !… ni le mortas, je te dis… il y a bien sûr un moyen. » Et il luttait ; il était en nage. Toute l’eau du bénitier lui coulait sur le front… Enfin !… et la Vérité lui apparut… elle lui apparut comme une sainte Vierge, toute blanche, une Vérité éblouissante, dont le rayon pénétrait jusqu’à son âme !… et son âme était heureuse, elle volait, elle planait, elle était brume légère… enfin ils allaient venir.

— En tout cas, celui-ci est un rude homme, déclara le médecin en entendant un gémissement partir du lit, et s’approchant aussitôt.

— Allons ! nous allons mieux ?… voyons un peu… et il fit avancer la lumière.

Un regard comme celui d’un oiseau luisait en effet au fond de l’alcôve. La bouche remuait sur elle-même.

— Soif ?… vous avez soif ?… Plus tard, pas maintenant.

Mais la bouche continua à mâchonner des sons.

— Qu’est-ce qu’il demande ?… une fleur ?…

— De la fleur de terre, c’est de l’eau, expliqua le maire.

— Tout à l’heure, vous boirez avant de partir… on va vous emmener à l’hôpital… la voiture va venir vous prendre ; en attendant, restez tranquille, vous avez la fièvre.

Aoustin battit l’oreiller avec sa tête, et recommença à gémir.

Julie, au pied du lit, éclairait, relâchée dans une grande expression de tristesse maintenant que sa plus forte occupation était passée. Quant à l’Aoustine, elle n’osait pas venir plus près, et restait reculée dans la partie de l’ombre, là où Aoustin ne pouvait la voir.

— Mon pauvre Aoustin, dit le maire à son tour, en se penchant sur le blessé, comment as-tu reçu ce coup de fusil ?

À cette question, Aoustin fixa son regard au-dessus de lui, dans les rideaux, et un amer, un cruel sourire flotta sur ses lèvres.

Cet étrange rictus n’échappa pas à Julie qui, instinctivement, modifia la position de sa rousine de façon à l’éclairer mieux.

Mais l’expression changea, les sourcils se rejoignirent en un froncement velu, le regard parut s’éclairer d’un souvenir ; on vit qu’il voulait parler.

— Les lettres !… parvint-il à dire enfin.

— Les lettres ?… oui, tu as porté les lettres, mais il ne s’agit pas de cela… Comment as-tu été blessé ? Voilà ce que nous voudrions savoir ?

Mais Aoustin fronça les sourcils encore plus durement. On l’irritait.

— Les lettres, dit-il encore… je les ai…

— Comment, sursauta le maire, toujours penché sur le lit, tu ne les as pas portées là-bas !

— M. Philippe… a regardé… il a dit… le notaire a vu aussi… il voulait… les garder… J’ai pensé… faut plutôt… copiez-les… quand les écrivains ont eu fini… j’ai pris les papiers… je les ai… sous ma chemise.

Mais voyant que le maire fouillait en vain sur sa poitrine, il trouva encore la force de secouer la tête.

— Dans mon dos…

Le médecin vint au secours de M. Moyon. Les deux hommes soulevèrent le blessé qui respirait tout à fait mal. À la lueur de la rousine au-dessus de leur tête, l’un le soutint sous les bras, tandis que l’autre opérait et finissait non sans peine par retirer les lettres de cet endroit difficile.

— Il n’a pas voulu les laisser là-bas, il a bien fait.

Aoustin, remis sur son oreiller, respira, et sa figure eut une singulière expression de tendresse en se tournant vers ces papiers qui n’avaient plus rien à craindre dans les mains du premier syndic.

Mais le maire se faisait un devoir moral, une obligation de son état de tâcher d’éclaircir le mystère de l’événement.

— Voyons, Aoustin, recommençait-il… tu as reçu un coup de fusil… n’est-ce qu’un accident ?… que s’est-il passé ?

Mais il eut beau répéter, varier ses questions, Aoustin ne voulait pas répondre. Pas un muscle de sa face ne bougeait. Il avait refermé ses yeux, et il ne les rouvrit qu’au moment où les hommes chargés de le venir prendre le soulevèrent sur son matelas pour le transporter jusqu’à la carriole.

À mi-chemin, il fit signe seulement qu’il voulait qu’on fermât sa porte. Le maire s’acquitta de cet office et vint lui glisser sa clé sous sa couverture.

Devant les maisons, au coin des ruelles, au pied des paillets, les gens s’étaient groupés, en silence. Tout le long du chemin de ceinture, des visages attendaient.

Aoustin, enveloppé du mieux que le put Julie, aidée de Nathalie, fut installé sous la bâche. Le vieux M. Moyon lui dit au revoir ; et la carriole s’en alla au pas, entre les ormes de la rive, tout doucement pour éviter les cahots.

Elle passa par les Mortères, le Chat-Fourré, le Pintré, et plus d’un groupe se forma à la sortie de l’île, pour la suivre des yeux, sur la route à travers le marais.

Puis il y eut un silence sur Fédrun.

Mal bénis soient à jamais les gens de l’espèce de Réduire-le-Fort qui, le jour de la Toussaint, s’en vont piétiner la tombe de leur ennemi ! Aoustin n’était qu’une tige d’orgueil, si l’on voulait ; un homme qui avait toujours l’air de tenir sous ses pieds ce qui périt… N’importe : cette alarme de mort le venait saisir juste au tournant de ses jours où la reconnaissance se découvrait le visage et lui préparait ses honnêtetés. Car ce n’était point le tout d’avoir rapporté les lettres, fallait-il encore que sa chandelle ait su les trouver en cet endroit mystérieux qui n’avait point de nom.

C’était décidément un homme de naturel utile, et l’une des meilleures têtes de Brière !… La mort, en le prenant, prendrait plus de quatre intelligences au pays.

Et il n’y eut pas qu’à Fédrun qu’il eut son oraison ; à Pendille, à Mazin, dans toutes les îles. Là, partout, ce fut la stupeur ; d’autant plus qu’il était en ces lieux déjà fait mort et enterré… De même qu’aux villages plus lointains, les villages paysans lesquels aussi, tout en accusant le malheur, n’étaient pas fâchés d’ajouter que ceux de là-bas n’en faisaient jamais d’autres… puisqu’il n’était jusqu’aux arbres de leurs rives qui ne parussent toujours entre eux méditer quelque mauvais coup.

Mais, ici, là, sur les causes et le fond du procès, tout le monde se taisait. Tous les soupçons faisaient bouche muette, chacun gardait son idée pour soi. Conseil de prudence. Le jour où se présente la maréchaussée, personne n’ayant jamais rien dit, personne ne sait rien, et le gendarme, en roulant ses yeux, reste le pied en l’air. Si l’enquête demande qu’on la conduise en chaland, personne n’est prêt, personne ne peut, personne n’est là. Ou si de malheur, tu t’en laisses imposer par l’autorité, le lendemain ton bateau est mis en pièces ; et cela n’encourage guère.

Un grand silence, une grande ignorance, une grande discrétion, une grande stupidité s’étendirent donc sur tout le pays.

Il n’y eut qu’à Mayun que les choses se passèrent quelque peu différemment.

Un jour et une nuit après cet événement, au matin, douze vanniers, qui s’étaient assortis pour leur vigueur, se réunirent sur le placis à l’abreuvoir et eurent là un long conciliabule. Puis l’un de ces jeunes gens, qui portait le surnom de Martin-d’Or, quittant ses compagnons, se dirigea vers la maison habitée par Jeanin.

Jeanin venait justement de se lever, et le jeune homme lui fit savoir le pourquoi de sa visite :

Le vieux Prosper, un roulier de longue étape, qui avait coutume, quand il passait par Mayun, d’y faire la débridée, ayant eu la veille l’imprudence de ne pas remiser sa charrette en lieu sûr, des mauvais plaisants s’en étaient allés, la poussant, la faire rouler au fond de la cuve, – on appelait la cuve un petit étang très profond qui se trouvait à l’entrée du village.

Il fallait être en nombre pour la tirer de ce trou ; et lui, Martin-d’Or, s’en venait chercher Bouquet afin de donner la main aux autres qui étaient déjà rassemblés.

Jeanin dépêcha l’enroulement de sa ceinture, passa sa veste, et suivit son camarade.

— Voilà un nœud qui va nous gêner, déclara, à l’arrivée des deux hommes, un grand Mayunais, nommé Hervé-Taillis, en inspectant la grande corde qu’il tenait dans ses mains, passe-moi ton couteau, Martin-d’Or.

Mais Martin-d’Or, en tapant sur ses poches, répondit qu’il ne l’avait pas sur lui.

— Alors, passe-moi le tien, Jeanin.

Jeanin avait le sien et le tendit au grand Hervé qui, sans en tirer service, sans même l’ouvrir, sans même le regarder, s’empressa de le faire disparaître.

Ce fut fait comme cela, en un tour de main, sans explication, et Jeanin en fut tout ébahi.

— Qu’est-ce qu’il y a ?… qu’est-ce que vous me voulez ? demanda-t-il.

Car le cercle s’était soudé autour de sa personne, et il ne pouvait ni avancer, ni reculer.

Tous ces jeunes gens étaient ceux-là mêmes qui lui avaient prêté protection le jour de l’assemblée de Saint-Joachim.

— Bouquet, fit alors entendre Hervé-Taillis, qui était là comme le chef, tu as du sang sur les mains… C’est toi qui as tiré sur le père de celle que tu as été chercher là-bas… Tais-toi !… Il n’y a pas de crime d’impuni… et parce que nous ne te vendrons pas, nous ne voulons pas que le sang de ta victime retombe du Ciel sur le village innocent… et la Justice va se faire… par nous.

— Ce n’est pas vrai !… ce n’est pas moi !… rugit Jeanin.

— On a toutes les preuves… on t’a vu rentrer le matin… ton fusil, tu as eu soin de le laisser sous la paille de ton chaland… Tu as troublé la paix du village ; tu es à nous… Tu vas courber la tête.

Ce qu’il ne disait pas, c’était l’ardent désir de leur fond commun, de faire payer au transfuge qui s’en était allé pleurer les bonnes grâces d’une fille de leurs pires adversaires, le dégoût et la colère qu’ils en ressentaient depuis trop longtemps ; et ce sentiment ne comptait pas pour une petite part dans l’empressement de leur justice.

— Ce n’est pas vrai !

— À la cuve, puisqu’il nie.

Bouquet banda en arrière son torse musculeux, mais une poussée formidable le contraignit, et il fut entraîné à l’exécution.

— À la cuve !… à la cuve !

— Nies-tu encore que ce soit toi le meurtrier ? lui jeta une dernière fois Hervé, au bord de l’eau profonde.

Jeanin ne niait plus. Il râlait et roulait des yeux de terreur.

— Emmenez-le !

Et il fut emmené, comme une charrette que remorquent des hommes, traîné, poussé par la rue du village, sous les yeux d’une population massée aux portes des chaumières. L’endroit était marqué là-bas. Des jeunes filles s’y tenaient devant des seaux fumants. Parmi elles se trouvait la blonde Nanette, qui avait été la fiancée de Jeanin autrefois.

Il y avait là une voûte. Une voûte est, entre le chemin et les maisons, sous une grossière maçonne, un passage pour les eaux de rebut du village, le purin des étables, et toutes les croupissures bonnes pour le fossé d’écoulement, où rien, à vrai dire, ne s’écoule.

Sur un signe d’Hervé-Taillis, les jeunes filles versèrent dans le cloaque leur seau d’eau chaude, qui eut pour effet de fondre ce qu’il y avait de glace, tandis qu’un râteau de fenaison achevait de ramollir les duretés, et d’amalgamer les substances.

Jeanin, dans les bras qui le tenaient, ressemblait à un cheval enfargé dans les courroies d’un travail.

— Si tu résistes…

Il ne résista pas. Sous le poids de dix hommes, il fut plié, basculé en longueur, et dans ce couloir d’immondices introduit comme une cartouche.

Comme les pieds mettaient du temps à disparaître, le grand Hervé, empoignant la corde, en abattit quelques coups qui n’eurent pas besoin d’être répétés.

Sous la voûte on entendit un clapotement, et puis ce fut le silence.

De tous côtés on avait rompu le travail ; chacun arrivait de son chez-soi, les hommes, les femmes, les aïeules. Il y avait foule sur la route, comme lorsqu’un accident vient de se produire. On regardait en silence, avec gravité, sans étonnement, car depuis la veille tout le monde avait reçu l’annonce de cette cérémonie : les femmes avec leurs marmots, les hommes en fumant leur pipe. On n’excitait pas, on ne désavouait pas. On laissait s’exécuter une sentence qui n’était point vengeance, mais dont l’ordre émanait de l’âme qu’ils se sentaient en commun. Ce que les gars faisaient là était justice. Or, la justice est comme le jour, comme la nuit ; elle s’accomplit comme les saisons ; elle descend du plus profond des cieux pour assainir la conscience des hommes ; et celle-ci assainissait la conscience du village. On se contentait de repousser les chiens.

Cependant les gens s’écartèrent, et chacun put voir s’approcher un vieillard. C’était le petit oncle. Il avait le visage bouleversé. On venait de lui rapporter l’événement, et il était accouru aussitôt.

Il regarda longtemps, au premier rang, en tirant sur sa barbe. Ses lèvres remuaient, son regard douloureux se portait de l’un à l’autre des exécuteurs. Mais qu’auraient pu faire ses paroles… Ses épaules s’affaissèrent sous le poids de son chagrin. Il baissa la tête et, sans avoir rien dit de plus haut que sa honte, s’en retourna à son travail, en se traînant sur sa mauvaise jambe.

Les autres aussi remontèrent à leur besogne, abandonnant le condamné aux soins de ses pasteurs, qui avaient décidé de le garder là jusqu’au soir, et se relayaient par groupes de six. Les jeunes filles, entre deux tâches de ménage, s’en venaient aussi par bandes, par brochettes, au milieu des galants, laisser tomber leur grain de sel sur la blessure qui cuisait là-dessous. Sur le rebord d’une fenêtre était aligné de quoi se verser des rasades à la santé de l’enfoui. Quelqu’un de non prévenu passait-il, demandant : « Que faites-vous donc là, les gars ? » si l’homme était de Brière, ils répondaient : « Nous avons enterré sous la voûte Jeanin Bouquet, le meurtrier du garde » ; mais quand, deux ou trois fois, des étrangers se montrèrent, comme une roulotte de baladins qui passa sur le midi, ils se reculaient et affectaient de jouer aux sous. Car s’ils entendaient se payer d’un dommage, le secret du coupable était aussi le leur ; et toutes les enquêtes de justice les trouveraient aussi ignorants que des agneaux.

C’était la froide journée où le Mayunais, sans se soucier du dehors, double le brasier de ses mottes, et avec passion pousse son petit métier. L’événement du matin n’avait pas eu pour effet de modifier les habitudes, et jusqu’au soir tous les seuils restèrent clos. Mais dès que le soleil, derrière les chaumes, commença de devenir un peu rouge, toutes les portes s’ouvrirent une à une, et livrèrent passage au vannier, à ses fils et ses petits-fils, à la mère-grand accotée sur sa canne, à la veuve avec ses huit marmots, au vieux gars solitaire, et à cent autres de toute façon, de ceux-là qui n’avaient point de galette à retirer du four, ou de malade à faire boire.

Ils arrivaient ponctuels à ce qu’on leur avait dit, que la délivrance de l’homme aurait lieu avant l’heure de l’abreuvoir des bêtes.

Hervé-Taillis, quand tout le monde fut là, s’approchant, cria à Jeanin que son châtiment était purgé, et qu’il pouvait sortir si bon lui semblait.

Chacun attendit alors le tableau qui allait s’offrir. Toute œuvre de justice que ce fût, ce spectacle venait distraire le fond de l’âme intime de ce qu’il y a d’un peu toujours pareil dans la suite des jours. L’instant était solennel. Tous les yeux guettaient à la sortie l’apparition du nez du blaireau ; quelques-uns éprouvant quelque anxiété du silence de mort qui se prolongeait sous la voûte, d’autres un certain plaisir, selon que la nature les avait faits.

Quand tout à coup le clapotement espéré se fit entendre ; et aussitôt toutes les cordes de l’âme furent tendues vers ce bruit qui n’était pas continu, car cela barbotait, s’arrêtait, reprenait ; et chacun savait qu’il n’y avait pas entre ce corps en train de ramper et la maçonnerie, plus d’espace que d’à peine un centimètre, de sorte qu’à chaque mouvement le front devait s’écorcher aux graviers du ciment, ou tout le bas de la figure plonger dans le bourbier !

Enfin la tête parut. Elle était nue, et noire, visqueuse, réduite en dimensions comme à la grosseur des deux poings.

Les épaules suivirent, puis le corps, et l’homme se mit debout avec effort, lentement. Des pieds à la tête, il luisait. Ses habits, emboués de souillures verdâtres, dégouttelants de fange corrompue, collaient à ses flancs. Vers cette foule qui le contemplait sans lui rien dire il coulait des yeux d’égarement. On voyait que soit à droite, soit à gauche, il aurait voulu trouver un passage, mais les gens barraient la route. La vue de tout ce monde lui faisait rentrer le front sous terre ; il reculait pas à pas, avec une sourde plainte. Quand soudain, il pivota, fit un tour tout rond et détala.

Il se sauvait du village.

Dans une course éperdue, il gagna les abords du marais, sauta dans un chaland, et se mit à fuir, à fuir, à pousser devant lui, en Brière.

Un coup de perche n’attendait pas l’autre. Haletant, il s’enfonçait au plus épais du grand noir, où le soleil se couchait dans une pourpre, parmi des plumes de feu, parmi du sang, parmi des sérénités.

Il s’éloigna aussi longtemps que le porta son souffle, et ce fut à la butte aux Pierres qu’il finit par accoster.

C’était, à cette heure, une plage de solitude.

Il s’y traîna d’un pas épuisé, d’un grimpement ramolli de crapaud blessé qui rampe à son salut ; pendant que de grands oiseaux, s’enlevant, rasaient de leur vol les terrains obscurs, et, avant de se poser plus loin rayaient de leur coup d’aile la bande de soir livide qui s’éteignait au loin, à l’horizon de la mer.

Il claquait des dents, tremblait de tous ses membres et défaillait.

Le quignon de miche qu’on lui avait passé le tantôt avait trempé dans la boue ; il n’avait pu le manger. Il était affamé. Il cherchait là partout quelque vache qu’il pût traire, bien que la dernière bête, il le savait, eût été retirée depuis des semaines. Les odeurs du cloaque attachées à son vêture l’écœuraient à nausées. Il était secoué de grands frissons que lui causait le mortel refroidissement de ses moelles. Et il gémissait : « Je vais mourir… je vais mourir ! » À cette peur se mêlaient la honte, l’humiliation, la haine de ses bourreaux – et le souvenir, dans cette nuit lugubre qui ressemblait tant à l’autre, de la vision qu’il avait eue de son amour au moment où il avait lâché son coup de feu, d’un éparpillement de plumes blanches tachées de sang, comme d’un cygne sauvage blessé à mort.

Fauché par le vent de mer, grelottant, il se trouva enfin un refuge dans la ruine de Lucas la Palette, où les murs de pisé le défendraient au moins du froid de la bise.

Parmi les ronces, les décombres du hourdis, gisaient des restes de fagots, des débris de mortas, et jusqu’à un vieux tonneau. Il se dressa un bûcher, et, de son briquet de forêt, repêché dans son étui de fer-blanc au fond de ses chausses, y bouta la flamme.

Il fallait qu’il eût subi dans ses esprits une bien complète déroute, pour chercher un abri entre ces murs connus pour n’être qu’un rucher de démons ; où Lucas lui-même n’avait jamais pu habiter, maltraité chaque fois, arraché de ses draps, transporté hors de sa maison au milieu d’un bourdonnement terrible. Or, non seulement Jeanin, brisé de fatigue, avait perdu toute conscience des terreurs de ce lieu, mais il alla jusqu’à s’y endormir.

Et voici que dans la nuit, tout à coup, il se réveilla en sursaut, suffoquant, sous une affreuse lueur, au milieu du ronflement des flammes, et n’eut que le temps de se jeter au-dehors, où le spectacle le terrorisa de la masure qu’on ne voyait déjà plus sous le flot des fumées qui montaient.

« Au feu ! Au feu ! » il courut, faisant, comme qui eût dit tous les crochets du lapin, cherchant un secours, quelque chose, une aide. Mais il ne trouvait rien.

Il s’arrêta, atterré.

Malheur ! La vue de ce qu’il avait fait là le dégrisait de sa détresse. Il avait jeté sur la Brière le plus grand péril qu’elle pût craindre : l’incendie.

La flamme allait prendre dans les tourbes, se propager là-dessous, dévorer des kilomètres, gagner les villages : tout pouvait brûler ainsi.

Réduit à l’impuissance, affolé, il regardait.

Des langues rouges s’échappaient de l’épaisse fumée. Les vieux os de la masure craquaient de toutes parts. Le feu, qui avait pris son aliment du tonneau passé jadis au goudron, attaquait la charpente faite en mortas de plus de mille ans de sécheresse. Les flammes déferlaient voracement, et l’ardent squelette des poutres s’effondrait dans de sinistres tourbillons d’étincelles.

Il voyait voler des flammèches, que le vent emportait jusque sur les platières voisines. Déjà, il lui semblait que le sol chauffait sous ses pieds ; et là, chétif, tremblant, les yeux fixés sur son œuvre, à mesure que gagnait la clarté du sol, il se réfugiait dans l’ombre, où le frôlaient des vols apeurés d’oiseaux de nuit.

Bientôt l’île entière sembla brûler ! Quand tout à coup il tressaillit : cela se répondait de Fédrun à Pandille, de Pandille à Mazin, de Mazin à Crossac : le beuglement des cornes d’alarme.

Là-bas on avait vu le brasier. On s’appelait de pays à pays. Des lumières glissèrent : c’étaient les bateaux qui se détachaient des rives.

Bientôt ils allaient arriver. Des voix déjà se répercutaient… Un coup de fusil partit… Puis un autre. Puis une dizaine, qui roulèrent comme un feu de peloton. Une balle, au-dessus de la butte, passa en sifflant.

Et voici maintenant que les flammes montaient si haut qu’elles éclairaient tout autour de toute la Brière, Jeanin, les curées, les coulines, les étangs, et que les chalands là-bas, il les voyait s’approcher sur cette grande nappe d’eau rouge.

Alors, de trou en trou, sur les genoux il rampa, atteignit la berge de l’île, sauta dans son bateau, et, plié en deux, fuyant cette redoutable clarté, se jeta dans les roseaux, qu’il écarta à force de perche, où il poussa, se fraya un chemin, s’enfonça le plus loin qu’il put, et demeura tapi, immobile.

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