II

Le lendemain, à la pique du jour, la petite porte des Aoustin qui donnait sur la ruelle s’ouvrit sans bruit, si lentement, qu’elle semblait poussée par un souffle venu de l’intérieur ; et Théotiste sortit sur le chemin. Elle était pieds nus, un jupon passé à la hâte, le visage tout animé des couleurs de l’émotion. D’un regard qui brillait, elle interrogea les alentours, puis ramenant d’une main preste son caraco sur sa gorge, ses longs cheveux lui battant les épaules, par un sentier, derrière les paillets, rapide et légère, elle prit sa course.

Aucun bruit ne troublait le désert des chemins. Dans le ciel vert, la lune ne s’était pas encore effacée.

Au bout d’un moment, la jeune fille revint tout essoufflée ; et, par la même porte, rentra dans la maison.

Le quartier retomba dans son silence.

C’était celui du Chat-Fourré, enclavé entre ceux de la Rochette et des Martins. Au-delà, à une faible distance, émergeait l’île de Pendille, et la haute flèche de Saint-Joachim ; puis, plus loin, vers le sud, l’île de Brais, avec son clocher trapu de Saint-Malo, puis Errand, puis Menac, toutes profilant sous les arbres leurs quartiers de chaumes aux murs blancs, la Clairvaux, le Millaud, la Menée-André, qu’on apercevait dans le brouillard.

Au centre de la pâle étendue que sillonne le fleuve dormant des curées, elles sont là toutes groupées, ces îles des poissonneux, des pêcheurs de pimpenaux et de sangsues, des braconniers de terre noire et d’eau trouble, groupées cinq comme de petites Antilles, et toutes cinq pareilles dans l’aménagement. Une chalandière les enserre en son anneau de cristal, vraie rue des mirages, avec sa rigole de ciel clair entre les deux noirs reflets de ses berges de tourbe ; une couronne de vieux arbres chevelus, qui font ombre, décor et rideau contre les tempêtes, où l’orme se marie à la sauldre, noueux, mangés de lichens, travaillés du vent de mer ; puis la ligne verte des levées et courtils ; enfin celle des vieilles chaumières, toutes bancales et bossues sous leur pelage de loup, qui s’accotent et se chevauchent des deux bords du petit chemin.

Fédrun, la plus noire, la plus sauvage de toutes, lentement se dégage de ses vapeurs. Dans la chalandière se reflètent plus au fond ses berges noires. Sous la feuille d’argent de ses saules, autour des cabanes de paille, sur les rives à pâquerettes, trouées de garennes de rats, les canards, par centaines, commencent à faire trois pas, secouent leurs ailes, vont boire ou déjà barbotent. Quelques fumées montent des chaumes, et un voile bleuâtre s’étend sur l’île.

C’est la saison de l’année où ces lourdes toisons, ces hautes masses d’épeautre, reverdies sous des gâteaux de mousse de plus de trois pouces d’épaisseur, se couvrent de longues graminées semblables sur ces lignes de faîte à des épis tremblants sur la crête d’un coteau.

De premières récoltes viennent d’être rentrées. Dans les cours, des javelles de roseaux sont entassées, des provisions de foin de marais arrondissent d’énormes dômes ; les mottes, à hauteur de toiture, s’échafaudent par mulons et tourelles, ou, éboulées au hasard, s’entassent, déversées là parmi les débris d’arbres déterrés de la tourbière.

Alors, la maison des Aoustin s’ouvrit de nouveau ; et ce fut cette fois Aoustin en personne qui parut. Lui non plus ne faisait pas de bruit ; le petit chapeau enfoncé, la mine qui n’était point plus que cela de prier l’ange du matin, il regarda un instant, puis, tout comme sa fille à l’autre minute, s’engagea par-derrière, entre les paillets. Là, il poussa à une cinquantaine de mètres jusque devant une antique mazière toute décrépite sous les herbes, bourra la porte, entra et trouva le voisin Richard dès cette heure logé dans son foyer, recevant la couleur de son feu, et, à cause qu’il était tout cassé en effet, appuyé sur sa canne, bien qu’il fût assis.

— Salut, bonjour, galérien, lui dit-il, je viens m’occuper de tes affaires, mais ne faudra pas t’en formaliser, c’est en bon enfant. Je voudrais que tu me dises à quelle heure hier soir tu es rentré chez toi, et par quel chemin ?

Le voisin Richard ne fit point de difficultés, et répondit tout aussitôt :

— Dame ! à te dire la vérité, je puis bien te renseigner, puisque tu me le demandes… que j’ai été voir le dernier soir à rattacher une pierre aux tresses de mon paillet…, qu’il pouvait bien être le quart après dix heures… et que je m’en suis revenu en passant contre chez toi…, c’est ben la vérité, ben sûr.

— C’est ben la vérité ? Ben sûr ? répéta en l’imitant Aoustin gouailleur, la vérité de qui donc ? Qu’est-ce qui te prend de la défendre, la vérité, avant qu’on y touche ?

— Qu’est-ce qui… qu’est-ce qui me prend ? balbutiait, l’air tout hébété, le voisin Richard.

— Oui, quelle belle mesure de son tu viens de gagner là ! mais je te remercie…, tu ressembles à l’autre, toi, tu sais bien répéter ce qu’on te fait dire. À parler vrai, tu fais comme tu peux, « ben sûr », car tu n’es jamais qu’un bonhomme de foin bon à mettre dans le poirier.

Et, tournant le dos, laissant le voisin Richard articuler des sons impuissants en agitant fort son bâton, il s’en alla, les dents serrées, et tout le poil d’un mauvais chien.

Il ne fut pas long à rentrer chez lui ; mais ses femmes n’étaient plus dans la maison, elles s’étaient esquivées. Il trépigna du talon, fit le pied de chou sur le seuil, les attendit un long moment. Puis, comprenant qu’elles ne se remontreraient pas de sitôt, plutôt que de perdre sa matinée, sûr de les repincer tout à son aise, il prit le parti de se rendre chez le maire, qu’il était dans son devoir d’avertir de son retour.

Les métiers se levaient, quelques femmes besognaient dans les courtils, et tous, soit du bout de leur clos, soit du fond de leur logis, le regardaient passer avec une attention qui n’était point accoutumée. Dans l’air, il sentait voltiger quelque chose ; on prononçait son nom, et il se demandait : « Qu’est-ce qu’ils ont donc ? » Mais sa vraie pensée ne quittait toujours point ses louves, ni le voisin Richard, et tel même était l’orage de sa colère, qu’en arrivant dans le quartier du Pouet, il avait tout l’air encore de tirer et de mordre dans le fil de l’injure.

Des hommes, au loin, en l’apercevant, levaient les bras et semblaient l’appeler.

— Mais qu’est-ce qu’ils ont donc ? se demandait-il encore.

Puis, ce fut le maire lui-même, sur le pas de sa porte, qui lui faisait de grands gestes.

Aoustin entretenait de bons rapports avec M. Moyon, lequel, en sa qualité d’ancien capitaine au long cours, représentait cette singularité dans le pays : une manière de petit bourgeois. Un homme en qui les Briérons ne manquaient pas de confiance, disant de lui qu’il savait comme pas un jouer de la politique et découvrir la vérité du fond de la rive. Il vivait là, en vieux veuf, retiré dans sa petite chaumière aussi enfumée que toutes les autres, avec sa figure toujours rose, son éternel bonnet de peau de lapin, et sa grosse canne noire de mortas sur laquelle s’appuyaient ses douleurs.

— Ah ! mon pauvre vieux ! fit-il entendre de son seuil, dès qu’Aoustin fut plus près, je vois à ta figure que ce n’est pas, non plus toi, le contentement qui t’a débarbouillé ce matin. Tu sais la chose ? Tu as vu quelqu’un ?

— Dames ? c’est selon ?… répondit Aoustin, quelque peu interdit.

— Il ne sait rien. Il ne sait rien ! s’exclama alors le maire, en rentrant chez lui, tout clopinant, prendre place à l’un des bancs de son foyer.

— Ah ! disait-il en soufflant, mon pauvre Lucifer, il va falloir souquer du flanc.

Lucifer était le sobriquet d’Aoustin.

— Assieds-toi devant moi.

Aoustin s’assit dans la cheminée.

— Il y a, mon ami, lui dit alors le maire, en lui plantant de gros yeux émus, que pas plus tard que tout de suite, il te va falloir attraper ton bateau et ta perche… et courir dans toutes les directions !

Il se passait le mouchoir sur le front.

— C’est tombé sur nous comme la foudre.

Visiblement, il avait peine à parler.

Et Aoustin attendait, interloqué de ce préambule, interrogeant avec inquiétude la figure grave et tout à fait changée du vieillard.

— Comme la foudre, mon ami, comme la foudre ! On veut nous prendre la Brière.

Aoustin sursauta.

— Je n’ai point entendu ? dit-il.

— Moi non plus, je n’avais point entendu, répondit le maire, avec un air de profonde amertume, mais je te le redis, je te le répète : on veut nous prendre la Brière.

Aoustin croisa ses bras, considéra M. Moyon avec stupéfaction. L’Aoustine et Théotiste et le voisin Richard étaient bien loin de lui en ce moment.

— Oh ! c’est bien simple, reprit le maire, et ça n’a pas traîné. Je vais tout te raconter. La chose est arrivée deux jours après ton départ… C’est même le petit marchand de Caïffa qui vient tous les trois mois qui m’en a touché les premiers mots… Il passait ici… « Monsieur Moyon, me dit-il. – Quoi donc, mon fils ? – Vous ne savez pas ce qu’on raconte ? qu’il y a des personnages en haut lieu, soutenus par le gouvernement qui voudraient s’approprier la Brière, pour y installer leurs exploitations. Ça se dit partout du côté de Montoir et de Donges. »

— Mais, fit Aoustin, ce sont des gens qui n’ont point été à l’école, qui n’ont point lu leur code !

— Ouais, ouais… Ils l’ont bien lu. Je me mis à rire : Ce serait un gros morceau que la Brière. Seulement, le lendemain, même rapport, et cette fois, par Prosper le raccommodeur de parapluies. Hennion, le menuisier, qui s’en revenait de Penhouet, me signifie la même chose. Puis d’autres… toujours d’autres. Ça montait comme une marée, une rumeur qui s’étendait partout. Sans parler des têtes qui commençaient à s’échauffer. Enfin, ça prenait si bonne tournure que, le dimanche suivant, à la réunion des syndics, on décida d’écrire à la préfecture. On eut la réponse, disant que les communes avaient tort de s’émouvoir, qu’il y avait bien eu quelques pourparlers avec une société, on ne disait pas laquelle, au sujet d’une cession possible de la Brière, mais que ce projet n’avait pas abouti, qu’il n’était plus question de rien changer au régime actuel des marais… Cette explication, qui mettait sous le boisseau la question de nos droits, ne nous fit pas l’effet d’une musique naturelle, et deux jours après, je fus désigné par le syndicat, avec le maire de Saint-Malo, pour prendre le train et aller causer un peu là-bas, dans les bureaux… On nous adresse à quelqu’un qui nous dit qu’en effet une puissante société avait un moment songé à se mettre en rapport avec les Eaux et Forêts pour acquérir les marais de la Brière et y créer de grandes exploitations ; mais que beaucoup d’eau avait déjà passé sous ce pont-là. Je réponds : « C’est très bien ; mais nous, quand nous vendons nos anguilles en gros ou en détail, nous avons qualité pour offrir notre marchandise… Que vient donc faire ici l’administration des Eaux et Forêts, qui n’a, sur nos marais, qu’un droit de haute surveillance et de contrôle ?

— Mais, monsieur le maire, qu’il me dit, est-ce que la Brière ne serait pas en France, par hasard ?

— Ah ! je lui réponds, non, elle n’y est pas ; du moins pas comme je vois que vous l’entendez. Les treize mille hectares de Brière sont la propriété des dix-sept communes riveraines. Elles le sont par des titres, – et vous le savez pour le sûr aussi bien que moi, – qui lui ont été accordés par le duché de Bretagne, exactement en l’an 1462. Ces titres, avec tous leurs articles, ont été confirmés par le roi Louis XVI. Cela est si vrai que vous n’avez pas le droit, vous étranger, de mettre le pied sur les platières. Et ces titres, ces lettres patentes ne sont pas seulement dans notre poche, mais cinq cents ans de jouissance les ont inscrits dans la caboche du Briéron, qui ne connaît que son droit de tourber pour lui, de couper ses roseaux, de pêcher son poisson et de vivre dans ses piardes sans y être troublé par personne !

— Credié ! s’écria Aoustin, vous avez joliment bien parlé.

— Ah ! c’est que je n’allais point me dorer la langue !

Et le vieux maire, ranimé au souvenir de cet entretien, semblait avoir devant lui, dans le fond de sa cheminée, le personnage à qui il parlait.

— Voilà pourquoi, dis-je, nous nous étonnons que, dans l’affaire dont il est question, on ne nous ait pas consultés ? – On vous aurait consultés. – Alors pourquoi n’a-t-il pas été donné suite à ces projets ? – Ah ! vous me demandez là des choses. L’État a ses vues (voilà qu’il nous parlait de l’État !), il n’éprouve pas le besoin de nous raconter ses affaires. Notre préfecture n’est pas le ministère de l’Intérieur. Et puis, qu’est-ce que vous voulez, monsieur le maire, vous avez des dettes.

— Ah ! fis-je, à part moi, cette fois, je te vois venir !

— Oui, les communes n’ont jamais versé les cinq cent mille francs d’indemnités auxquels elles furent condamnées dans l’affaire de la destruction des travaux du Brivet… Ce sont de grosses charges pour elles, c’est entendu… Eh bien, qu’elles vendent leur part de Brière… Ce sera pour elles un moyen de s’acquitter.

— Ce sera pour elles un moyen de s’acquitter !… Comprends-tu, Aoustin, saisis-tu, mon ami, disait le maire en tapotant le genou de son garde, comment ces paroles n’étaient que l’écho de l’idée qui guide tous ces spéculateurs. Ah ! comme je voyais bien le maquignon tâter la bourrique ! Je l’écoutais. Il disait : Les titres des Briérons, c’est possible. Mais les temps sont changés. Rien d’étonnant à ce qu’il se soit trouvé, ou se trouve demain, des esprits entreprenants, armés de gros capitaux, qui songent à tirer parti d’un pays qui, en somme, présentement, est plutôt perdu pour la société. – Perdu pour la société ? Mais, est-ce que nous n’en sommes pas, nous, de la société, avec nos quinze mille âmes ! – Ah ! que je n’étais point à mon aise ! – Allons ! fis-je, je vois, à vos paroles, que l’affaire n’est pas aussi bien enterrée que vous le dites. – Pardon, pardon. – Si fait, si fait… et qu’il y aura peut-être bien un jour dans ce pays plus d’un greffier sur les dents.

Alors nous nous en fûmes chez l’avocat du syndicat. Selon lui, c’était très sérieux. Il nous cita des noms… Le côté ennuyeux, nous dit-il, c’est le caractère exigible et exécutoire de la créance de l’État vis-à-vis de vous. Ce furent ses paroles. L’État fait les lois qu’il lui plaît. Il pourrait avoir intérêt à saisir le prétexte de l’insolvabilité des communes… Le plus pressé serait que celles-ci puissent se libérer de leurs charges au plus tôt, de façon à assurer à la défense ses coudées franches. – C’est entendu, lui dis-je ; seulement, ce que je n’ai point dit là-bas, c’est que les originaux de nos lettres patentes ont été brûlés dans l’incendie des grandes Archives. – Mais vous en avez des copies authentiques ? – Certainement, attendu que vers 182o il en a été distribué un exemplaire par commune. – Eh bien, l’une de ces copies suffira, je la mettrai au dossier, et avec cela, je l’espère, on pourra se défendre.

Là-dessus, nous sommes revenus. Ah ! ils étaient tous fous ici !… ils avaient même failli tuer un individu rencontré sur les platières, un grand rouge qui y était venu on ne sait dans quel but… Je les ai un peu calmés en leur disant que, par le fait de leur écrit, on ne pouvait rien contre eux. Malheureusement, continua-t-il, en baissant la voix, tandis que Aoustin l’écoutait, l’œil mauvais, immobile, perdu dans les pierres noires du foyer.

— Malheureusement, il y a peut-être pis encore que ce que je viens de te dire… Nous avons fouillé nos archives, bouleversé toutes les liasses : pas plus de copies de nos patentes que dans mon bonnet… Une pièce seulement qui nous a révélé que les lettres n’ont pas été remises aux mairies comme on le croyait, mais confiées en dépôt, dans chaque commune, à un notable de l’endroit… eh bien, cette fois encore, impossible de mettre la main dessus… J’ai fait chercher ici, on a interrogé les habitants… Rien… Il n’en reste pas trace… Il n’en reste pas trace… Tout ça depuis longtemps a été compris dans les partages… s’en est allé à tous les vents des successions… a été mangé aux mites… En tout cas, ici, dans les îles, c’est perdu !

Aoustin était tout béant.

— … Un espoir nous reste, et ce sont les autres communes. Il n’y a pas à dire : les lettres sont là, quelque part. Il en reste une, la moitié d’une, que diable !… C’est ce que tout le monde se dit aux syndics. Il est impossible qu’un document dont dépend la vie de tous ici, se soit évanoui comme la fumée du brûlot. Il n’y aurait plus qu’à s’en aller mourir de l’autre côté de la Loire… Il n’est donc que de chercher, de battre les marais, de fouiller tous les villages… Entends-tu, Aoustin ?… parce que c’est toi qui as été désigné comme le meilleur homme pour cette mission.

Aoustin écoutait, l’oreille droite…

— Tu vas filer… pousser tes perquisitions…

Tu commenceras par les marais de Montoir, de Trignac, tout le sud, à remonter par le Pintré, Saint-Malo, toutes les localités. Ne te fie pas aux déclarations des gens : la moitié sont ignorants comme la mouche sur le livre… ceux qui savent lire tiennent leur page à l’envers. Retourne tous leurs bahuts, cure toutes les armoires. Je t’ai écrit un papier que tu mettras sous les yeux des intéressés, s’il en est besoin.

Le voici :

« MM. les syndics de Brière, réunis en vue d’étudier les moyens de sauvegarder les droits des communes, ont élu pour mandataire de leurs décisions le garde Aoustin, de Fédrun. En foi de quoi, tout habitant, domicilié sur le territoire desdites communes, est tenu, sous peine de blâme public, de ne s’opposer en aucune façon aux recherches et enquêtes pour lesquelles se présentera ledit Aoustin, chargé de retrouver les lettres patentes, devenues nécessaires pour la défense des franchises du pays. »

Voilà !…

Sur quoi, M. Moyon s’essuya le front d’un revers de sa manche.

Aoustin, d’un œil sombre, prit le papier.

Lentement, il plia la feuille en quatre. Sous la peau de ses joues jouaient férocement les muscles de ses mâchoires.

Sur lui aussi, cela tombait comme la foudre. Il regardait en lui et il la revoyait toute, sa Brière : le gibier dans les roseaux, le poisson dans les profondeurs, la grosse anguille que donne le déversement des rivières. Partout le jonc pour la litière, le rau pour la toiture, la landèche dont on bourre le matelas, la moutine dont on tresse la chaise. Inépuisables dons, ramassés comme la manne des cieux, depuis le berdin, fumure du courtil, jusqu’à ces mortas que tu interroges toujours, ces anciens arbres du cataclysme, dont tu fais les solives de ta maison.

— Ah ! fit-il en tendant devers M. Moyon l’araignée de fer de sa grande main, et la voix lui remontait du plus creux de l’âme, si seulement on avait fait une caisse commune, au lieu de laisser l’argent s’en aller au gré de chaque conseil.

— Il y a beau temps que les dettes seraient payées, approuva M. Moyon. C’est bien ce que je ne cessais de dire… mais c’est toujours l’ordre qui manque. Si l’on avait mis plus d’ordre dans l’exploitation de la Brière, elle ne serait pas comme un navire qui s’en va par le fond… Croirais-tu qu’il s’en trouve ici trois ou quatre qui s’imaginent que l’expropriation leur vaudrait des montagnes d’or !… Ah ! vois-tu, sur la terre ce n’est qu’un combat.

Et ils se turent encore.

Dans le sombre de la pièce, une blonde raie de lumière, entrée par la porte, éclairait les briques du sol où des poules s’en venaient caqueter. Du dehors leur arrivait le tapage des canards dans la chalandière, le grincement des oies, qui semble toujours un cri monté des entrailles du marais, tous ces bruits auxquels se rattachait le plus profond de leur être à tous deux.

— Voilà… et il n’y a plus de temps à perdre.

Aoustin se secoua comme s’il sortait d’un mauvais rêve, et, se levant, d’une voix assurée et forte :

— Je les retrouverai.

— Allons, tu es de la bonne espèce, toi, lui dit M. Moyon, tu ne perds pas la tête comme les autres.

— Quand l’âme est dans la tempête, il n’est que de lui passer son suroît, répondit-il, tandis que le maire, clopinant, l’accompagnait vers la porte, la main sur son épaule.

Dehors, par les chemins, sur les levées, se faisait entendre un vacarme de voix aiguës. Dès la première annonce de la conférence d’Aoustin avec le maire, la rumeur avait couru que ce dernier était en train d’entretenir le garde d’une dépêche qui décidait du sort de la Brière. Le feu de cette nouvelle s’était communiqué à toute la paille du village, et tous voyaient déjà sur leur marais rouler les fumées des usines. On se les montrait presque à l’horizon. Les femmes, par groupes sur la prée, par tas sur les levées, défilaient le chapelet de leur langue, à perte d’haleine argumentaient du droit et de l’avoir ; tandis que des Briérons, debout sur leur bateau, attendaient dans l’anxiété, la tête passée entre les arbres.

Abordé, assailli de questions, Aoustin passait, haussant les épaules :

— Laisse la carpe remonter le courant, leur disait-il.

Ou bien il criait aux femmes :

— Tas de bavardes ! Allez-vous-en donc à vos ménages !

Quant à l’Aoustine et à Théotiste, elles attendaient son retour en tremblant. Le voisin Richard leur avait tout rapporté de la visite de leur époux et père ; et, réfugiées dans la pièce du fond, elles se préparaient à subir la scène qui ne pouvait manquer d’éclater. À chaque instant, elles avançaient leur tête pour voir s’il arrivait.

Or, quand il arriva, il ne les regarda pas même. Il se coupa un morceau de pain, avec une couenne de lard ; et quand il eut fini de manger, en tournant le dos, de sorte qu’on voyait ses oreilles bouger, il s’en fut.

Les riverains du Chat-Fourré le suivirent des yeux curieusement, tandis qu’il se rendait au bord de l’eau, qu’il débrouillait la chaîne de son chaland, puis s’embarquait à la perche. Il ne remonta pas vers le large, il descendait au sud, il s’en allait s’en s’occuper de personne, il portait à son bras sa plaque de cuivre.

L’île s’enveloppe de la gaze bleue de ses fumées. Les enfants aux tignasses d’or se roulent joyeusement contre la mousse des vieux murs. Le marais se berce dans la moisson dorée de ses roseaux. Ce jour-là ne montre rien d’étrange dans ses signes : c’est la même buée s’exhalant au loin de la ligne noire des mottes, une bande d’oies agitant ses ailes, le faucon décrivant ses tours.

Mais en dépit de cet ordinaire de la vie, Fédrun paraît plus sombre et plus farouche ; Pendille gronde derrière ses portes closes ; Mazin, la verte, la silencieuse, la gaélique, n’a jamais rêvé si profondément.

Les femmes qui passent, traînant du taillis, allant remplir leurs cruches, portent sur le large un regard de soupçon, toutes prêtes à se saisir de la corne qui sert à beugler l’alarme aux hommes partis dans les roseaux.

À son habitude, le Briéron gratte son berdin, qui est la miette du roseau pourri, coupe la grinche, coule ses nasses à anguilles, s’en va, bardé de ses rapiécetures, le regard sous son buisson, le museau nourri de mottes ; car s’il est des hommes de granit, il est, lui, façonné de tourbe, jusque dans le pleur de ses yeux, – mais, sur son chaland, il n’avance qu’avec méfiance, comme dans la peur d’accrocher d’aventure le grand piège qu’on lui dit tendu tout par là.

On n’ignorait plus la vérité de la conversation du maire avec Aoustin. Chacun savait que ce dernier était aujourd’hui parti pour sa mission ; et l’espoir de voir intervenir ce document si important des lettres avait un peu calmé les esprits.

La réputation d’Aoustin n’embaumait guère. Il était redouté ; il n’avait point d’amis ; on lui souhaitait dans son jardin plus de chardon que de boursette. Mais une espèce de confiance s’attachait à ses entreprises. Dans une affaire comme la présente, il était l’homme nécessaire, celui qui n’est pas bonne bête, qui s’y connaît à doubler son fil, qui ne laisse pas les lentilles se former dans son chaland. Ce grand despote à l’œil de percette ne parlait que pour prédire ; mais ses prévisions se réalisaient toujours, c’était un fouilleur, un estudeur ; avec une volonté qui ramassait tout devant elle, comme les piraudiers quand ils raflent les troupeaux.

Il y avait pourtant, dans une maison du Chat-Fourré, deux femmes que ne préoccupait guère la grande question du jour, et qui étaient là, les bras coupés, ne sachant plus à quel travail se reprendre.

— Ah ! chuchotait l’Aoustine, en remettant d’aplomb son petit serre-tête, j’en tremble encore, ma fille !

— Moi… disait Théotiste, toute droite, ses grands yeux fixés au loin… Il sait tout, il devine tout… il me fait peur.

Cette peur n’était pas nouvelle ; elle l’avait toujours éprouvée. Toute petite, elle s’agitait dans son berceau, quand elle reconnaissait au bout du chemin les pas de son père. Plus d’une fois elle avait pris frayeur de ses vêtements pendus derrière la porte ; et quand il se montrait, elle se cachait de lui.

Aujourd’hui, elle avait de tout autres raisons pour fuir les singulières lucidités de ce regard ; ce qui ne l’empêchait de s’exposer avec force imprudence à cette divination redoutée, tant passionnée fille elle était et la moins disposée à faire au danger persistant de cet œil fixé sur son âme le sacrifice qu’on exigeait d’elle, celui de l’exaltation qui l’ensorcelait. Cela, le premier cas semblable depuis des siècles, connu de tous maintenant, faisait scandale. Elle-même, tout d’abord, avait cru que son aventure relevait de folie. Comme à toutes les autres, en prenant son âge de jeune fille, l’orgueil ne lui avait point manqué de tout ce qui faisait d’elle une Théotiste Aoustin, née au Chat-Fourré de Fédrun, et non en tel ou tel lieu de la terre. Tout ce qui n’était pas Briéron vieux sang, natif des îles, tout ce qui ressemblait au paysan des rivages, tout ce qui ne vivait pas sur le chaland comme le grèbe sur son nid de dérive, se trouvait à l’avance évincé de toute possibilité d’union. Le type le plus accompli de ces garçons dont une fille de Fédrun n’aurait pu vouloir sans se coiffer de ridicule, florissait à Mayun, un village situé sur les confins nord du marais. C’étaient ceux-là les pires, ils l’étaient légendairement. De pauvres « ôte-toi de là » ! Jamais, disait-on, ils n’avaient été capables de se dénombrer entre eux ; si bien que le saulnier dut s’en venir, un jour qu’ils s’y essayaient, les faire passer un à un à grands coups de fouet, d’un côté à l’autre de la route. Il leur manquait tout un côté de cette chose qui s’appelle l’esprit. Il y a des vaches comme cela qui n’ont qu’une corne… On les méprisait. Et ce n’était pas seulement dans les têtes que cette répugnance trouvait sa formule impitoyable ; elle s’exprimait des choses mêmes, de la mine des maisons, de la couleur de la terre, de la forme des arbres. L’incompatibilité était entière, absolue, à tous les degrés, dans tous les règnes ! Et c’était un jeune homme de ce village que Théotiste aimait !

Un incroyable destin avait abouté ces deux fils, le blanc avec le noir, et voilà qu’il ne restait plus trace entre eux du nœud qui les avait joints.

C’est à la chapelle des Marais, le dimanche de la Saint-Corneille, patron et guérisseur du bétail. Il y a un an de cela. Elle et sa mère sont allées à la fête, y conduire la jeune vache, atteinte d’une grosse tumeur à la suite de son séjour de printemps sur les buttes. Tous les environs sont là pour la belle cérémonie, pour la procession, aux grandes vêpres, de la statue, sur un char attelé de douze bœufs aux cornes d’or et drapés de velours cramoisi.

La mère suit l’office. Elle, elle est restée sur la place à garder la bête. On se croirait un jour de foire, n’étaient le fenouil et le buis qui jonchent le sol. Le fenouil a une bonne odeur dans le gai jour radieux. Mais sa vache se tourmente. Et voici qu’à l’ouverture des portails, devant les cierges brillants, au milieu des voix des chantres, elle rompt son rang et bondit. Théotiste veut la retenir. Malheur ! la longe est attachée à son poignet… Elle est entraînée… Elle est emportée… Elle ne voit que de la poussière… elle bute contre un talus… un chien arrive en aboyant… ils entrent dans un pré de cerisiers… elle va être serrée contre un arbre… elle voit la mort… lorsqu’un homme de haute taille se jette aux cornes, lutte contre la vache, lui tord l’échine, et, d’un grand coup de genou, la couche sur l’herbe.

Haletante, brisée, à cet homme elle dit grand merci.

Il la soutient, il la regarde d’un air un peu timide, du fond de ses grands yeux bruns.

Les gens sont accourus, les entourent.

— Ces services-là, ça ne s’oublie pas, lui dit-elle encore.

Ni l’un ni l’autre n’avait oublié. Ils s’étaient revus. Le garçon avait trouvé moyen de se glisser jusqu’à Fédrun. Puis il y avait pris goût ; elle lui soufflait l’audace. Il serait venu sur l’oiseau. Les yeux tranquilles et doux de ce grand gars de Mayun lui avaient appris qu’il n’y avait pas que ceux des îles, qu’il existait là-bas d’autres gens, d’autres âmes ; et, s’étant mise à détester la rudesse des hommes de son sang, elle ne savait plus que maudire l’injustice commise par leur orgueil. Et c’était maintenant un amour extraordinaire, la remplissant d’une tendresse que n’avait jamais soupçonnée son cœur. En ce seul amour tenaient tous ceux-là qu’avaient méprisés les générations. Il l’avait demandée en mariage. Le père, en son cœur intraitable, avait jeté feu et flamme : « Quelle espèce de poulet d’Inde es-tu donc pour courir après les sarcelles ! » Tout Fédrun s’était tenu les côtes, et le parler courant s’était enrichi d’une locution : « Laisse l’âne de Mayun braire à la fille. »

Théotiste ne répondait à ces quolibets que par des airs de fierté. Mais, la nuit, elle pleurait de rage et mordait dans ses cheveux.

Sa mère ne se montrait point contredisante. Non que cette alliance ne lui parût pas sujet à répréhension, mais elle se tenait toujours à distance de faire opposition aux volontés de sa fille. À sa personne, elle portait une manière de respect ; elle se sentait devant elle petite créature. Théotiste était née le jour de la Fête-Dieu, coïncidence qui lui avait inspiré la foi en une prédilection céleste. Et sa croyance se fortifiait encore d’un autre événement : Théotiste avait à peine quatre ans, qu’elle avait disparu un soir de la maison sans qu’il fût possible de la retrouver ni sur les levées ni dans le village. Nathalie, éperdue, après deux jours de recherches, s’était rendue au calvaire de Pont-château, et là avait demandé au prêtre qui se disposait à célébrer la messe d’offrir le saint sacrifice en vue de lui obtenir la grâce de retrouver son enfant. Et, au même instant, ainsi qu’on le sut plus tard, un homme qui traversait le marais de Camérun entendit un cri partir du milieu des roseaux. Il sauta au fond de la douve et reçut dans ses bras une petite fille ; c’était Théotiste. Elle ne paraissait nullement effrayée ; ses vêtements étaient parfaitement secs. Quand on lui demanda : « Qui t’a donc entraînée si loin ? » Elle répondit : « Un petit garçon. – Et comment as-tu mangé ? – Le petit garçon me donnait de la bonne miche blanche. »

« Jésus l’a nourrie, Jésus la mariera. », déclarait à ce souvenir l’Aoustine.

Mais elles avaient l’une et l’autre, dans le père et dans l’époux, un maître qui n’entendait point ce beau Magnificat…

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! gémissait la vieille, pourquoi a-t-il fallu que ce gars-là vienne ici hier soir !

— Il vous l’a dit, ma mère… Il avait vu mon frère à Nantes, il est venu vous donner de ses nouvelles, et de sa femme aussi qui est si malade.

— Bien sûr, je comprends cela, ma fille. Ah ! bonne femme, bonne femme, à quelle herbe as-tu lié ton doigt ! Que ne m’avez-vous permis, mon Dieu, de prendre le voile de religion, quand j’avais tant à cœur d’être votre servante ! Mais là n’est point ta destinée, me disiez-vous, tu feras ton salut dans les épines du mariage. Et se tournant vers sa fille :

— Défie-toi, crains-le. Il m’a souvent parlé la main haute… il a commis le grand péché de maudire son fils. Ce n’est pas un cœur rouge qu’il a dans le sein, mais un noir cœur de mortas de Brière… Défie-toi.

Et elle s’en alla trottinant, faisant ballocher ses courtes cottes, la figure toute plissée des sentiments qui s’agitaient dans sa vieille âme.

Fille d’un Buffetrille Barbenavant, et d’une Tristine Mahé, morte en se disputant avec une voisine, elle n’était point guère une richaude. Un petit pré de marais, la chaumière de ses parents, qu’elle louait à un charpentier de chalands, constituaient tout son bien, auquel elle tenait comme à la prunelle de l’œil. Il y avait trente-cinq ans qu’elle était unie à Aoustin, trente-cinq ans qu’elle lui en voulait pour tous les péchés que le mariage lui avait fait commettre. Peut-être aussi n’avait-il pas su contenter le besoin d’effusion qu’elle avait, n’ouvrant jamais la bouche quand il revenait de ses tournées, au lieu de raconter ce qu’il avait vu, ce qu’on lui avait dit…

Cette fois, pourtant, ce qu’elle craignait, c’était justement qu’il n’en dit plus long que d’habitude ! Son silence du matin ne l’abusait guère. Sans compter que la plus mauvaise colère est encore celle du soir.

De toute la journée, pour ainsi dire, elle ne mangea point, que d’une dent, un reste d’anguillade froide, ni ne travailla non plus de grande haleine, mais vira, tourna, sans trop savoir, prenant le moulin à café pour sa boîte à laine, priant, implorant un rayon de paradis, soupirant à la mort comme le bûcheron.

Théotiste ne prit même pas la peine de se coiffer. Le soir, elle se retira dans la petite pièce qui donnait sur les vergers, débarras rempli d’engins de pêche, d’outils de tourbage, de vieux vêtements aux murs, avec l’armoire où l’Aoustine serrait sous clé ce qui n’était pas du service de chaque jour, comme ses coiffes, et le linge auquel il n’est jamais touché.

C’était là sa place, près de la fenêtre, tous les soirs depuis un an.

Au-delà du courtil, la vue, entre les ormes, découvrait une partie du marais, ainsi qu’un tronçon de la grande curée qui descend des tourbières du Nord.

L’heure du couchant arriva. Les îlots des roseaux formèrent des échelons de feu à la surface des eaux mortes, la noire silhouette des arbres de l’île de Camert barra l’horizon sur le ciel enflammé.

Elle ne travaillait pas ; son regard errait.

Huit heures sonnèrent, puis neuf heures, puis la nuit. Les peupliers frémissaient, tour à tour découvrant et cachant la blanche lune dans le mouvement de leurs branchages ; et elle fixait là-bas, sous son rayon d’argent, les scintillements de la curée, où le chaland de son rêve, les soirs qu’elle le voyait venir, apparaissait au loin tout petit, comme un canard sauvage.

— Ma mère ?… ma mère, est-ce que vous l’entendez ? Est-ce qu’il vient ?

L’Aoustine lui fit signe de se taire. À pas de loup, elle s’était avancée vers la porte de la rue. Elle écoutait, la tête penchée, ne bougeait plus, l’oreille à la serrure.

Mais rien ne venait. Rien ne vint : ce soir-là Austin ne rentra pas chez lui.

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