III

Il y avait dans le quartier du chef de l’île, à l’autre bout de Fédrun, en bordure du marais, dans un endroit désert, à deux cents mètres de toute habitation, au milieu d’un terrain méprisable, hérissé de têtes de tourbes, mangé d’épines et de touffes d’ajoncs, une mazière tout à fait vieux siècle, de petite façon, sans grenier, sans lucarne, et toute perdue, depuis des années, sous un grand flot d’herbes. Ni chaux ni plâtre ne rejointoyaient plus les moellons. Pluies et vents avaient rongé le chaume qui, de partout, pliait en creux de selle sous le poids de ses pelées de mousse ; et personne n’habitait plus dans cette pauvre chaumière.

Aoustin venait parfois le dimanche jeter un coup d’œil au monceau de vieilleries qui s’y entassaient : des salets ébréchés, des nasses crevées, des foènes brèche-dent. Ou quand une pointe lui faisait manque à la charnière de son boettereau, il y trouvait sur le haut de ce qui restait de l’armoire les vieux outils de son père, avec le souvenir toujours présent de la grande terrible femme qui lui avait distribué là plus de taloches que de beurrées.

— Ah ! ma mère, disait-il, en considérant l’amas de vieilles cendres froides qui gisaient dans le foyer depuis plus de trente ans, quelle belle fessée j’ai tâtée de vous, le jour où un voisin m’avait surpris, plongé sous ses canards, à les tirer par les pattes !

C’était là qu’il était venu passer sa nuit, une de ces nuits de franc repos qui rendent l’homme bon calculateur.

Il rentrait de Bout-de-Bert et du clos au Loup, où il avait cherché les lettres sans les trouver ; et, plutôt que de s’en venir chez lui échafauder par-dessus cette contrariété la dispute pour laquelle il ne se sentait que trop dispos, il s’était dit : « Allons donc dormir dans la maison de ma nativité. »

Ça l’avait pris comme ça. C’était la première fois qu’il passait au large de son toit conjugal, et cette équipée lui rouvrait une fois de plus des horizons magnifiques sur la vie qu’il aurait pu mener, s’il n’avait pas, dans le temps, accompli la sottise.

Il s’était levé dès l’aube ; puis dehors, contre son mur, était venu s’asseoir dans ce petit brouillard qui fortifie la pensée du matin.

Il avait devant lui le grand cercle entier, jusqu’au bleu sombre des limites où se groupaient tous ces villages condamnés à être mis à la fouille, et d’un clocher à l’autre, il se portait, du plus profond de son regard.

Cette affaire-là, de la Brière, lui avait d’abord envoyé comme un coup de corne de bœuf. Mais il se remettait, il reprenait son aplomb. Ce péril lui inspirait maintenant plus de haine que de tremblement. Il se sentait même une force de plus de mille ans. Nul besoin d’appeler quiconque à l’aide, pour retrouver les lettres en temps et lieu… Il lui suffisait de s’appeler Aoustin.

— Banquier, mon garçon, tu peux toujours venir voir… venir voir comment s’y prend le vieux Briéron pour s’accouvir sur son tas de mottes, ricanait-il, en regardant sur le marais se lever la crête incandescente du soleil.

Le matin sur la Brière est un spectacle auquel le Briéron lui-même ne reste pas insensible, il n’ignore pas que la fête du jour est ici chez lui quelque chose de fameux ; et il s’émerveille à sa manière de ce grand tison de feu qui pétille dans les eaux, et produit tout partout comme des espèces de grandes fleurs. Les curées étincellent, les piardes resplendissent, tandis qu’en deçà du lait de brume des confins, flotte une légère buée rose sur l’infini des roseaux et des plantes aquatiques.

Et cela se passe ainsi depuis l’ancienne époque que tout ce pays ne formait qu’une grande forêt noire, et que la dame de Blanche-Couronne, dont le mari guerroyait en Terre Sainte, s’était aventurée un soir hors de son château. Poursuivie dans les bois par des pirates, comme elle cherchait son salut dans la fuite, elle lança au visage de ces bandits l’anneau de ses noces, et de si grand amour appela son seigneur, qu’autour d’elle aussitôt la forêt s’abîma dans un profond marais. Perdue en ce grand lac, elle y demeura toute la nuit sur une pauvre levée de terre ; jusqu’à ce que vînt l’aurore, où les eaux de la Brière se teignirent à jamais du feu des bijoux qu’elle portait sur elle.

Certes, c’était un autre soleil que l’astre de papier qui décorait la cheminée de la mère Aoustin. Et tout en fumant sa pipe, il le regardait allonger ses grands rayons, dorer les lointaines plâtières, où les mulons parmi les roseaux se dessinaient en noir dans les vapeurs matinales. Quand tout à coup, par extraordinaire, car c’était dimanche, apparut toute une flottille de chalands chargés de mottes, qui revenaient du large.

Ils faisaient joliment tôt, ceux-là. Des mottes qui n’étaient même point sèches… Les enlever ainsi !

Mais il comprit bien vite la raison qui les faisait agir. Alors, il se mit à tirer sur sa pipe, à grogner et hausser les épaules. « Vois-moi un peu ces affolés ! De malins hommes, oui-da ! qui en rentrant leur provision pensent mettre leur Brière en sûreté. »

Ce manque de confiance, cette panique l’irritaient. S’ils n’avaient été si loin, il leur aurait crié des injures.

Sur la place de l’église, au moment de la grand-messe, une foule comme il ne s’en était jamais vu. Tous les contingents des villages, toutes les populations des rives de Brière descendues recueillir les nouvelles de la bouche des tourbeurs. Des gens de tous lieux ; une houle noire de petits chapeaux qui se pressait, refluait jusque dans le cimetière. Les paysans venus vendre leurs pieds de châtaigniers ne savaient où garer leur article, les petites merceries ambulantes avaient dû plier bagage. On criait, on ne s’entendait plus, toute l’île retentissait des débats de cette grande foire aux visions. Car les nouvelles ne chômaient pas : ici c’était l’entreprise qui se proposait de traiter la tourbe pour en faire des gazons artificiels ; là, des arpenteurs, qu’on avait surpris et chassés, venus au petit matin, dans un omnibus. Et l’omnibus était décrit, telle la bête de Saint Jean : « Sept têtes, dix cornes, sur chaque tête un nom de blasphème. » Les uns clamaient : « C’est le gouvernement ! » « Je te dis que c’est une société ! » On parlait de mettre à mal tous les étrangers rencontrés sur les platières, de couler tout chaland que quiconque s’aviserait de prêter aux chasseurs des environs. Des foyers de dispute s’allumaient. « C’est une donation ! – On se révoltera ! – Que deviendront nos enfants ? » Tandis que par là s’élevait la voix d’Aoustin : « Allez, allez, on les retrouvera, vos lettres ! »

Il y eut même un divertissement : l’apparition, au milieu de ce tumulte, d’une vieille femme qui déboucha d’une des ruelles, juchées à cru sur un grand cheval ramassé dans le marais, la jupe emmargouillée de vase, le livre de messe sous le bras, sourde aux huées qui lui faisaient cortège, aux cris qui, de toutes parts, l’appelaient par son nom : « Florence, Florence ! » Car elle était connue, la solitaire du dolmen de Kervily. La vieille insensée n’en était pas à sa première incartade. On l’attrapait par les pieds. On tirait sur la corde pour faire trotter le cheval, un grand gonflé d’eau qui soulevait comme il pouvait son quartier de jambe déformé par les roulages, pendant qu’elle se débattait : « Je suis la Jeanne d’Arc de la Brière, je veux entrer dans l’église ! » et jusqu’à ce qu’à la vue d’Aoustin, elle se laissât de frayeur saisir là-haut et déposer sur la dernière marche du parvis.

— Ah ! tu m’as débâtée, Lucifer, cria-t-elle sur lui. Mais tu n’auras pas ce que tu cherches… tu ne les auras pas. C’est ma prédiction… toi qui me mets là à miauler devant toi comme un chat perdu !…

Et ce fut tout de même un dimanche comme les autres, avec les carillons que l’on entend par ces beaux temps jusque de Crossac et de Sainte-Reine. Eut lieu aussi sur la levée de la Rochette un grand combat entre le jars de Montauciel et celui de Quatre-Cents-Grenouilles, gorgés par leurs maîtres d’avoine et d’eau-de-vie.

Il était trois heures. Les vêpres se mettaient à sonner ; Aoustin n’était pas encore rentré. Le congé commençait à compter. Mais il n’éprouvait pas le moindre trouble dans le nid de ses remords, comme il appelait sa conscience ; il se représentait même avec assez de plaisir la figure que devait faire la mère Aoustin. Mais, comme l’habitude est maîtresse des hommes, ayant fini de rafistoler le fond de son chaland en vue de ses grandes expéditions, il se faisait malgré tout un quasi-agrément de rentrer mettre ses pieds à leur place. Seulement, voilà qu’à mesure qu’il se rapprochait, se reformaient les temps noirs de sa colère, que toutes ces vilaines choses de son domestique reprenaient figure, y compris le dos du voisin Richard ; et que, revoyant en pensée ses louves, surtout Nathalie avec son petit serre-tête, son caraco noir, son jupon noir et le coupant de sa dent trop longue, et blonde comme ventre d’araignée au soleil, il serrait les mâchoires et ne se sentait point bon… Mauvaise femme, malgré ses dehors tout à la douce, plus mauvaise que la pire d’entre ses pareilles, rapace sur les sous, pleine de détours, savante comme pas une à cacher son vice entre chair et peau… Se permettait-il un extra, s’attardait-il chez Julie ? Elle trouvait cent moyens d’exercer sa petite vengeance : c’était la bouteille qui ne se retrouve plus, la porte qui reste fermée le soir malgré les coups frappés, le pain dur toute la semaine. Et quand il s’emportait, elle avait alors un de ces tremblements de comédie dont il ne pouvait supporter la vue ; ce vertigo maudit l’exaspérait ; il l’aurait étranglée.

La liberté, voilà ce qui lui manquait ! la liberté du héron qui gîte et pêche où lui plaît le roseau… Il ne l’avait jamais tant désirée, cette liberté, que depuis qu’il vieillissait. Il n’y avait pas trop pensé autrefois ; la jeunesse ne pense à rien, elle tourne comme la roue du moulin. Quant à la vieillesse, si pleine de sages conseils, elle n’a plus seulement la force de se lever de son banc… Tous ces vieux qu’il connaissait avaient fini par prendre patience l’un de l’autre ; mais, pour lui, oui bien, c’était tout à l’opposé… Et il songeait à cette liberté, rare comme l’or, chère comme l’or, dont il s’était dessaisi par pure bêtise, sans savoir ce qu’il donnait. Il regrettait son cadeau. Et, dans son regret, s’insinuait un dépit, une humiliation, dont frémissait son orgueil de vieux mâle, l’idée que ce n’était qu’une femme, la chétive dernière de ses côtes, qui, pendant trente-cinq ans, l’avait pipé là-dessus.

Quant à l’aventure de l’autre soir, elle le laissait, malgré tout, au bout de ses finesses. La bêtise toute seule du voisin Richard ne lui donnait pas, bien examinée, matière à se revenger à coup sûr ; et il rongeait son frein.

— Je veux les voir rendues et mortifiées comme deux saintes, se disait-il, en même temps qu’il s’arrêta net dans le chemin, le regard braqué entre deux surgeons de mûrier sauvage ; car la bas, sur le pas de la porte, se tenaient le bonnet rond, le caraco noir et le jupon noir.

Elle l’attendait. Elle avançait et retirait sa tête, comme la tortue… Sûrement elle se demandait là : « Qu’est-ce qu’il peut bien faire ? »

Ça ne lui plut pas de voir ça. « Jean des Bois, mon ami, hantez les chiens, vous aurez des puces ! » Il n’avançait plus ni le gauche ni le droit. Il grognonnait dans son gilet. Il se reculait peu à peu. Si bien qu’il finit par virer de bord tout à fait, et mettre son cap sur le quartier de l’Étage, où habitait Julie.

Elle était chez elle.

— Hé ! Julie !… Forme grise !

Une douce et fraîche voix de jeune fille qui psalmodiait une lecture s’arrêta, pendant qu’une large figure de femme, occupée à frotter par terre, se relevait :

— Tiens, Aoustin !

Et cette femme porta sur lui le regard de ses deux gros yeux couleur d’horizon de saules, des yeux à fleur de tête, qui ne cachaient dans leur source aucune arrière-pensée.

— Mon pauvre Aoustin, te voilà revenu de Nantes pour entendre rouler un bien méchant tambour.

Lui s’assit tout de go, les deux coudes sur la table, la figure déjà rassérénée. La maison de Julie était la seule où il ne fît pas son œil vairon de mauvais coucheur : elle était même bien plutôt la seule où il entrât jamais.

— Marie me lisait une belle histoire, dit-elle : l’histoire du Jacob qui lutte contre l’ange de Dieu. Et je me disais : « C’est comme la Brière, pourvu qu’elle aussi soit la plus forte. » Mais quel malheur !… Qu’est-ce que tu en penses, Aoustin ?… Comment cela va-t-il tourner, cette affaire ?

— Laisse la carpe remonter le courant, répondit-il tranquillement.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! et si ces lettres ne se retrouvaient pas.

— Ne se retrouvaient pas ! Tout ça, ma fille, ce sont des si, des l’autre. Du moment que tu as ton droit, il est écrit pour la vie… Un écrit comme celui-là, rien ne peut le faire se perdre.

« C’est comme le râle sur qui tu as tiré… Est-ce qu’il s’est jamais retrouvé illico dans la brousse des joncs ? Tu bats, tu écartes avec ton fusil… Et pourtant, il est là, tout près, accroché par une aile à la fourche d’un osier. Laisse-moi faire, laisse faire Aoustin. »

Et appuyé des deux bras, ses grandes mains tatouées croisées devant lui, il regardait Julie plonger à petits coups, dans la marmite apportée sur la table, une étoffe qui s’imbibait à mesure d’un liquide bleu tout fumant.

— C’est, disait-elle, un vieux casaquin que j’essaie de teindre avec de la racine de barbot que Cendron fut me chercher… C’est qu’on est si riche…

Aoustin savait le menu compte de tout ce qui poussait de chiendent sous ce toit-là, et aussi tout le mérite de la pauvre Julie. Pauvre, c’était bien son nom. Tout son avoir consistait en un petit troupeau de huit moutons. La maison qu’elle habitait ne lui appartenait pas ; et il y avait des années qu’elle s’était mis saintement sur les bras d’élever les deux orphelins de sa sœur : Cendron, âgé maintenant de douze ans, et Marie qui en avait plus de seize. De cruels revers, autrefois, avaient complètement changé sa vie, l’avaient détachée d’elle-même, puis poussée à cette grande maternité. Elle ne cherchait plus le repos. Un appoint lui échéait d’un locataire qu’elle hébergeait depuis trois ans ; mais ce bénéfice était misère ; et on la voyait rogner sur la paille, ménager la petite braise, d’une culotte en faire deux. Avec ses abeilles, elle payait son pain. Elle coupait la grinche pour les matelas ; toute la journée, trottant, battant. Parfois, on l’entendait : « Qu’est-ce donc ça qui fume comme ça ? Eh ! pardi, c’est moi qui ai chaud ! » Et elle cuisait, lavait, courait les chemins après Cendron, tant fatiguée souvent, qu’il lui fallait, comme elle disait, se mettre sur une patte comme une poule.

Aoustin avait allumé sa pipette ; et, pendant que Marie lisait tout bas, sa douce et jolie figure au regard noir scintillant inclinée sur le vieux livre, lui, les yeux mi-clos, en homme qui jouit de son bien-être, regardait Julie travailler : étreindre son Casaquin, l’étendre devant le feu, déverser dans une jatte ses pots de lait caillé, puis, assise à la table, laver l’ache amère qu’elle était allée ramasser dans les chemins. Tous ces mouvements le berçaient comme une chanson.

La salade passait du torchon dans la terrine, quand, tout doucement, leur conversation reprit. Julie lui demanda à qui il pensait.

Alors il raconta ce qui s’était passé à son arrivée de Nantes. Et enfin comme quoi, hier soir, abordant à Fédrun, il avait vu soudain de jolies petites fleurs qui poussaient devant ses pas ; comment ces fleurs l’avaient emmené jusqu’à sa niche à gabelou ; et que, dame, une fois là, se grisant du caprice, il y avait passé la nuit, tout seul comme un jeune homme.

— C’est cette affaire de la Brière qui te tourne la tête, mon pauvre Aoustin, et qu’est-ce que t’a dit Nathalie ?

— Nathalie ? Je ne l’ai point revue.

— Ce n’est toujours pas possible !

— Oh ! fit Aoustin, elle se gardera bien d’un reproche… Mais c’est sa petite revanche que j’attends, toute confite dans l’innocence.

Julie, qui était un peu la cousine d’Aoustin, n’avait plus rien à apprendre de la vie du vieux ménage.

— Douces paroles brisent quelquefois les os, Aoustin, dit-elle, de la voix tout unie qu’elle prenait quand elle lui glissait ses vérités, et il y a aussi bien des choses qui deviennent bonnes par la manière dont on en tire parti. Nathalie a eu bien du chagrin quand tu as chassé ton fils, et aujourd’hui que Théotiste est mise dans la peine, elle se dit : « Quel plaisir trouve-t-il donc à manger son enfant ? »

— Je ne suis point carnassier, répliqua-t-il bourrument, je ne mange point ce que tu dis… seulement, je n’ai point de soumission à leur rendre. Ce que j’ai dit, je le tiens, mes os sont trop vieux pour mollir.

— Ne te fâche point.

— Je ne me fâche point ; mais j’ai un grand blâme dans la tête… Tous ces jeunes n’ont plus qu’un cœur amolli, qui s’en va de tribord à bâbord, sans connaissance ni respect. Ça ne sent plus l’air de sa naissance… Eh bien ! voici ce que je dis : la Brière est plus que nous ; elle est la vache, nous sommes les veaux. Sans Brière, avec ses lois, pas de Briérons ; sans Briérons, avec leur joug, pas de Brière. Car les deux se tiennent. Si l’un manque, tout est décousu ; et la destruction arrive plus funeste que celle du poisson par la glace… La Brière, qui me connaît, sait que je ne suis pas encore perdu dans la brume, moi ; et elle me parle : « Amarre ton cœur à ton idée, maintiens ton opposition ». Alors, je les requiers tous : il n’y a pas choix, rebroussez, arrière… C’est la Brière qui commande… et gare dessous !

On entendit remuer là haut, comme si le bruit de ces paroles était allé réveiller quelqu’un à travers les lattes du plafond ; c’était le locataire. Un instant après, il entra.

Son nom, dans la maison, était M. Ulric. Mais le pays lui avait appliqué le sobriquet de M. Sans-Souci, qui s’accordait à merveille avec ses petits yeux vifs, ses taches de rousseur, les quelques poils de landèche ornant son menton, et le feu follet d’étourdie gaieté qui ne cessait de voltiger sur ses traits. On n’avait jamais su les raisons qui l’avaient conduit à quitter la petite ville voisine dont il était originaire, pour venir dans ce pays perdu. Fils d’un notaire passé de vie à trépas à la suite de mauvaises affaires, embourbé lui-même un instant de sa vie dans le difficile métier de clerc d’avoué, il se trouvait aujourd’hui faire tout à fait partie de la maisonnée de Julie. Du temps que Marie ambitionnait de concourir pour l’examen de l’école des institutrices, il l’avait aidée de son mieux, sans grands résultats, d’ailleurs. Marie ne pouvant jamais le regarder sans rire. À la maison, il fendait le bois, bêchait au verger, faisait des expériences sur la motte, avait même imaginé un petit fourneau de Kœnigsbrun, où il la traitait de façon à lui faire perdre l’inconvénient de cette odeur de vieille suie, qui la dépréciait, disait-il, aux yeux des bourgeois des villes. Cette découverte devait faire sa fortune et celle de Mlle Julie.

Il souhaita le bonjour à Aoustin, et, tout familièrement, s’en vint donner la main à éplucher les légumes, tandis qu’Aoustin déclarait :

— Je vois bien M. Ulric, mais où est donc Cendron ?

— Cendron, tu peux bien demander où il est, lança Julie avec humeur, au milieu du rire de tout le monde, il est là, dans la cheminée.

Marie se glissa sous la serpillière tendue devant le feu pour empêcher le vent ; mais Cendron ne voulait pas se montrer. Jusqu’à ce qu’enfin tiré de sa cache, il apparut ébouriffé, honteux.

— La Brière, c’est-il de la terre, Cendron ? lui demanda Aoustin, qui était son parrain.

— Non, répondit Cendron.

— La Brière, c’est-il de l’eau ?

— Non, fit encore le follet.

— Eh bien, quoi c’est donc, alors ?

— Tu ferais mieux de faire parler sa conscience, intervint Julie. Regarde-le… nippé comme il est là, que je n’ai plus rien à lui pouiller… Sais-tu où le père Moyon me l’a surpris ce tantôt ?… À la claie de Mazin, qui plongeait sous ses canards pour les tirer par les pattes !

— Bon Dieu ! tu as fait cela, Cendron ? Tu as fait cela… ce que raconte ta tante ?

Cendron ne disait mot.

— Tu as tiré les canards par leurs pattes !

Cendron ne savait s’il devait rire ou pleurer.

— Viens ici, que je te bise.

Ce fut un beau vacarme. Julie criait d’indignation, M. Ulric faisait chorus, tandis qu’en trilles de rossignol s’égrenait le rire de Marie.

— C’est espiègle… C’est espiègle…, faisait Aoustin, sans s’expliquer davantage, tandis que Marie, venue passer son bras au cou de l’enfant, lui disait avec affection : « Assieds-toi là, et ne bouge plus. »

Il ne bougea plus, sa sœur était sa divinité. Pour elle, il passait ses écoles buissonnières à fouiller la ruine de la maison aux couleuvres, où devait se trouver dans les ronces, si l’on grattait bien, l’anneau du bonheur, le propre anneau de la dame de Blanche-Couronne.

— Ce n’est que pour lui que mon aiguille est toujours chaude… Avec cela pas un sou pour payer M. Mangetout, qui est encore venu ce matin. Et la tante défilait le long rosaire de ses soucis.

Elle avait commis l’imprudence d’emprunter de l’argent à ce gros épicier qui pratiquait l’usure. De cet argent, elle n’en avait pas aujourd’hui le premier centime pour parer à l’échéance ; et l’homme menaçait de se payer sur les malheureuses têtes de moutons qu’elle possédait.

— Il est toujours là, comme un oiseau de proie, à battre des ailes sur ma tête.

Mais, peu à peu, elle se calma, redevint la bonne Julie, qui se laissait tondre sur le dos plus de laine que n’en avaient ses moutons. Marie versa un verre de vin à Aoustin, qui, pour réparer sa faute, montrait le doigt à Cendron. M. Ulric raconta des histoires pour faire rire son monde, et le ciel était tout rouge derrière le moulin, quand Aoustin quitta ses amis.

Il poussa sa porte. Il y avait moins de bruit ici… il faisait sombre là-dedans… Là-dedans, la nuit tombait de bonne heure.

Il ne distingua même d’abord que le bonnet de l’Aoustine assise à sa cheminée ; et, s’avançant, il se reposait la question : « Faut-il leur faire sauter de la gorge ?… » quand du fond de l’ombre s’éleva la voix de Nathalie, mais si faible, si larmoyante que, dans un tour de colère, il se demanda si ce n’était pas qu’elle aurait la hardiesse d’entamer le sujet.

— Aoustin, disait-elle, je l’ai espéré toute la journée…

Il attendit.

— Il y a une lettre d’arrivée depuis ce matin.

Il attendit encore.

— Une lettre de Nantes…

Une lettre de Nantes ne pouvait venir que de son fils.

Enfin, elle ajouta :

— La mort nous a visités, Aoustin.

Et dans un profond soupir elle parut s’abîmer, ne pouvoir aller plus loin ; en même temps qu’elle se penchait sur le feu pour allumer la rousine.

Aoustin resta impassible. À sa place dans son âtre, il regardait la bonne femme, fixement. Point besoin de plus d’éclaircissements pour comprendre ce qu’elle essayait là : une perfidie de sa façon, faire planer devant ses yeux le doute de cette mort. Mais lui, avec autant d’esprit, lui laissa tout le loisir d’achever son souffle, soi-disant.

Et il fallut bien qu’elle y vînt.

— Le fils est veuf depuis une semaine, Aoustin.

Il s’en était douté… Il ne fit pas de réflexion, se laissa lire à haute voix la lettre qui racontait la maladie et les derniers moments de la Bretonne.

Les deux femmes se cherchaient du regard, unies dans la crainte de la scène de violence qui les menaçait depuis la veille, n’ayant trouvé d’apaisement que dans la pensée de cette lettre qui venait à point pour la leur éviter, espérant que leur soirée, du moins, serait tranquille, qu’il se tiendrait dans le silence par le respect qu’impose la mort.

Et, effectivement, il se taisait. Il avait croisé ses bras. Il avait même l’air quasiment satisfait, il se rengorgeait.

— Où va l’aiguille, le fil suit, dit-il enfin, la figure méchante. J’ai maudit avec mes raisons, le Grand Berger m’a exaucé avec les siennes… Avis à ceux qui comprennent.

Et, de sa place, il chercha le visage de Théotiste, qui, dans le fond de la chambre, comprenant, ouvrait maintenant sur son père des yeux remplis d’effroi.

Et la soirée s’écoula, silencieuse et morne, comme toujours, chez les Aoustin.

Share on Twitter Share on Facebook