VI

Si tout le territoire devait être battu de la sorte, il restait certes à parcourir plus de chemin qu’il n’y en avait de fait. Car les dix-sept communes s’étendent sur tout le pourtour des treize mille hectares. Saint-Malo, Crossac, Sainte-Reine, Saint André, dont ce sont les petits clochers qu’on aperçoit tout blancs sur le bord du marais, dans la ceinture azurée des coteaux. Ce serait un vrai voyage au cabotage.

Après Camert et Camérun, Aoustin visita le Gué, la Vessauze, la Nau-Bertaut, la Gitinaie, puis la Chapelle-des-Marais, le gros bourg qui domine dans cette région du nord. Ce devait être, aussitôt après, le tour de Mayun, ce village tant méprisé, dont était Jeanin justement, le soupirant malheureux de Théotiste.

Chaque village de Brière a sa physionomie, ses mœurs, son métier. À Camérun, où les maisons sont claires, repeintes chaque printemps, tout est ciré, même les chaufferettes. Et l’on s’y nourrit bien, il s’y trouve toujours sous l’escalier un panier de vin et un panier de rhum.

À Mayun, tout bauché de torchis et coiffé d’épeautre, humble et caché derrière son repli de terre, il n’en est pas de même : l’âme y est rustique et sans recherche.

À l’entrée se dresse une antique croix de fer, cassée de douleur, face à un vieux moulin à demi rompu sous ses ailes de poisson volant ; et à l’intérieur ce ne sont que ruelles tortueuses, rentrées et saillies de murailles, placis imprévus au sortir d’allées resserrées dans l’ombre. Chacun jadis a librement planté sa retirance ; et les grands chaumes ont bruni là, se chevauchant de famille et d’amitié, sous leurs gâteaux de brouquet, de mousses et de fleurs.

Silencieux, l’homme qui passe ; silencieuses, les grandes belles filles qui rentrent le soir, poussant leurs troupeaux.

Les gens ne sortent guère de leurs logis, où ils tressent des paniers ; c’est leur métier, leur gagne-pain depuis des siècles, depuis qu’un de chez eux, dans le temps, s’y fit la main dans les prisons d’Angleterre. Paisible et quiète pratique qui empêche de vieillir : tu prends ton fend-bois, tu le pousses au cœur de la bourdaine ; l’aiguillette s’enroule aux lattes du châtaignier, tu passes ici, tu repasses là ; les tiges sifflent, la vannerie crépite, ainsi s’en vont les jours.

Jeanin habitait, sur le placis, le troisième chaume à gauche après la grande auge de pierre où s’en vient boire le bétail. Porte à porte avec le seul parent qui lui restait, son oncle Petit-Jean Jeanin, un vieux garçon, surnommé le Bon-Dieu, à cause de sa dévotion. Lui-même, parce qu’il était beau de visage, grand et fort, avait été cadeauté par les femmes du sobriquet de Jeanin Bouquet.

Les deux hommes s’arrangeaient en commun. Ils mangeaient à la même soupe ; mais c’était chez l’oncle qu’on raclait la bourdaine et tressait les paniers.

Bouquet faisait les besognes du dehors, cultivait quelques arpents de terre qu’il possédait en propre d’héritage sur la route d’Osca, allait aux roseaux et à la motte, braconnait même quelque peu, bien que le braconnage ne fût pas dans les habitudes à Mayun, mais son père lui avait légué un assez bon fusil, et il savait s’en servir. Le gibier d’ailleurs n’était point rare, non plus que l’anguille au sud de la chaussée de Langate.

Il y avait beau temps que ce gars-là eût dû faire un époux. L’an dernier il s’était tapé dans la main avec Nanette Gelliot, la fille du marchand de perches, une douce petite et la meilleure chanteuse du pays. Tout était prêt ; la future avait reçu ses cadeaux, bouteilles de malaga et paquets de filasse pour tisser ses draps, quand, à partir du dimanche de la Saint-Corneille, les parents n’entendirent plus parler du fiancé.

Mais ceux qui l’épièrent découvrirent qu’à la nuit tombée, sous l’apparence d’aller tendre ses ripoinces, il prenait un chaland et s’en allait rôder du côté de Fédrun.

Mais quelqu’un qui tenait baissée sa barbe grise, qui ne souriait pas, c’était le petit oncle : « Cela me fait bien de la peine, mon fil, de te voir dans ce sentier-là. »

Marie-toi à ta porte,

Avec gens de ta sorte…

Il était devenu tout à fait triste. Bouquet, par là-dessus, s’était mis à la négligence. Les deux hommes maintenant se parlaient à peine.

Or, en ces jours-là, Jeanin ayant connu que l’enquête du garde à Mayun se faisait imminente, par peur de se rencontrer avec lui, s’efforça de persuader le vieil oncle qu’il était tout à fait grand temps de se rendre à la forêt faire leur récolte de bourdaine. Si bien que, le jour même où le père de Théotiste envoyait ses premiers coups de talon à l’entrée du village, les deux Jeanin, leur brouette graissée, et deux serpillières en prévision du mauvais temps, Petit-Jean boitillant, rapport au coup de cognée qu’il s’était donné autrefois, suivaient la route qui conduit à la Bretêche, la grande forêt située à deux lieues dans les terres.

— Nous n’irons pas ensemble, avait dit l’oncle, quand ils arrivèrent aux fourrés, le travail se fait moins vite.

Mais Jeanin, qui avait tant fait pour venir, n’était guère dans son bois ; il était, par la pensée, en de bien autres ronces.

Le pauvre n’arrivait pas à guérir de la déception de son voyage de Nantes. À cela s’ajoutait, depuis qu’il avait failli se faire prendre, la tristesse de n’oser plus se risquer du côté de Fédrun, d’être privé du bonheur de ramper de nuit jusqu’à la maison, où il pouvait d’en bas saisir les mains que la jeune fille lui tendait.

Il s’était en lui-même tellement vanté d’être le premier qui eût jamais soumis à son manège une de ces altières filles. Ç’avait été, cette conquête, un si mirobolant flot de rubans pour sa boutonnière, qu’il trouvait dur de convenir qu’il avait entrepris là plus que ne lui permettait la finesse de sa caboche, qu’il n’était qu’un maladroit sans malice, un pauvre sot de Mayun. « Ah ! vannier, vannier ! tu as les mains velues ; et ce poil sur tes doigts est le dernier bout de la croix qui se croise sur ton dos. »

Le cœur lui faisait gros.

La coupe de la bourdaine n’est pas un jeu d’enfants. Il y a l’effort du tranchoir toute la journée, il y a la brousse, la gaulée, les épines ! Toute bourdaine non plus ne fait pas la balle du faiseur de paniers si elle n’est longue et sans nœud, d’écorce tendre et mouchetée. L’homme, blouse rentrée, chapeau à fond de coiffe, chemine par cette toison, gare sa face, cherche, éprouve, et coupe en emportant. Et il y en a plus de mauvaises que de bonne !

Alors, au lieu de couper, il bayait aux corbeaux, il oubliait ce qu’il était venu faire ; tandis que de l’autre côté de la cavée ne cessait de partir le coup sec de Petit-Jean, qui était, lui, un terrible homme pour la bourdaine.

Il y avait toujours eu entre les deux vanniers un peu de rivalité à qui rapporterait le plus gros tas. Ils ne se l’étaient jamais avoué ; mais leur coup d’œil parlait assez, quand, le soir venu, ils se déchargeaient de leur fardeau au pied de la brouette. Le plus souvent autrefois, la partie s’était terminée à l’avantage de Petit-Jean. Mais, maintenant que le gars languissait, tout le charme était rompu, car l’oncle connaissait par trop à l’avance ce que serait le bilan de la journée.

Pour Jeanin, le plus clair profit de celle-ci consistait à ne s’être point rencontré de face avec le garde.

Un instant, un bruit s’étant fait dans les feuilles, il activa la taille pour n’être pas pris de l’oncle en train de négliger la besogne ; mais ce pas n’était que d’une glaneuse de bois mort qui ringalait à l’orée.

Cette ramasseuse aussi avait sans doute entendu remuer, car elle écarta la broussaille ; comme, de son côté, il faisait le curieux, par l’envie de savoir qui passait là, d’une vieille mère ou d’un jeune visage.

Alors, dans le gaulis, il vit une robe noire, puis une coiffe. Puis, soudain, comme un grand souffle chaud balaya les feuilles du bois, son cœur se mit à battre, le torrent de son sang brisa ses écluses.

— Théotiste !

En trois bonds il enjamba le broussis. Elle voulut lui parler, mais il lui fit signe de se taire ; et, la prenant d’une main, de l’autre écartant les branches, il l’entraîna dans la cépée.

Ils coururent sous les arbres, refoulant les bourdaines, jusqu’à ce qu’ils fussent au plus profond du hallier, en un chaud nid presque impénétrable. Et là, Jeanin, tous deux assis sur le bord d’un grand creux tapissé de fanes, entendait moins ce que lui disait la fille d’Aoustin, qu’il ne cherchait à se rassasier la vue de ses beaux yeux d’oiseau de nuit, plus clairs que les feuilles mortes d’alentour.

Il la pressait tendrement et avec timidité.

— Théotiste… Théotiste !

Elle était partie dans l’intention d’aller voir une cousine à Crossac. Mais, en chemin, une force invincible l’avait poussée. Incapable de rester plus longtemps sans nouvelles, elle avait, risquant tout, changé son but pour Mayun, quand, sur la route, elle avait ouï dire que les Jeanin s’étaient rendus à la Bretêche, et elle était venue aussitôt… Depuis longtemps, elle errait… Elle avait déjà fait trois fois le tour des futaies.

— Et maintenant, écoute-moi !… tu ne courras plus de danger à la fenêtre… tu pourras m’appeler sans crainte… il n’est plus là… il est parti… parti !… Et c’est cela que je suis venue te dire. Tu ne comprends pas ?… parti, je te dis… il s’est fâché avec la mère… il a quitté le Chat-Fourré… il n’habite plus avec nous.

Et comme il ouvrait des yeux stupéfaits, elle lui conta l’altercation au sujet des draps, le papier timbré, le déménagement.

— Même un soir que je t’attendais, qu’il faisait belle nuit, j’entendis du bruit dans le courtil, j’allumai ma lanterne et fus voir… je pensais à toi… mais c’était lui… Lui ! je lui mis mon feu sous le nez… il chargeait des mottes dans sa charrette.

— Alors, si c’est ainsi, Théotiste, on va pouvoir célébrer nos noces ?

— Hélas ! Jeanin, hélas !

— Tu dis toujours hélas ! Théotiste.

— C’est que tu ne l’as pas entendu me parler… non… tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir quel homme c’est.

— Il ne peut pas nous empêcher, si nous voulons.

— Oh ! Jeanin, il peut beaucoup plus encore… Sais-tu, la malade que tu as vue à Nantes, la femme de mon frère ? eh bien, c’est fait,… c’est fini… elle est morte… alors j’ai peur !… Je me dis : sa malédiction a suffi ; si nous nous mariions, il nous maudirait de même !… Jeanin, il faut attendre encore.

Elle lui prit la main.

— Mais puisque ta mère veut bien, elle.

— Oh ! ma mère ! peux-tu parler ! la pauvre femme !… elle ne sait plus que répéter : « Jusqu’ici je n’avais fait que voir mon malheur, mais aujourd’hui, depuis ce départ, je l’entends partout, jusque dans le bruit de l’eau !… » L’autre jour, elle me dit : « Je suis sûre, ma fille, que si tu te rendais auprès de qui tu sais, tu serais assistée de la grâce de Dieu. » Je lui demandai : « De qui parlez-vous, ma mère ? – De qui ? hé ! de ton père, ma fille ; je gage que si tu te rendais le trouver, tu obtiendrais bien des choses. – Moi, après ce qu’il m’a fait entendre ! que j’aille me mettre à ses genoux, pour qu’il dise oui à mon mariage peut-être ? – Hé, non… ce n’est point cela ; mais tu pourrais lui faire comprendre… Sans doute, avec l’aide de Dieu qui te protège, serais-tu exaucée. – Mais quoi cela, ma mère ? » Alors, elle a caché son visage et m’a répondu : « Lui demander de revenir. » La pauvre vieille est jalouse… jalouse de Julie Chantal chez qui elle prétend que le père s’en va tous les soirs.

Jeanin secouait la tête : pourquoi continuer à se voir, puisque le mariage leur était interdit, puisqu’elle avait peur… On pourrait bien attendre dix ans encore, puis dix autres ans.

— Ne dis pas cela, laisse-moi t’expliquer !… j’ai mon idée… Sais-tu pourquoi je ne veux rien faire pour qu’il revienne ? C’est parce qu’il faut qu’il reste là ou il est, dans sa mazière ; peu à peu il s’endormira.

— Il s’endormira, Théotiste ?

— Il s’endormira… par l’indifférence. Il ira tous les soirs chez la Chantal. Alors, plus de femme, plus de fille, et ce jour-là, Jeanin, je pourrai épouser l’idiot des Berches, si cela me fait plaisir.

— Tu crois, Théotiste ?

— Seul chez lui, seul en lui, dit-elle.

Et leurs têtes et leurs baisers se cherchèrent. Et leurs bras s’enlacèrent.

Le silence régnait autour d’eux. À peine entendait-on dans la feuillée le frisselis d’une poursuite de passereaux, crisser deux branches qui se sciaient l’une l’autre dans les hauteurs. Sur leur tête frémissait la cime des grands hêtres, à cent pieds, dans la bleuâtre humidité de l’air.

— Ô Théotiste, ton idée me mange nuit et jour… partout ta figure vient à ma rencontre… dans les chemins, dans l’eau de l’abreuvoir !… je suis un homme qui n’a plus le sens… je ne sais plus travailler… j’ai le sang gâté.

— Pourquoi est-ce ainsi, moi qui travaille tellement davantage.

— J’ai le sang gâté.

Elle le considéra un instant. Puis, sur ses pieds, tout à coup elle se dressa :

— Donne-moi ton couteau, dit-elle.

À l’entour elle jeta les yeux, plongea le bras, dans une bouillée, trancha une tige, une seconde, une troisième.

Il la regardait, souriant à demi, se grattant la tête sous son chapeau.

— Ah ! c’est un petit métier plus fatigant que de cueillir des fleurs !

Mais, comme elle continuait de couper, retroussant ses manches et jouant des coudes, à son tour il tira son tranchoir de rechange, et en abattit une poignée, puis une autre, puis une troisième.

Et ils s’enfoncèrent dans le fourré ; et tous les deux maintenant coupaient. Leur entretien avait pris fin. Ils travaillaient. Jeanin, même, passa devant. De temps en temps il jetait : « Il faut qu’il y ait le moins de nœuds possible, au moins jusqu’à la moitié. »

Et Théotiste, comme elle pouvait, suivait la blouse bleue et le petit chapeau, qui se remplissait de feuilles mortes dans ses bords.

Les gaulis sifflaient, les couteaux besognaient. Fini le mauvais rêve, la vieille bourdaine avait repris son gars de Mayun. Du cœur des bouillées de jeunes frênes elle jaillissait fine, flexible, douce au toucher comme la baguette des fées. Il y mettait la tranche avec promptitude, il la cueillait avec tendresse ; et, continuellement, ses épaules faisaient dans le fourré le bruit d’une forte bête qui se tourne et se retourne voluptueusement.

Ils laissaient derrière eux leur récolte. Les petits fagots jalonnaient le chemin qu’ils avaient suivi. Ils travaillèrent ainsi pendant plus de trois heures ; de temps en temps se retrouvant, de temps en temps s’embrassant ; tant et si bien que le soleil commençait de brûler rouge derrière les arbres.

— J’ai la main qui n’en peut plus, dit enfin Théotiste.

Jeanin avait pris cette main, dont les doigts maintenant refusaient de se refermer ; et, de ses gros yeux pleins de joie, laissait tomber un rayon de bonheur sur le profond sillon qu’y avait tracé le manche. Il respirait si fort qu’on eût dit le souffle d’un homme qui s’en vient de courir. Une radieuse buée de vigueur s’échappait de l’azur rapiéceté de ses épaules rondes.

— Avec toi, disait-il, je travaillerais quant et quant l’éternité… tu me ferais couper de la bourdaine où ce ne sont que chènevières !… tu es une rude femme.

Elle lui entoura le cou de ses deux bras, et au fond des yeux ils se regardèrent longtemps.

— Je t’attendrai… mais tout de même, choisis bien tes nuits.

Ils s’étreignirent ; et, pendant un long moment encore, il y eut là un groupe immobile, aux formes indistinctes, qui s’enveloppait de l’ombre et du silence des bois.

Quand Jeanin eut mis Théotiste dans son chemin, d’un saut il se renfourna dans sa brousse.

Quelle journée ! Il en était tout ébloui… Il riait, il sautait le pas, il sifflotait, il chantait, il imitait la cloche de son mariage.

Tas sur tas, pile sur pile, il enleva sa bourdaine, dont il avait plein les bras ; et il était tout en eau, quand il l’eut transportée dans le chemin.

Au sommet de l’allée, dans le rouge du ciel, l’oncle, qui avait fini, se mouvait autour de la brouette, et il le héla.

Le vieux s’en vint, sans beaucoup se presser, de son petit pas boiteux. Mais lorsqu’il fut arrivé et qu’il vit la récolte, alors il s’arrêta court, tout bêta, se frotta les yeux, se racla la gorge, toussa, se moucha.

— Ce n’est pas étonnant… non, bien sûr, ce n’est pas étonnant !

— Quoi ça donc, mon oncle ?

— Tu coupes, tu coupes, tu coupes… sans t’occuper du noir qui vient !

Jeanin, qui avait retrouvé ses grands coups de serpe, riait sous cape, en épilant sa bourdaine, et il l’assemblait, l’arrimait, la liait d’une hart tordue de court sous son soulier.

— C’était pour vous demander de me donner la main à charger mon fagot, dit-il en montrant sa récolte, qui aurait bien rempli le cercle d’une roue de charrette.

L’oncle y mit tout de même tout son cœur ; mais il se plaignait, soufflait ; tandis que Jeanin, calant le fardeau avec une trique, éprouvait l’aplomb, dansant un peu, puis partait, tête avalée et courant presque.

— Il coupe, il coupe, il coupe ! geignait tout seul Petit-Jean, boitant bas, déconfit, vaincu.

Jeanin, ayant cordé, s’attela à la brouette. Suivait l’oncle qui ne disait mot. Au bout d’une lieue de descente, il relaya son neveu. Et les étoiles au-dessus d’eux, commencèrent à briller, tandis qu’au fond de la vallée apparaissait la Brière, dans le bleu sombre de son grand cirque de brouillards.

Pendant qu’ils allaient ainsi, Théotiste arrivait en Fédrun, où tout était noir et dormait.

Elle se pressait, la tête remplie du rêve fiévreux de sa journée, quand elle aperçut au loin une lumière, la fenêtre du chef de l’île, la fameuse mazière.

Elle s’arrêta, mordue d’un désir : la tentation d’aller surprendre le secret de cette veillée mystérieuse.

Personne ne la verrait ; elle se mit à courir.

Mais arrivée dans la venelle, elle trembla de s’être aventurée. Cette pierre de la muraille, cette rousine dans la nuit, c’était déjà le vêtement de son père, avec sa chaleur, son odeur !… et elle se sentait comme dans le cercle d’un sorcier.

Elle s’approcha pourtant, mourant de peur que deux yeux, de l’autre côté, ne se missent à la fixer à leur tour.

Le carreau était sale, et elle ne distinguait que le halo de la chandelle posée sur la table, puis, peu à peu, l’armoire, des choses noires… et lui enfin… sous sa hotte.

Il était penché en avant, les coudes sur les genoux, du même côté qu’à la maison. Il ne bougeait pas… Il montrait son profil, un quartier de visage que rougissait la braise du feu.

Le feu brûlait paisiblement, à petites langues douces. Le foyer, les objets, l’homme, tout cela semblait groupé là depuis toujours. C’était bien ce qu’elle avait prévu, ce qu’elle attendait. Aucune fièvre, aucun remords n’habitaient cette masure ; la vie y avait un pouls terriblement calme.

Passionnément, contre la vitre, elle collait sa figure, quand il lui sembla qu’il faisait un mouvement, et regardait vers elle. Alors, affolée, elle se rejeta en arrière, et se sauva, toute frissonnante de terreur et de joie.

Share on Twitter Share on Facebook