V

C’était un matin de léger brouillard duvetant les contours des prairies, de fine brise retroussant la feuille d’argent des saules, de petits foyers de soleil couvant dans le sein profond des tourbières ; et le chaland filait.

L’Île s’éloignait derrière, avec ses mêlées d’arbres, la pierraille de ses levées et ses bouillées de saules. Il glissait au large, s’avançait dans la coulée, entre les deux longues rides qu’y traçait son nez pointu ; parfois, dans un froissement de feuillages, il ralentissait, ou bien faisait plonger quelque gros jonc solitaire, qui derrière lui se relevait lentement.

À longs coups vigoureux, Aoustin repoussait les fonds tendres de la vase. Sa perche volait dans ses mains. C’était le lendemain de son déménagement, la première fois qu’il partait du chef de l’île ; et il en tirait bon présage pour les lettres. Il était tout en joie ; son cœur ressemblait à une piarde en plein soleil, et le plus beau des canards y faisait sa toilette.

Il suivait aujourd’hui une autre direction, – s’en allait par les curées dormantes, immobiles dans leurs herbes, le long des basses prairies éventrées, toujours plus affaissées sous leurs noires blessures. De vertes ombelles encadraient son chemin. Parfois, sur ces bords, un grand corps calciné érigeait vers le ciel des restes de bras informes ; c’était un mortas – précieusement retiré de la tourbière, chêne ou hêtre, de peut-être deux mille ans d’âge, bois fossile, dont le cœur est plus noir et plus dur que l’ébène. – Et partout ondulaient les grands roseaux, abris des oiseaux sauvages. De loin en loin cette jungle laisse briller de pâles étangs. Puis des îlots resurgissent, puis les roseaux se reforment, puis d’autres eaux reparaissent ; et la Brière ainsi semble n’avoir pas de fin, jusqu’aux derniers brouillards, sous l’immense coupole de l’atmosphère.

Il avait pris par les rives de l’ouest, rapport au coup d’œil qu’il avait à donner par là, doublait la pointe de Bréca, passait devant le repaire druidique de la vieille Florence, celle-là même qui était venue sur son cheval faire scandale devant l’église. Elle était justement là, dehors, en train de gratter on ne savait quoi sous un grillage.

— Tes grandes pierres ne sont donc pas encore pourries, Florence ? lui jeta-t-il en passant, un de ces jours aussi je viendrai fouiller dans ton château.

Cette malheureuse qui vivait là du poisson qu’elle pêchait à la curée, comme une loutre, n’était ni plus ni moins qu’une Audran, de la bonne famille des Audran, et jadis une digne veuve de la commune de Saint-André. Un malheur l’avait renversée. Sa fille, Angeline, une belle tige de jeunesse aux yeux noirs, comme il y en a plus d’une en Brière, s’était empoisonnée, à Paris, par le désespoir de voir se marier celui qui l’avait séduite et emmenée là-bas. Alors, Florence Audran, par l’affliction de ne plus recevoir les tendres lettres qui la consolaient de sa honte, tomba comme une égarée, erra hors de chez elle, par les chemins, dans le marais ; on la ramassait un peu partout ; jusqu’au jour où elle s’en vint se tapir comme une pécheresse dans ce dolmen de Kervily, dont elle avait fait avec des débris un réduit à peu près clos. Les vêtements d’Angeline lui avaient été renvoyés, une grande caisse pleine, qu’elle gardait et cachait jalousement. Parfois, dans ses crises de déraison, se prenant pour sa fille, elle vêtait un de ces jupons brodés, ou se passait de fins bas à jours. Elle était la risée des jeunes gens, qui la maltraitaient. Les saulniers aussi, quand ils se rendent dans la haute Bretagne, après avoir attaché leurs mules dans les environs, s’en venaient faire le sabbat chez elle. Elle s’en vengeait en les mordant au visage.

Elle avait de la haine pour le garde, et en monnaie de grimace lui rendit son compliment.

— Allons, la vieille, ne fais pas tes singeries, tu vas perdre tes roses.

Et il passa gaiement. Jamais il ne s’était senti si neuf dans ses membres, si clair dans son œil : le Grand berger avait exaucé sa malédiction ; la liberté lui était remise sur son pain ; il avait désormais sa porte à lui, son âtre à lui. Et revoyant en pensée son feu qui l’attendait, songeant à sa maison nouvelle autant qu’aux lettres qu’il allait chercher, à pleins poumons il respirait celle rude brise nourrie de l’aigreur des verdures, et à chaque plongée reprenait hauteur avec la souplesse du grand jonc derrière son bateau.

Il avait ici à surveiller un peu, et il entra dans les roseaux. C’était une année de grandes tiges, des tiges à près de deux fois sa hauteur, et il aimait à se glisser là-dedans.

On n’en voit plus la fin, de ces chalumeaux, ils suivent les coulines, bordent les piardes, forment des fourrés et des passes où file d’un trait le martin-pêcheur. Verts ou dorés, selon la saison, ils ont pris racine dans le monde renversé des nuages. Il y en a beaucoup de penchés, qui semblent dormir. Inanimés, ils flottent comme des ombres entre le ciel et l’eau. Mais, à la première brise, c’est comme une voix, un murmure, qui passe, s’éloigne et meurt. Là se pressent les lotus blancs, les paquets de verdure des nénuphars, où, d’un jet d’argent vif, saute et se glisse le poisson… Ce n’est qu’une fleur, le bateau nage dans un bouquet. Il ouvre cette matière grasse, en y laissant son sillage d’encre. Et lui, l’homme, erre en silence sur cette eau froide, la tête remplie de rêves obscurs, indémêlables reflets de la boue maternelle, fleurs de son sang, submergées dans son âme comme les nénuphars retenus dans les profondeurs. Le fil de sa pensée mène son léger bateau. La planche se meut et vire à toutes les phases de ce songe. Ils ne font qu’un depuis des temps infinis, allant vers le nord, vers le sud, éternels pèlerins de ces solitudes.

Aoustin se trouvait là entre le coupis du Grand-Pas et la butte du Tropique. De cet endroit, la capitale de son royaume, nul mouvement ne lui échappait, et il s’y tenait pendant des heures, comme l’araignée au cœur de sa toile.

Ce matin, sur la mince ligne des prairies, rien de suspect ne se montrait : une voile traversait le coupis Olive, transportant de la litière sous Fédrun ; et quant à ce piquet sur la rive du pas de l’Acheronne, ce n’était qu’une faux plantée là par un de ses voisins du quartier de l’Étage.

Alors il prit sa foène et se mit, comme il disait, à son compte, un moment. Les dents de son outil n’étaient pas plus au règlement qu’il ne fallait, mais il n’en avait cure. Et çà et là, quêtant la bonne eau, il se mit à donner à pleine force des coups de son redoutable trident.

Il cherchait à piquer l’anguille. Mais il n’y en avait pas plus que d’oies rouges. Par ces temps de calme, elle se love dans ses garennes de fonds de vase ; et il ne ramenait que des lianes…

Il passait d’une eau propre où ricochait le saut des ablettes, en d’affreux mafrages où le bateau avait grand-peine à se tirer des herbes. Des bergeronnettes dansaient leur petit bal ; des sauterelles partaient d’un bond sur leurs ailes de papillons bleus ; un noir tronc de mortas sortait de l’eau son mufle noir, comme un hippopotame. Cet endroit, dans les rouches, les chandelles-de-loup, les iris, c’était la vraie forêt aquatique, et Aoustin y était, comme le brochet, maître de l’étang. Dans un de ces défilés, il vit des petites bulles qui se dégageaient d’une chevelure d’herbes de morons, signe qu’une carpe se tenait là-dessous. Il jeta sa cage, en se gardant bien de la retirer, comme font tant d’autres, qui, en se hâtant, ont pris tout de suite une pissée d’eau. La carpe qui a un peu vécu sait qu’elle n’échappera qu’en faisant la morte. Dès que l’engin tombe, elle se tasse et ne bouge. Mais Aoustin s’était fait un moyen de se rendre maître de la rusée : il introduisait entre les mailles un pied de roseau et touillait jusqu’à ce qu’elle eût fait son mouvement. Il s’y prit de la sorte et retira de sa cage ruisselante une belle pièce dorée, barbue, de plus de six livres, qu’il enferma satisfait dans son boettereau, sous une poignée de verdure.

Et il s’en alla. Il lui fallait gagner les villages ; il reprit le chemin des curées. Dans la joie de son cœur reverdi, il ne se rassasiait pas de se ressentir au milieu de sa Brière, et son regard ne faisait qu’un tour de par le grand cercle où il allait, se berçant de la musique à deux trous de roseau que lui jouait continuellement l’eau ramenée par sa perche.

Il longea la butte aux Pierres, le centre du marais, toujours voilée dans la suée blanche de ses vapeurs, l’endroit où les alouettes de mer cachent leurs œufs, où des moutons ont été emportés par les aigles, où Lucas la Palette se bâtit une masure pour faire pièce aux malins esprits. C’était là qu’au printemps on amenait les génisses, afin qu’ayant tondu le vert sans vertu des hauteurs, elles se rabattent sur les bords, parmi l’herbe creuse des tonnelles et les jeunes roseaux si tendres en avril.

Il traversa de grands coupis d’eau frissonnante où, chemin faisant, il repêchait plus d’un souvenir au filet de sa mémoire.

Là, bien souvent, dans ces parages, il était venu avec son défunt père, duquel il tenait qu’à la place de cette grande inondation, se poursuivait autrefois toute une série de buttes, tous rudes morceaux où le rocau se prenait à pleines tranches, et qui s’en étaient allés jusqu’aux dernières racines. En ce temps-là, les Briérons tourbaient sans répit, en masses, à charretées, ne laissaient aux poussières le temps de se déposer, accumulaient les récoltes plus haut que leurs maisons, les laissaient vieillir comme on fait pour le vin. À ce métier, la Brière baissait, se décharnait, la misérable. Cette lèpre la venait ronger jusque dans ses chéraux jusque dans ses chemins de servitude. Et le vieux disait alors : « Tu vois bien, mon fils, c’est la dernière tétine de la vache qui s’en va. »

Il ne s’était pas trompé. Aoustin lui-même avait eu le temps de voir disparaître la butte aux Taurins, la butte à l’Angélus. Partout elle se creusait ; et même, parfois à un an d’intervalle, il lui arrivait, avec sa perche, de ne plus reconnaître les fonds.

À ce souvenir s’en rattachait un autre : celui du roulement de tambour, qui s’était fait entendre un dimanche matin de l’année 18** sur la place de chacune des dix-sept communes. C’était le gouvernement qui, ayant pris des mesures, battait le rappel. Dans le but de protéger les habitants contre leur propre imprévoyance, il réglementait la coupe de la motte ; sous la menace de diverses pénalités, l’interdisait en dehors d’une durée de quinze jours, à fixer selon les convenances de l’année. Encore établissait-il un impôt par mètre cube de tourbe extraite.

Cette ingérence, qui venait insulter aux plus antiques coutumes, avait soulevé chez ses compatriotes un transport de rage. Ils ne tinrent pas compte de la loi et continuèrent à tourber. Un garde fut alors envoyé, avec charge à lui de veiller à l’exécution des articles. Il ne lui fut pas cherché chicane : on le tua. Et certes, de pieuses mains ne le clouèrent pas dans une belle châsse vernie, il fut jeté aux vermines de la vase. Le gouvernement dépêcha un second garde, que la Brière happa de la même façon. Un troisième eut le même sort. Le quatrième, ç’avait été lui, Aoustin.

Consulté, sur son bon vouloir, par le département des Eaux et Forêts, il avait tout de suite répondu que s’il s’agissait de prendre cette direction, il n’arriverait jamais à chausser ses souliers. Mais ses compagnons s’étaient efforcés de vaincre ses répugnances. Si l’on continuait, disaient-ils, les rapports avec ces oiseaux-là, le sang recommencerait à couler, cela ne finirait jamais. Mieux valait se donner l’air de tomber dans le filet, et accepter le contrat avec un homme de leur espèce, un Briéron qui se mettrait d’entente avec eux.

Cette raison l’avait ébranlé. Bien que l’un des plus acharnés dans la révolte, il n’en voyait pas moins que la Brière commençait sérieusement à se montrer, comme font les vieux bas, avec plus de trous que de mailles ! À coup sûr, il gardait sa chaude part de haine au pouvoir qui leur venait dicter sa loi : mais la mesure en elle-même avait du bon, elle permettrait peut-être au pays de se reformer. À la faire appliquer, il n’obligerait pas l’État, il rendrait service à la Brière, sa patronne. Cette idée lui éclaira le moral, et il prêta serment. Il y avait de cela quarante ans.

Cependant, une fois nommé garde, les choses ne se passèrent pas tout à fait comme les autres se l’étaient promis : il faisait son métier. Hors le temps prescrit, il ne laissait pas la tranche et le salet trotter à leur volonté. Alors tout le peuple cria haro ! Des orages s’amoncelèrent sur sa maison ; on lui jeta sa trahison à la face ; on le menaça d’un coup de fusil.

Il se tint à carreau, mais ne rompit pas. Il faisait seulement les concessions qui lui semblaient justes, comme, en temps de tournage, de fermer les yeux sur des milliers de mètres de mottes, dont l’impôt ne rentrait pas de ce fait dans la caisse du gouvernement.

Mais, plus que ces complaisances, une autre circonstance contribua à l’affranchir : ce fut son arrangement avec les syndics de Brière. Ces maires des communes, réunis dans un esprit de défensive, avaient besoin d’un homme de confiance qui fût en état de voyager par le pays. Ils s’adressèrent à lui – ce n’était pas une mauvaise politique d’associer le garde à leur administration – et, bien entendu, il avait accepté.

Il portait les décisions, recueillait les nouvelles, veillait au grain, était l’homme à tout faire de MM. les conseillers. De sorte que, si d’un côté il contrôlait les Briérons pour le compte de l’État, d’autre part il contrôlait l’État pour le compte des Briérons ; il lui arrivait de défaire d’une main ce qu’il avait fait de l’autre.

Il assurait donc le prélèvement des taxes, dressait procès-verbal contre tout homme surpris à tomber, empêchait quiconque d’allumer du feu sur les platières, surveillait les coupes de roseaux, arrêtait les voleurs d’oies, confisquait les engins de pêche prohibés : il y en avait comme cela toute une liste. Mais s’il en prenait, il en laissait aussi, selon son humeur et selon la politesse des délinquants.

Dix heures sonnaient quand il aborda sur la langue de terre de Québitre. Il cacha son chaland dans les herbes, et s’en fut remontant vers les villages qui s’égrènent tout du long de la chaussée de la Chapelle. La matinée il visita Camert, où l’on fabrique des perches ; l’après-midi entra dans Camérun, où l’on fabrique des ruches.

On était toujours, partout, prévenu de son arrivée, la nouvelle s’en colportait comme par la voie des airs, et dans ce dernier village une foule l’attendait.

— Aoustin !… Aoustin ! lui cria-t-on dès qu’on l’aperçut, la vieille Prudence a quelque chose pour vous… Elle est à son four, on est allé la chercher.

Il s’arrêta, du même pied que le chasseur au lever des oreilles du lièvre. Son bel espoir au départ ne l’avait donc pas trompé. Ses yeux se mirent à briller d’ardeur, par l’idée qu’en effet la chose pouvait bien se tenir ici, dans ce pays voisin du Bru, d’où se retire ce qui se fait de meilleur en fait de mottes.

— Ça a-t-il rapport aux lettres, ce que vous dites ? demanda-t-il, dans une mauvaise transe qui venait par-derrière lui gâter sa joie.

— Dame, elle le dit… mais elle ne veut pas le montrer.

Sur quoi la femme qu’ils appelaient Prudence arriva en effet, les sourcils tout grillés par le feu de son four, sous sa calotte noire.

— Voilà, dit-elle, j’ai enfourné mes dernières galettes… si tu veux venir, mon garçon ?… Ah ! dame, tu sais, c’est bien vieux… c’est bien vieux.

Tout le monde suivit, hommes, vieillards, ménagères. Aoustin brandissait une petite canne qu’il s’était coupée dans les saules. Toute une procession s’attachait à ses talons ; et ce cortège ne faisait que grossir le long du chemin, car les gens s’appelaient : « Venez donc !… On va chez Prudence ! »

Ce monde s’entassa dans la chambre. Il y en avait jusque dans la porte. On se poussait, on se dressait sur la pointe des pieds ; et Aoustin, au milieu, ne disait mot, n’entendait même pas grincer l’armoire, n’avait que des yeux, ne voyait que l’antique papier, le vieux cahier poudreux qu’on lui avait remis dans les mains.

On dit que les chevaux de la Tartarie doivent leur noble port à ce que dans leurs écuries, dont la fenêtre est au toit, ils s’accoutument à tenir haut la tête. Ainsi en était-il de lui, par l’habitude du commandement et la pratique de l’autorité. Nulle curiosité, nulle hâte, nulle émotion n’avaient plus de pouvoir sur cette vieille encolure ; si bien qu’au lieu de se courber pour lire, il éleva jusqu’à ses yeux le parchemin, au-dessus des visages avides, qui l’interrogeaient.

On suivait le mouvement de ses lèvres, on scrutait son regard lisant, et on y vit bientôt briller une petite flamme.

— Elle ne s’est seulement pas avisée que son papier est daté de 1830 !… dit-il…, elle a pris la signature d’un nommé Pierre Olivaud pour celle de la duchesse Anne… Pitié !

Et haussant les épaules, il remit son cahier à la vieille, déconcertée. L’assistance retenait son souffle. Ils s’étaient tellement échauffés à la certitude, qu’ils restaient tous là figés les uns dans les autres, sans se remuer plus que des mannequins.

— C’est-il de la Brière que parle ce papier ? demanda un petit vieillard à Aoustin.

— Eh bien, vous devriez nous le lire ?

— Oui, oui, cria-t-on de toutes parts, lisez-le, lisez-le !

— Puisque je vous dis qu’elle a confondu les signatures !

— Eh bien !… eh bien ! qu’est-ce que cela fait ! Est-ce qu’on sait, quelquefois !… Autrement nous ne le connaîtrons jamais !… Elle va ramasser son trésor !… Et puis, nous… nous n’avons tous que de fichues têtes, ici !

— Je ne suis point votre maître d’école !

Mais les gens barraient la porte. Aoustin se trouvait quasiment prisonnier. Il riait à moitié. Mais n’ayant jamais eu maille à partir avec les gens de Camérun, il finit par se laisser dompter et reprit les folios.

Ce n’était qu’un rapport manuscrit adressé par un nommé Pierre Olivaud aux autorités préfectorales de l’époque. L’auteur répondait aux différentes questions qui lui avaient été posées : Quelle était l’étendue de la tourbière ? Quelles étaient les communes en possession de l’exploiter ? – Que dire des mœurs et des usages des habitants ?

Et Aoustin lisait :

« Le premier Briéron, déclamait-il, est né dans un nid de cane. »

— Ça, c’est bien vrai !

« Une autre tradition attribue pour ancêtres à cette population trois bandits venus se réfugier jadis dans les îles de Brière ; et le caractère des habitants justifierait assez cette légende : farouches, intraitables, capables de se faire procès pour un droit de passage devant une porte, rancuneux… »

— Est-ce que vous entendez ? leur cria-t-il… est-ce que vous entendez ?… Et, de son cru, faisant semblant de lire, riant en dedans, il ajouta : « Licheurs de pots !… couleurs de chalands !… écorcheurs de cheval ! »

Il leur jeta un coup d’œil, mais, bonnes gens ! ils étaient tous bouche bée !

Alors il continua : « Que faut-il penser des prétendus droits de propriété des Briérons ? »

Il lut :

« La jouissance et propriété commune de la Brière a été accordée aux habitants par lettres de François II de Bretagne en mil quatre cent soixante et un, – par ordonnance de François Ier de septembre mil cinq cent trente-huit, – par lettres patentes de Charles IX de février mil cinq cent soixante-six, – par ordonnance de Louis XIII de janvier mil six cent vingt-neuf, – confirmées et maintenues par Louis XVI dans les registres du Conseil d’État du 13 janvier mil sept cent quatre-vingt-quatre. »

— Credié !

Voilà par exemple à quoi il ne s’attendait guère. Ces lettres, ces édits, ces ordonnances… de tout cela il n’avait jamais ouï parler !… Il ne connaissait que la donation par la bonne duchesse, comme on disait toujours… Les droits de la Brière dépassaient tout ce qu’on pouvait imaginer.

— Credié !

Les syndics étaient-ils au courant ?

Il exultait. Il agitait le papier au-dessus des têtes :

— Quand je vous disais que je ne la tenais pas pour vendable !… Ma belle, ton cahier n’est pas loin de ressembler à une jolie fille !… il peut nous être bigrement utile.

Et il le fit disparaître dans sa poche.

— Je l’emporte !

La vieille s’agitait, toute rouge de bonheur.

— Faut me donner un reçu… Je veux un reçu !… Mais avez-vous vu comme il nous a lu ça, et sans lunettes encore !

Ce fut pour tout le monde un beau moment.

Des hommes s’en revinrent, chargés de bouteilles ; et l’on trinqua longtemps et beaucoup.

La journée était bien avancée quand il quitta Camérun.

Et il s’en revenait, de nouveau poussant son petit bateau par les coulines, soulevé du bonheur de sa trouvaille, et maniant sa perche avec révérence pour toute cette eau qui avait tenu une si grande place dans l’Histoire. Lui-même se voyait plus haut de cent coudées… À tous ces grands rois, François Ier, Charles IX, ne donnait-il pas la main ? N’était-il pas l’exécuteur testamentaire de leurs volontés souveraines ? Ah ! sa première journée de vieux garçon !… Il avait eu le pressentiment de ce qu’elle lui verserait à boire.

Il n’allait point vite. Il allait tout doucement, pour rêver mieux, pour se laisser porter dans le grand brasier du soir, sur les piardes lamées d’or. Il voyait Fédrun au loin, sa petite masse de tourbe, de torchis, de branchages, perdue comme un nid de cane sur le dos du vaste monde. Et le soleil descendait, sur l’horizon bientôt couchait son épi de braise, qui semblait s’unir à un long poisson de feu debout au milieu des eaux.

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