II

En ces jours d’été, Julie n’allumait pas ; on besognait jusqu’au brun de nuit, puis l’on se dépêchait de manger, après quoi, l’on pouvait se coucher, le travail du soir rapportant toujours moins que ne coûte la lumière.

Elle avait envoyé Marie et Cendron à la levée, ramasser la lessive qui devait être sèche, et, restée seule à son ménage, en compagnie de M. Ulric assis près de la cheminée à nettoyer son fusil, elle en profitait pour donner à sa peine toutes les paroles qui la soulageaient, évoquant la scène du matin, ne se lassant pas de répéter tout ce qui s’était dit entre elle et l’homme. Et ce n’était sur elle-même, sur les enfants, sur tout ce qui souffre en ce bas monde, que soupirs et « Jésus Dieu » d’accablement…

À quoi M. Ulric répondait :

— Si j’avais l’argent qui doit me revenir, environ une douzaine de mille francs… je n’aurais pas laissé enlever vos moutons.

— Hélas ! si Dieu avait voulu… ça se serait passé comme vous dites… mais il n’a pas voulu… et puis, à chacun son propre fardeau.

— On peut toujours s’entraider…

— S’entraider !… Ah ! monsieur Ulric, la vie est courte… mais elle va souvent bien de travers.

M. Ulric, depuis qu’ils causaient là ensemble, avait eu vingt fois le temps de parfaire le nettoyage de son arme ; il continuait pourtant d’essuyer, quand il laissa son chiffon, et resta un bon moment accoudé sur ses genoux, la tête dans les mains.

— Madame Julie, dit-il en redressant son front, je vous dirais bien quelque chose ce soir ?

Et sa voix avait une intonation si peu ferme, presque si timide, que Julie, penchée sur la marmite où chantait le café, prête à l’enlever au premier bouillon, retira son pied de l’âtre.

— Il s’agit de Marie.

— De Marie ! répéta Julie, surprise, en se relevant cette fois, et cherchant à percer l’ombre qui lui cachait la figure du jeune homme.

— Oui.

Puis il ajouta, d’une voix plus basse, qui tremblait un peu :

— Est-ce que vous me trouvez mauvais garçon ?

— Mauvais garçon !… vous !

Ils cherchaient à se voir dans l’obscurité. Mais elle ne distinguait de lui que le bas de ses jambes, et sur ses genoux le canon brillant du fusil de chasse, que rougissait le reflet de la braise.

— C’est que vous n’avez peut-être pas compris ce que je voulais vous demander, reprit-il ; les temps venus, j’achèterais une maison ici… tout près… un chaume, avec un jardin… Après quoi, je me marierais… et ma femme s’appellerait… enfin, si vous vouliez ?… et… si elle voulait aussi ?

— Seigneur !

Heureusement qu’il faisait nuit dans la chambre !

Elle ne savait que dire, que répondre !… Un mariage avec M. Ulric ! Mon Dieu !… Mon Dieu !… ne venait-il pas de déclarer à l’instant qu’il serait riche un jour d’une douzaine de mille francs !… Mais non… ce n’est point ainsi que compte la conscience !… et elle sentait bien qu’un bon charpentier ou quelque vigilant pêcheur était beaucoup plus ce que Dieu voulait.

— Oh ! Monsieur Ulric !… Monsieur Ulric !… Vous n’êtes pas un homme comme nous, vous savez bien… surtout n’allez pas lui dire, à elle… n’allez pas lui parler de choses pareilles !… Ah ! mon Dieu, la voilà ! s’interrompit-elle en attrapant bien vite sa besogne, comme si de son geste de travailleuse devait résulter dans la chambre l’ordre en toutes choses visibles et invisibles.

Un pas, en effet, sur le seuil avait résonné ; quelqu’un venait d’entrer, d’entrer sans parler, se plantant là.

Mais ce n’était pas Marie, ce n’étaient pas les enfants.

— Qu’est-ce que c’est ?… qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle, d’une voix encore tout étranglée.

Mais ni l’un ni l’autre ne connaissaient la voix qui répondit. Quelqu’un qui se trompait.

Julie ne voyait qu’une ombre. Elle s’approcha.

— Qui êtes-vous donc ?

Quand tout à coup elle poussa un cri, revint en heurtant tout devant elle, courut à la cheminée, en étouffant des « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » chercha la rousine, prit un brandon, bouta la flamme, non sans s’y brûler les mains, car c’était trop aussi que ces deux émotions lui tombant à la même minute.

— Marie, Cendron ! cria-t-elle aux enfants qui rentraient sous leur fardeau de hardes… fermez la porte !

Et de la place où elle était, éclairant de son mieux, n’osant plus s’avancer, elle fouillait du regard le fond de la pièce où se prolongeait le silence, élevant bien haut sa chandelle de rouche, laquelle si fort tremblait qu’elle lui coulait partout sur les mains, tous les visages groupés à ses côtés, M. Ulric, les enfants sous la neige de leur linge, muets saisis comme elle, et contemplant au bout du rayon de lumière la noire apparition dans la pénombre.

C’était lui ! avec son même petit chapeau, sa même vareuse de motte, c’était lui, mais pâle, mon Dieu ! comme s’il fût resté des semaines dans un sillon à sangsues ; pâle comme le corps poli du Christ d’au-dessus de la cheminée. À son épaule, pendait un baluchon à la manière de ceux-là qui s’en reviennent des routes de la mer. Mais il n’avait ni leur air, ni leur chanson, quand ils descendent des gais voiliers. Alors on les voit venir avec des perroquets, des singes sur les bras. Lui semblait débarqué de quelque vaisseau fantôme, rapatrié des houles noires d’un lugubre océan, de quelque rocher famélique où il avait oublié jusqu’à son langage ! Il ne leur disait rien ; il les regardait tristement ; il se tenait là, devant eux, comme s’il n’y avait eu de présent que la moitié de lui-même.

Et Julie, qui n’aurait su dire combien lui avait coûté cette absence, combien souvent, cassant le fagot, elle s’était tournée au regret de la distraction journalière que lui apportait le pas brusque de son vieux cousin, Julie ouvrait ses yeux comme des continents, ne faisait que répéter : « C’est lui, c’est lui !… » et sans oser interroger davantage, essayait de porter une timide chandelle sur le secret de ce vieux corps qui s’en revenait de tant souffrir.

— Seigneur !… Et moi qui reste là comme si je ne l’avais jamais vu !… oh ! attends !… assieds-toi ! tu connais bien ta place ?… hein !… mon pauvre vieux gars… tu la connais bien… Marie, Cendron… allez poser le linge… Marie ! se ravisa-t-elle, comme sous la piqûre de quelque idée traversière… Mais elle se reprit aussitôt :

— Non, va, va !… Je ne sais plus où j’ai la tête…

Et elle s’empressa, cherchant l’écuelle, tournant, décrochant, brouillant le tiroir, s’affairant dans l’âtre, et finit par revenir avec une potée bouillante qu’elle posa devant Aoustin attablé. Et maintenant, appuyée devant lui, d’où elle voyait de tout près, dans la clarté, les traces de la souffrance et de la maladie, elle l’interrogeait :

— Eh bien ?… eh bien ?… te voilà guéri ?… te voilà tout à fait guéri ?

Mais lui ne s’éveillait pas, ne répondait pas.

Lentement, pesamment, il mangeait, le visage au milieu de la vapeur de soupe, où par instants, dans ce nuage, se soulevait l’éclair de son œil de laque.

— Oh ! comme te voilà donc tout humilié !… tu ne parles pas !… tu ne parles plus !… disait-elle, interdite de le voir contraint de la sorte.

Et, tout de même, la voix creuse qu’ils n’avaient pas reconnue se fit entendre :

— Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

Alors Julie fut hésitante, elle échangea un regard avec M. Ulric ; on eût dit que cette question se trouvait justement être la mauvaise…

— De nouveau ?

— … la Brière ?

— Ah ! La Brière ?… c’était… vrai… Il s’était passé beaucoup de choses.

Et maintenant, elle paraissait rêver.

Là-bas, dans son hôpital aux grands murs, il n’en avait entendu ni bruit, ni mot. Un crime dont s’étaient rendus coupables ces mêmes personnages qui avaient voulu s’approprier la Brière… quand ils avaient vu, ces gens, que par les titres de ses patentes, la Brière ne pouvait être à eux, qu’ils étaient forcés de dire : « je renonce » ; alors ils avaient essayé de la détruire, ils y avaient mis le feu.

— Et c’est pendant la nuit qu’ils sont venus, Aoustin. Ils étaient montés sur une espèce de bâtiment, une grande barque gréée de voiles noires, des voiles comme du crêpe… Ce sont les hommes qui ont tiré dessus qui les ont vus, qui les ont vus sous le feu qu’ils avaient allumé… Jamais, Aoustin, jamais on n’avait assisté à une chose pareille… la flamme que ça faisait… les colonnes de fumée qui montaient… et toute la Brière rouge comme du sang.

— Ça brûlait jusqu’à la Vieille-Vé, fit Cendron, riochant, l’air de trouver que ce renseignement en valait bien un autre.

— Dis donc ce que tu as vu, et rien de plus, garnement. Ça brûlait jusqu’aux Sauges, Aoustin, et les hommes ont fini par éteindre.

Elle parlait, racontait, et quelque chose, en même temps, de tout ce qu’il y avait de peine dans la chambre semblait s’évaporer au murmure de son récit. On se serait cru revenu aux temps d’autrefois, quand Aoustin, devant son écuelle, restait à causer un brin de soir. Tout d’un coup, de la même façon, les bonnes joues des enfants s’éclairaient sous la rousine fumeuse, la marmite sur le feu chantait son Deo Gratias, la pendule contre le mur dévidait ses oui et ses non à l’assemblée. Mais c’était lui, si changé, si décharné, avec le nœud de souffrance de son blanc foulard, et sa manière fatiguée de regarder au loin la flamme qu’on lui dépeignait. Non, il n’y avait pas moyen de s’y méprendre.

Julie lui énuméra les mariages qui s’étaient faits ; puis en vint à la question de M. Leriché et déroula à sa connaissance le triste dénouement de ses démêlés avec l’homme d’argent.

— Et dire, gémissait-elle, qu’il les a eues avec toute leur laine.

Aoustin ne faisait point de remarques, ne trouvait point de mots pour la plaindre, restait là, absent et songeur. Puis il fouilla dans sa poche, en retira quelque chose, on ne savait quoi, un morceau de cuir, une blague à tabac, et se mit à ronger, à tirer avec ses dents. Mais comme il n’arrivait pas à ses fins, il demanda à Marie de lui découdre ça avec ses ciseaux. Et voilà qu’au moment où il se penchait vers la jeune fille, Julie qui le regardait, ne sachant ce qu’il avait voulu manger de la sorte, se rejeta de sa chaise en poussant un cri :

— Sa main… ! Ils lui ont coupé sa main !

Et il se fit un profond silence.

Mais Aoustin n’eut l’air de rien ! Pas même de s’apercevoir de cette émotion de Julie, réfugiée dans son foyer, et s’y cachant la figure. Impassible il suivait du coin de l’œil la pointe tremblante des ciseaux de Marie, laquelle n’osait pas lever son regard du côté qu’on disait. Et, pendant que chacun gardait ses paroles, fouillant avec sa main de reste dans la pochette que la jeune fille lui rendait, il en retira une pièce de monnaie qu’il fit tinter sur la table.

— Allons, murmura-t-il, M. Mangetout ne te la prendra pas, celle-là !

Julie ne comprenait pas bien ce qu’Aoustin voulait dire, et, encore toute bouleversée, sur les uns et les autres portait des regards incertains.

— Je dis, répéta Aoustin, qu’en voilà une que M. Mangetout ne te prendra point.

Alors, sous la rousine, Julie vit une chose qui brillait, des rayons d’or qui s’échappaient, un flamboiement merveilleux qui n’avait son égal en aucun lieu de la pauvre chambre.

Et Aoustin disait :

— C’est mon cadeau de revenu… après avoir été le tien.

Julie se leva, regarda droit devant elle, longuement, fixement…

Et Aoustin disait encore :

— Ne te souviens-tu pas ?… Il y a quarante ans ?

Alors, elle parut toute saisie, et eut comme un frisson. Peu à peu, sa figure se mit à changer. Une expression extraordinaire illumina ses traits ; et elle était là, maintenant, presque souriante comme ces anciens qui, sous la voltige d’un papillon, revoient se lever le soleil de leur jeunesse. Puis, tout à coup, elle jeta un coup d’œil du côté de M. Ulric, du côté des enfants, rougit très fort, et se prit à sangloter.

— Il n’y a point de quoi pleurer, disait Aoustin, en crachotant par terre. Tu sais bien qu’il faut cinq ans à une pièce pour s’user dans la poche… Celle-là a eu huit fois le temps.

Elle ne repoussait pas la pièce, de peur d’offenser le grand don de nature qui se cachait sous ce cadeau d’argent. Mais quand elle vit qu’Aoustin ramassait son baluchon et se disposait à partir, elle essuya ses deux yeux bien vite, et, dans un grand élan de son cœur, commanda :

— Tu vas venir avec nous !

— Tu vas venir avec nous ! répéta-t-elle en prenant une lanterne, dont se saisit M. Ulric, prêt à accompagner.

C’était clair ce qu’elle voulait dire ; mais il lui fit une réponse non moins claire en tirant de sa poche la veille clé de sa maison.

— Non… Non… point de cette clé-là.

Ses yeux étaient deux charbons ardents. Elle le regardait de pleine face, avec l’autorité de sa conscience déterminée. À son tour, elle avait un présent à lui faire : à lui donner le meilleur d’elle-même ; elle allait le ramener dans la voie.

— Point de cette clé-là… La désunion est un traître péché. Aie pitié d’une pauvre femme à la traîne.

Mais lui clappait des mâchoires, la face toute rembrunie déjà de la ténèbre domestique, faisait jouer dans son poing sa forte clé, et, le front bas, semblait méditer, plus que ces maximes, l’éternelle bataille de l’eau douce et de l’eau salée qui ne font que mixture abominable quand elles se rencontrent.

Elle disait :

— Ne mets pas le blâme sur toi… n’attends pas qu’il descende dans ton cœur… Elle t’a soigné quand tu as été blessé… Elle t’a rappelé à la vie.

Et elle continuait, dans le chemin…

Comment ferait-il honneur à sa liberté prétendue, aujourd’hui que de la moitié de son pouvoir il était déchu par le malin sort ? S’habiller, préparer sa nourriture, lacer ses souliers, balayer sa place ? Et elle lui énumérait tout cet esclavage, redoublant même la kyrielle par la chaleur de son bon vouloir et de sa forte pitié, sans se douter, la pauvre, de la grande plaie qu’elle faisait saigner là.

— Viens !… viens !… C’est le moment… avant demain… ce soir l’eau est pure… n’attends pas que le chien y ait bu… nous allons y aller tous ensemble… tu vas voir comme ta porte va te reconnaître… tu vas voir quelle bonne gâche sucrée fait le pain du pardon… Tiens, la vois-tu, ta maison, là-bas ? Et elle désignait au loin la ligne des cheminées qui s’enfonçait de par le noir, sous la grande curée des étoiles.

— Viens par ici !… Aoustin !… par ici… oh ! là là… voyons ! Aoustin !… Aoustin !

— Aoustin ! appelait, lui aussi, M. Ulric.

Mais le pas s’éloignait dans la nuit. Aoustin s’en allait en silence, parmi le sombre troupeau des chaumes, les abandonnait au carrefour, sur le bord de la mare, seuls avec leur lanterne.

— Aoustin ! si tu savais !… si tu savais le grand chagrin que tu laisses dans ton ombre ! recommençait Julie, tout essoufflée sur les pas du fugitif. Aie pitié !… Nathalie est désormais seule chez elle… M. Ulric va te dire… Monsieur Ulric ?

Ils l’encadraient maintenant. Leurs voix se firent plus basses. M. Ulric regarda devant lui, derrière lui : le chemin était bien désert ; tous les volets clos aux maisons.

— Oui, Aoustin, dit-il, vous n’avez parlé à personne ce soir avant de venir chez nous ?… parce qu’on aurait pu vous annoncer… vous apprendre ce qui est arrivé… votre fille a été emmenée, Aoustin.

— Ma fille ?

Cette fois, il s’arrêta tout net.

Julie éleva vers lui sa lanterne, et vit une étrange flamme s’allumer dans le fauve de ses prunelles.

— Ma fille ! et par qui donc ?

Il lâcha à terre son baluchon.

— Par qui donc ?

Il redressait la tête. La parole, cette fois, l’avait bien touché. Mais Julie, voyant cette cruelle braise de l’œil, n’avait pas de peine à comprendre en quel sens il interprétait la nouvelle de cet enlèvement.

— Ils sont venus, un jour… Aoustin… on l’accusait… Il y a ici de méchantes langues… de s’être débarrassée de son naissant… dans le marais… Elle est en prison.

— Et voilà pourquoi ta maison t’appelle… pourquoi elle te réclame si fort, pressait Julie, qui ne songeait qu’à payer sa dette de l’âme.

Mais ce n’était là que paroles volantes ; son front, à lui, se barrait de paroles aussi, de signes qui semblaient là tracés sur le dur de la pierre. À quoi songeait-il ? Il n’avait ni chancelé, ni tressailli ; l’incandescence dans ses yeux s’était même éteinte.

Il ramassa son ballot, et sans rien proférer, sans desserrer ses mâchoires, reprit en avant sa marche d’entêté.

Alors, quand elle vit cela, la tante baissa la tête et suivit dans l’obéissance.

Elle n’osait plus relever la vérité, elle ne savait plus que porter sa lanterne. Et tous trois s’en allaient en silence, suivis de leurs grandes ombres, qui glissaient sur les chaumes, ou rencontraient dans l’obscurité des cours les fleurs des tournesols alourdies par les venins de la nuit.

De la cendre, de la rouille, cette grande barbe du temps, s’étaient amassées dans la serrure de la mazière ; et enfin s’éclaira la triste vendange, tout le désordre dans lequel avait été quittée la pièce plus de huit mois auparavant, la chaise culbutée, des pots sous la table, des terrines remplies de l’eau qui avait servi, les couvertures tirées à terre, telles que les avaient laissées les hommes venus chercher le râlant.

Une âme était là, l’âme lugubre, qui fait son repaire des maisons abandonnées. Elle ne leur cédait la place qu’à regret, et Aoustin, sous cette aile noire, cherchait ses pas, semblait craindre son plafond, du côté des draps coulait un regard troublé.

— Voilà mon sang !

Mais Julie attrapa les paillasses, à grands bras battit la couette, fit voler les plumes, étendit sur la couche des draps frais, pendant que dans un clair pétillement, allumé par M. Ulric, les flammes, à pleine cheminée, dévoraient le mauvais air qui s’était accumulé pendant toute la saison des pluies.

Julie faisait place nette, emportait, fauchait tout devant elle… y compris la cage au faucon, laquelle ne contenait plus qu’une pincée de plumes et quelques débris de cartilages.

Aoustin, dans son âtre, avait l’air étrangement abattu.

— Veux-tu qu’on t’aide à te déshabiller ?

Il dit non.

— Qu’on t’aide à délacer tes souliers ?

Il ne répondit pas. Il se passait la main sur la tête. Il les regardait, avec une tristesse de faiblesse, que rendaient plus frappante son haut de visage aux cheveux collés de sueur, ses tempes creusées comme par les deux pouces jaunes de sa maigreur d’hôpital. Et Julie se reprochait de lui avoir appris ce soir l’emprisonnement de Théotiste… « Cette chose-là, pensait-elle, va encore le tourmenter. »

— Maintenant il faut te coucher, Aoustin.

Mais il ne l’écoutait pas. Il appela d’une voix dolente :

— Monsieur Ulric !… Monsieur Ulric !… c’est vous d’abord qui conduirez le chaland !

— Eh oui ! le chaland… mais tu es fatigué… on te dit… et il faut te mettre au lit.

— Oh ! poursuivit-il en contemplant la main qui lui restait, j’ai fait plus d’un rêve, allez… c’était comme une voix de lutin, une voix qui m’aurait dit : « Aoustin, tu ne sauras plus de ta vie conduire ton bateau… Alors je serrais les dents… On pourra toujours essayer, je répondais… Tu peux bien essayer, ce n’est pas la perche qui manque chez toi… des petites… des grandes… en châtaignier rouge… en châtaignier blanc… Le rouge est moins casuel, Aoustin, et le blanc est plus droit.

« C’est la fièvre », pensait Julie ; et elle allait encore combattre pour lui faire gagner sa couche, quand elle le vit fixer un point au mur dans la suie de son âtre, tendre le cou comme au gibier, aller tâter et retâter un vieux clou enfoncé là entre deux briques. Qu’avait-il ? Que faisait-il ? Et elle commençait à en éprouver le frisson, surtout lorsqu’elle eut de face son visage, et qu’elle entendit sa voix :

— Où est-elle ?

— Quoi donc ?

— Celle qui était toujours accrochée ici ?

Alors elle se souvint tout à coup.

— C’est vrai !… ta plaque ?… oui, oui… Le maire est venu la chercher. Il n’avait pas la clé. Il a fait ouvrir par Pibard… il a pris ta plaque pour la donner à Larmentières.

— Larmentières ?

— Oui, Larmentières… qui t’a remplacé… Il fallait bien… Voyons… nous nous en allons… Il faut te coucher, on te dit… entends-tu ?

Non, il n’entendait pas. Il avait un air égaré. Il balbutiait entre haut et bas des mots incompréhensibles ; et au lieu de se coucher, il s’assit sur sa pierre, et resta là, les yeux perdus dans le vague, la bouche pendante.

— Entends-tu, Aoustin ? lui criait toujours Julie, sortie sur le chemin, et l’observant par le fil de la porte, impatientée à la fin qu’il ne voulût pas se rendre à son lit et de voir là sa tête et ses épaules faire leur malheureux tas noir en avant des grandes flammes.

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