III

Dans le ciel pur, à la crête des deux pentes de chaume, s’effile un reste de fumée ; autour de la vieille mazière qui s’éveille, toute la feuille chante. Le sureau, les figuiers sont remplis de mésanges, remplis d’un concert de joie à la grande boule qui monte, rouge, violette, noyée dans ses vapeurs à l’horizon frais des eaux. C’est le jour.

Au fond du terrier, la main qui dormait, haute au bois du lit, crispée par le cauchemar, commence à se détendre. Un trouble rayon de lumière, sous les courtines, répond aux lueurs lointaines de l’aurore.

En quel lieu gît-il donc ? Quel est le nom de ce plafond ?

Soudain, il tressaille et écoute un appel…, dix appels…, cent appels…, le salut des canards au soleil… des petites canes grises, des petites canes noiraudes, des beaux mâles au gilet d’argent, au liséré d’azur… Il y a plus de vingt ans qu’il n’a entendu cela !… Il est chez lui !… Il est de retour chez lui !

Misère !… N’être plus là qu’une dépouille ébranchée, qu’un débris sur une paillasse, lui autrefois si haut de verbe, et de besogne.

Enfin, il se soulève, s’assoit sur son séant, plonge son regard dans cette ombre de sa dépendance, où un malheur est venu s’ajouter à son malheur, Théotiste ? – Non. – Théotiste a fait ce qui la regardait… ce qu’elle a voulu… cette prison n’était point infâme comme l’eût été certain mariage… Ce n’était point de la boue à salir un sobriquet… Non. Ce qui lui ronge le foie, c’est autre chose, ce qui lui allume dans le sang un charbon de jalousie, c’est ce qu’on lui a dit la veille de sa vieille plaque, marquée depuis si longtemps à son honneur… sa vieille plaque qu’on est venu lui prendre, employée présentement à dorer le bras d’un autre… Ce Larmentières !… ce jeune de quarante ans… un homme au gosier graisseux… bon seulement à s’affûter au canard sauvage… Un homme qui n’a jamais appris que ce qu’on lui a enseigné.

Et si ce substitut allait s’approprier l’héritage ? Si ce substitut allait être maintenu dans la jouissance de son lieu et place ?… Si par sa main perdue, il allait lui falloir, à lui, pleurer maintenant son bras tout entier ?

Une mortelle crainte le saisit, car son étoile, on dirait bien, a obliqué dans son cours… il n’a plus confiance !… Et il contemple en frémissant cette manche qui lui retombe trop longue au bout du poignet… !

Aoustin, Aoustin !… Il faut courir !… Tu vas aller chez le maire, Aoustin !… C’est là que tu sauras tout. Tu n’as qu’à te présenter ; dépêche-toi !…

Et il s’habille comme il peut.

À sa porte, il hésite un instant ; la terreur du pays, la honte d’être vu manchot !…

Mais sa résolution l’emporte…

Il prend par sa levée, et tire entre les saules…

— Entrez !

Et quand il entendit cette voix, le cœur lui battit.

M. Moyon était là, au milieu de sa salle, en proie, cela se voyait, à une crise de douleurs, appuyé sur son bâton, selon le mot d’Aoustin autrefois, comme le port de Cardiff sur ses poteaux de mine. Il ne reconnut pas tout d’abord qui venait chez lui ; mais tout d’un coup, son visage s’éclaira, sa bouche s’ouvrit toute grande, et il se mit à agiter sa main en l’air, en poussant des ah ! qui s’étranglaient dans sa gorge. Il ne pouvait parler autrement. Ces ah ! étaient soutenus de bons et joyeux coups de canne sur le sol, et ce fut, un long moment, une vraie danse de l’amitié, que dansaient les sourcils, les yeux, le bonnet de peau de lapin et la tête sur ses deux épaules.

Cet accueil réconfortait un peu Aoustin. M. Moyon le prenait par les bras, le tournait au jour, voulait « le voir un peu », juger de sa triste mine.

— Mon pauvre Lucifer !

Aoustin montra sa manche.

— Eh oui ! je m’en doutais… le médecin me l’avait fait prévoir… allons ! ne laisse par le roulis te jeter contre la mâture… oublie… L’oubli est la clé de la patience sur cette chienne de terre… attends, tu vas prendre quelque chose, tu vas trinquer avec moi… Sapristi, sapristi !

Et Aoustin se sentait plus remonté.

Est-ce qu’un homme dira à la fois, tout à la fois, oui et non ?… Est-ce qu’il mettra dans le même panier l’anguille et le crapaud ? Car M. Moyon criait : « Veuvette !… Veuvette !… du café… du cognac… du rhum… le flacon de kirsch ! » Et ne se donnait de repos que la servante n’eût apporté sur la table tous les spiritueux et cordiaux que possédait la maison.

Ils étaient assis l’un près de l’autre. Le maire ne s’arrêtait pas de parler. Ses douleurs semblaient l’avoir quitté comme par enchantement ; et Aoustin attendait. Il attendait que l’autre le fixât sur la question. Mais la chose ne pouvait venir comme cela de but en blanc ! Pour le moment, M. Moyon lui prodiguait les marques de la plus grande amitié. Il ne cessait de l’appeler « mon pauvre Lucifer », de lui donner des petites tapes sur le genou, l’interrogeait sur les soins qu’il avait reçus, sur son régime à l’hôpital. Et Aoustin, à seule fin de bien cacher ce qui lui battait entre les côtes, y allait de son mieux dans ses réponses. Enfin, il sentit que M. Moyon allait attaquer l’affaire.

— Eh bien ? eh bien ?… faisait le maire, de la même manière qu’il lui aurait dit : « … Eh bien ! maintenant… si nous causions un peu de choses qui nous intéressent. »

— Quoi ça, monsieur Moyon ?

— Eh bien, oui… Comment ça s’est-il passé, en définitive ?… Comment la chose s’est-elle faite ?

— Quelle chose, monsieur Moyon ?

— Eh ! que diable ! Mais ce drame dont on n’a jamais su le fin mot.

Aoustin, dépité, haussa les épaules et se tut.

— Alors, encore une fois, tu ne veux pas répondre ? nous en sommes donc toujours au même point ! Les magistrats se sont rendus auprès de toi à l’hôpital, et tu as refusé de les éclairer !… le comble des combles, tu as refusé de porter plainte. Dans ces conditions, naturellement, les camarades de l’homme sur qui pesaient les soupçons se sont tous rencontrés pour lui fournir un alibi… de sorte qu’il n’a même pas été inquiété. Tu sais de qui je veux parler ?

Mais le corps entier des procureurs, en robes et bonnets et l’écritoire en sautoir, aurait pu défiler devant Aoustin, qu’ils ne lui auraient pas arraché une syllabe.

— Voyons, la chose est ancienne… Tu peux parler… je ne te vendrai pas si tu ne veux pas, sacrebleu !

Aoustin, par l’espèce de surexcitation que lui causait son attente, éprouva une chose qui n’avait guère eu cours en lui depuis longtemps : il sentit qu’il riait, mais en même temps que ce rire, par les régions où il prenait sa source, ne donnait nulle envie à M. Moyon de l’imiter.

— Rien n’est à recommencer… Et puis, c’est mon affaire !

Il attendait toujours que l’autre abordât le sujet. « Ah ! monsieur Moyon !… monsieur Moyon !… », avait-il envie de crier.

Mais M. Moyon lui parlait de la Brière…

— Cet orage-là a l’air de s’être éloigné de nous ! Cependant ça ne s’est pas passé comme on le raconte… les lettres n’y sont pour rien…

Et Aoustin, en entendant ces mots, tels qu’ils furent prononcés, eut l’impression, hélas ! d’être là, tout à coup, à mille lieues et plus de cent années du beau temps où il poussait ses recherches dans les villages.

— Ils étaient deux associés, deux archimillionnaires… L’un est tombé malade… son activité s’est trouvée mise en péril… l’autre, à ce qu’on affirme, a tourné ses capitaux ailleurs… a trouvé pour eux un autre emploi.

Et M. Moyon se parlait à lui-même : « Oui… oui… », n’achevait pas sa pensée, qui n’avait pas l’air précisément d’être souriante.

— Alors, s’il en est ainsi, dit Aoustin… s’il en est ainsi… maintenant… La Brière n’aura peut-être plus besoin… d’être gardée de la même façon ?

Il savait bien qu’en parlant de la sorte, il n’avait point l’air de savoir ce qu’il disait ; aussi ne fit-il point attention au visage ébahi qui lui fut rendu.

— En tout cas… apparemment… il a bien fallu qu’elle soit gardée… pendant que j’étais…

Et M. Moyon fit un geste qui signifiait qu’en effet il avait bien fallu…

— Et par qui ça, monsieur Moyon, a-t-elle été gardée ?

— Par Larmentières, de Pendille, Aoustin.

— Ah ! Larmentières !… Je le connais bien…

Il y eut un silence.

— Et alors ? interrogea-t-il, en sentant sa figure se crisper, malgré l’espèce de sourire auquel il essayait de forcer sa physionomie.

— Eh bien…, fit M. Moyon. Mais sapristi, s’interrompit-il, tu ne bois pas ! C’est pourtant un rhum qui n’est pas mauvais ! Tiens, goûte-moi ça ! Et il avança la bouteille pour lui verser un coup.

Et Aoustin, du fait de voir en cet instant M. Moyon lui remplir son verre, eut une impression détestable.

— Bien sûr, il n’a pas ton autorité. Il n’y a pas non plus vingt-cinq ans qu’il trotte pour le syndicat… Et puis… Mais bois donc, sacredié !… bois donc !

« Seulement, il faudra que j’en reparle à la réunion des syndics… on avait déjà agité la difficulté.

— Quelle difficulté, monsieur Moyon ?

Sa voix s’étranglait.

— Eh bien ! la difficulté… la question maintenant de cette diable de main qui te manque… on se demande… si tu seras aussi bien respecté qu’autrefois ?

Aoustin dut fermer les yeux, se caler de son autre main sur son siège.

— Je pensais bien… que vous me diriez cela… une chose pareille… Je m’y attendais.

Ça lui tombait sur la poitrine. Il était là tout soufflant. Il n’écoutait plus rien, et M. Moyon avait beau lui dire :

— Voyons !… ne prends pas tant que ça la chose à cœur !… bon sang !… Il faut s’entendre.

C’était tout entendu, et, le front dans sa main, il regardait à terre, accablé.

Quand il se redressa brusquement, un feu intérieur l’envahissait, lui rendait des forces, le feu de la colère, cette vieille compagne de sa vie.

— Et les lettres !… vociféra-t-il, en montrant le poing, c’est pourtant moi qui les ai dénichées, les lettres !

— Mais oui… mais oui… disait M. Moyon, d’un air désolé, en tournant et retournant son bonnet sur sa tête. Qui l’oublie ?… et je ferai valoir tes droits à mes collègues, tu peux y compter ! Seulement… – Ah ! je suis assez ennuyé de cette affaire ! – je n’ai qu’une voix dans le conseil… les autres ne te connaissent pas aussi bien que moi… Ils font valoir que tu n’as plus tous tes moyens… en ce moment surtout qu’il faut de la surveillance et que le chaland ne doit pas dormir.

Aoustin cracha par terre. Il croyait voir dans cette parole une explication de mauvaise foi.

— Que le chaland ne doit pas dormir !… ça ne s’arrange pourtant guère avec ce que vous me disiez !… si les capitaux n’ont plus l’œil ici… !

— Le chaland doit dormir moins que jamais, réitéra M. Moyon. Et si tu me demandes de préciser pourquoi, je te répondrai simplement : les temps sont changés, Aoustin !

— Ah ! oui, ils sont changés !… Aoustin ! Aoustin, il n’y a pas de temps à perdre… prends ton bateau et ta perche… file dans toutes les directions !… vous souvenez-vous ?… Aujourd’hui, on lui dit au bonhomme : « Mets ton chapeau sous ton aisselle. »

Ah ! tenez !… Eh bien !…

Sa gorge n’avait plus de salive.

— Je suis assermenté, moi, monsieur Moyon… et si je suis assermenté, vous l’êtes aussi.

Il se leva. Cette dépense l’avait exténué. Même en se tournant vers la porte, il vacilla.

— Bon Dieu !

— Aoustin ! ne t’en va pas !

— Monsieur Moyon, je m’en vais.

— Rassieds-toi !

— Monsieur Moyon, quand vous aurez besoin de moi, vous savez où je me trouve.

— Aoustin, j’ai à te parler encore !… Ça me faisait tant plaisir de te revoir !

— Ce n’est point la main qui fait l’homme, monsieur Moyon.

Et il leva le loquet, passa la porte.

Et derrière lui, M. Moyon soufflait, se dépêchait, clopinait, tendait sa jambe raide en avant, s’aidait des chaises, de la table…

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