V

L’été s’avançait, emportait les dimanches qui sont comme les grands pas du temps dans l’écoulement de la vie. Déjà on en avait huit ou dix derrière soi, depuis que Larmentières, du haut des marches de l’église, avait proclamé la grande nouvelle qui devait rendre à la Brière sa sérénité. Ç’avait été, celle-là, dans la liste des assemblées, la plus belle qu’eût jamais abritée sous son égide la haute flèche de Saint-Joachim, la plus bruyante, avec ses mille chapeaux acclamant la parole libératrice, la poudre qu’on avait fait parler, le vin qui avait roulé sous les tables, tellement, comme il arrive souvent, que le lendemain d’une si grande fête s’était trouvé bien morne ! Il semblait que tout le vin eût été bu, qu’il ne restât plus ni poudre ni fusée dans les tiroirs, que tout ce que tenait le marais de joie en réserve dans son vieux cœur eût été dissipé en une seule fois.

Certes, on aurait pu croire qu’en cela tout venait de l’âme, qui, après de si joyeux bonds dans les poitrines, demandait un instant de repos. Et pourtant, le surlendemain cette lassitude régnait encore, et les jours suivants elle se vit aussi, et les semaines suivantes… Et maintenant, on eût dit que le sens d’une nouvelle si réconfortante s’était perdu dans les mémoires, qu’il s’était évanoui comme l’un de ces cris migrateurs qui sillonnent les ciels de la fin de l’été.

Ces dimanches n’étaient plus ni clairs, ni joyeux ; bien qu’il y eût là toujours foule par l’habitude gardée des temps de la grande émotion, chez les gens des villages, de venir se mêler aux conversations d’avant la messe chantée. Cette tristesse, il n’y avait personne qui n’en fût atteint.

Ce dimanche-ci ne valait pas mieux que les autres.

Les choses allaient de mal en pis. Beaucoup parlaient du fameux bateau venu porter l’incendie. Ce n’était plus une barque, on disait un brick-goélette ! Et déjà ce lugubre bâtiment, avec ses huniers, ses focs de crêpe noir, ses hublots de feu dans la nuit, n’appartenait plus à la famille des réalités naturelles, mais au monde des apparitions, des fantômes de sinistre augure.

Aoustin lui aussi, était mis sur le tapis. On plaignait et déplorait pour le pays l’infirmité qui l’empêcherait dorénavant de joindre ses mains. C’était à cause d’elle qu’il ne sortait plus maintenant de son trou de cheminée.

— Oui, oui !… il doit aussi là joliment penser à sa fille et à son Jeanot !

Depuis qu’il avait retrouvé les lettres, il était fait plus de cas encore de son intelligence. Plusieurs racontaient comment, les dernières semaines, ils s’étaient promenés devant chez lui pour tâcher de le consulter, mais que le mauvais œil luisait dans sa vitre et qu’ils avaient préféré passer outre.

— D’Aoustin, il n’y en a plus… C’est un homme consumé, affirmait Petit-Couteau, debout au coin d’une maison, au milieu d’un groupe de jeunes qui s’était formé pour l’écouter.

C’était un pauvre vieillard à la longue crinière enroulée dans sa barbe jaune, tout minable en ses hardes à ficelles, devenues par les années l’aliment des verdures.

Il s’était fait prendre par les gendarmes en contravention de pêche, et il aurait bien voulu qu’Aoustin lui donnât un coup de main pour le tirer de là.

— Le couteau sur la gorge, voilà, aujourd’hui, la vie du petit pêcheur… Qu’est-ce que vous voulez ?… À force de mettre le pot sur le feu, le cul finit par rester !… hein, vous autres ? Moi, je ne peux plus voir les grenouilles se jeter dans l’eau, sans me dire : voilà encore de pauvres âmes dégoûtées de la vie des prairies. Ah ! la Brière !… J’ai connu un autre royaume, allez, dans le temps !

Si au moins Aoustin avait voulu l’aider.

— Mais, disait-il, je fus frapper à sa porte un jour, et il ne m’ouvrit seulement point.

Il se tut, souleva son chapeau. Sur la place, d’autres Briérons aussi saluèrent. C’était le Conseil des syndics qui passait. Les syndics sont des personnages d’importance, des espèces de patriciens, des sénateurs. Ils se rendaient à Fédrun, chez M. Moyon, que ses douleurs empêchaient de venir à la mairie présider la réunion. Tout le monde les suivait des yeux. À l’intérieur des auberges, les figures se collaient aux vitres, pour les regarder là-bas ne former qu’un rang dans la largeur du chemin, tous semblables, sauf la taille, avec leurs habits de drap noir et leurs petits chapeaux enfoncés sur leurs boucles vénérables.

Alors Petit-Couteau lâcha ses auditeurs, et emboîta le pas au Conseil, à distance, en suivant le bord du fossé.

C’était un dimanche bien doux, tout émaillé dans les chemins de la fleur blanche des coiffes et de la tranche dorée des missels. La Brière ensoleillée ressemblait à une plaine de froments mûrs. Partout, sur l’eau bleue bordée de ses bouquets d’iris, se promenaient les canards. Un mâle, çà et là, coulait sous le ressort de son beau cou d’émeraude sa petite femelle grise, ensuite se baignait, et l’eau brillante qu’il se renvoyait dans un rapide plongeon glissait en gouttes de cristal sur le vernis de ses ailes.

Les syndics, marchant gravement, sans paroles inutiles, arrivèrent devant la petite maison blanche fleurie de ses géraniums, où M. Moyon les attendait, assis dans son fauteuil, son bonnet de poil de lapin sur la tête, et sa canne noire entre les genoux.

Sur la table s’alignaient des bouteilles et autant de verres qu’il y avait de bouches, une de moins, hélas ! que si les choses s’étaient passées comme dans l’ancien temps – car ils n’étaient plus que seize – le dix-septième manquait, et cela depuis près d’un siècle, que la commune qu’il eût représentée était devenue la grande ville avec laquelle on ne se connaissait plus.

Pendant qu’on prenait place, Petit-Couteau, dehors, contre la porte, risquait un œil par l’entrebâillement, surveillait les mouvements de l’assemblée ; puis, quand il vit que les têtes étaient à leur rang, que M. Moyon toussait pour s’éclaircir la voix, il frappa trois coups et entra, son chapeau à la main.

— Ah ! Petit-Couteau, je l’ai déjà dit cent fois, ceux qui ont des communications à faire au Syndicat n’ont qu’à se présenter à la fin de la séance… autrement vous gênez les délibérations… qu’est-ce qu’il y a ?

Petit-Couteau caressa d’une main le matelas de ses mèches blanches, prit un air tout contrit, promena son regard sur les syndics, lesquels, assis sur deux rangs, de l’autre côté de la table, se tenaient là, pleins de sérieux, pleins de dignité, pleins de réflexion, pleins de cérémonie, le menton rasé à la dominicale, nets, reluisants dans les cols de belle toile de Mayun qui émergeaient de leurs vêtements rendus encore plus sombres par l’avare lumière de la chambre.

— Il y a, messieurs les syndics, dit-il, et il se mit à tourner et retourner son chapeau dans ses vieux doigts, où s’était comme incrustée la lentille des étangs, il y a que je me suis encore fait pincer l’autre soir par les gendarmes d’Herbignac… Ils m’ont pris à la clé de Mazin… Il était onze heures… Vous voyez bien, leur ai-je répondu, que je ne pêche pas, puisque je rentre à la maison avec mes filets. « Vous n’avez pas le droit, m’ont-ils dit, de pêcher après dix heures du soir… Nous vous rencontrons avec vos filets, impossible de vous gracier. » Voyons, messieurs les syndics, vous trouvez ça juste, vous… Je retire mes filets à dix heures, et puis c’est bon… Est-ce qu’ensuite je ne peux pas mettre quatre heures, si je veux, pour rentrer chez moi ?… Est-ce que je ne peux pas, si cela me fait plaisir, faire un somme sur l’herbe ?

— Si la chose s’est passée comme tu le dis… Mais est-ce bien la vérité ? demanda l’un des syndics.

— Si c’est la vérité ! messieurs les syndics, ce n’est seulement pas le quart de la vérité !… C’est-il la vérité qu’on n’a jamais vu en Brière tant de gendarmes qu’aujourd’hui… Est-ce que je vous mens ? Alors, voyons ! qu’est-ce qu’ils nous veulent ?… On ne voit plus que leurs baudriers. On n’entend plus que leurs gourmettes. Pourquoi donc cela ?… Alors, messieurs, je venais vous demander si c’était un effet de votre bonté de tâcher de me faire innocenter par un petit mot ?

Et Petit-Couteau attendit la réponse sans trop oser dévisager son tribunal, qui se réservait et plissait le front.

Cela n’allait point avec ce qu’on se devait à soi-même, d’aller demander au gendarme d’effacer son encre.

Et Petit-Couteau, devant un si grand silence, courbé humblement, secouait ses grandes boucles jaunes, levait les yeux comme pour attester le funeste déclin des antiques libertés.

— Ah ! tenez !… la Brière ? Tout est à nous, hein ?… Eh bien, rien n’est à nous !

— Rien n’est à nous ! répéta-t-il, voyant que les syndics se taisaient toujours… Elle est cousue… cré bon sang !

Et il sortit.

— Va fermer la porte à clé, Larmentières, dit M. Moyon à un homme de grande taille, à la barbe noire, qui se tenait debout près de la cheminée.

Mais les paroles du vieillard n’en demeuraient pas moins. Une impression pénible se prolongeait dans la chambre. Les syndics gardaient le silence. Ils attendaient que cette voix se fût éloignée.

C’était leur première réunion, depuis la conférence où ils avaient entendu les explications de l’avocat venu leur apporter la bonne nouvelle du désistement de l’entreprise. Mais, dans leur contenance pensive, sur leur visage sévère, rien n’annonçait aujourd’hui la bonne humeur qui eût dû se manifester d’une situation aussi heureusement éclaircie.

— Cet homme a raison… Il arrivera un jour où nous n’aurons plus que notre peau.

— Oh ! ça ne va pas… ça ne va pas du tout, messieurs. Et dire qu’il en est ainsi depuis que l’événement qui nous a forcés à produire nos lettres de Brière a été réglé à notre satisfaction.

— Réglé, vous dites ? s’écria un gros syndic, en abattant ses deux poings sur la table, et celui-là avançait sa tête pour rouler des yeux vers celui qui venait de parler ; mais rien n’a été réglé !… C’est, si l’on peut dire, un événement qui s’en est allé comme il était venu. Alors ? qui est-ce qui a été réglé là-dedans ?

— C’est vrai ! c’est cela !… justement ! firent un grand nombre de voix… c’est justement ainsi que les choses se sont passées.

— Ainsi que les choses se sont passées ! disait un autre, qui pourrait le dire, comment elles se sont passées ? que savons-nous ?… Qu’avons-nous vu ?… Un homme meurt, un autre naît, allez !… et voilà !

— Ce qu’il y a de sûr, en tout cas, affirmait le maire de Saint-André, en élevant la voix pour dominer le bruit, c’est qu’il existe un plan de nivellement qu’ont dressé les ingénieurs, et qui est tenu en réserve en attendant les circonstances.

— Et que la grande ville, continua le maire de Crossac, que la grande ville, mise en goût par l’affaire, conçoit aujourd’hui une exploitation de la Brière à son profit comme terrain de chasse… En attendant mieux, en attendant mieux, fit-il, en levant un doigt qui en savait long…

— Ah ! mes amis, intervint M. Moyon, mes compères, vous pouvez bien parler, allez ! car ce n’est que le commencement. Ce qu’il y a maintenant de bien certain, c’est que le souci a bâti son nid chez nous… Je vous vois tous affligés, comme le pays lui-même est affligé, car les yeux se sont ouverts. Hier, cachés et ignorés, mes amis, vivant sans bruit, comme je dirais, sous la règle d’une antique grande promesse, le corps au soleil et la tête a l’ombre ; libres, libres… et cependant chez nous, comme ces plantes flottantes qui sont en même temps bien enracinées dans le fond… Eh bien, ce que nous nous disons maintenant, ce que nous savons, parce que l’entreprise qui nous a donné si chaud nous l’a appris, c’est que ce beau retard des siècles est fini… C’est que les cieux de l’ère nouvelle sont montés jusqu’à nous et s’étendent sur nos têtes… Plus moyen de leur échapper, voilà où est le tourment… Tu sais bien des choses désormais, tu sais que tu ne mettras plus ton sommeil sous l’aile… tu sais que ce n’est plus d’un faible particulier que te viendra le dommage, de Pierre, de Jacques, de Jean de Rieux, mais de la puissance des temps nouveaux, qui n’a ni nom ni visage et qui remet tout au creuset et à la meule… Mes amis, prédire ce qui arrivera demain, il n’y a pas de boussole pour ça… Mais voilà : cette puissance nous a vus, nous savons qu’elle nous a vus, et c’est pourquoi désormais l’inquiétude et le souci sont avec nous pour toujours.

Les syndics hochaient la tête.

— Que faire ? Que devons-nous faire ?

— Demander que les pierres se changent en bons pains tendres, répondit une voix amère.

— L’inquiétude et le souci… reprit M. Moyan, qui sont pires que le mal.

— Pires que le mal, oui… mais malheur aux hommes qui s’abandonnent.

— Il ne s’agit pas de s’abandonner, maître Évin, d’abord nos patentes sont là pour que nous menions notre combat. Seulement, d’après tout ce que nous avons vu, tout ce que nous comprenons, la question se pose ainsi désormais : que peuvent-elles exactement contre l’expropriation légale, cette invention d’aujourd’hui ? Vous ne pouvez pas me répondre, n’est-ce pas ? parce que seul l’avenir le sait. En attendant, le Paradis est perdu, c’est tout ce que je voulais vous dire… maintenant nous pouvons passer à la question des impôts.

— Attendez, Moyon, attendez ! s’écria maître Évin en se levant.

— Messieurs, dit-il d’une voix vibrante, avons-nous du courage ?… oui, avons-nous du courage ?… car, en vérité, si seulement il y a un an, on m’avait proposé ce que je vais vous proposer, j’aurais plutôt répondu : « Non, j’aime mieux qu’on m’arrache l’œil droit. » Eh bien, s’il est tant de gens qui songent à démembrer la Brière, c’est parce que la motte n’a plus la pratique du monde. Alors on se dit : « À quoi bon ce pauvre marais à bout de forces » et comme l’homme riche de l’Évangile au vigneron : « Voilà trois ans que je viens chercher du fruit à ce figuier et que je n’en trouve pas, coupe-le, il occupe la terre inutilement. » Eh bien moi, je dis : desséchons les premiers, transformons nos platières en pâtures, élevons du bétail. Et quand nous aurons donné à notre Brière la figure de prairies verdoyantes, couvertes de troupeaux, qui donc osera venir dire : « Je m’empare de cette contrée. »

— Non !… maître Évin. Non ! interrompit le maire de Crossac. L’eau mange la Brière, mettons-nous plutôt de son côté. Faisons d’elle un grand lac à poissons : le Briéron se livrera à l’industrie de la carpe et du brochet.

— Ah ! mes amis, mes amis ! s’exclama encore M. Moyon, si nous nous mêlons d’imiter ce qui se passe dans le monde depuis le commencement, les uns étant pour le sec, les autres pour le mouillé, nous n’en finirons jamais. La Brière est-elle une tourbière ? Qu’il en soit donc de même aussi longtemps que nous pourrons. Le plus pressé, voyez-vous, est d’acquitter nos dettes. Car nous n’avons aucun espoir, n’est-ce pas, de payer l’État comme l’idiot des Berthes paie les aubergistes, avec des roses cueillies aux espaliers ? Nous lui devons cinq cent mille francs, à l’État… et il y en a huit mille dans la caisse ! Alors ?… Alors, à mon tour de proposer ; et je vous dis, moi : étendons les impôts. Oh ! je sais bien… Le Briéron ne se boutonne pas dans un gilet de mirliflor. Mais que voulez-vous ? On partagera le canard en deux. Jusqu’ici nous n’avons fait payer que l’enlèvement des mortas et la coupe des roseaux ; il faut que tous les métiers de Brière contribuent pour leur quote-part : la construction des chalands, la fabrication des perches, celle des poteries à Osca, celle des paniers à Mayun.

— Inscris ! Larmentières… chalands, perches, poteries, vannerie… on rédigera tout à l’heure.

— Comme vous y allez, Moyon ! pourquoi pas les abeilles pendant que nous y sommes ! fit entendre le maire de la Clapelle.

— Inscris les abeilles… j’oubliais les abeilles, c’est-à-dire la justice… Mes amis, il y a des gens qui possèdent trois ruchers, d’autres dix, d’autres vingt… Nous ferons payer au-dessus de quatre. Ne trouvez-vous pas cela raisonnable ?

— Bon ! bon ! firent plusieurs syndics.

— Je vous dis, messieurs, que vous finissez toujours par vous ranger à mon avis.

Un débat s’engagea sur la façon d’établir ces divers impôts proportionnellement aux ressources de chacun, et ce ne fut qu’après un long travail qui courba sur les chiffres toutes ces vieilles têtes, que la note put être enfin rédigée. On arrêta ensuite quelques instructions concernant le relèvement du pont de B…, réservé aux charrettes à foin et qui tous les ans venait causer les mêmes embarras à cause de l’affaissement des tourbes.

C’était la fin de la séance. Mais M. Moyon pria les syndics de se rasseoir un instant.

— Mes amis, j’ai encore un petit mot à vous dire… C’est au sujet de la surveillance à exercer sur la rentrée des produits que nous avons décidé d’imposer… À ce propos, j’ai eu plusieurs conversations avec Larmentières. Larmentières a fait son métier en conscience, nous n’avons qu’à nous louer de ses services. Seulement, bien entendu, il n’a pu acquérir l’expérience que donne une longue pratique du métier. Il éprouve des difficultés avec les gens. Le plus souvent, on refuse de lui déclarer ce qu’on devrait. Ça l’engage dans un tas de corps à corps, et, comme ça n’est pas dans son naturel, à ce qu’il prétend, il ne demanderait pas mieux que de remettre ses fonctions.

— Sûrement oui, fit Larmentières, le pays est trop aigri.

— Alors, mes chers collègues, voici à quoi j’avais pensé : que nous pourrions peut-être rétablir dans ses attributions notre ancien garde Aoustin… celui-là, pour le coup, possède bien le caractère affilé qui convient. Qu’est-ce que vous en dites ?

Les syndics se prirent le menton, se grattèrent la tête. Ils avaient déjà là-dessus donné leur opinion.

— Voilà près de deux mois qu’il est rentré, poursuivit le maire de Saint-Joachim. De ne plus retrouver sa place l’a bien abattu de chagrin, et, de savoir ça est tout de même ennuyeux pour nous… vous comprenez ?… Il a été bien dévoué.

— Ben oui, ben oui, Moyon… On comprend bien tout ça… Mais a-t-on jamais vu mettre une sentinelle aveugle à la porte du camp.

— Avoir le parti prompt n’est pas tout, dit un autre… Les communes ont besoin d’un compagnon qui soit capable d’autre besogne que de passer des notes sous la porte.

— Ne sait-on pas, fit un troisième, que chez nous, un invalide ne trouve plus son emploi ? Pourra-t-il seulement pousser un chaland ? On ne nourrit pas les rossignols avec des contes, Moyon.

Un cinquième allait parler, lorsque à la porte furent frappés trois coups, trois coups durs, appliqués, eût-on dit, avec un outil.

— Qui donc peut frapper ainsi ? dit encore Petit-Couteau… Larmentières, va voir.

— Qui est là ? demanda Larmentières.

On entendit une voix au-dehors.

— C’est Aoustin, monsieur le maire.

— Aoustin !

Il y eut un silence. M. Moyon paraissait très surpris. Il hésitait, réfléchissait ; car cela tombait-il bien ou non, cette visite au beau milieu du débat ?

Tous les syndics s’étaient rassis.

— Fais-le entrer ! dit-il.

La clé tourna et Aoustin franchit le seuil.

Il était vêtu de son habit de gala, celui dans lequel il s’était montré à la grande assemblée des lettres. À un pas il s’arrêta, droit comme sa perche, en se découvrant.

— Bonjour, messieurs les syndics, dit-il d’une voix retentissante. Cette voix sonna singulièrement au milieu du silence, une voix de cuivre, stridente, qui semblait remonter des abîmes de la résurrection.

Il examinait l’assemblée, et son regard était dur, perçant, avec une lueur de victorieuse raillerie.

Les syndics le contemplaient dans la surprise. Ils ne l’avaient pas revu depuis son accident. Sincèrement émus alors du mal qui lui advenait, ils étaient non moins sincères aujourd’hui quand ils se défiaient de ses forces dans le dur service de la Brière. Mais son arrivée les gênait en les prenant sur le chaud de leur opposition. Ils ne s’attendaient pas non plus à voir se dresser devant eux quelqu’un qui ne sentait nullement la paille de son lit, pas plus qu’il n’avait l’air de se présenter pour les consulter sur son testament.

Quant à M. Moyon, il ouvrit la grande bouche en reconnaissant si peu son homme. Ses yeux s’éclairaient de la lumière d’un joyeux contentement.

Le sentiment du bon accueil auquel leur vieux garde avait droit fut plus fort que l’embarras ressenti de sa présence inopinée ; et des mains se tendirent. Aoustin ne refusa pas de les venir prendre avec celle qui lui restait, mais on voyait qu’il n’y allait pas de bon cœur. Il était visible qu’il avait quelque chose à dire, et qu’il était venu dans cette intention.

— Ce pauvre Aoustin !… ce pauvre Aoustin !

Les regards se portaient dans la direction de la manche vide, mais inutilement, car il tenait cela dans le fond de son chapeau, serré contre son estomac.

Personne ne riait.

— Allons ! te voilà tout à fait rétabli !

Son aspect s’était bien relevé en effet.

On lui servit un verre de vin.

— N’empêche que voilà une affaire qui t’en a fait voir de belles !

Alors Aoustin se recula, les toisa tous, froidement.

— Ma foi, oui, répondit-il, cette affaire-là m’en a fait voir de belles !… et je peux même vous dire quoi : C’était en m’en revenant, sur la route, une ornière pleine d’eau, où le soleil se couchait, tout rose… Et je me disais : « Ah ! le joli rose de fleur. » En m’approchant elle avait pâli, l’ornière, elle était comme verte… Et, en m’approchant encore, ce n’était plus que de l’eau noire et de la boue, messieurs les syndics.

En commençant il avait eu l’air de gouailler, mais en finissant, il y avait de la flamme dans sa voix.

Les syndics se regardèrent entre eux, stupéfaits.

— Alors, tu as voulu faire un petit tour par ici ?

— Oui, la vieille oie sauvage est revenue frapper du bec contre la porte.

Il ne se départait pas de son pli au front, fixait l’un, fixait l’autre. Quelque chose semblait s’amasser et grossir en lui. Et comme M. Moyon, se frottant les mains, lui disait : « Nous parlions de toi justement… quand on parle du loup… » Il parut du même coup cesser de délibérer, et laissa exploser ce qu’il avait tu jusque-là.

— Vous pouvez bien vous frotter les mains, monsieur le maire, d’autres que vous peuvent le faire aussi, n’ayez crainte, – observation qui déconcerta à ce point M. Moyon qu’il rougit jusqu’aux oreilles, car s’il s’était frotté les mains, c’était de plaisir, à la pensée du bon résultat qu’il augurait de cette visite, et sans y mettre certes la cruelle intention qu’il voyait qu’Aoustin lui prêtait.

— Mon pauvre Aoustin, tu es toujours sous la domination de ton malheur. Voyons ! comment irais-je faire devant toi parade de mes deux mains quand j’ai de si mauvaises jambes ! Allons va !… assieds-toi plutôt… nous allons parler un peu.

Mais Aoustin n’écoutait pas.

— Le Créateur, dans le temps, m’avait donné deux mains, dit-il, toujours agressif.

— Eh ! oui… hélas !… deux mains, certes, Aoustin.

— Comme à tout le monde.

— Comme à tout le monde… répondit M. Moyon, qui commençait à consulter du regard ses collègues.

— Eh bien, il me les a rendues.

Un silence se fit sur ces étranges paroles. Aoustin était-il devenu fou ? M. Moyon le considérait maintenant avec inquiétude, avec crainte. Il y eut un remuement de chaises. Les syndics s’émouvaient.

— Il me les a rendues, pour que vous n’ayez pas d’excuse en laissant à terre votre vieux manchot… voyez vous-même.

M. Moyon abaissa son regard, et si jamais yeux au monde méritèrent d’être comparés à des boules de loto, ce furent bien les siens en ce moment, devant ce qu’Aoustin lui montrait.

Les syndics aussi, à leur place, demeuraient muets d’étonnement.

Si l’une de ces mains était blanche, d’une blancheur que n’avait pas recuite le hâle de l’air, l’autre – ah ! l’étrange main ! – pouvait disputer le prix à ce qui se fait de plus noir dans la nature, d’un noir lisse de vieil ébène, polie comme par les flots, profonde comme l’eau de l’abîme. Les doigts allongés, le pouce contre la phalange de l’index, elle ressemblait à un sceptre, rigide, pleine, massive ; et là où le corps de la paume développait ses rondeurs ténébreuses, la lumière se jouait étincelante, telle qu’une étoile au sein de la nuit.

Des yeux briérons ne pouvaient s’y tromper. Nul doute : c’était une main taillée dans un cœur de mortas.

Aoustin montrait une figure comme un dieu. Il avait rejeté son masque : il rayonnait, et son regard triomphant interrogeait, l’une après l’autre, toutes les physionomies.

— Je vous défie bien maintenant de me dire où la Brière finit, et où moi je commence.

Les syndics avaient quitté leurs places, presque en se bousculant.

Ils faisaient cercle autour ; approchaient leurs yeux, approchaient leur nez, voulaient voir de tout près l’exécution de ce travail extraordinaire. Et lui, laissait tomber un regard sur tous ces occiputs :

— Du bois plus vieux que Jésus-Christ !… et qui ne piquera pas, je vous en réponds !

Cette fusion de la forme humaine avec la substance de leur tourbière les troublait au plus haut point.

— Eh ! qui a bien pu te faire cela, Aoustin… qui a bien pu ?

— Puisque je vous dis que c’est le Créateur… de même qu’il m’a déjà appris à la manœuvrer.

Et du geste de la menace, il rejeta en arrière, par-dessus son épaule, l’arme terrible de ce sceptre, armé au poignet d’un anneau de fer forgé par le maréchal.

Elle avait déjà un nom : Sainte-Justice.

— Et avec cela, dit-il, je lui démolirai tout ce qu’il a dans la figure, sans spécifier toutefois à qui appartenait cette figure.

Mais c’était Aoustin lui-même que les syndics maintenant considéraient. Ils l’examinaient des pieds à la tête, subjugués par sa mine de force et de résolution. Il était d’ailleurs méconnaissable. L’inspiration l’avait revivifié, et il faut bien le dire aussi, les bons aliments que Julie lui avait fait prendre, payés sans qu’il s’en doutât sur la pièce de vingt francs qu’il lui avait rendue.

— Eh bien, mes collègues ? eh bien ? demandait M. Moyon, qui n’avait pas l’air moins triomphant.

Une petite voix aigre disait :

— Je vois bien que, d’un coup de cette main-là, Aoustin pourrait tuer quelqu’un… mais je le défie bien de prendre une mouche avec !

— Monsieur le syndic, riposta Aoustin, laissez-moi vous répondre que ce n’est pas avec la main qu’on parle aux hommes, c’est en leur montrant un morceau de bois.

— Eh oui !… eh oui !… s’empressa de couper court M. Moyon, mais que décidons-nous ?… voyons ? Et par une façon toute chaleureuse de se frotter les mains, ce qu’il était bien assuré de pouvoir faire cette fois avec impunité, il tâchait d’encourager et de pousser ses collègues. Et les collègues, maintenant, faisaient : « Oui, oui » avec la tête, « hé ! hé ! mon Dieu… » avec les épaules. Ils étaient à coup sûr fortement ébranlés. L’un aspirait une prise, l’autre se mouchait, un troisième se versait le fond de la bouteille, tout cela composant un langage parfaitement compréhensible, ainsi que dans toute la création il en est un entre êtres de même espèce privés de la parole.

M. Moyon voulut profiter de ce que la flamme s’en venait lécher le flanc de la marmite : il fit signe à Larmentières, lequel comprit aussitôt et lui apporta la plaque.

Le maire appela Aoustin :

— Arrive ici… que je te fasse manche de velours.

Et pendant que, par complaisance, il lui attachait lui-même la chose, Aoustin tenait tournée sa tête, à la manière d’un cheval qui regarde son brancard.

— À la bonne heure…, fit-il.

— Voilà toutes tes peines au fond de l’eau… Et on espère que cette infirmité ne te gênera pas dans tes fonctions.

— Oh ! avec celle-là ! répondit Aoustin. Il montrait sa main de bois, semblait même déclarer qu’il comptait maintenant beaucoup plus sur elle que sur l’autre.

Mais il était ému aussi, et ça se voyait bien. Il avait beau s’efforcer de sourire, ses lèvres tremblaient sur ses dents de brochet.

— Si vous voulez me la serrer ? dit-il, ça la baptisera.

M. Moyon accepta en riant, tout en se contentant de la toucher, sans trop insister.

Alors Aoustin s’approcha de la table, prit le verre de vin qu’on lui avait servi, dans lequel il n’avait pas encore trempé ses lèvres :

— À votre santé, messieurs les syndics !

Et il avala d’un trait.

Mais la tête trahissait tout de même son serviteur. On voyait que ce coup-là l’avait bel et bien étourdi. Il ne pouvait s’empêcher par intervalles de fermer ses yeux, comme si la vue lui dansait.

— Merci !… Merci à tous !

Il se tourna vers la sortie.

— Merci aussi à toi… Larmentières !

On ne le retenait plus, puisqu’il paraissait vouloir s’en aller. Tout le monde se taisait. On attendait. Il ressemblait à un homme ivre, ou à un homme dans l’obscurité, ses deux mains devant lui, avec l’air de chercher la porte.

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