VI

Dehors, il avala un grand bol d’air, et, peu à peu, le tourbillon se calma. Sous ses pieds la terre cessa de tourner autour du soleil. Il rouvrit les yeux, et tout, à ce moment-là, les grandes prairies, la chalandière, tout lui apparut bleu et or. Les oiseaux chantaient, les joncs ondulaient dans l’eau, les liserons, les clandestines ouvraient leurs corolles chatoyantes. Toute la nature se reprenait à courir dans le mystère de son sang… Et, cette fois, loin de fuir les regards, il marchait la tête droite, en balançant ses mains, l’une comme l’autre, la noire peut-être plus que l’autre… Étrange, inexplicable jugement de la destinée. Un soir, il s’était jeté sur son mortas, cette idée lui était venue sans qu’il sût comment, il s’était fait tailler une main, puis il était venu ici… et voilà, toujours dans la même ignorance des causes, qu’il s’en retournait chez lui, le bras réennobli de tous les feux de la Loi.

— Dis donc, tu n’as jamais vu gambader Guignol ?

En passant, gai comme l’enfant, il était entré chez Julie.

— Si, si, dit-elle, en se protégeant, je sais très bien comment il gambade.

Il lui porta la main à deux pouces de la figure, ce qui la fit loucher, reculer la tête, pousser un cri affreux.

— Sainte-Justice, allons !… Tu ne vois donc pas qu’elle a les cinq doigts allongés, et le pouce plus court que les autres !… Du bois plus vieux que Jésus-Christ !

— Oh ! dit-elle, en se familiarisant tout de même, la vraie main du diable plutôt !

— La main du diable !

Il regarda.

— C’est vrai, ce que tu dis.

Il avait l’air, ma foi, presque effrayé.

— La main de Lucifer !… C’est-il donc que ça devait arriver ?

Et, un instant, il resta songeur, pendant que Marie, Cendron, M. Ulric, ahuris, fascinés, regardaient, en dessus et en dessous, risquaient une main prudente, comme au premier contact avec un animal inconnu.

Dans l’après-midi, au large de la Brière, un chaland s’éloignait par la curée de Nivince. C’était M. Ulric qui poussait.

Après la soupe, Aoustin lui était venu dire : « Vous êtes l’homme qu’il me faut. » Arrivés sur la berge, il lui avait passé la perche. Ils avaient embarqué, étaient partis, d’abord par la chalandière de la Grand-Bande, ensuite par la curée du coupis d’Ardent, puis par un tas de petites coulines… Et pas moyen d’avoir une explication sur ce qu’ils allaient faire ! Aoustin ne répondait pas aux questions. Assis sur le boettereau, d’un geste de sa main noire, il se bornait à indiquer le chemin.

C’était la première fois, depuis son retour, qu’il voyageait sur le chaland, et, visiblement, de se retrouver au milieu de son grand vivier, lui causait une impression extraordinaire.

La Brière qu’il retrouvait était toute grillée, toute fauve, avec ses étangs bleus partout, jusqu’à l’horizon de ses rives.

C’était l’époque où la vie nourricière se dégorge à pleines pannerées ; où les tanches, dans les carrelets, font tas par trente et quarante. Alors la grosse anguille charbonnière a fini de frayer au midi et est remontée vers le nord. Alors les boisselles se mettent à parler quand on les relève, à la condition de comprendre leur langage : « Je n’étais pas bien placée, trop au fond, mal tournée au vent », ou encore : « Je suis percée, failli pêcheur, et tu ne l’as pas vu. Ils sont venus en ton absence, les poissons, manger la vermée enfilée sur ta broche, et ils t’ont souhaité le bonjour. »

— Mais, sacristi, Aoustin, où allons-nous donc ?

— Marche toujours !…

La figure du vieux était grave. Attentivement, il regardait au loin et autour de lui. On n’entendait que le clapotement sous la quille. Çà et là, sur la couline d’un bleu profond, une risée traversait la route du chaland. L’air chantait aux oreilles, apportait le grêle bruissement des palmes sèches du roseau et, partout, de tous côtés, régnaient le silence et le désert…

Ils étaient maintenant du côté nord, dans un parage situé en dehors de tout chemin suivi par les bateaux ; un endroit qui n’appartenait qu’aux chandelles-de-loup, à l’œnanthe à suc jaune, à ciguë vireuse, aux nénuphars, aux châtaignes d’eau. Dans la prairie violette de ces mâcres, ils se frayaient une voie pâteuse. Puis ils furent dans une grande piarde claire, qu’abritaient les buteaux, les roseaux, d’où ne s’apercevaient même pas les clochers des paroisses. On était là tout à fait cachés. Point d’horizon. Point de barbe d’homme.

La main noire se dressa en l’air.

M Ulric s’arrêta.

— Donnez ! dit Aoustin en venant à lui.

Il avait à ce moment le sourcil sombre, la bouche mince comme une couture… Il prit la perche et, à son tour, se tint debout à l’arrière. Il ne disait mot. Il paraissait rêver, ou attendre, ou hésiter… interroger jusqu’au fond de l’âme cette piarde couverte de bulles flottantes et qui frisait bleu tout autour… Deux ou trois fois, comme un nageur qui éprouve le flot en y promenant les mains, du bout de sa gaffe il agita cette eau tranquille, puis, la plongeant soudain, il fit un grand effort pour emmener son embarcation.

Alors M. Ulric comprit pourquoi ils étaient venus si loin, pourquoi ils avaient choisi cet endroit solitaire.

Il n’y a pas d’à-main pour le Briéron. Il n’en est un que pour les gens de la grande terre, quand ils prennent le chaland et qu’ils se font moquer d’eux. Mais, si l’homme des îles pousse à droite, à gauche, indifféremment, s’il ne connaît de manœuvre que de se garder sous le vent pour contrarier la dérive, il n’en peut pas moins se passer de l’entraide de ses deux prises.

Aoustin envoya son bateau comme un apprenti.

Le chaland piqua dans les roseaux.

Aoustin s’arc-bouta sur ses jambes et se mit à manœuvrer. M. Ulric le voyait roidir ses muscles, tandis qu’il semblait commander à tout à la fois, à la perche qui ployait sous lui, au bateau engravé dans le buteau, au bateau qui lui envasait l’épaule, à la piarde chargée de faire flotter cette planche.

Rien de tout cela ne lui obéissait.

Les veines lui sortaient du front. On eût dit que ses yeux, rivés au nez du chaland, voulaient l’emporter à la force du regard ; mais ils n’emportaient rien et le chaland pivotait plus qu’autre chose.

Après un moment, par pitié de le voir s’user à tant de peine, M. Ulric lui conseilla de se reposer – il n’était pas bien sûr non plus que le bateau n’allait pas chavirer. – Mais le vieux n’écoutait pas, se démenait, cherchait sa prise, son roulis… À la longue, comme il appuyait dans la ligne basse, un équilibre lui permit le jeu combiné de ses deux membres. Par un miracle, le bateau se redressa, avança légèrement. On fit quelques mètres. On gagna le milieu de la piarde… Et puis, ce fut le bout de l’effort.

Haletant, couvert de sueur, Aoustin s’assit, et resta là, sans un mot, à regarder l’eau, sombrement.

Tout autour d’eux était désert et silence, comme en ces lieux de sable et de vase d’où la mer s’est retirée à son reflux. La vie, aurait-on dit, avait été aspirée ailleurs. Aoustin paraissait épuisé. On n’entendait que, çà et là, le froissement d’un roseau, ou le gargouillement de la bulle du poisson venue crever à la surface. Et peut-être encore, aussi, très loin, comme le bruit d’une faux.

Il y avait, en effet, dans la jungle des bordures du nord, un homme occupé à couper dans les roseaux, et c’était le bruit chantant de la pierre dont il repassait le fil de son outil qui se répercutait sur les eaux d’alentour.

Cet homme prenait du mal, car les roseaux étaient durs, mêlés d’iris et de colchiques. En lignes profondes, il poussait le tranchant de son large dard. De temps à autre, d’un œil passé entre les jours du champ de verdure, il regardait au large, arrêté dans la piarde, ce chaland, qui ne pêchait ni ne chassait, et, à chacun de ses tours, en faisant halte une seconde pour se délasser, il se demandait ce que ce bateau pouvait bien faire ainsi.

Cet homme, c’était Jeanin. Depuis le matin, il travaillait là d’ardeur, se trouvant certes mieux dans ses grands verts roseaux que dans le moulin du meunier Gilles, d’où il n’était de retour que depuis quelques semaines. C’était dans ce moulin, qui tourne sur la hauteur du côté de Crossac, qu’il s’était enfui, après sa nuit sous les flammes de la butte aux Pierres, et qu’il avait passé tous ses longs derniers mois, ensachant la farine et étrillant le grison. Courbé sur un métier qui n’était pas de Mayun, la vie lui avait été dure chez ce moulageur. Puis, lorsque malgré tout, les événements s’étaient éloignés, peu à peu il avait pleuré de se sentir seul si loin de son pays, auquel il n’osait revenir.

Parfois, le soir, quand le moulin allait son train, il se mettait à la lucarne, d’où la vue embrassait l’étendue des tourbières, et là, comme du haut d’un nuage, il regardait au loin les prairies, les nappes d’eau, toutes les îles dans la ceinture des chalandières. Il reconnaissait Fédrun à ses lumières, sans éprouver nulle envie de dérober un chaland pour s’y rendre en fraude, croyant toujours voir là-bas un jet de feu jaillir d’une touffe de tamaris, et sentir l’odeur de poudre qui de ce souvenir lui remontait mêlée à d’ignominieux relents de vase putride.

La vue, tous les soirs, des petites lampes de Mayun, rousines de son village, le faisait tomber en langueur. Le désir du retour le travaillait comme une maladie. Il en perdait le manger. Il ne faisait que penser à sa place à l’abreuvoir. Il se disait qu’il ne la reverrait jamais. Et, sans doute, ne l’aurait-il jamais revue, serait-il resté là-bas à se faire blanchir les cheveux, sans la chose qui décida de son départ, et à laquelle, aujourd’hui encore, il ne songeait qu’en frémissant. Une rencontre, un soir qu’il se rendait avec son cheval porter une provision de grain au meunier de l’île Oliveau… Il avait passé le Mariandais, il traversait le désert des Grandes-Prées, lorsqu’un des sacs qu’il n’avait pu charger seul, tant il était lourd, tomba du dos du cheval sur le chemin. Bien embarrassé, voilà qu’il aperçut, au pied d’une croix, un homme agenouillé qui paraissait en prière. Il alla à lui et lui toucha l’épaule. – « Dites donc, mon ami, voulez-vous me donner la main pour relever un de mes sacs qui vient de choir à terre ? » L’homme tourna la tête, sans répondre, se leva, s’en vint près du sac, et le chargea tout seul sur la bête. « Ah ! ça, mon ami ! vous n’êtes pas manchot ! Je vous remercie… » Mais l’homme, l’ayant toisé, rejeta le bras en arrière, et lui détacha en pleine face un revers de main qui, horreur, n’était point de chair et d’os. – « Le jour est aux vivants, lui dit ce personnage, et la nuit est aux morts. »

Perdu d’épouvante, il n’avait pu aller plus avant, il avait fait virer son cheval, l’avait ramené au moulin, et au matin : adieu, meunier !

Son vieil oncle l’avait reçu dans la joie. Il avait retrouvé sa chaise, son travail, sa bourdaine, et senti tout de suite, à sa façon de plier les tiges, de dresser l’armature des bourriches, de serrer l’ouvrage entre ses genoux, que quelque chose était parti de lui.

Telle est à Mayun la tournure des esprits que les gens qui le rencontraient ne se retournaient même pas. Le châtiment avait lavé le souvenir de la faute. Ses camarades de village l’abordaient de main franche, et les filles elles-mêmes, ces fines mouches, ne détournaient point leurs regards.

Le travail désormais ne lui tourmentait plus l’esprit. Son cœur ardait à toutes les besognes. Ce n’était pas une petite affaire que de remplumer leur vieux chaume, qui se pourrissait depuis des années ; et, dès les premières paroles de l’oncle, il était aussitôt parti faucher dans les roseaux. Quelques heures lui avaient suffi pour abattre le nécessaire. Maintenant il avait fini, il bottelait, il chargeait sur son blin…

La journée s’achevait sous le plus beau des couchants. Une pluie de feu se déversait du ciel, où de longs nuages en forme d’îles brûlaient sur leurs franges. Toute la Brière ressemblait à un champ de violettes. Lui-même avait les mains toutes cramoisies de ce soleil ; et il rentrait, poussant sous la perche son blin chargé à pleins bords de sa verte moisson. Il regardait le feu couler à la surface des eaux, et, quant aux hommes qui étaient restés si longtemps dans la piarde, on ne les voyait plus. Leur chaland avait disparu.

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