I

Le 1er juin de l’an 1838, un jeune homme d’une trentaine d’années, solide gaillard bien découplé, à la mine intelligente et résolue, était assis sur le parapet du quai de l’Horloge.

Au tablier de serge, tout maculé de gouttes de colle forte qu’il portait devant lui, on pouvait deviner un ouvrier travaillant chez un des nombreux fabricants gainiers qui, à l’époque en question, habitaient sur ce quai.

Il était onze heures du matin, ce moment à peu près généralement consacré, dans tous les corps d’état, au déjeuner des ouvriers. Le nôtre avait tenu à faire ce repas en plein air, et, carrément assis, jambes pendantes, le couteau en main, il rognait petit à petit un énorme croûton couronné d’une forte tranche de lard maintenue sous le pouce.

On dit que, pour bien faire, il ne faut jamais s’occuper de deux choses à la fois. Le mangeur paraissait imbu de ce principe, car il semblait uniquement absorbé par la tâche de faire disparaître au plus vite pain et lard. Pourtant un observateur qui l’aurait surveillé se serait étonné de certain regard en dessous, prompt comme l’éclair, qu’il lançait vers un individu stationnant à cent mètres plus loin sur le quai.

À la vérité, tout passant aurait pu, comme notre ouvrier, être fort intrigué par l’attitude de ce nouveau personnage. – Coiffé d’une mauvaise casquette et vêtu d’un bourgeron et d’une cotte blanchis de plâtre, ce maçon, car son costume indiquait cet état, se tenait immobile à l’angle du Pont-au-Change et ne quittait pas des yeux la voûte écrasée qui sert d’entrée à la Conciergerie. Il était bien évident qu’il guettait au passage quelqu’un qui devait sortir d’un instant à l’autre.

Tout à coup, un homme s’élança de dessous cette voûte.

Semblable à l’oiseau de nuit qui se trouve tout à coup exposé au grand jour, il parut ébloui par le brillant soleil qui éclairait le quai. Un instant sa poitrine sembla se gonfler pour absorber un air pur dont elle avait dû être longtemps privée. À coup sûr, c’était un prisonnier qu’on venait de faire libre.

Après cette première et involontaire émotion de la liberté reconquise, le nouveau venu promena autour de lui un regard qui s’arrêta subitement sur le maçon. Mais celui-ci, avant d’être aperçu, avait quitté son poste d’observation, et la casquette à la main, comme si la chaleur le fatiguait, il suivait le trottoir à pas lents, sans avoir le moins du monde l’air de connaître celui qu’il avait si longtemps guetté et devant lequel il passa sans le regarder.

Sans tourner la tête, l’ouvrier gainier, qui déjeunait plus bas, avait, du coin de l’œil, vu du même coup l’homme sortir de la Conciergerie et le maçon se mettre en marche, sa casquette à la main.

C’était sans doute un signal attendu, car il sourit et murmura :

– Voilà le goujon.

Puis il se remit à manger à belles dents.

Au même instant, après avoir traversé la chaussée, le prisonnier avait rejoint le maçon, et, lui marchant presque sur les talons, lui soufflait à voix basse :

– On ne reconobre donc pas les fanandels ?

À ces mots, le maçon se retourna tout surpris et regarda l’autre qui, après quelques secondes accordées à cet examen, répéta sa phrase :

– On ne reconnaît donc pas les amis ?

– Ma foi ! non.

– Le Vieillard.

– Pas possible ! c’est toi, vieux ? T’as donc été malade, pour avoir la figure tant chavirée que je ne te remettais pas ?

– Malade, non ; mais je sors d’un endroit où je crevais de rage, de faim et de soif.

– D’où ça.

– Du Dépôt. Je venais d’être débouclé à l’instant même où tu passais le quai.

– Faut arroser la rencontre.

Le Vieillard secoua tristement la tête :

– Pas un sou ! dit-il.

– C’est moi qui régale, parbleu !

Tout en causant, ils avaient marché et se trouvaient arrivés près de l’ouvrier gainier que le maçon reconnut :

– Tiens ! c’est donc le jour aux rencontres ? voilà l’Écureuil, s’écria-t-il tout surpris.

– Bonjour, Lévy.

– Que fais-tu là, l’Écureuil ?

– Tu le vois, je déjeune et je prends l’air on attendant l’heure de retourner à l’atelier.

– De quoi ? L’atelier ! T’es donc retourné à ton état, fainéant !

Le gainier parut inquiet de cette phrase, lâchée devant un tiers. Lévy comprit à l’instant.

– Oh ! ne t’effarouche pas, l’Écureuil. On peut causer devant le Vieillard ; il est des bons et notre maître à tous les deux.

Celui qui portait le sobriquet peu justifié de Vieillard, car c’était un homme de quarante ans tout au plus, n’avait pas l’air plus rassuré que l’Écureuil. Lévy reconnut qu’il devait faire une présentation en règle :

– Je te présente l’Écureuil, un de nos jolis cambrioleurs . Toi, l’Écureuil, salue Vieillard, un fagot affranchi qui nous en remontrerait, mon petit.

Cette énonciation de leurs titres respectifs sembla calmer la crainte des deux compagnons. Lévy pensa qu’il lui fallait cimenter cette présentation d’une façon plus positive :

– Une idée, l’Écureuil, dit-il.

– Parle.

– Ton lard et ton pain doivent t’avoir desséché le gosier, mon garçon. Que dirais-tu d’un certain aimable picton que je connais à déguster, dans la rue de la Bûcherie ?

L’Écureuil fit claquer la langue sur son palais avec un petit air de satisfaction, mais il hésita :

– Et le travail qui m’attend ? dit-il.

– Nous trouverons peut-être une idée plus lucrative que ton fichu métier.

– Allons, je me décide.

Et bras dessus bras dessous, les trois hommes prirent le chemin de la rue de la Bûcherie.

Dans les Mystères de Paris, tous les bouges infects, où s’entassait, à cette époque, la population des voleurs et repris de justice, ont été si bien détaillés par Eugène Sue, que nous croyons inutile d’esquisser la physionomie de l’ignoble cabaret où vinrent s’attabler les trois buveurs.

Nous exempterons aussi nos lecteurs, autant que possible, de ces termes d’argot dont tous les héros de notre sinistre histoire doivent continuellement faire usage.

Les quatre premiers litres disparurent en un instant, car Vieillard, en homme longtemps privé de vin, lampait à plein verre.

– Tu vas bien, toi ! s’écria Lévy en l’entendant demander une bouteille d’eau-de-vie.

– Sois tranquille, petit. J’espère avant peu te rendre ta politesse. Le jour viendra où je compte aussi régaler les amis.

Et, comme l’ivresse lui montait déjà au cerveau, il brisa son verre sur la table, en s’écriant avec rage :

– Car la déveine ne peut pas toujours durer, mille tonnerres ! Pas un sou en poche ! moi ! Tenez, dans ce moment, je tuerais un homme pour cinq francs.

Une telle expression de férocité accentua la phrase, que ses deux compagnons, si corrompus qu’ils fussent, se sentirent effrayés.

– Avant peu, la débine cessera, je le jure ! continua Vieillard.

– Tu as donc un coup sur la planche ? demanda l’Écureuil. Conte-moi ça, vieux, je lâche la gainerie.

– Part à trois, fit Lévy.

– Vous êtes trop jeunes pour moi, mes enfants. J’ai assez de la pacotille. Je veux travailler en grand et il me faut un homme.

– Nous ne sommes donc pas des hommes, nous ?

– Oui, mais un homme comme il me le faut, je n’en connais qu’un… un seul !

– Qui donc ?

– Ah ! vous êtes trop curieux, les agneaux ! s’écria le buveur avec un reste de prudence.

Et saisissant la bouteille d’eau-de-vie, il but à même le goulot.

L’Écureuil et Lévy se regardèrent désappointés. Au moment où Vieillard reposait la bouteille sur la table, l’Écureuil se leva.

– Onze heures ! dit-il, je retourne à l’ouvrage. Le jour où la confiance te sera venue, tu me feras signe, Vieillard. Je te prouverai que je suis un homme. Adieu, les amis.

Il se dirigea vers la porte.

– Tu oublies ta casquette, cria Lévy prenant la coiffure et allant à la rencontre de l’Écureuil qui se retournait.

Ils se rejoignirent à quelques pas de la table où le forçat continuait à boire.

Il ne pouvait les entendre.

Ce vif dialogue s’échangea à voix basse :

– C’est bien lui, n’est-ce pas ? demande l’Écureuil.

– Oui, Lesage, dit Vieillard.

– Tire-lui le nom de l’autre.

– Bon.

– Et file-le à la sortie.

– Convenu.

Ce fut si rapidement dit que le troisième compagnon ne put avoir le plus mince soupçon.

Lévy revint s’asseoir.

L’Écureuil marcha vers la porte.

Au moment où il allait l’atteindre, un nouvel arrivant l’ouvrit.

À la vue de la personne qui entrait, l’Écureuil recula étonné.

Share on Twitter Share on Facebook